Introduction au livre du prophète Habakuk

3. État du texte

Le texte original nous a-t-il été conservé dans toute son intégrité ? Cette question a toujours été tranchée dans un sens affirmatif, et nous n’aurions jamais eu l’idée de la soulever, sans les objections présentées par un critique moderne. Gumpach, en effet, dans sa monographie sur Habakuk, s’applique à montrer que le texte primitif a été altéré, 1) par l’interversion de différents passages, 2) par l’interpolation de plusieurs versets. Essayons de nous rendre compte des observations de Gumpach à ces deux points de vue, et d’en apprécier la valeur.

3.1 Hypothèse de l’interversion du texte.

« L’histoire du texte manuscrit de l’Ancien Testament, autant qu’elle nous est connue, dit Gumpach, et l’état des manuscrits qui nous en sont parvenus, prouve que le texte biblique a été soumis à des déviations plus ou moins importantes du texte original. Ces déviations proviennent, pour la plupart, d’un temps encore bien éloigné du nôtre, c’est-à-dire d’un temps où l’on ne possédait pas toutes les ressources critiques, dont on peut disposer aujourd’hui. Nous sommes, en conséquence, appelé, pour rétablir le vrai texte, à avoir recours à l’application des lois communes assignées à la pensée et au style, lois qui jusqu’ici ont été totalement méconnues, ou employées d’une manière trop limitée ou trop partiale, pour qu’elles pussent atteindre leur but. »

Les désordres, que Gumpach signale, il les suppose aussi bien dans les mots et dans les syllabes que dans la suite des idées, et il prétend, en conséquence, que non seulement de fausses variantes se sont glissées dans le texte, mais aussi que des passages entiers ont été arrachés de leur liaison naturelle et intercalés dans un autre contexte. La cause principale de ces défigurations, il l’attribue à l’inattention des copistes.

De là, tournant ses regards sur le livre du prophète Habakuk, et s’appuyant sur ce fait que « ce livre, en tant que production d’un auteur pensant, doit reproduire dans son ensemble, comme dans ses différentes parties, les lois générales de la pensée et du style », Gumpach conclut que la liaison logique du texte, indépendamment des passages qu’il regarde comme interpolés, doit être la suivante :

Premier chant.

Deuxième chant.

Gumpach, pour rétablir le texte dans son ordre primitif, reconnaît que « la prophétie d’Habakuk embrasse deux grands moments historiques, l’invasion de la Palestine par les כשדים et la délivrance des Juifs par Jehovah. » Par suite, il divise l’ouvrage en deux chants, le premier rappelant le châtiment de Juda, le second la délivrance de Juda. Ces deux chants sont donc, pour lui, comme deux moules, dans lesquels doit pouvoir entrer tout le livre du prophète ; ce qui l’amène à placer forcément dans le premier chant, tous les passages qui traitent de la punition de Juda et de l’invasion de l’ennemi ; et dans le second, tous ceux qui se rapportent à la délivrance des Juifs. — N’est-ce pas partir d’une idée préconçue, qui pousse le critique à fausser le plan de l’ouvrage, et par conséquent à faire subir lui-même au texte des interversions qui n’existaient pas ?

Gumpach, d’abord, trouve qu’il y a, au chap. 2, rupture de la pensée entre les versets 3 et 4, ce verset 4 passant subitement à un motif de la chute future des כשדים. Frappé de la distance qui sépare ces deux versets, il se demande comment on a cherché à s’en rendre compte, et cite l’explication suivante : « C’est ici (Habakuk 2.4), dit Delitzsch, que commence l’oracle que le prophète doit transcrire ; avec הנה, commence la prophétie de l’invasion des Chaldéens (Habakuk 1.6) ; avec הנה encore, commence ici la prophétie de leur chute. La prophétie s’ouvrant par le premier הנה, est essentiellement menaçante pour Juda ; celle qui commence par le second הנה renferme essentiellement une promesse. Celle-là est une prédication de la loi, celle-ci une prédication de la grâce. Dans celle-là le jugement de Dieu frappe le peuple de l’alliance, dans celle-ci les instruments de ce jugement, c’est-à-dire les orgueilleux Chaldéens. Celle-là décrit, d’un côté le bonheur du Chaldéen, d’un autre le malheur de la Judée coupable ; celle-ci décrit à son tour, d’un côté le malheur du Chaldéen, de l’autre le salut et le bonheur du juste. »

Cette exposition de Delitzsch sur les liens qui unissent le chap. 1 au chap. 2, est tout-à-fait propre à expliquer la distance immense que Gumpach a voulu voir entre les versets 3 et 4 du chap. 2. Mais Gumpach invoque cette explication comme argument en sa faveur : « Abstraction faite, dit-il, de ce qu’il y a d’erroné dans cette exposition, pouvait-on représenter aux yeux, par des antithèses plus claires, cette distance dont nous avons parlé ? Pouvait-on montrer plus distinctement que le dernier passage ne peut appartenir qu’à la seconde partie de notre livre ? »

Nous ne pouvons cependant mieux que Delitzsch expliquer le rapport qu’il y a entre les versets 3 et 4 du chap. 2. Mais nous demanderons à Gumpach si la distance n’est pas aussi grande entre Habakuk 2.1-3, et Habakuk 3.16-17, passage qu’il met à la fin de la première partie ? D’après le passage Hab2.1-3, le prophète attend positivement une vision, une réponse de l’Éternel, et au moment où l’on croit que l’Éternel va répondre, le prophète s’écrierait : J’ai entendu ta voix, ô Éternel ! et ma poitrine frémit ; mes lèvres s’entrechoquent… etc. Nous ne saurions saisir le rapport que Gumpach veut établir entre ces deux derniers passages (2.1-3, et 3.16-17), et il nous semble que c’est créer des difficultés là où il n’y en a pas.

