A ne considérer que cette face de l’Évangile, tout converge vers l’unité, faits et enseignements. Mais il est dans les Livres saints une autre face, en apparence contraire, qu’il faut rapprocher de celle-là, sous peine de n’avoir qu’une vue incomplète, par conséquent inexacte, des données scripturaires et des obligations chrétiennes.
Dans les enseignements des fondateurs du Christianisme, comme dans leurs actes, il existe à côté de cette condescendance que nous indiquions et qui paraît sans bornes, une sévérité de doctrine, une rigidité de principes qui ne va pas moins loin. Saint Paul résiste à saint Pierre et le reprend en présence de l’Église, lorsque cet apôtre semble pousser à l’excès la crainte de blesser les préjugés et les scrupules des judéo-chrétiens. Il met quelquefois une insistance et une vivacité extraordinaires à détacher les disciples des observances légales, auxquelles il se conforme pourtant lui-même en certaines occasions. Sa maxime est de se faire tout à tous (1 Corinthiens 9.19) ; mais, dès que les principes évangéliques lui paraissent méconnus ou menacés, il retire en quelque sorte ses concessions, il frappe d’une condamnation sévère ce qu’il autorisait auparavant. Il a fait circoncire Timothée par égard pour les Juifs et vous l’entendez s’écrier : « Moi Paul, je vous déclare que si vous vous faites circoncire, Christ ne vous sert de rien et vous êtes déchus de la grâce. » (Galates 5.2-4). Ainsi le Seigneur, qui avait dit : « Celui qui n’est pas contre nous est pour nous, » dit aussi : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi. » Le devoir change avec l’esprit des choses. Les Écrits sacrés renferment de fréquentes et fortes recommandations à fuir les personnes qui répandent de fausses doctrines et qui donnent des scandales. « Si quelqu’un n’acquiesce pas aux salutaires instructions de Notre Seigneur Jésus-Christ et à la doctrine qui est selon la piété… sépare-toi de ces gens-là. » (1 Timothée 6.3-10. Cf. Romains 16.17 ; 1 Corinthiens 5.9-13 ; 2 Thessaloniciens 3.6-14 ; 2 Jean 1.10). Nous reviendrons sur cette partie des enseignements apostoliques, en traitant du principe d’exclusion. Il suffit pour le moment de le constater.
Le Christianisme ne pouvait pas ne pas avoir des préceptes de ce genre. La justification et la régénération, ces deux grâces qui nous ouvrent le Ciel, se rattachent l’une et l’autre à la foi ; le salut des âmes, de même que l’intérêt de l’Église, exige qu’on maintienne pure la vérité qui est la vie ; et, dans bien des cas, on n’y peut réussir qu’en rompant avec ceux qui l’altèrent. Il faut, par-dessus tout, que le chemin du Ciel reste tel que Dieu l’a ouvert dans sa miséricorde, tel qu’il l’a tracé dans sa Parole. Suprême nécessité, à laquelle tout doit céder.
