Théologie Systématique – IV. De l’Église

3. Question de principe

L’unité « externe » et l’unité « interne » également enseignées par le Nouveau Testament. — A. Ses Enseignements généraux : 1° Sa doctrine de l’Église ; 2° Sa tendance pratique ; 3° Son grand précepte de la Charité (unité morale). — B. Ses préceptes particuliers : Support mutuel. Condamnation du schisme. Prescription formelle de l’unité extérieure. (Il s’agit ici de « la charité passive » qui se confond avec l’humilité). — Cet enseignement frappe à leur base la dissidence et le radicalisme. — C. Faits. (Remarque préalable). — Saint Paul et l’Église primitive s’accommodent aux préjugés et aux erreurs des judaïsants (pourtant fort graves). — Calvin en tire argument contre les Anabaptistes. — L’esprit de l’Évangile exige l’union.

Mais venons à la question de droit ou de principe, par où, en dernière analyse, tout doit se décider, et efforçons-nous de nous tenir, sans préoccupation d’aucune espèce, devant les révélations du Conseil divin.

Au-dessus des églises, le Nouveau Testament place l’Église. Dans l’esprit comme dans le langage des Saintes Ecritures, de même que les croyants sont les membres des églises locales auxquelles ils appartiennent, les églises locales sont les membres de l’Église universelle, où se forme le corps mystique de Christ. Cette Église générale est représentée sous deux aspects différents, selon qu’elle apparaît en rapport ou avec le monde ou avec le Ciel ; elle se distingue aussi en extérieure ou visible et en intérieure ou invisible. De là naturellement deux sortes d’unité, l’une de sentiment et de vie, l’autre de croyance et de culte ; l’une essentiellement spirituelle ou morale, l’autre dogmatique ou disciplinaire ; et, pour les désigner par les mêmes épithètes que l’Église, l’une interne, l’autre externe. Ces deux espèces d’unité ont été alternativement exaltées ou rabaissées, c’est-à-dire sacrifiées l’une à l’autre ; et cela devait être, suivant qu’on s’attachait trop exclusivement à la notion mystique ou à la notion empirique de l’Église. Par l’une, on est membre du corps des élus, de la communion des saints ; on appartient à cette Assemblée des premiers-nés dont les noms sont inscrits dans les Cieux ; par l’autre, on fait partie de la Société ou d’une société chrétienne sur la terre, et l’on est en communion avec ceux qui professent son symbole et son culte. Il peut y avoir unité intérieure sans unité extérieure, et vice versa. L’unité intérieure lie tous les hommes qui, en communion avec Dieu par Jésus-Christ, marchent par la foi dans le sentier de la justice et de la grâce. Quelles que soient les différences qui les séparent au dehors, un même esprit les anime, une même vie les pénètre : grecs, catholiques, protestants, dissidents, nationaux, ils avancent, à l’insu les uns des autres, vers les célestes demeures où s’accomplira pour eux la prière du Sauveur (Jean 17.21). D’un autre côté, l’unité intérieure peut ne pas se trouver entre des hommes en qui se montre l’unité extérieure la plus complète ; car cette apparente conformité peut recouvrir et l’état de régénération et l’état d’irrégénération.

L’unité intérieure est, sans contredit et sans comparaison, la plus précieuse ; elle est même, en un sens, la seule essentielle, puisqu’elle fait la vie des âmes, qu’elle met et tient en rapport avec le Dieu-Sauveur. Mais l’unité extérieure n’en est pas moins importante et obligatoire, à son degré et à son rang. La notion scripturaire du Royaume de Dieu l’implique et l’impose ; car la loi de ce royaume n’est certes pas la division, avec les antipathies qui la provoquent et qu’elle entretient. Peut-être convient-il de redire que l’unité n’est pas l’uniformité. L’unité extérieure ne l’est pas plus que l’unité intérieure. Que l’Église visible apprenne à se modeler, sous ce rapport comme sous tous les autres, sur l’Église invisible, dont elle doit être l’image, et qui unit en Christ à travers tant de différences ! Ce n’est, je le veux, qu’un idéal qui ne se réalisera jamais entièrement ; jamais l’Église n’arrivera sur cette terre à la perfection de l’unité, non plus qu’à celle de la vérité et de la sainteté ; mais l’une doit être comme l’autre, l’objet constant de nos efforts et de nos vœux.

L’unité peut s’envisager sous le rapport moral, sous le rapport dogmatique et sous le rapport disciplinaire. L’unité disciplinaire a son fondement et son lien dans la constitution ecclésiastique ; l’unité dogmatique, dans l’identité de croyance ; l’unité morale, dans la vie de la foi et de la charité, qui fait passer sur bien des divergences d’opinion. Ces trois unités constituent l’unité véritable et complète ; elles s’appellent l’une l’autre. Mais quand on ne peut les avoir toutes trois, il faut cultiver d’autant plus celle qui est possible ; et l’unité morale l’est toujours. Oh ! qu’elle aplanirait de difficultés, qu’elle dissiperait de préventions, qu’elle opérerait de rapprochements, si elle était ce qu’elle devrait être ! Et qu’il importe de répéter, en se l’appliquant, la parole de l’Apôtre : Exercez-vous à la charité !

Maintenons, au moins comme un idéal vers lequel doit se porter sans cesse le monde chrétien, cette union des croyants appelés à ne former qu’un seul troupeau sous la houlette d’un seul Pasteur, cette union dont tant de directions théologiques font aujourd’hui si bon marché, et que le Nouveau Testament recommande de mille manières par ses enseignements et par ses exemples !

Parmi les principes et les faits du Nouveau Testament, nous examinerons tour à tour ses enseignements généraux, ses préceptes particuliers, et la conduite qu’on tint, sous la direction des apôtres, vis-à-vis des erreurs dogmatiques et morales qui se produisirent dès les premiers temps.

A. Enseignements généraux du Nouveau Testament.

Sa doctrine de l’Église. — D’après le Nouveau Testament, — nous croyons l’avoir établi, et nous ne nous adressons qu’aux opinions qui reconnaissent avec nous la norme divine, — comme il n’existe qu’une Église invisible ou intérieure, embrassant les rachetés de tout peuple et de toute langue, il ne doit exister aussi qu’une seule Église visible ou extérieure, enveloppe et représentation de la première, et composée de tous ceux qui invoquent ou sur qui est invoqué le nom de Christ. Toutes les communautés chrétiennes répandues dans le monde doivent se considérer comme ne formant qu’une seule cité, qu’un seul corps ; elles doivent donc maintenir religieusement entre elles les rapports et les liens qu’implique cette sainte association. De même que les fidèles sont tenus de rester attachés aux églises particulières ou locales, ces églises sont tenues de rester attachées à l’Église générale, afin que Christ ne soit point divisé, et que la Chrétienté marche vers cet état promis où elle sera le Royaume de Dieu sur la terre.

Tel est bien l’esprit de l’enseignement sacré. C’est donc dans l’essence même de l’Église que l’attribut d’unité a sa raison et sa racine. Je n’affirme pas que cela puisse toujours avoir lieu, avec les divergences et les aberrations de la pensée ; je ne prétends pas qu’il puisse se réaliser dans la situation actuelle du monde chrétien. Je n’ai pas ici à limiter le principe ; je ne veux que le constater. Je ne parle pas pour le moment des exceptions, je ne parle que de la règle ; et je dis que de la notion scripturaire de l’Église résulte le devoir de l’unité extérieure, aussi bien que de l’unité intérieure, l’une emportant l’autre à ce point de vue. Je doute que ce principe, considéré en soi et en dehors de ses applications, puisse être contesté par personne, tant il ressort manifestement des données bibliques. Mais, une fois admis, il démontre à lui seul qu’il existe une erreur radicale dans les opinions qui passent si aisément sur l’unité extérieure, et arrivent, dans leur développement logique, à poser le fractionnement comme la condition et la loi de la Chrétienté. Je reconnais sans peine que ces opinions peuvent donner du repos dans certains états ou certains systèmes, de l’avantage dans certaines controverses, et fournir une explication et une légitimation facile des faits existants. Mais ce n’est pas ce dont il s’agit. J’ai uniquement à examiner ici si cette manière de voir, vers laquelle incline notre temps, est fondée ou non, si elle s’harmonise avec l’esprit et la lettre de l’enseignement sacré. Or, elle est en désaccord flagrant avec la notion scripturaire de l’Église ; car elle ne laisse subsister que des églises particulières, indépendantes les unes des autres, et l’Ecriture veut une Église générale où les églises locales s’unissent pour ne faire qu’un seul corps, comme il n’y a qu’un seul Esprit, un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême (Éphésiens 4.3-6).