Quant au second chant, qui se compose des chap. 2 et 3 (sauf les passages 2.1-3 et 3.16-17, qui ont été placés dans le premier chant), nous demanderons pourquoi Gumpach a coupé le chap. 3 au verset 2, et a intercalé, entre les v. 2 et 3 de ce chapitre, tout le passage Habakuk 2.4-20 ? Si son but était, comme il l’annonce, de rétablir la chaîne logique de la pensée, nous trouvons, au contraire, que cette chaîne a été rompue par le nouvel ordre qu’il propose. En effet, le v. 2 est une prière où le prophète demande à l’Éternel d’accomplir son œuvre avant peu d’années, et dans ce qui suit (Habakuk 3.3-15), le prophète fait un tableau magnifique, dans lequel il montre l’Éternel, entouré de toute sa puissance, arrivant pour accomplir son œuvre, c’est-à-dire pour punir l’oppresseur et délivrer son peuple. N’est-ce pas là une suite naturelle à la prière du prophète, et plus naturelle encore que celle que Gumpach voulait introduire ? Pourquoi donc prétendre qu’il y a désordre ?

Quant à la place donnée au v. 15 par Gumpach, nous ne saurions voir en quoi elle est supérieure à celle que ce verset occupe dans le texte reçu. Sans doute, au point de vue historique, il y aurait peut-être un motif pour adopter l’ordre de Gumpach en ce qui concerne le chap. 3. Mais il ne nous semble pas que l’on puisse, consciencieusement, admettre que le prophète, dans le chap. 3, a eu pour but de rappeler les principaux faits de l’histoire des Juifs, et cela dans un ordre chronologique. Si tel avait été son but, il aurait certainement décrit plus clairement les faits, dont il voulait évoquer le souvenir. Et du reste, à quoi lui aurait servi ici une telle énumération ? Son but était de montrer l’Éternel, arrivant pour punir l’ennemi de son peuple ; et en face d’un sujet si magnifique, il prend, dans le passé d’Israël, des couleurs pour ce sublime tableau. S’il évoque, en termes vagues, le passé du peuple juif, ce n’est pas pour rapporter chronologiquement les faits que ce passé rappelle, mais pour donner au Dieu, qui va délivrer son peuple, une couleur nationale, et pour montrer ainsi que ce Dieu est toujours le Dieu d’autrefois. On ne peut donc exiger du prophète qu’il suive exactement la chronologie.

Mais, nous tenons ici à dire un mot sur le principe qui a servi de point de départ à Gumpach, pour attaquer l’intégrité du texte que nous possédons.

Gumpach nous dit : « Le livre d’Habakuk, en tant que production d’un auteur pensant, doit reproduire dans son ensemble, comme dans ses différentes parties, les lois générales de la pensée et du style. » Nous venons de reconnaître que le nouvel ordre proposé n’est pas plus logique que l’ancien. Mais, à supposer même que l’on trouvât, dans l’ouvrage de notre prophète, des liaisons qui ne soient pas tout à fait selon les règles de la logique, serions-nous, pour cela, en droit de conclure au désordre du texte original ? Nous ne le pensons pas, car nous doutons en effet, qu’il soit raisonnable, qu’il soit même nécessaire de soumettre le livre d’un prophète aux exigences de la pure, raison.

Certainement, il y a des lois générales de la pensée et du style, mais peut-on appliquer rigoureusement ces lois à un poète, c’est-à-dire à un homme qui est, avant tout, dominé par l’imagination et le sentiment ? Peut-on les appliquer à un prophète, c’est-à-dire à un homme qui, mu par l’inspiration divine, devait rappeler au peuple sa corruption, lui prédire un châtiment de la part de l’Éternel, et lui annoncer aussi sa délivrance, s’il revenait de ses égarements ? Peut-on penser que cet homme soumettait préalablement ses discours à un examen attentif, pour s’assurer s’ils étaient conformes aux exigences de la logique ? Ne devait-il pas, au contraire, en les prononçant, passer, tour à tour, des reproches aux encouragements, de la douleur à la joie, des paroles de menace aux promesses de salut, de l’exhortation à la prière et aux chants de louanges ? Tantôt il pleurait sur les misères morales de son peuple et adressait des plaintes à l’Éternel, tantôt, en face d’une réponse de l’Éternel qui annonçait un châtiment prochain, il faisait monter vers le ciel des accents de confiance, et rappelait à son Dieu ses anciennes compassions. Pouvait-on exiger que, dans un tel état d’âme, le prophète obéît rigoureusement aux lois générales de la pensée et du style, et devait-on s’attendre à retrouver nécessairement, dans ses discours, une application stricte de ces lois ?

Gumpach nous semble donc partir d’un principe très contestable, et les raisons mêmes qu’il donne, pour appuyer un changement dans le texte, nous paraissent insuffisantes. Du reste, dans l’analyse que nous ferons du plan suivi par Habakuk, nous reconnaîtrons que le texte reçu n’implique aucune violation des lois de la logique.

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