Demain…l’au-delà

Du savoir-vivre au savoir-souffrir

Porter ou ne pas porter le deuil ?

« Et maintenant…
… que vais-je faire, maintenant que tu es partie ?»

La voix désolée de Gilbert Bécaud a rendu populaire cette interrogation désenchantée. Mais il ne s’agit que d’un départ relatif. Suite à rupture.

A combien plus forte raison le désarroi sera-t-il entier lorsqu’il s’agit de la mort. Le savoir-vivre est une science difficile ; savoir-vivre seul ; savoir-vivre avec une place vide à table, avec un poids d’absence quotidiennement renouvelé ; savoir-vivre, quand vivre est devenu une corvée, un fardeau malcommode, quand on n’y a plus qu’un goût très relatif et que l’on aurait besoin de raisons de vivre plus que de savoir-vivre ; quand on se trouve devant l’apprentissage rebutant du savoir-souffrir.

A ces questions souvent pathétiques, comment répondent nos manuels du comportement ? Par de banales considérations essentiellement vestimentaires, assorties de quelques conseils sur la vie en société.

Résumons-les :

  1. échelonnées sur six, douze ou dix-huit mois, les couleurs passent du noir au mauve avec du blanc, du gris, etc. ;
  2. l’échelonnéement chromatique des couleurs est le même que celui de la vie en société : plus on était proche du défunt, plus on met de temps à se réinsérer dans les normes. Il faut le même nombre de mois pour se remettre à porter des tissus colorés que pour se réintroduire dans la vie de délassement ;
  3. la totalité des règles stipulant ceci ou cela sont données comme étant de pure convention ;
  4. l’unanimité semble acquise : « aujourd’hui le deuil se porte de moins en moins », et, le plus souvent, il semble que ce soit « sur le désir du défunt » qu’il en aille ainsi.

Reste ici à nous étonner de ce que pas un seul des auteurs consultés ne semble établir de rapport entre le cadre du deuil et la vie des endeuillés. Sauf un peut-être qui comporte une allusion dont l’importance nous paraît considérable :

« Bien des gens sont choqués de voir des endeuillés réagir en se distrayant et leur interdisent de paraître dans le monde pendant une période déterminée.
» Ces règles étroites tombent. Mais, évidemment, voir un veuf de quelques jours assister (…) à une folle nuit de danse, a quelque chose de malotru ou d’inconscient, pénible à supporter. De même ces veuves qui larmoient des années durant, se vouant au noir par négation d’un avenir vivable. Il faudrait en ce cas plutôt faire soigner cet état dépressif. Les exhibitionnistes de la douleur n’ont plus cours, comme dans l’Antiquité ou dans certains pays d’Orient. » 1

1 Savoir-vivre maintenant (op. cit.), p. 54-55.

Notre question peut s’exprimer ainsi :

Les états dépressifs sont-ils vraiment le fait de veuves obstinément vouées aux voiles du deuil ?

N’y a-t-il pas plutôt multiplication des claquages psychiques chez ceux qui coupent leur deuil comme on coupe une grippe et se trouvent confrontés à de redoutables retours offensifs d’un chagrin mal soigné ?

Le deuil dans la Bible

L’Antiquité… l’Orient contemporain, c’est une invite à considérer ce qui se faisait dans les temps bibliques. Les usages du deuil sont décrits en détail dans les dictionnaires et vocabulaires bibliques.

Nous en retiendrons schématiquement les points suivants :

1 Dictionnaire encyl. de la Bible (dont nous tirons la totalité de ces mentions) article « Deuil » p. 283-284.

L’étude sommaire à laquelle nous nous sommes livrés nous a convaincus qu’il n’y a aucune espèce de refus du deuil dans la Bible. La foi ne nous y est nulle part présentée comme une sublimation qui chercherait à nier la réalité du chagrin. Certes, quand Ezéchiel se voit annoncer la mort prochaine de sa femme bien-aimée (Ezéchiel 24.16) il s’entend dire : « Tu ne te lamenteras point, tu ne pleureras pas et tes larmes ne couleront pas ; soupire en silence et ne prends pas le deuil… » mais c’est précisément un comportement prophétique exceptionnel qui lui est demandé car il doit être le signe (v. 23) de ce que les marques extérieures du chagrin seront sans effet à l’heure de la ruine du sanctuaire, châtiment mérité du peuple rebelle.