Tendance pratique du Nouveau Testament. — (Cette considération semble donner, il est vrai, le moyen plutôt que le devoir de l’union ; mais le moyen constate et fonde le devoir.)

La grande cause des divisions dans l’Église, ou du moins une de leurs grandes causes, est le dogmatisme ; par où j’entends la disposition qui met la théologie à la place de la religion, en confondant la conception humaine des faits évangéliques avec ces faits eux-mêmes, et en imposant ensuite cette conception comme la vérité révélée : disposition qui a dominé l’Église pendant des siècles et y a exercé une désastreuse influence. On suit de l’œil le développement de cette tendance et de ses effets dans la formation de la doctrine officielle. (Voir, p. ex., sur la christologie, le Symbole d’Athanase). Chaque controverse amena une détermination nouvelle, et chaque détermination, érigée en article de foi, jeta hors de l’Église le parti condamné. Le même esprit a régné dans le Moyen Age et dans les temps modernes ; il règne toujours, à des degrés et en des sens divers ; il est même descendu jusque chez le peuple. Vous y rencontrez de ces théologiens improvisés qui, à l’aide de quelques textes, bien ou mal compris, tranchent les questions les plus ardues, se posent en maîtres, en juges, en censeurs des hommes et des choses, et n’ont besoin que de vous entendre prononcer trois ou quatre paroles pour décider souverainement si vous êtes chrétien ou si vous ne l’êtes pas. Et ces personnes, généralement recommandables par leur ferveur religieuse, auraient servi le Christianisme par leurs exemples, au lieu de le compromettre par leurs travers, si, selon le précepte de saint Jacques, elles avaient su être « promptes à écouter et lentes à parler ». Hélas ! le dogmatisme savant ressemble, plus qu’on ne croit, au dogmatisme populaire.

Le dogmatisme constitue un état moral dont on s’inquiète trop peu. Il accuse l’absence ou la faiblesse d’une des grandes dispositions évangéliques, l’humilité d’esprit, qui tient par des liens fort étroits à l’humilité de cœur. Cette sorte d’autocratie de l’intelligence où le dogmatisme a sa source, porte avec elle l’autonomie de la volonté ; la confiance en son idée propre marche main à main avec la confiance en sa force propre, et ainsi la vie spirituelle s’altère dans son principe et dans son fond constitutif. Le dogmatisme est un formalisme intérieur aussi funeste à la vraie piété que le formalisme extérieur. Le dogmatisme est le formalisme de la doctrine ou de la foi, comme le formalisme proprement dit est le dogmatisme des pratiques ou des œuvres religieuses ; il concentre le zèle sur les opinions, comme le formalisme le concentre sur les observances. D’ordinaire, le dogmatisme invoque l’autorité, en l’exagérant, par où il mène à l’ecclésiasticisme. Mais il peut aussi, sous d’autres influences, briser avec l’autorité quelle qu’elle soit, celle de l’Ecriture comme celle de l’Église, et, sous prétexte de sauvegarder l’individualité, de relever la conscience personnelle, pousser à l’individualisme, à l’indépendantisme, au radicalisme, et exiger que chaque opinion lève sa bannière envers et contre tous.

Il y a un dogmatisme négatif opérant côte à côte du dogmatisme positif. L’Arianisme se montra dogmatiste tout autant que l’Athanasisme ; l’antiméthodisme ne l’a pas été moins que le méthodisme ; et les écoles actuelles, malgré leur guerre déclarée à l’intellectualisme, le sont à leur manière et à très haut degré. Leur conception théologique est aussi pour elles une idole qu’elles encensent, et devant laquelle elles voudraient courber le monde.

Le remède aux périls du dogmatisme est le retour à l’esprit pratique du Nouveau Testament.

L’esprit pratique, qui est l’esprit chrétien, entretint l’union dans l’Église primitive, au milieu des plus graves divergences. Car peut-être n’y a-t-il eu à aucune autre époque plus de diversité d’opinions et de directions qu’à cette première période, où la foi traînait mille restes des anciennes croyances, et où elle produisit cependant de si grandes œuvres. C’est qu’on regardait à la vie de la foi plus qu’à sa formule métaphysique, c’est qu’on avait plus de religion que de théologie. L’esprit pratique, attaché aux grands faits de révélation et à leur action salutaire, aperçoit à peine ces oppositions systématiques que grossissent si fort le dogmatisme et le formalisme ; tout ce qu’il lui faut, c’est ce qui intéresse réellement la conscience religieuse et morale. Et, de ce point de vue, que deviennent la plupart des questions qui ont agité et déchiré le monde chrétien ? que sont-elles pour cette vie du Ciel que l’Évangile tend à former en nous, et dont nous sommes toujours si loin ?

L’esprit pratique, repliant les âmes sur elles-mêmes devant Dieu, leur dévoilant de plus en plus la profondeur de leur misère spirituelle, les porte à garder pour elles la sévérité et pour les autres l’indulgence. Le meilleur moyen de moins juger au dehors est d’apprendre à se juger au dedans. « Pourquoi regardes-tu une paille, etc. ? »

Plus l’Église reviendra à cet esprit qui respire dans le Nouveau Testament et qui anima l’Église apostolique, c’est-à-dire l’Église modèle, plus aussi elle reviendra à l’unité, ou à l’union qui est sa loi et sa fin. Déjà l’esprit pratique lui donnerait l’unité morale, que fonde l’amour de Christ partout où l’on invoque son Nom d’un cœur pur ; et l’unité morale préparerait et amènerait peu à peu l’unité formelle, autant qu’elle peut exister ici-bas. Voyez l’enseignement du Réveil, où les différences confessionnelles s’effacent d’elles-mêmes devant l’œuvre suprême de la foi et de la vie !

Précepte de la Charité : L’Évangile avait encore pourvu à l’unité intérieure de l’Église par son grand précepte de la Charité. (Ceci rentrerait dans l’article précédent, mais c’est si capital qu’il vaut la peine de l’en détacher et de l’envisager à part.)

