Gumpach signale dans le livre d’Habakuk, trois passages comme étant interpolés et par conséquent inauthentiques, savoir 1.15-17 ; 2.8 ; 2.12-14. Nous passerons rapidement en revue les différents arguments qu’il avance, dans son commentaire, à l’appui de sa thèse.
A. Passage Habakuk 1.15-17. Gumpach prétend que « la prophétie, dans ces trois versets, aurait porté le cachet d’un vaticinium post eventum, si elle avait eu Habakuk pour auteur. L’interpolateur, selon lui, continue l’image commencée par le prophète, mais sans en continuer la pensée fondamentale, ce qui met le prophète en contradiction avec lui-même. Il abandonne le point de départ, pour passer à une description des כשדים et de leurs expéditions guerrières, description que le point de départ de cette révélation exclut absolument. » Puis il ajoute : « Le caractère d’inauthenticité de notre morceau est si évident, qu’il n’y a pas besoin d’autres preuves pour le montrer. » Mais il nous semble que cette conclusion demanderait à être prouvée avec plus de soin.
Comment, en effet, voir ici, plus que dans le passage 1.5-11, un vaticinium post eventum ? Qu’y a-t-il d’étonnant à ce que le prophète, après avoir reçu la réponse divine, parle encore de ce peuple qui doit servir d’instrument, dans les mains de l’Éternel, pour châtier Juda ? Le prophète est l’ami de la nation ; aussi, emporté par les sentiments de son cœur, et comme pour donner plus de force à sa supplication, il retrace avec énergie la grossière cupidité de l’orgueilleux ennemi ; il espère alors que Jehovah l’entendra, et tournera sa face du côté de son peuple. Y a-t-il rien, dans cette description, qui mette le prophète en contradiction avec lui-même ? Y a-t-il interruption de la pensée fondamentale du morceau ?
Cependant Gumpach présente encore quelques observations pour consolider ses preuves.
1° « Habakuk, dit-il, est un poète qui a tellement de fond et une si grande richesse de pensée, qu’on ne trouve, dans son œuvre, aucune idée répétée. Or ce qui est dit au v. 15 est répété à la fin du v. 5 du chap. 2, et se trouve être en même temps mieux lié avec le contexte dans ce dernier passage. »
Il est facile de reconnaître que l’argument ne porte que sur le v. 15 et non pas sur les trois versets prétendument interpolés. Mais pourquoi Gumpach pose-t-il en fait qu’Habakuk, à cause de son imagination et de sa richesse de pensée, ne doive point se répéter ? Il ne s’agit pas d’établir a priori ce qu’Habakuk a dû faire, pour venir ensuite attaquer son écrit, mais il s’agit simplement de constater ce qu’il a fait. Pourquoi, ici comme ailleurs, soit dans Habakuk, soit dans d’autres prophètes, la même pensée ne reviendrait-elle pas sous des formes différentes, surtout lorsqu’il est question du même sujet ?
2° Le passage Habakuk 1.15-17, ne saurait, d’après Gumpach, avoir été écrit par Habakuk, parce qu’« il ne présente pas un argument que le prophète puisse invoquer devant l’Éternel contre la punition qui menace Juda. »
Mais peut-on dire que le prophète se soit proposé de donner des arguments pour toucher l’Éternel ? Certainement non. Le prophète implore la miséricorde divine ; il n’argumente pas ; il élève ses regards vers le Dieu d’Israël, et le prie d’écarter, ou tout au moins d’adoucir le châtiment, afin que la conséquence n’en soit pas l’anéantissement du peuple.
B. Passage Habakuk 2.8 Gumpach se borne à rapprocher ce verset du verset 17 (ch. 2) et à conclure qu’il y a une répétition ; ce qui le conduit à affirmer l’interpolation du verset 8. Pourquoi n’en pas conclure aussi bien l’interpolation du verset 17 ? Nous retrouvons dans son argumentation la conséquence du même principe a priori que nous venons de combattre.