Dès lors, il ne faut pas tirer de conclusions faussement « spiritualistes » de cet exemple unique. Jésus a pleuré devant le tombeau de Lazare, alors même qu’il disait : « Je suis la résurrection et la vie 2 », et l’apôtre Paul, écrivant aux Thessaloniciens 3 ne leur dit pas de s’abstenir de pleurer mais de ne pas se laisser submerger de désolation comme ceux qui pleurent sans espérance. Il y a différence dans le deuil entre ceux qui ont foi en Dieu et ceux qui n’ont pas cette consolation. Mais la différence n’est pas aussi tranchée qu’on pourrait le croire.

2 Jean 11.25.

3 1 Thessaloniciens 4.13.

D’ailleurs la suppression actuelle des signes extérieurs du deuil n’est pas forcément le fait d’une attitude spécifiquement chrétienne. Et les motivations sont souvent d’ordre matériel, pratique, voire financier.

Notre propos n’est pas de prôner le « grand deuil », ni son contraire. Nous croyons simplement que la suppression de toute forme de deuil, de toute considération pratique envers la fragilité des affligés est irréfléchie et peu conforme à une compréhension profonde de la situation.

La Bible elle-même est très attentive aux signes… et à leurs significations. Son langage peut paraître, de ce fait, imagé. Mais non. Entre le signe et la réalité signifiée, il existe un rapport profond. C’est trop simple d’incriminer le formalisme. Certes, le pharisianisme tâtillon s’est ingénié à travestir les objectifs premiers de Dieu en faisant l’homme pour le sabbat au lieu de comprendre le sabbat dans l’intérêt de l’homme 4. Dans le même sens, nous aurions à nous demander si le deuil n’a pas été fait pour les endeuillés. L’analyse des consignes bibliques relatives à l’observance de certains temps, de certains détails, de comportements pratiques révèle une intention secourable, une attention pleine de sollicitude pour la fragilité de grands blessés du deuil. Plus même : n’y aurait-il pas dans cet ensemble de manifestations extérieures les marques de ce que Dieu lui-même vient prendre part à notre peine ? Dans l’Apocalypse 5 c’est après la victoire remportée sur le dernier ennemi que la suppression des larmes, du deuil, de la lamentation nous sont promises. Mais pour l’heure, nous en sommes encore aux choses anciennes. Et l’amour de Dieu vient en vivre, à nos côtés, les heures déchirantes. Son aide ne vise pas à nous figer dans une stoïque indifférence. La foi au Christ ressuscité ne nous retire pas le droit de pleurer. Dans nos larmes, elle nous apporte une consolation.

4 Marc 2.27.

5 Apocalypse 21.4.

Et une aide

Ce détour d’intérêt (mais était-ce un détour ?) pour les enseignements de l’antiquité biblique nous conduit à mettre en question la mode actuelle de ne pas porter le deuil. Ou, tout au moins, cette généralisation d’une suppression que n’accompagne aucune recherche de formes nouvelles…

D’où nos questions :

La simple observation fait apparaître que la première année est décisive. D’où, probablement les célébrations liturgiques dites « du bout de l’an » dans l’Eglise catholique. C’est l’évidence : tout au long de la première année, il y a des « premières » à vivre. Premier Noël de solitude : premières vacances sans lui, sans elle ; premier anniversaire (le nôtre où « ses » vœux nous manqueront cruellement… et le sien où nous resterons douloureusement inemployé et s’il s’agit d’un enfant, quel renouvellement du crève-cœur).

Exemple : en assignant aux endeuillés de se tenir quelque temps à l’écart des plaisirs de la société, des manifestations mondaines, l’usage visait-il à les pénaliser en les privant de divertissement ?

