46.000 LETTRES DE PLOMB LIMÉES À LA MAIN |
« Je leur ai donné Ta Parole. » 1
1 Jean 17.14.
Pour que, 18 siècles avant J.-C. les écrivains sacrés puissent entreprendre leur tâche, Dieu avait permis deux découvertes : l’écriture alphabétique et les papyrus. 1200 ans plus tard, Il s’était servi des goûts littéraires d’un roi égyptien afin que l’Ancien Testament soit traduit en grec, la première langue « universelle » de l’histoire ; au moment où les légions romaines traçaient de nombreuses routes, le message divin devait préparer le monde à un événement capital : la venue de Jésus-Christ.
Le 15e siècle de l’ère chrétienne verra naître une découverte humaine qui sera employée par Dieu en faveur de Sa sainte Parole. C’est la fin du Moyen Age. La fabrication du papier se généralise. Des idées neuves se fraient insensiblement un chemin dans le dédale des traditions et des superstitions. Les précurseurs de la Réforme prêchent courageusement le pouvoir libérateur de l’Evangile et paient souvent cette audace de leur vie.
Une page de la Bible d’Augsburg, l’une des dernières Bibles manuscrites (env. 1350).
Cependant, la diffusion de leurs messages est limitée : il faut des années à un copiste travaillant douze heures par jour pour rédiger un manuscrit. Tant qu’il en sera ainsi, les hommes ne pourront recevoir toute la nourriture spirituelle à laquelle ils aspirent.
Durant plus d’un millénaire, des artistes vêtus de robes de bure se sont penchés sur les textes sacrés ; ils les ont transcrits de leur plus belle écriture, miroir d’une époque où l’on prenait le temps de calligraphier la Bible. Les scribes travaillaient jusqu’à ce que la mort vienne arracher la plume de leur main ; alors il s’en présentait d’autres pour achever l’œuvre commencée. Le texte biblique survivait aux générations, même si des milliers d’individus en étaient privés. En dépit de leur prix exorbitant, les manuscrits bibliques trouvaient presque toujours acquéreurs. Les couvents où ces documents étaient préparés ne dédaignaient pas cette source de revenus. Tout doucement, la notion de rentabilité fit son chemin. Il arriva qu’en certains cloîtres, les moines s’organisent pour travailler ensemble : ils rapprochaient les pupitres, l’un d’eux se mettait à dicter, tandis que cinq, dix ou vingt autres écrivaient. Les bibliothèques des châteaux, des monastères ou des palais s’enrichirent, et le nombre des privilégiés ayant accès au texte sacré s’accrut peu à peu.
Toutefois, le rythme de diffusion de l’Ecriture sainte était encore beaucoup trop lent. Seuls les gens fortunés pouvaient acheter des manuscrits bibliques ; de plus, la majorité de ces écrits n’étaient pas rédigés en langue courante, mais en latin ou en grec, donc réservés à quelques initiés. Il est vrai que, dès le 14e siècle, l’invention de la xylographie (art de graver le bois en vue de l’impression des images) favorisa les illettrés : les Bibles écrites à la main étaient ensuite décorées d’illustrations ; les érudits lisaient le texte, alors que les gens du peuple devaient se contenter des images. Cependant, le Seigneur Jésus ne sauve pas par des gravures, mais par le Verbe inspiré et transcrit. « Je leur ai donné Ta Parole » 1 avait-Il déclaré à Son Père avant de mourir. Il fallait donc qu’en cette période sombre de l’histoire, cette prière trouve aussi son exaucement.
Or, il est des exaucements progressifs. Il arrive que nos requêtes individuelles ou collectives reçoivent d’abord une réponse partielle, alors que la pleine intervention du Seigneur appartient à un avenir plus ou moins proche. Dieu allait aussi opérer par étapes : Si, au 16e siècle, la Réforme put donner la Bible aux foules, le Seigneur avait préparé cette offensive spirituelle en utilisant, au 15e siècle, l’invention d’un simple artisan.
Un simple artisan ? Hollandais, Italiens, Français et Allemands revendiquent tous l’honneur de l’invention de l’imprimerie : Laurens Janszon de Coster de Haarlem, Castaldi de Feltre, Balthasar Azzoguidi de Bologne, Philippe de Lavagna de Mi- lan, Antonio Zaroto de Parme, Johannes Brito de Bruges, Prokop Waldvogel d’Avignon, et bien d’autres encore auraient été les pionniers de la fabrication des caractères mobiles. Si l’histoire a retenu le nom de Johannes Gensfleisch dit Gutenberg, c’est peut-être parce que ses déboires financiers furent inscrits dans des procès dont les minutes ont été conservées aux archives de Strasbourg et de Mayence. De toute manière, il fut le premier imprimeur de la Bible, et ce certificat fait pâlir tous les autres !
Gravure de l’époque représentant l’atelier de Gutenberg à Mayence.
La fabrication de lettres de plomb travaillées à la main était très onéreuse : il fallait aussi créer tout un matériel, à commencer par des presses actionnées par des leviers en bois. Les ouvriers appelés à travailler dans une imprimerie devaient avoir beaucoup de force, tout en étant très minutieux, et ces deux qualités n’étaient pas souvent conciliées.
Statue de Gutenberg à Strasbourg : Le feuillet qu’il tient à la main porte le texte : « Et la lumière fut. » (Genèse 1.3).