C. Passage Habakuk 12-14. Ici Gumpach est plus riche en arguments ; après avoir dit : « Je ne parlerai pas même du style pâle et de la connexion boiteuse de cette interpolation », ce qui, cependant, nécessiterait au moins une preuve à l’appui, il en vient à des indices d’interpolation qu’il regarde comme plus frappants.
1) Cette strophe (12-14), ne pouvant s’appliquer qu’aux Babyloniens, il en conclut qu’elle est inauthentique, puisque, selon lui, les כשדים représentent les Scythes. Cet argument n’a plus aucune force pour ceux qui reconnaissent qu’Habakuk avait en vue les Chaldéens ou Babyloniens. Mais cet aveu même de Gumpach, loin d’être une preuve de l’inauthenticité du passage, n’est il pas au contraire, une preuve de l’erreur de son opinion au sujet des כשדים ?
2) D’après lui « cette strophe (12-14) détruit complètement l’ensemble harmonique du chant de menace. » Cette assertion nous paraît, à vrai dire, partir d’un esprit prévenu, car rien dans le passage ne trouble l’harmonie générale. Le prophète prédit malheur à celui qui bâtit une ville avec le sang et fonde une ville sur l’iniquité ; il annonce que les peuples travaillent pour le feu, et que les nations se fatiguent pour des choses vaines. Il n’y a rien là qui interrompe le chant de menace, bien au contraire.
3) « Cette strophe (12-14) arrête la marche progressive de la pensée, car elle se termine par une contemplation du triomphe complet de Jehovah, ce qui n’aurait dû se trouver qu’à la fin de l’hymne. » Nous répondrons à cela que, dans le verset 14, il n’est pas fait mention du triomphe complet de Jehovah, mais de la gloire de l’Éternel dont la terre est remplie. Le prophète met en opposition la vanité du travail des peuples, et la connaissance de la gloire divine, de la majesté, de la justice de l’Éternel. Venant de parler de cette gloire passagère des nations, le prophète est amené, comme instinctivement, à lui opposer la gloire éternelle de Dieu, cette gloire qui doit seule subsister, parce qu’elle remplit la terre. Y a-t-il là, chez le prophète, « une contemplation du triomphe complet de Jehovah. » Y a-t-il rien, en conséquence, « qui arrête la marche progressive de la pensée ? » Cette strophe n’a-t-elle pas sa raison d’être ? Ne fait-elle pas corps, au contraire, avec le discours tout entier ?
4) « Tout le Machal après le v. 6, dit Gumpach, est conçu dans le langage imagé qui lui est propre, tandis que, depuis le v. 12, il paraît sous le vêtement de la réalité, ce qui altère le caractère énigmatique qu’il devrait conserver. » Cet argument est encore celui d’un esprit prévenu ; car Gumpach, ayant arrêté d’avance que le Machal doit être écrit dans un style imagé, est naturellement conduit à effacer tout ce qui ne porte pas ce caractère. Mais du reste, est-il possible d’affirmer que « le style imagé » a cessé, pour faire place « au vêtement de la réalité » ? Ces expressions : bâtir une ville avec le sang, — travailler pour le feu, — la terre est remplie de la connaissance de la gloire de l’Éternel, autant que les eaux recouvrent le fond de la mer ; que sont-elles, sinon des images ?
5) Gumpach prétend que « le caractère énigmatique du Machal ne se retrouve pas dans la strophe 12-14, et que le prophète, pour annoncer malheur, n’emploie plus ici des paroles à double sens. » A vrai dire, lorsque nous lisons cette déclaration du prophète : Malheur, à qui bâtit une ville avec le sang, et qui la fonde sur l’iniquité. Les peuples travaillent pour le feu, les nations se fatiguent pour des choses vaines, nous ne saurions reconnaître aucune différence, en ce qui concerne le double sens, avec les autres paroles du prophète : Malheur à celui qui augmente son bien avec ce qui n’est point à lui (v. 6). — Malheur à celui qui fait pour sa maison un gain illicite (v. 9). — Malheur à celui qui fait boire son compagnon, … (v. 15). Gumpach aurait certainement dû nous donner ici plus qu’une simple assertion.