N’était-ce pas bien davantage pour leur éviter les heurts douloureux avec des réflexions, des maladresses, des propos de gens incapables de tenir compte de leur sensibilité avivée, de leur fragilité particulière ?

Attentive à respecter, au plan de la diététique, les régimes spéciaux de consommateurs victimes d’intolérances alimentaires provisoires ou définitives, notre époque n’est-elle pas bien moins délicate, bien moins précautionneuse au plan moral ?

Jusqu’à la couleur vestimentaire dont on fait l’économie sans penser que c’était peut-être un ensemble de codes. Bizarre non, ces humains qui mettent sur les toits des voitures des feux bleus (police, ambulance), des clignotants oranges (véhicules de dépannage, de voirie, convois exceptionnels), qui prescrivent aux automobilistes d’un cortège funèbre d’allumer leurs feux de croisement pour que même en plein jour il soit possible de les identifier… et qui dans le même temps dépouillent le « piéton de l’épreuve » de tout signe distinctif qui permettrait à son entourage de l’aider, ou tout au moins de lui éviter des traumatismes de pure inadvertance.

  1. A y réfléchir, on en vient à se demander si l’expression porter le deuil n’avait pas un sens… inversé : ce n’est pas nous qui le portons, c’est lui qui nous porte. On a tellement vu dans ces consignes un carcan autoritaire, qu’on a oublié que cette série d’empêchements (c’est vrai, le code était plutôt négatif !) visait peut-être tout simplement à nous empêcher… de nous faire mal.

L’esprit et la lettre

Loin de nous l’idée « légaliste » de contraindre qui que ce soit à restaurer les prescriptions d’un deuil codifié !

Le but de notre réflexion n’est pas de travailler à la remise en honneur des convenances.

Mais de la convenance. De ce qui convient non point aux autres, mais à ceux qui vivent l’épreuve de l’intérieur.

A ce titre, il s’agit de méditer ce conseil de Gilbert Cesbron. Dans son troisième Journal sans date 6, il note cette réflexion prodigieusement juste : « Il faut apprendre à capter son désespoir à la source et à le canaliser. »

6 Gilbert Cesbron, « Un miroir en miettes », Ed. R. Laffont, p. 18.

Entre le barrage abusif et contre nature et le laisser-aller (le laisser-couler) cette idée de canaliser équilibre admirablement le programme. A deux titres : d’une part on régularise le débit ; on préserve les berges des arrachements dévastateurs d’un torrent de larmes… d’autre part, le canal oriente le flux dans une direction précise. Canaliser ? c’est le travail des endeuillés et de leur entourage. L’alliance exactement dosée entre les égards, la patience, la tendresse des proches et, de la part de ceux qui sont dans la peine, le bon usage du chagrin, la découverte d’un sens à l’épreuve. En somme, pour reprendre deux réalités que l’Ecriture unit inséparablement, l’alliance de la vérité et de la charité 7. Alliance providentielle qui restituerait à la souffrance une place que l’usage simpliste des calmants, des tranquillisants, des euphorisants et le refus sommaire de « porter le deuil » lui contestent.

7 Ephésiens 4.15.

Et l’Eglise, retrouvant sa définition fraternelle et secourable de communauté familiale, ne pourrait-elle réinventer les cheminements d’une participation pratique à la peine des autres ?

C’est vrai : l’Ecriture ne dit nulle part qu’il faille porter le deuil. Elle dit bien mieux : « portez les fardeaux les uns des autres… 8 ». Elle nous appelle peut-être à concilier les consignes de charité qu’elle propose aux proches, aux amis, aux parents… et les enseignements de vérité dont les affligés ont à faire la découverte progressivement. Vérités cruelles d’abord, sombrement douloureuses et puis, par l’intermédiaire de la patience, de la méditation, du recueillement (il faut le temps !) la révélation de ce qu’est la consolation vraie…

8 Galates 6.2.

En nous canalisant de la sorte, Dieu n’accorde-t-il pas à notre peine humaine ce supplément irremplaçable : que l’épreuve nous mène quelque part, nous entraîne plus loin ?

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