On a tant abusé du mot « charité » dans les questions ecclésiastiques, que bien des gens s’en défient. On a fréquemment identifié la charité avec ce tolérantisme indéfini qui n’est que l’indifférence pour la vérité et qui légitime toute espèce d’erreur et de relâchement. Mais cette profanation sacrilège n’empêche point que la charité, fruit de la foi et substance du Christianisme, ne soit comme le ciment du Royaume de Dieu au milieu des imperfections de la terre, de même qu’elle le sera au sein des gloires du Ciel… La charité, objet final du Christianisme (1 Timothée 1.5 ; 1 Corinthiens 13.8-13), sommaire et accomplissement de la loi (Matthieu 22.41 ; Romains 13.10), est appelée le lien de la perfection (Colossiens 3.14). Elle est, en effet, le plus parfait des liens, parce qu’elle en est le plus inaltérable et le plus intime. Elle constitue, par sa nature et par sa tendance, un principe actif de paix, de condescendance, de concorde, destiné à adoucir les déchirements qu’enfantent les erreurs de doctrine comme les erreurs de conduite ; elle vit de renoncement et de support ; elle se nourrit de sacrifice (1 Corinthiens ch. 13) ; Jésus-Christ en a fait la marque et le caractère de ses disciples (Jean 13.34), et c’est à elle qu’il regardait sans doute dans les derniers vœux de sa prière sacerdotale (Jean ch. 17). Ce sentiment céleste, que tout respire et inspire dans sa parole et dans sa vie, ce sentiment dont il a voulu faire la règle et comme l’âme de son Église, semblait devoir entretenir une union constante entre tous ceux qui invoquent son Nom, quelle que pût être la divergence de leurs vues ou de leurs dispositions particulières. C’était là manifestement un des buts et ce devait être un des effets de cette grande vertu chrétienne. En regardant à la place qu’elle occupe dans le système évangélique (1 Corinthiens ch. 13 : Ces trois, etc., mais la plus grande est la charité) et à l’empire qu’elle peut exercer, on aurait prononcé a priori qu’entre les hommes qui admettraient l’Évangile, les violences religieuses seraient impossibles, et que dans les cas mêmes où l’on ne pourrait marcher ensemble, l’union des cœurs maintiendrait l’union des esprits. « Si la bonne foi était bannie de la terre, a-t-on dit, elle devrait se retrouver encore chez les rois. » N’aurait-on pas pu dire : Si la tolérance disparaissait du monde, elle devrait se trouver encore dans l’Église ; et si elle se perdait chez les formalistes, elle devrait se conserver chez les vrais croyants, car elle est le fruit naturel de la charité, comme la charité est le fruit naturel de la foi (Galates 5.6). Mais dans l’ordre religieux, non moins que dans l’ordre politique, ce qui a été jusqu’ici est justement l’inverse de ce qui devrait être. Chose étrange, pour qui préjugerait l’histoire de l’Église par l’esprit du Christianisme, c’est la foi qui n’a pas su unir la mansuétude à la fermeté ; c’est elle qui, dans tous les temps, a le plus montré de cet odium theologicum, honte du monde chrétien, aberration visible, car ce qu’elle prend pour un signe de sa force n’est qu’un effet de sa faiblesse : c’est la preuve qu’elle manque de quelque élément essentiel de la véritable vie évangélique, puisqu’elle la réalise si peu et si mal. Sans contredit, la charité doit être contenue par la fidélité ; mais la fidélité à son tour doit trouver dans la charité sa mesure et sa règle.

Si la charité fût restée ou devenue ce qu’elle devait être, elle aurait prévenu les ruptures partout où le fondamental était maintenu ; et là même où l’unité dogmatique et disciplinaire se serait brisée par la force des choses, elle aurait redoublé d’efforts et de soins pour sauvegarder l’unité morale, cette unité dans la diversité à laquelle aspire le monde chrétien, et qui devrait rester là même où les autres font défaut. Si, à l’égard des étrangers, la charité apprend à n’opposer à la haine que la bienveillance, à la malédiction que la bénédiction, au mal que le bien (Matthieu 5.44-48), quel support, pour dire le moins, ne devrait-elle pas inspirer envers ceux qui, malgré les lacunes ou les erreurs de leur foi, confessent et invoquent partout le grand Nom dont toute la famille chrétienne tire le sien ? Prenons les extrêmes, d’un côté le Catholicisme, de l’autre le rationalisme, qui dénaturent le Christianisme l’un en le dépouillant, l’autre en le surchargeant. Eh bien ! là encore la charité a son œuvre à faire, elle a ses devoirs à remplir ; elle est appelée à conserver la communion des cœurs et à un certain degré celle des esprits, à travers et au-dessus des barrières qu’elle ne peut ni ne veut renverser. Elle a à s’exercer et sous sa forme générale, cette bienveillance que rien ne limite (parabole du Samaritain), et sous sa forme particulière, cet amour fraternel qui embrasse et rapproche tous les invocateurs de Christ.

On ne peut, dites-vous, rester unis en un même culte avec des hommes qui mettent à tel point l’erreur à la place de la vérité ; le devoir de la fidélité, l’intérêt de l’édification ne le permettent point. — La charité vous l’accorde. Mais elle exige que vous considériez et que vous traitiez ces hommes comme des frères, malgré leurs doctrines incomplètes ou fausses (2 Thessaloniciens 3.14-15) ; elle exige que vous vous souveniez qu’ils se réclament aussi du nom du Sauveur, qui demeure à leurs yeux, comme aux vôtres, la lumière et la vie du monde, et qu’ils peuvent avoir, qu’ils ont souvent beaucoup d’amour pour lui. Elle ne demande pas que vous approuviez leurs erreurs : elle veut au contraire que vous travailliez activement à les dissiper ; mais ce qu’elle demande, c’est que vous ne combattiez pas avec des armes charnelles, c’est que vous reconnaissiez la portion de vérité qu’ils retiennent, et qui produit peut-être plus de fruits chez eux qu’une connaissance plus complète et plus pure n’en produit chez vous, car le degré de la foi et de la vie de la foi n’est pas proportionnel au degré de la connaissance. Ce que veut la charité, c’est que vous vous absteniez de ces qualifications que le Seigneur déclare dignes de la géhenne (Matthieu 5.22), c’est que vous vous comportiez envers les errants comme envers les malades qui ont un double droit à votre affection et à votre compassion chrétienne. Avec cet esprit (que nous croyons le véritable esprit de l’Évangile, quoiqu’on se laisse aller depuis des siècles à un esprit opposé) avec cet esprit, l’amertume des controverses disparaîtrait, des rapports de religieuse condescendance existeraient entre les directions théologiques et ecclésiastiques que séparent des incompatibilités plus ou moins profondes. On ne verrait pas ces incriminations exagérées, ces préventions et ces répulsions aveugles, ces antipathies et ces haines, d’autant plus vives, d’ordinaire, qu’on se touche de plus près. Toutes les portions de la Chrétienté, divisées comme branches, resteraient unies comme tronc ; elles sauraient s’associer dans les entreprises d’un intérêt commun, telles, par exemple, que la défense de l’Évangile vis-à-vis de l’incrédulité, ses applications pratiques à l’ordre et au progrès social, sa propagation dans les contrées païennes. Par là, d’une part l’action générale du Christianisme sur le monde deviendrait infiniment plus forte, et, d’autre part, les discussions entre les diverses familles de ses disciples seraient certainement plus fructueuses, par cela même qu’elles seraient plus calmes, plus scrupuleuses et plus droites. L’esprit de parti éteint l’esprit de vérité comme l’esprit de charité ; il frappe les controverses de stérilité en y répandant un sentiment et un langage antichrétiens. Il ferme tout à la fois les âmes à la justice et à l’évidence. Comparez les conversions qui eurent lieu parmi les Juifs avant que l’Église se fût séparée ouvertement de la Synagogue, avec celles qui s’opérèrent plus tard ; il s’en fit peut-être plus en un an dans le premier cas qu’en des siècles dans le second. Comparez l’action de la Réforme tant qu’elle parut simplement une œuvre de foi, avec ce qu’elle devint dès qu’elle fut une lutte de système à système, d’institution à institution. Comparez le travail de nos évangélistes dans les pays catholiques où ils se présentent essentiellement comme chrétiens, et dans les contrées où le Protestantisme et le Catholicisme se trouvent posés l’un vis-à-vis de l’autre en associations hostiles. L’esprit de parti convertit la dogmatique en polémique. L’esprit de charité, au contraire, changerait peu à peu les rapports des églises entre elles ; il minerait insensiblement les erreurs en faisant tomber les préventions qui leur servent de retranchement, et, rendant ainsi à la vérité son empire, il préparerait le triomphe du pur christianisme au sein de la Chrétienté.