6) « Dans chaque strophe, dit Gumpach, le mot malheur est motivé par une phrase préparée par כי. Cette même forme se rencontre bien ici, mais elle conduit à un pur non-sens (zu einer puren Sinnlosigkeit) ». Nous ne voyons pas en quoi il y a non-sens, lorsqu’il nous est dit : Les peuples travaillent pour le feu et les nations se fatiguent pour des choses vaines, car (כי) la terre est remplie de la connaissance de la gloire de l’Éternel. Cela signifie simplement : La terre qui est remplie de la connaissance de la gloire de l’Éternel, c’est-à-dire qui la proclame partout, témoigne que cette gloire est de toute éternité, que rien ne peut la faire passer. En face donc de cette gloire, celle des peuples n’est que vanité et doit nécessairement passer, pour laisser subsister celle de Dieu. Y a-t-il là un non-sens ?
7) « Enfin, dit Gumpach, nos trois versets (12-14) ne sont qu’une réunion de passages bibliques, légèrement modifiés, et pour la plupart postérieurs à Habakuk. » Et il compare Habakuk 2.12 avec Jérémie 22.13 ; Michée 3.10 ; Ézéchiel 24.9 ; Nahum 3.1 ; Habakuk 2.13, avec Jérémie 51.58 ; Habakuk 2.14, avec Ésaïe 11.9. Sans doute, on peut reconnaître un certain rapport entre ces différents passages ; mais peut-on, en conscience, conclure du fait que tel passage rappelle certaines formes employées par d’autres écrivains, que ce passage ait été copié et introduit postérieurement dans le texte. La seule conclusion à tirer, ce nous semble, c’est qu’on rencontre dans Habakuk certaines formes, qui se retrouvent dans d’autres prophètes. Pour être conséquent avec lui-même, Gumpach aurait dû également ne pas admettre, comme authentiques, les passages Habakuk 1.6-8 ; 2.19, qui ont tout autant de rapport avec les passages Jérémie 6.23 ; 5.15 ; 4.13 ; 10.14.
Gumpach, après l’énumération de ses sept arguments, conclut ainsi : « Notre strophe (12-14) est donc une interpolation, et doit sans doute s’attribuer à l’un de ces lecteurs pieux et demi-savants, qui possédaient des manuscrits de l’Ancien Testament, et qui aimaient à mettre en marge les passages parallèles, ou même leurs propres observations. Ces annotations auraient été introduites dans le texte par des copistes postérieures. » C’est contre cette conclusion que nous protestons ; rien, dans cette strophe, comme nous l’avons démontré, ne saurait en faire soupçonner l’authenticité. Le langage, la forme, les sentiments, l’élévation et la liaison des pensées, tout cela nous fait reconnaître comme étant l’œuvre de la même main qui a écrit le reste du livre.
En résumé, Gumpach, par ses négations, nous semble avoir cédé à la tentation d’introduire une nouveauté, dans le domaine de la critique, car son argumentation laisse entrevoir une idée préconçue.
Avant de terminer, nous ajouterons, comme nous l’avons déjà dit que Bertholdt a nié l’authenticité du passage Habakuk 2.20. « Nous avons, dit-il, des traces évidentes d’un usage liturgique de quelques morceaux d’Habakuk, au temps du second temple ; cet usage introduisit, dans le texte du prophète, ce verset qui se fait du reste facilement reconnaître comme une interpolation. » Mais c’est là encore une conclusion qui est le résultat d’une idée préconçue. Bertholdt place la composition du livre après la destruction de Jérusalem, et, se trouvant en face de ce passage, qui fait positivement mention de l’existence du temple, il ne peut qu’en nier l’authenticité, pour être conséquent avec lui-même.