De l’ensemble des données évangéliques et des devoirs qu’elles fondent, il sort donc comme deux directions opposées, qu’il importe de laisser marcher main à main, appelées qu’elles sont à se prêter un concours et un contrôle mutuels. Nous avons là une claire manifestation de ce dualisme constitutif qui s’est fréquemment rencontré devant nous. L’antinomie peut se présenter sous des aspects divers et prendre des apparences et des dénominations différentes, selon qu’on l’envisage ou du point de vue dogmatique, ou du point de vue ecclésiastique, ou du point de vue moral ; quoiqu’elle dérive toujours de la même cause et tienne toujours au même fond. Les termes varient avec le point de vue ; ce sont, ici ceux d’institution et d’association, là ceux de liberté et d’autorité, ailleurs ceux de fidélité et de condescendance. Mais partout c’est la même dualité essentielle. Les deux tendances que nous rapprochons ont pour caractère et pour objet distinctif, l’une l’union de l’Église, l’autre la pureté de la doctrine ; dans l’une domine la charité, dans l’autre la foi ; quoiqu’il y ait dans les deux la foi et la charité quand elles restent évangéliques. La foi et la charité constituent le christianisme intérieur ou subjectif, la doctrine et l’Église le christianisme extérieur ou objectif. En principe, la doctrine et l’Église ne font qu’un, comme la foi et la charité (Galates 5.6), mais en fait, elles se distinguent tellement que l’attachement à l’une peut entraîner l’abandon de l’autre dans l’état actuel de la Chrétienté. Considérée abstraitement, l’Église chrétienne n’existe pas sans la doctrine chrétienne ; elle est née de la doctrine et ne se maintient qu’avec elle et par elle ; elle s’anéantirait en la reniant ou la vaporisant. Otez-lui le Christianisme, j’entends le christianisme positif, vous lui ôtez jusqu’à son nom. L’Église invisible, ou intérieure, est une société spirituelle, que forme d’âge en âge la parole et l’esprit de Jésus-Christ, en retirant les âmes de la vie du monde et en les pénétrant de la vie du Ciel ; l’Église visible, ou extérieure, est une société que la profession de cette parole sépare aussi du reste des hommes, en y établissant une communauté plus ou moins intime de croyance, de sentiment et de culte. A ce point de vue général, l’Église et la doctrine se confondent, l’idée de l’une est celle de l’autre ; la doctrine y possède même une prééminence formelle ; elle est à l’Église ce que le principe est à la conséquence, ce que la cause est à l’effet. L’association chrétienne y paraît un fruit spontané de la foi chrétienne.
Mais, à un autre point de vue, les choses changent. De même que l’effet, une fois produit, a une existence propre, indépendante à certains égards de son principe et de sa cause, sur laquelle il peut fréquemment réagir, surtout dans l’ordre religieux et moral (action réciproque de la foi et de la sanctification, par exemple)a, il en est ainsi de l’Église par rapport à la doctrine. Si l’Église vient de la doctrine, la doctrine à son tour vient de l’Église : ordre génétique inverse du précédent et tout aussi réel. D’un côté, c’est par l’action et autour de la doctrine que l’Église s’est formée ; d’un autre côté, la doctrine doit à l’Église son maintien, son progrès comme sa promulgation. C’est l’Église qui la conserve et la défend, qui l’enseigne et la propage ; elle en est la dépositaire et la gardienne, la colonne et l’appui (2 Timothée 3.15). La lumière d’En Haut n’a brillé sur notre terre que parce que le Royaume des Cieux y est descendu.
a – Voy. Introd. à la Dogm. chap. 1 : Eléments de la religion.
L’Église et la doctrine sont unies de telle sorte qu’elles semblent avoir alternativement la relation de la cause à l’effet ou de l’effet à la cause. Je ne trouve pas d’expression analogique qui caractérise mieux le rapport dont il s’agit. Cette sorte de causalité admise, il faut admettre aussi qu’elle n’existe pas uniquement de l’Église à la doctrine, comme le veut le Catholicisme, ou de la doctrine à l’Église, comme l’affirment bien des écoles protestantes, mais qu’elle est réciproque dans le plan divin, c’est-à-dire que la doctrine et l’Église s’y présentent simultanément comme effet et comme cause. Il est bien clair, du reste, que cette expression de « cause » ne saurait être rigoureuse. Dieu seul est la cause réelle et de la doctrine chrétienne et de l’Église chrétienne. C’est de Lui, c’est de sa volonté souveraine et miséricordieuse qu’elles procèdent toutes deux ; mais dans l’ordre de filiation qu’il a établi entre elles, il se trouve incontestablement le double aspect que j’ai cherché à faire ressortir, et dont on ne tient pas assez de compte. L’Église est tout ensemble cause et effet, facteur et produit. Le langage commun, plus vrai que les systèmes théologiques, atteste de diverses manières ce fait complexe. On dit également de la doctrine et de l’Église qu’elles « enfantent » les chrétiens ; on le dit chez les protestants, comme chez les catholiques, tant c’est évident.
Quoique les promesses garantissent que l’Église et la vérité ne périront jamais, elles n’assurent point l’indéfectibilité des églises particulières. Ces églises peuvent laisser altérer la doctrine évangélique, la mutiler ou la surcharger, au point de changer le chemin du Ciel et de compromettre le salut des âmes. L’histoire le montre à qui veut le voir. Aussi y a-t-il toujours obligation de ramener les églises à leur norme suprême, l’Ecriture Sainte ; ce qui pose en droit et en fait le principe du libre examen ou du jugement individuelb.
b – Il va sans dire que le catholicisme, qui soumet tout à l’Église, ne concède point le droit de la juger. Il ne reconnaît officiellement que le principe d’autorité. Mais ce principe fléchit à sa base même, par la force des choses. Nous le verrons plus loin.