On nous dira probablement que nous nous plaçons sur le terrain de l’utopie, et, en un sens, on aura trois fois raison de nous le dire. Oui, le règne de la charité, dans laquelle se résume le christianisme pratique, est encore une utopie parmi les chrétiens. La parole du Seigneur (Jean 13.35 : A ceci tous reconnaîtront, etc.), cette parole, toujours répétée, n’a encore été ni appliquée ni comprise dans sa profondeur et sa portée réelle. La charité a sans doute existé de tout temps dans les âmes unies à Christ par la foi, puisqu’elle est la vie de la foi ; mais elle n’a pas régi l’Église comme Église, ou elle ne l’a fait qu’à l’époque apostolique. L’Église a généralement suivi la maxime du pharisien : Cet homme n’est point de Dieu, car il ne garde pas le sabbat (Jean 9.16). A toutes les périodes, dans toutes ses directions ou ses phases, elle a eu sa manière d’entendre et d’observer le sabbat, qu’elle posait en règle absolue, et quiconque ne s’y conformait pas de tout point, ne pouvait être de Dieu, suivant elle, alors même qu’il montrait sa foi par ses œuvres. Tout en célébrant les bienfaits de la charité dans ses applications particulières, on a trop méconnu l’action générale qu’elle est destinée à exercer sur les institutions, qu’elle doit transformer peu à peu en transformant les mœurs. Chose étrange ! son rôle dans l’ordre politique ou social est peut-être mieux compris que celui qui lui revient, à plus forte raison, dans l’ordre religieux ou ecclésiastique. Et chose plus étrange encore ! ce sont moins les théologiens que les publicistes qui ont dévoilé les profonds rapports de la grande vertu évangélique avec le bien-être et le progrès des peuples. Mais, certes, ce qu’est la charité pour le monde, elle doit aussi, elle doit avant tout l’être pour l’Église, où elle est descendue du Ciel et d’où elle passe dans le monde. Elle y ferait toutes choses nouvelles, si elle y prenait l’empire qui lui appartient, en refoulant le dogmatisme et le formalisme.

A ceux qui nous objectent que c’est un idéal auquel ne correspondra jamais ici-bas la réalité, nous répondrons qu’il en est à peu près de même de presque tous les préceptes évangéliques. Quoique tous praticables, il n’en est aucun qui soit pleinement et constamment pratiqué. Si la perfection n’est le partage d’aucun chrétien sur la terre, elle ne saurait l’être de l’ensemble des chrétiens ou de la société chrétienne. Mais le devoir n’en demeure pas moins à tous égards ; il demeure pour la recherche de l’unité comme pour celle de la vérité et de la sainteté ; il demeure pour l’Église comme pour le fidèle. Et c’est assurément tout autre chose de mettre les prescriptions scripturaires de côté, sous prétexte qu’on n’en peut opérer ni espérer la complète réalisation, ou de les maintenir comme obligatoires malgré leur réalisation imparfaite ; c’est tout autre chose de les jeter à l’écart comme une illusion, ou de se les proposer comme un but suprême, vers lequel le monde chrétien doit tendre incessamment.

En principe, la charité, — non dans le sens superficiel de notre langue, mais dans le sens profond de l’Évangile, — la charité, telle que la décrit saint Paul, telle qu’elle ressort de l’œuvre de la rédemption, telle que la fait et la veut le Nouveau Testament, la charité entretiendrait l’unité moralea à travers les dissidences ecclésiastiques et théologiques. En fait, l’unité morale est proportionnelle à la charité. Où est donc la charité, là où cette unité existe si peu ? Et si la charité manque, où est l’esprit de l’Évangile, où est la vie de la foi, où est la foi ? Qu’en face de l’histoire de l’Église cette question me paraît grave !

a – Il faut distinguer l’unité morale de l’unité intérieure. L’unité intérieure, lien mystique que forme la communion des âmes avec Christ, peut exister entre gens qui s’anathématisent ; elle pouvait se trouver entre François de Sales, par exemple, et tels des protestants qu’il livrait au bras séculier. L’unité morale ne le peut, car ce qui la constitue, c’est le support.

Il importe de bien noter que l’unité morale, si elle était générale et forte, contribuerait beaucoup à l’unité dogmatique et disciplinaire ; elle la rendrait effective partout où elle est possible, et elle la rendrait possible, par conséquent obligatoire, dans bien des circonstances où l’on tient pour établi qu’elle ne l’est pas. Lorsque la charité ne peut garantir l’unité extérieure contre les divergences qui ne blessent essentiellement ni la conscience ni la foi, elle ne peut donner, non plus, qu’à un très faible degré l’unité intérieure, derrière laquelle elle se retranche, et elle reste fort au-dessous des principes et des préceptes évangéliques. Je m’étonne qu’on ait si peu d’inquiétude sur son union avec le Chef de l’Église, en d’autres termes sur la réalité, la pureté, l’intensité de sa vie spirituelle, quand on a si peu à cœur l’union de l’Église, et qu’on semble s’effrayer de la condescendance qui craint de juger, plus que du rigorisme qui épluche tout et ne passe rien. Etudiez sous ce rapport la vie du divin Modèle ; examinez jusqu’où il pousse la charité, sans atteinte à la fidélité, vis-à-vis de la Synagogue ; voyez par là jusqu’où elle peut et doit aller dans l’Église ; et calculez combien elle aurait prévenu de ruptures en supportant les imperfections et les erreurs, en les couvrant, selon l’expression du Livre sacré (1 Pierre 4.8).

Ne nous lassons pas de le redire, quels ne seraient pas les effets de cette douceur, de cette miséricordieuse mansuétude, de cette humble et pacifique disposition, si elle était partout répandue et qu’elle agît dans la plénitude de sa force ! Jusqu’où ses saintes et puissantes influences ne s’étendraient-elles pas ? C’est l’esprit propre et l’amour propre, c’est le défaut d’humilité et de charité qui a presque toujours envenimé les discussions religieuses, en y portant le zélotisme, cette contrefaçon du zèle. « D’où viennent parmi vous les dissensions et les querelles, dit Jacques 1.1-2, n’est-ce pas de vos passions ? » Ce n’est pas là, sans doute, l’unique cause des ruptures, qu’ont souvent imposées les périls de la foi ; mais c’est leur cause la plus générale, et elle y a presque toujours contribué pour une large part, alors même que des motifs plus élevés paraissaient agir seuls.

La charité, qui prévient les divisions, travaille aussi à les apaiser, parce qu’elle en souffre infiniment. Il faudrait ne pas connaître l’histoire et le cœur humain, pour ignorer combien les dissensions ecclésiastiques engendrent de soupçons et de jugements injustes, d’aigreur et d’animosité, combien, par cela même, elles nuisent à la piété véritable, combien elles blessent et troublent la charité. Qu’on y est prompt à croire le mal, lent à admettre et à avouer le bien, dans le mutuel procès qu’on s’intente ! Comme tout s’exagère, s’envenime, se fausse ! Qu’on passe aisément de l’éloignement à la haine, en confondant les doctrines et les personnes ! Sans rappeler ces longs excès qui ont souillé l’Église dans les temps anciens (Bas-Empire, Moyen-Age, xvie et xviie siècles), voyez que d’antipathies, d’accusations hasardées, de dispositions hostiles, entretiennent nos divisions ! Ce qu’est l’esprit de parti dans le monde politique, l’esprit de secte l’est dans le monde religieux. Et partout où règne cet esprit de contention, avec le zèle amer qui en est à la fois la racine et le fruit, que devient la charité, que devient souvent la justice elle même ? On est comme effrayé de ce que des personnes dont on ne peut révoquer en doute la piété, se permettent de penser et de dire les unes des autres, se figurant servir la cause de Dieu en violant ses commandements formels (Jacques 3.14-15). Et que de fois, pour peu qu’on s observe, on peut se surprendre soi-même glissant vers cette erreur, dans le moment qu’on la signale et qu’on la réprouve en autrui !

Je disais que l’esprit de secte est en religion ce que l’esprit de parti est en politique ; hélas ! les deux esprits et les deux mondes peuvent s’allier jusqu’à ne faire qu’un. Ils se sont mêlés mille fois. Ils se mêlent de nouveau et de plus en plus. La Chrétienté descendra-t-elle encore cette pente où elle s’est si souvent couverte de sang et de boue ?