En 1444, Gutenberg doit quitter Strasbourg sans avoir pu réaliser son idée de génie. Aux dires de certains chroniqueurs, c’est l’année suivante, à Mayence, que sortit de ses presses la première feuille imprimée. En 1450, l’artisan entreprend les travaux préparatoires de ce qui sera la grande œuvre de sa vie, l’impression de la Bible latine. Il s’assure au préalable le concours d’un riche négociant, Johannes Furt, qui lui avance 1600 ducats. Somme raisonnable, si l’on songe qu’il devra fondre 46 000 lettres de plomb, dont chacune d’elles doit être limée à la main, afin d’être rendue nette et sans bavure. Gutenberg veut que la qualité de son travail surpasse celle des textes calligraphiés les plus soignés. Sa Bible ne sera pas seulement imprimée sur papier ; plusieurs exemplaires seront édités sur parchemin ; il faut 340 feuilles par exemplaire, soit 170 peaux de veau pour un seul de ces volumes.
Après deux ans de préparatifs, le travail commence. Six compositeurs travaillent avec Gutenberg. Il leur faut douze heures pour composer une page et une heure pour en tirer dix exemplaires. Chaque feuille est ensuite suspendue pour le séchage. On laisse en blanc les initiales qui seront ensuite peintes à la main par un « rubricateur ». Tous les titres sont richement décorés en lettres rouges.
La Bible latine de Gutenberg (42 lignes) exposée à la Bibliothèque du Vatican.
En 1456 sort de presse le premier livre imprimé, la Bible Vulgate latine dite « en 42 lignes », puisqu’elle comporte 42 lignes de texte par folio. C’est un chef-d’œuvre que les typographes modernes ne se lassent pas d’admirer. Des quelque 150 exemplaires que compta cette édition historique, 47 ont été retrouvés 2, trésors que s’arrachent les musées du monde entier. La Bible en 42 lignes est reliée en deux volumes, respectivement de 648 et 634 pages. Plus tard, Gutenberg entreprendra l’impression de la Bible Vulgate en 36 lignes, donc en caractères plus grands ; elle sera reliée en trois tomes : quoique d’exécution fort remarquable, elle n’atteindra cependant pas le niveau technique de la Bible en 42 lignes, monument artistique insurpassable, qui commémore dignement l’invention qui va transformer le monde.
2 Il en reste aujourd’hui 45, deux exemplaires ayant malheureusement été détruits dans des incendies.
La Bible latine de Gutenberg (42 lignes) exposée au British Museum de Londres.
Gutenberg était inscrit à la corporation des orfèvres. Dès 1462, plusieurs artisans de cette profession devinrent à leur tour imprimeurs. Et l’on assista à une floraison d’éditions bibliques. En 1464, Albrecht Pfister, élève de Gutenberg, a déjà imprimé trois éditions différentes de la Bible. En 1466, Mentelin de Strasbourg sort de presse la première Bible en allemand ; bénéficiant de caractères plus réduits, elle inaugure la série des Bibles en un volume. Alors que les premiers exemplaires de la Bible de Gutenberg se vendaient 20 à 40 florins, celle-ci n’en coûtait « que » 12 environ (2500 francs).
L’invention fait tache d’huile. Partout, des imprimeurs ouvrent des ateliers et éditent la Bible. À Augsbourg, Nuremberg, Cologne, Hambourg : en Hollande, en France, en Espagne, en Italie, des légions d’artisans s’improvisent imprimeurs. Dès qu’ils ont mis au point leur technique, ils veulent se faire un nom ; le meilleur moyen d’y parvenir est d’éditer l’Ecriture sainte dans une nouvelle présentation : Bibles illustrées, Bibles avec commentaires, Bibles avec concordances grecques et hébraïques, et surtout Bibles en langues courantes : allemand, français, hollandais, tchèque, polonais, suédois, russe, italien, espagnol, et même éthiopien. Avant la Réforme, 70 000 Bibles complètes et plus de 100 000 Nouveaux Testaments sont déjà imprimés en Europe centrale. Pourtant, chacune de ces éditions a été tirée à moins de 300 exemplaires. Comment expliquer cet élan, cette ardeur, ce besoin impérieux de traduire et d’imprimer la Parole divine, au mépris du labeur considérable que cette immense tâche représente ?
Peut-être les artisans du 15e siècle étaient-ils enthousiasmés par les possibilités nouvelles de leur profession. Mais avant tout, ils avaient été conquis par le Livre, seul digne d’engendrer un véritable idéal et seul capable de satisfaire le cœur. Et surtout, c’était l’heure de Dieu au cadran de l’horloge céleste : bientôt l’Europe allait connaître le jour de sa visitation, le plus grand réveil spirituel de l’histoire. Or, pour que l’homme soit enfin libéré des conceptions erronées qui avaient embrumé son esprit pendant des siècles, il fallait bien que la Bible se répande et que la page imprimée serve de véhicule aux pensées nouvelles exprimées par les réformateurs.
Un nouveau chapitre historique va s’ajouter aux Actes des Apôtres ; après 15 siècles d’interruption, le monde vivra une nouvelle fois l’expérience apostolique : « Cependant la Parole de Dieu se répandait de plus en plus, et le nombre des disciples augmentait » 3.
3 Actes 12.24.