Mais dès que, en présence et à la lumière de la Parole de Dieu, l’ordre établi tombe ainsi sous les appréciations de la conscience individuelle, dès que l’examen se place à côté de la soumission et que le devoir de la fidélité limite et contrôle celui de la condescendance, dès lors, comme on l’a dit : « Tout protestant est pape, une Bible à la main » et dans cette recherche, que chacun fait pour soi à ses risques et périls, il peut se produire des vues profondément diverses sur le dogme, le culte, la discipline, c’est-à-dire sur tout ce qui intéresse la foi et la vie chrétienne. Ces divergences d’opinion et de direction peuvent devenir tellement antipathiques, que tous les rapports et tous les liens se brisent entre elles. De là, non seulement des églises dans l’Église, mais des églises différentes correspondant aux différentes doctrines : églises et doctrines fragmentaires, s’il est permis d’ainsi dire, car, de même qu’aucune de ces églises ne sera, à elle seule, l’Église chrétienne, (toutes pouvant posséder et possédant en effet des enfants de Dieu), de même aucune de ces doctrines ne sera probablement la doctrine chrétienne dans sa pureté et sa plénitude.
Le morcellement peut s’étendre à l’infini, pour peu qu’on laisse se développer sans obstacle et sans contrôle les tendances individuelles, et que, sacrifiant la mansuétude à la rigidité, on s’impose la loi de ne consentir à rien de ce qu’on juge antiévangélique. Les ruptures, en se multipliant, cesseront de blesser le sens chrétien ; on cherchera des motifs, on trouvera des arguments pour les justifier, quelles qu’elles soient ; la moindre dissidence amènera une séparation ; on traversera et l’universalisme ecclésiastique, et le nationalisme, et le congrégationalisme lui-même, jusqu’à ce qu’on arrive à un indépendantisme où tout périt, église et ministère.
Le jugement individuel, tel que le font en sens inverse le dogmatisme et le radicalisme, donne un principe qui, résolument et pleinement appliqué, lacère le Corps de Christ et enlève au Royaume de Dieu un de ses attributs ou de ses caractères essentiels, aboutissant à des conséquences que repousse spontanément la conscience chrétienne. Ce principe a donc besoin d’une force qui le contienne, d’une règle qui le dirige ; et il la trouve dans le « principe de condescendance ». Là est le lien de la paix. L’autorité théocratique, dont la Réformation nous a affranchis, doit se suppléer par les puissances de la foi et de la vie chrétienne, par l’action simultanée de toutes les dispositions évangéliques ; il faut que l’unité renaisse de l’union. Grâce à Dieu, on semble le comprendre de plus en plus. On entrevoit que la charité, fond vital du Christianisme, réclame plus de part qu’on ne lui en a fait jusqu’ici dans la société religieuse, aussi bien que dans la société civile. Cette force venue du Ciel, et qui, sous bien des rapports, a déjà renouvelé la terre, n’a ni donné ni révélé tous les résultats qu’elle est destinée à produire, à mesure qu’elle pénétrera davantage l’Église et le monde.
Ce n’est certes pas une œuvre inutile que de constater les deux directions également basées sur les obligations chrétiennes, dont l’une regarde surtout à la pureté de la doctrine et l’autre à la paix de l’Église : l’une faisant prédominer l’élément d’individualité, l’autre l’élément de socialité. Le Nouveau Testament les montre dans une merveilleuse harmonie au fond de la communauté, malgré la vivacité de leurs luttes à la surface. Elles sont évidemment destinées à marcher main à main, à se faire contre-poids, à se compléter et à se rectifier mutuellement ; chacune d’elles reflète une face de l’Évangile, et c’est dans leur équilibre que réside leur puissance régulière. Il en est comme de l’attraction et de l’expansion dans l’univers. Dans le monde moral, de même que dans le monde physique, l’ordre, le mouvement, la vie résultent de la composition des forces. Aussi est-il prescrit de croître en toutes choses en Christ, suivant la vérité avec la charité (Éphésiens 4.15).