B. Préceptes Particuliers. — A ces considérations générales, viennent se joindre quelques préceptes directs.

L’un des fruits, ou des éléments de la charité, le support mutuel, est bien souvent pressé, dans l’intérêt même de l’union, par les fondateurs de l’Église. La condescendance du Seigneur pour des idées ou des coutumes que sa parole devait faire tomber, cette disposition d’esprit qui le faisait juif au milieu des Juifs, respire dans l’enseignement et dans la conduite des apôtres. Saint Paul prescrit (Romains 15.1-7 ; 14.1-23) de recevoir avec bonté ceux qui sont faibles en la foi, c’est-à-dire ceux qui errent à certains égards ; il veut qu’on respecte leurs scrupules déplacés, et qu’on évite avec eux les contestations et les disputes. Il est vrai qu’il s’agit là, ce semble, de choses indifférentes ou secondaires, telles que l’abstinence de certains aliments, l’observation de certains jours. Mais il n’en reste pas moins que les forts, ou ceux qui croient l’être, sont tenus d’user d’indulgence et de mansuétude envers les faibles ; que, pour le bien de la paix, il faut savoir beaucoup supporter, s’imposer des sacrifices d’opinion, restreindre ses droits et laisser libres des tendances excessives ou fausses. Ce qu’il importe surtout de remarquer, c’est l’esprit du précepte, qui demeure obligatoire pour tous les cas comme pour tous les temps, et qui porte plus loin qu’il ne le semble au premier abord. Saint Paul étend à tous les ferments de discorde existant entre les judéo-chrétiens et les pagano-chrétiens le principe qu’il avait posé relativement à l’usage des viandes et à l’observation des jours sacrés. Or, l’ensemble de l’Epître prouve que les divisions dont l’Eglise de Rome était travaillée avaient à leur base de graves dissidences dogmatiques. Quelque zélés qu’ils fussent pour l’Evangile, nombre de Juifs devenus chrétiens, ceux en particulier qu’on a désignés sous le nom de « judaïsants » et qui formèrent plus tard la secte des Nazaréens ou des Ebionites, rattachaient à la loi la justification et la sanctification (Actes 15.1 ; Romains ch. 1 à 8). Cela, certes, était capital ; et pourtant l’Apôtre, tout en établissant la vérité qui est la vie, réclame le support et le respect mutuel. Pouvait-on, d’ailleurs, considérer comme absolument indifférentes, même en les séparant des questions vitales auxquelles elles se mêlaient, ces prétentions des judaïsants, ces opinions sur les viandes et les fêtes qui, gênant les rapports des disciples entre eux, compromettaient la paix de l’Eglise en même temps que la spiritualité et la liberté chrétiennes ?

La portée du précepte se révèle encore par la nature des considérations dont il est appuyé. Saint Paul n’en appelle pas à la distinction que nous ferions aujourd’hui entre ce qui est secondaire et ce qui est essentiel ou fondamental, quoique cette distinction soit sans doute dans sa pensée ; il presse l’obligation de s’en remettre, pour cette diversité de vues, au jugement du Seigneur, en s’abstenant de se juger et de se condamner les uns les autres (Romains 14. 5-13) ; il veut qu’au lieu de se complaire à soi-même, on use de patience et d’abnégation, dans l’intérêt de l’édification commune (Romains 15.1-3). Tout indique donc dans sa parole, à côté de l’application locale, une règle universelle et permanente à laquelle la Chrétienté n’a été ni assez fidèle ni assez attentive.

Le précepte de la condescendance, dans l’intérêt de la paix et de l’union, se reproduit bien des fois. Ainsi Éphésiens 4.3 ; et là il faut le prendre évidemment au point de vue dogmatique, car qu’est-ce que conserver l’unité de l’esprit par le lien de la paix, sinon faire régner la charité qui attire, rapproche, relève les points de contact et d’accord, sur les opinions particulières qui sépareraient si on les laissait trop prédominer ? (Cf. v. 15 : Afin que, suivant la vérité avec la charité, etc.)

La diversité des sentiments est formellement reconnue Philippiens 3.15 ; et l’Apôtre en prend occasion d’insister sur le devoir de s’unir par ce qu’on a de commun, en se supportant pour tout le reste. Remarquez que cette diversité de sentiments et de vues naissait de la constitution même de l’Église apostolique, en particulier de son principe ou de son mode d’admission. On y était reçu dès qu’on déclarait croire en Jésus-Christ ; le progrès dans la connaissance et dans la grâce se faisait ensuite. Mais de cette conviction ou de cette impression première, qui amenait au Christianisme des hommes partis souvent de si bas, jusqu’à la plénitude de la foi et de la vie évangélique, que de degrés et, par conséquent, que de notions et de tendances différentes qui avaient à se tolérer, à se rectifier, à se compléter en se développant les unes à côté des autres ! On ne réfléchit pas assez à cette infinie variété, sinon de disposition et d’intention, du moins de position et d’idée, que renfermait et tolérait la Primitive Église.

Le devoir de l’indulgence et des concessions réciproques résulte également du fait providentiel annoncé dans les paraboles, que l’ivraie et le froment doivent rester mêlés jusqu’à la moisson dans le champ du Père de famille. (Matthieu 13.24-30, 47-50). Le support y est d’ailleurs expressément prescrit.

Nous découvrons le même enseignement dans la sévère condamnation du schisme, du zèle amer, de l’esprit de contention : Je vous prie, au nom du Seigneur, de tenir tous un même langage, et qu’il n’y ait point de divisions parmi vous (1 Corinthiens 1.10). Puisqu’il y a parmi vous de l’envie, des dissensions et des partis, n’êtes-vous pas encore charnels ? (1 Corinthiens 3.3 ; 12.25). Ces divisions n’allaient pas jusqu’à des ruptures ouvertes et positives ; c’étaient des dissentiments, non des scissions. Cependant, avec quelle force saint Paul les blâme et les réprouve ! Il n’hésite pas à les attribuer à des dispositions antichrétiennes. (Cf. 1 Corinthiens 3.3 ; Galates 5.13-15,20) ; qu’en aurait-il donc pensé et dit, si elles avaient été poussées jusqu’à la séparation ? Et ce qui rehausse la portée de ses prescriptions, ce sont les écarts de conduite et de doctrine que présentaient les églises auxquelles il s’adresse. Ce n’est pas entre des diversités légères, nous l’avons constaté, qu’il prêche le support, c’est entre des divergences où se trouvaient en question les articles fondamentaux du Christianisme.

Saint Jacques, combattant cette religion qui se manifeste par les discours plus que par les œuvres, cette disposition à reprendre les autres plutôt qu’à se laisser enseigner soi-même, cette tendance, hélas ! aussi commune aujourd’hui qu’elle pouvait l’être autrefois, à s’ériger en maître, en docteur, en censeur, en d’autres termes le dogmatisme, ce grand artisan des dissensions et des sectes, termine par cette exhortation, d’où sort dans une si vive lumière le principe que nous voudrions relever : Y a-t-il parmi vous quelque homme sage et intelligent ? qu’il montre par ses œuvres une sagesse pleine de douceur. Mais si vous avez un zèle amer et un esprit de contention, ne vous glorifiez point, car ce n’est point là la sagesse qui vient d’En Haut ; elle est terrestre, sensuelle et diabolique. La sagesse qui vient d’En Haut est pure, paisible, modérée, traitable, pleine de miséricorde et de bons fruits ; … Or, le fruit de la justice se sème dans la paix — (Jacques 3.13-18). Il était impossible de recommander avec plus de force la condescendance chrétienne et de réprouver plus sévèrement la disposition contraire. Selon saint Jacques, l’une de ces dispositions a son origine et sa fin dans le Ciel, l’autre dans l’Enfer. Ne craignons donc pas d’étendre outre mesure le rôle de la charité dans l’intérêt de l’union ; nous ne saurions en ce sens dépasser l’Évangile, pourvu qu’avec l’Évangile nous réservions les droits de la vérité et les obligations de la fidélité. Rappelons que le Nouveau Testament suppose partout, et enseigne directement en divers endroits l’unité de l’Église. Saint Paul le fait (Romains 12.4-5 ; 1 Corinthiens 12.12-26), en employant l’image du corps humain qui est un, quoique composé de membres qui ont des fonctions spéciales. Ailleurs (1 Corinthiens 10.17), il montre un des liens qui unissent les disciples dans leur participation commune à la Sainte Cène. De même que la participation aux sacrifices lévitiques faisait des Israélites un peuple particulier, quiconque s’approche de la table sainte et touche au pain et au vin mystique, appartient à la famille chrétienne, nominalement par cet acte seul, réellement s’il possède les sentiments que cet acte implique.

Ces passages, il est presque inutile d’en faire la remarque, ne se rapportent pas uniquement à l’Église invisible et à l’unité intérieure des vrais disciples, mis en communion entre eux par leur communion avec le Sauveur, ils concernent l’Église dans sa généralité concrète, par conséquent dans son unité extérieure, qui est bien, d’après le Nouveau Testament, un de ses attributs et de ses caractères essentiels.

En résumé donc, l’Ecriture recommande l’unité, l’unité extérieure non moins que l’unité intérieure, en représentant les églises comme formant une Église ou l’Église, et en imposant par cela même l’obligation d’y prévenir ou d’y faire cesser les schismes. Il y a là pour les chrétiens un devoir auquel il ne fut jamais plus nécessaire de regarder que dans l’état présent des choses.

On aura remarqué que pour les fondateurs du Christianisme la charité, dans son rapport avec le devoir de l’union, se mêle toujours à l’humilité. C’est qu’elles sortent d’une même racine. La charité, sous sa forme passive (support, esprit doux et patient, etc.) — et c’est essentiellement sous cette forme qu’elle agit ici, — ne fait qu’un avec l’humilité, puisqu’elle n’est que l’esprit de renoncement. La charité et l’humilité sont l’une et l’autre l’abnégation du moi, source de cette débonnaireté plus préoccupée des autres que d’elle-même. L’humilité et la charité se confondent (1 Corinthiens 13.4-7), aussi sont-elles invoquées tour à tour pour inspirer et maintenir l’union (Éphésiens 4.1-2 ; Philippiens 2.2-4).

On aura remarqué encore que le principe de charité, tel que le pose l’Évangile, frappe également à leur base le séparatisme dogmatique ou la dissidence, et le séparatisme libéral ou le radicalisme, dont l’un a pour bannière la pureté de la doctrine et l’autre la conviction personnelle. Au séparatisme dogmatique, la charité prescrit de joindre la condescendance à la fidélité ; au séparatisme libéral, elle prescrit de placer a côté des droits qu’il proclame les devoirs qui les contiennent et les règlent. A l’inverse des systèmes qui absorbent le chrétien dans l’Église, le séparatisme libéral, le plus menaçant aujourd’hui, fait de l’Église l’œuvre du chrétien : se proposant de relever l’individualité et de la garantir contre toute influence ou toute autorité extérieure il intronise une autocratie intellectuelle et morale d’où naîtrait un égotisme sans frein et, par cela même, un morcellement sans bornes. Portant, en quelque manière, la méthode philosophique de Descartes dans le domaine de la foi, il ne reconnaît pour réellement valables que les opinions qu’on peut dire indépendantes, parce qu’on se les est faites de toutes piècesb. Où cela mènerait-il ? Du principe que l’homme ne doit relever que de lui-même, il sort la conséquence qu’il ne doit croire et obéir qu’à lui-même ; de l’autonomie de la pensée et du sentiment ou, selon l’expression en vogue, de l’autonomie de la conscience l’autonomie de la volonté. Cette conséquence a été tirée en effet ; elle ne pouvait pas ne pas l’être, car un principe, arrivé à l’empire, montre peu à peu tout ce qu’il est en déroulant tout ce qu’il contient.

b – Il irait logiquement à cette maxime kantienne : « C’est une doctrine et une institution impie que celle qui tend à inspirer à l’homme la défiance de lui-même. » Mais, certes, s’il y a quelque chose d’antiévangélique c’est bien cette maxime-là.

Nous l’avons dit, et il faut le redire, ce système part d’une idée juste et bonne, qu’il rend fausse et destructive en la poussant au delà de ses vraies limites ; il est l’exagération d’un des éléments constitutifs du Protestantisme dans son opposition au Catholicisme ; et il devient une aberration parce qu’il est une exagération. Radicalisme religieux, il fait dans l’ordre spirituel ce que fait dans l’ordre temporel le radicalisme politique. Des deux parts l’institution divine est méconnue avec les attributions qu’elle emporte, les droits qu’elle confère, les obligations qu’elle impose. Des deux parts on rompt l’équilibre entre des principes également vrais et salutaires dans leur fusion, également erronés et périlleux dans leur isolement, qui change en antagonisme le concours et l’appui qu’ils doivent se prêter. Mais, sans insister sur des considérations que nous avons présentées ailleurs, ce que nous voudrions constater ici, c’est que sous les vues les plus hautes et les plus pures de cette école qui renferme des directions bien diverses, il se cache quelque chose de profondément antipathique à l’esprit de l’Évangile, à ce fond d’humilité, de renoncement, de condescendance qui tempère la fidélité la plus scrupuleuse. Il en advient du principe ecclésiologique comme du principe théologique : à la fois partiels et excessifs, ils dénaturent le principe chrétien en élevant l’élément de liberté sur les ruines de l’élément d’autorité ; d’où l’individualisme qu’on célèbre et par suite l’atomisme devant lequel on recule encore. Cette tendance a à sa base une vérité, je veux le redire, mais une vérité incomplète, qui enfante mille erreurs et mille dangers en se faisant absolue, et en se développant sur la ligne étroite qu’elle se trace. Sans doute, il importe de retremper les caractères, de raviver la sincérité, la franchise, le respect du vrai et du saint, dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre moral, de sauvegarder l’individualité que la mollesse de notre temps bat en brèche de toutes parts, et de la protéger ou de la rétablir au centre de l’être humain par la fidélité aux convictions aussi bien qu’aux obligations. Prise dans cette généralité, la théorie se légitime de prime abord devant la conscience naturelle et devant la conscience chrétienne ; le principe qu’elle proclame, le devoir qu’elle prêche sont l’un et l’autre évidents ; mais ils ne sont pas illimités ; il est d’autres devoirs, d’autres principes qui les contrôlent ; ils ne sont qu’une partie d’un tout, indivisible dans la réalité des choses. On les fausse, par conséquent, dès qu’on leur laisse prendre un développement et un empire indéfinis. Les sortir de leur place, c’est les sortir de leur rang, et par cela même de leur rôle ; c’est les faire ce qu’ils ne sont pas. Là est le tort de la théorie ; de là ses écarts et ses périls.

Entre ses diverses directions, la plus respectueuse envers les grandes doctrines chrétiennes s’est formée dans un intérêt et dans un but polémiques. On n’en saurait douter quand on lit le livre qui l’a inaugurée au milieu de nous ( « De la manifestation des convictions religieuses », par Vinet) et qui inspira à son apparition de si hautes espérancesc. Voulant combattre l’hypocrisie des masses qui professent extérieurement une foi qu’elles renient au fond ou qu’elles ne retiennent que par respect humain, sans adhésion réelle de l’esprit ni du cœur, et cherchant un principe général sur lequel il put appuyer son argumentation, Vinet s’arrêta au devoir d’être ce qu’on croit et rien que ce qu’on croit, de l’être et de le paraître. Ce principe posé, il l’étendit de la question purement morale, qu’il avait à traiter, à la question ecclésiastique qui n’entrait pas dans le programme du concoursd. Si je ne me trompe, il refit en ce sens son mémoire avant de le publier. De là sa théorie, qu’à mon sens son origine est de nature à rendre déjà quelque peu suspecte. Car ce sont choses fort différentes que la profession d’un symbole ou d’un culte par l’incrédule, qui se ment à lui-même en mentant à la société, et l’adhésion du croyant à une Église dont les doctrines ou les pratiques peuvent ne pas lui paraître pleinement conformes à l’Évangile : états tout autres, thèses diverses ; la théorie qui les assimile pour les frapper du même coup, ne saurait être sans péril. Deux défauts d’ailleurs y frappent immédiatement, à ne l’envisager même que du dehors :

c – Compte-rendu du « Semeur » qui en attendait une rénovation générale de la société et de l’Église.

d – Ce sujet avait été proposé par la« Société de la morale chrétienne ».