Pour se tenir entre les deux extrêmes, pour se préserver des écueils contraires, le seul moyen est de ne pas séparer ce que Dieu a joint ; et ce moyen serait dans la plénitude de la vie chrétienne. Mais l’important, au point de vue de l’Église comme à celui du salut, ce n’est pas de célébrer cette vie, c’est de l’avoir. Et d’où vient-elle partout où elle se montre avec quelque intensité ? d’où venait-elle dans la Primitive Église ? sinon de la foi aux mystères évangéliques, saintes réalités, faits divins qu’il s’agit non de scruter, mais de s’approprier. Enlevez ou vaporisez ces mystères, vous enlevez à la foi ses bases et à la vie ses racines. Quintessenciez le surnaturel du Christianisme, pour le réduire à une sorte d’anthropologie morale ou de mysticité religieuse, vous lui ôtez ses prises sur l’homme et sur le monde. — Mais cela nous porte hors de la question qui se pose ici.
Où placer les bornes respectives des deux tendances collatérales ? jusqu’où faut-il pousser les concessions ? où doit s’arrêter la tolérance de l’erreur et du mal ? comment concilier la condescendance et la fidélité, le zèle pour la vérité et le soin de l’union ?
Nous essaierons d’indiquer ailleursc quelques règles ou quelques directions générales. Disons, pour le moment, que les limites qu’on voudrait voir exactement et pleinement déterminées, ne le sont point dans l’Ecriture : elles ne pouvaient l’être, d’après la nature du Christianisme, religion universelle et éternelle qu’il était impossible d’enfermer et de fixer dans des formes arrêtées. Le Nouveau Testament donne seulement, répétons-le, la charte constitutionnelle de l’Église. Sur les questions d’organisation, nous n’avons guère pour guide que l’esprit de l’Évangile ; ce sont des principes et des faits plutôt que des prescriptions directes et positives, et les quelques prescriptions de ce genre qui s’y trouvent sont pour la plupart locales et par suite temporaires.
c – Voy. IIe partie : Doctrine des Points fondamentaux et IIIe partie : Question des Confessions de foi.
Du reste ce caractère d’indétermination n’est pas particulier à l’ecclésiologie, il constitue un des traits prononcés de l’enseignement biblique. Aucun précepte, aucun dogme n’est didactiquement défini ; nulle part ces formules précises que recherche la science ; partout des sentences détachées, des déclarations occasionnelles, qui doivent se restreindre ou se compléter les unes par les autres, sous la direction de l’esprit et du sentiment chrétien. — (Sermon de la montagne — justification par la foi sans les œuvres, et jugement selon les œuvres — élection divine et responsabilité humaine). — Sans sortir du sujet de l’Église, nous rencontrons des antinomies qui tiennent à la même cause ; nous y trouvons, par exemple, l’obligation imposée aux disciples d’être soumis à leurs conducteurs spirituels (Hébreux 13.7-17) et celle de les juger (1 Jean 4.1 ; Matthieu 7.15).
S’il est difficile de marquer les points de rapport des deux tendances, de déterminer exactement et pleinement la part de chacune dans la vie du chrétien et dans la vie de l’Église, ce qu’il y a de certain, c’est qu’elles doivent agir concurremment, et qu’on s’écarte de l’esprit de l’Évangile en se laissant aller trop exclusivement à l’une ou à l’autre.
Nous arrivons donc par tous les côtés à la conclusion que nous indiquions en commençant : il faut maintenir ensemble et fermement la liberté et l’autorité, la spontanéité et la règle dans l’ordre ecclésiastique, comme la fidélité et la condescendance dans l’ordre religieux ; en d’autres termes, il faut que les devoirs et les droits restent intégralement, se soutenant les uns les autres, au lieu de se heurter en s’isolant.
Ce résultat de la notion biblique de l’Église et de l’esprit général du Christianisme une fois constaté, peut servir de fil conducteur dans le pêle-mêle actuel ; s’il ne donne pas la solution des questions qui s’agitent, il les éclaire pourtant assez pour prévenir bien des écarts.