1° Le devoir ou le principe qui la fonde, qui lui sert de critère et de facteur, est sans contredit un devoir réel et un devoir important ; mais, ainsi que nous l’avons indiqué, il n’est point absolu comme la théorie a besoin de le faire et comme elle le fait : mille autres devoirs le dominent et le restreignent. Il en est, à bien des égards, de nos opinions religieuses comme de nos dispositions intérieures, que nous ne sommes pas tenus d’exposer à tout venant ; il en est de notre état intellectuel et de ses crises comme de notre état moral qui doit souvent rester entre nous et Dieu. Quel trouble, quel désordre, quel scandale, s’il fallait que chacun mît au jour toutes les fluctuations de sa pensée ! Que de choses l’humilité et la vérité elle-même nous obligent à couvrir en nous, comme la charité nous oblige à les couvrir en autrui !

2° Le principe, ainsi outré et sorti de sa sphère et de sa voie, a produit une argumentation qui va troubler les personnes pour qui elle n’était pas faite, tandis qu’elle touche ou atteint à peine cette foule contre laquelle elle était essentiellement dirigée. Elle a tourné tout entière au profit d’une doctrine qui n’entrait peut-être pas dans les vues premières de son auteur, ou qui n’y était du moins que secondaire. Elle a passé par-dessus le formalisme mondain, auquel elle était destinée, et elle est allée agiter la foi sincère qu’elle ne concernait pas ou qu’elle ne concernait qu’indirectement. Sous ce titre ambigu de « Manifestation des convictions religieuses », confondant le devoir de confesser l’Évangile et le Nom de Christ avec celui de confesser, dans toute Église et contre toute Église, sa conception personnelle du Christianisme, c’est-à-dire un devoir absolu avec un devoir relatif, la théorie a paru identifier la maxime évangélique avec la maxime radicale ; et c’est par ce côté surtout qu’elle a été prise, appliquée et prônée.

Le principe d’individualité, qui n’y fait qu’un avec le devoir de la manifestation, et qui s’y montre d’ordinaire également illimité, a pu se juger quelquefois par ses conséquences. Au moment de la grande vogue du système, j’ai entendu une proposition sur l’éducation religieuse, où l’orateur, aujourd’hui l’un de nos prédicateurs les plus distingués, pour sauvegarder la libre spontanéité, la sainte autonomie de la conscience personnelle, brisait comme une vieille idole, devant la jeunesse et devant l’enfance, l’autorité de la famille de même que celle de l’Église, renversant sans scrupule ce qu’il travaille de toutes ses forces à reconstituer maintenant.

Vinet, du reste, n’a pas poussé son principe aussi loin que l’ont fait et que le font ses disciples. Il n’en a pas, il est vrai, désavoué l’usage, mais il a senti le besoin d’y apporter des correctifs. J’ai été frappé de la haute place qu’il faisait dans les derniers temps à l’obéissance, par où il restreignait implicitement l’individualité et relevait l’autorité. Pour arrêter le principe dans ses effets, il aurait fallu le modifier à sa base, et il ne paraît pas que Vinet l’ait voulu. Au fait, il ne pouvait guère le vouloir ; car le modifier ainsi, c’eût été le changer et enlever à la théorie tout entière son véritable point d’appui. Mais il en a entrevu les périls et il a cherché à les conjurer.

C) Faits. — Nous avons dit que dans le Nouveau Testament les faits confirment les enseignements, que les exemples s’y joignent aux préceptes, et que le principe d’unité, tel qu’il a été défini, y ressort du fond général de l’histoire comme de celui de la doctrine. Il faut légitimer cette assertion.

Mais les discussions actuelles sur ce premier âge de l’Église, où nous allons puiser nos arguments, rendent nécessaire une remarque préalable. Ecartant les théories hypothétiques au milieu desquelles la haute critique se débat et se perd, nous tenons pour reconnues l’authenticité et l’inspiration du Nouveau Testament, son autorité historique et son autorité théopneustique, que nous avons essayé d’établir dans notre Introduction à la Dogmatique. Nous croyons que le Christianisme apostolique fut complet, quant à ses éléments essentiels, dès le jour de la Pentecôte, mais que ses rapports avec le Judaïsme, au sein duquel il s’épanouissait, furent, à l’origine, différemment conçus par bien des personnes ; qu’il résulta de là des directions distinctes, depuis celle des judaïsants, qui faisaient des observances lévitiques une condition formelle du salut (Actes 15.1), jusqu’à celle des antijudaïsants extrêmes, qui répudiaient l’Ancienne Alliance tout entière ; que si parmi les apôtres eux-mêmes il y eut sous ce rapport des nuances prononcées, ce fut sur la question de convenance et de conduite, non sur celle de doctrine ou de principe qu’ils résolurent unanimement au moment même où elle s’éleva. (Voy. Actes ch. 15 les discours de saint Pierre et de saint Jacques, comme celui de saint Paul et de Barnabas. Cf. Galates 2.12-14).

Ainsi nous nous plaçons au point de vue traditionnel, qui est à nos yeux le point de vue réel, bien convaincus que la science y reviendra, lorsque se sera dissipé le nuage de poussière qu’ont soulevé ses courses et ses luttes à travers champ).

Voyons donc si les données historiques du Nouveau Testament ne nous fournissent pas une contre-épreuve formelle de ses données dogmatiques et morales. Et pour cela regardons simplement à ce qu’il dit, au lieu de chercher, par delà l’histoire qu’il raconte, une histoire souterraine qu’on y lirait entre lignes, par une sorte de seconde vue.

Saint Paul qui, en sa qualité d’Apôtre des gentils, combat avec tant d’insistance et de force les préventions et les prétentions des judaïsants, va, en bien des cas, au-devant de leurs exigences illégitimes. Il fait circoncire Timothée à cause d’eux (Actes 16.3) ; il se conforme lui-même en diverses occasions à leurs idées pour éviter les scandales et entretenir la concorde, selon son principe de se faire tout à tous. Il pousse quelquefois la condescendance si loin qu’il semble se contredire et que bien des gens ont trouvé difficile de le justifier. (Voy. Actes 21.26). Ce n’est pas seulement comme vaines qu’il repousse les opinions des judaïsants, c’est comme pernicieuses à la pureté du Christianisme, sous le double rapport de la justification et de la sanctification (Romains ch. 1, 5, 7 ; Galates 5.1-6), c’est comme incompatibles avec la liberté et la spiritualité évangéliques. Il s’y prête pourtant, çà et là, pour ne pas blesser des préjugés et des scrupules entachés à ses yeux du double vice de l’intolérance et de la superstition : concession remarquable, qu’on serait tenté de juger excessive ; exemple instructif ou, pour mieux dire, décisif, puisque la marche apostolique, manifestation certaine de l’esprit chrétien, est une règle pour tous les temps comme la parole apostolique. Et, d’ailleurs, les enseignements de saint Paul renferment bien des prescriptions et des maximes en parfait accord avec ce côté de sa conduite (1 Corinthiens 8.8-13 ; 9.20-23).

Mais, sans nous arrêter à des actes individuels, quelque probants qu’ils soient, prenons des faits généraux où se reflètent largement les principes de l’Église et de ses chefs. J’en citerai deux.

a) La condamnation des schismes, les exhortations à la concorde, se trouvent dans les mêmes Épîtres qui révèlent de graves désordres, sous le double rapport des croyances et des mœurs. Dans les églises de la Galatie, les erreurs étaient telles que saint Paul va jusqu’à dire qu’on y avait passé à un autre Évangile (Galates 1.6). A Corinthe, l’irrévérence de la Cène était, ce semble, portée très loin (1 Corinthiens 11.17-23) ; bien des gens y révoquaient en doute la résurrection des morts et l’existence future elle-même ; un parti nombreux suivait de faux docteurs qui renversaient l’œuvre de Paul et reniaient son apostolat. Ailleurs, se montraient des tendances gnostiques plus ou moins prononcées (Colossiens 2.8,20, 23 ; 1 Timothée 1.4 ; 4.7 ; 6.20). Il existait de tous côtés des hommes qualifiés « d’antéchrists », dont la parole ébranlait les fondements de la foi (1 Jean 2.18 ; Jude 1.4). Ces aberrations sont sévèrement censurées, condamnées, menacées, mais pourtant tolérées ; les adhérents des faux docteurs et les faux docteurs eux-mêmes sont à la fois repris et soufferts. Ce n’est pas à l’excommunication, c’est à la puissance de la vérité et de la vie chrétienne qu’on a recours contre eux. Quoi qu’on puisse penser des principes disciplinaires de l’Église apostolique, on doit reconnaître que, dans la pratique, l’exclusion ne fut pas le moyen officiel de remédier au mal. Les erreurs sont fortement relevées et combattues, mais en les réprouvant on les supporte, on ne rompt pas avec ceux qu’elles égarent. Dans ces nombreux désordres, Hyménée et Alexandre, avec l’incestueux de Corinthe sont seuls frappés ; encore le sont-ils d’une peine surnaturelle plutôt que d’une peine ecclésiastique, « ils sont livrés à Satan pour la destruction de la chair » (1 Corinthiens 5.5 ; 1 Timothée 1.20). Partout ailleurs, malgré les dissentiments, on marche ensemble et l’on est exhorté à le faire. S’il s’agit de séparation, c’est d’une séparation morale, qui reprend l’erreur et le mal en s’en tenant éloigné (Romains 16.17 : « Je vous exhorte à prendre garde à ceux qui causent des divisions et des scandales contre la doctrine que vous avez apprise et à vous éloigner d’eux. » Cf. 2 Thessaloniciens 3.14-15 ; 1 Corinthiens 5.11). Saint Jean parle de gens sortis du milieu des chrétiens (1 Jean 2.19), mais il n’est pas question de gens exclus. Il parle d’un certain Diotrèphe qui chassait les frères de l’Église, qui ne le recevait pas lui-même, et il ajoute : « Si je vais chez vous, je le ferai ressouvenir de ce qu’il fait. » (3 Jean 1.9-11). Quelle étonnante condescendance, quel support, quel amour de la paix, quel respect et quel soin de l’union ! Que de personnes devraient, d’après leurs principes ecclésiastiques, accuser les premiers chrétiens et les apôtres eux-mêmes d’un tolérantisme ou d’un latitudinarisme excessif ! En face de cette conduite des fondateurs, qui frappe d’autant plus qu’on la sonde davantage, il est vraiment étrange que le séparatisme, sous toutes ses formes, ait invoqué avec tant de confiance sa conformité avec l’Église primitive.

Voici comment Calvin argumentait de ces faits contre les Anabaptistes, ces séparatistes de son temps : « Je leur mets en avant la sentence de saint Paul. Entre les Corinthiens il n’y avait pas seulement quelque petit nombre de gens qui eut failli, mais tout le corps était quasi corrompu ; il n’y avait pas une seule espèce de mal, mais plusieurs ; les fautes n’étaient pas petites, mais c’étaient de grandes et énormes transgressions ; la corruption n’était pas seulement aux mœurs, mais aussi à la doctrine. Que fait sur cela l’Apôtre (c’est-à-dire un instrument élu par le Saint-Esprit sur le témoignage duquel est l’Église) ? cherche-t-il de se diviser d’eux ? les rejette-t-il du règne de Christ ? Non seulement il ne fait rien de tout cela, mais plutôt il les avoue pour église de Jésus-Christ en compagnie des saints, et les confesse être tels. S’il demeure église parmi les Corinthiens, cependant que les contentions, sectes et envies y règnent, cependant qu’il y a procès et noises, que malin y est en vigueur, qu’une méchanceté, laquelle était exécrable entre les païens, est publiquement approuvée, cependant que saint Paul est diffamé, qu’aucuns se moquent de la résurrection des morts, laquelle anéantie tout l’Évangile est ruiné, cependant que les grâces de Dieu servent à ambition et non point à charité, que plusieurs choses se font déshonnêtement et sans ordre ; si donc pour ce temps-là il demeure église entre eux, et y demeure d’autant qu’ils retiennent la prédication de la Parole et les sacrements, qui osera ôter le nom d’église à ceux à qui on ne peut point reprocher la dixième partie de telles fautes ? Ceux qui examinent d’une telle rigueur les églises présentes, je vous prie qu’eussent-ils fait aux Galatiens, lesquels s’étaient presque révoltés de l’Évangile ? Toutefois saint Paul reconnaît entre eux l’Église (I.C. 4.1.14). »

Il est regrettable que ces principes n’aient pas été appliqués en ces temps-là au dedans comme au dehors. Pleinement et fermement suivis ils auraient prévenu bien des ruptures et doublé la puissance de la Réformation.

b) Revenons à la question des observances lévitiques, question qui, sans être ce qu’on l’a faite de nos jours, n’en était pas moins très grave et très vive. Sous le rapport ecclésiastique, elle divisait les disciples en deux camps où la diversité allait jusqu’à l’hostilité. D’un côté des préjugés, des scrupules, des prétentions, une sorte d’horreur, qui rendaient la communion religieuse difficile et souvent impossible ; d’un autre côté, un dédain prononcé pour cet attachement fanatique à des idées et à des coutumes qui devaient tomber devant les enseignements du Christianisme. Sous le rapport moral, les opinions des judaïsants compromettaient la liberté et la spiritualité chrétiennes, en conservant à des formes préparatoires, et par conséquent transitoires, une importance antiévangélique ; elles exposaient le principe même de la vie religieuse par la sainteté qu’elles attribuaient à des actes purement rituels. Sous le rapportdogmatique, elles portaient atteinte à la doctrine centrale du Christianisme, poussant à soutenir qu’à moins de garder la Loi, et de la garder dans sa partie cérémonielle aussi bien que dans sa partie morale, on ne pouvait être sauvé (Actes 15.1, 5). Cette question pénétrait, on le voit, au cœur du christianisme théorique et pratique, et l’on comprend qu’elle ait profondément agité l’Église naissante.

Dans un tel état, la marche logique et dogmatique, celle qu’on a généralement suivie dans les temps postérieurs, celle qu’auraient conseillée ou imposée bien des systèmes actuels, était de définir exactement les points en litige, et de jeter hors de l’Église les personnes qui refuseraient de se soumettre, si elles ne sortaient pas d’elles-mêmes. On le pouvait d’autant plus que, placé sous la direction exceptionnelle et surnaturelle de l’Esprit saint, on était sûr de ne pas prendre l’erreur pour la vérité ; l’oracle vivant, le juge infaillible des controverses était là réellement ; Dieu parlait alors par la bouche de ses envoyés extraordinaires, organes de ses révélations. Cependant, c’est la marche contraire qui prévalut. Au lieu d’ordonner la séparation ou d’y pousser le moins du monde, les apôtres ne négligent rien pour la prévenir ; leur effort et leur but constant est de tenir rapprochés ces deux partis, à tant d’égards antipathiques (Rom. ch. 14 et 15). En exposant les principes évangéliques sur les objets du débat, ils ne frappent pas de réprobation cette classe nombreuse qui les méconnaissait, ou ne les admettait qu’à la condition de les tirer à ses idées propres. En proclamant la vérité, ils prescrivent et exercent la condescendance, ils exigent et font des concessions ; ils vont jusqu’à établir des règles temporaires, par une sorte de transaction, dont on n’a pas assez relevé le motif (Actes 15.20, 28). Ils attendent plus du support que de la rigidité disciplinaire, plus du développement interne de la foi que des lois coercitives, quoiqu’ils eussent plus que personne le droit d’en établir. Comme cette première assemblée synodale, où présidèrent les fondateurs inspirés de l’Église, qui avaient reçu dans sa plénitude le pouvoir de lier et de délier, diffère, par son esprit, de la plupart des assemblées postérieures ! Que la forme et le fond de son décret contrastent avec ces anathèmes dont les conciles ont fait plus tard la sanction de leurs ordonnances ! Là où l’on aurait pu commander et condamner, on exhorte ; là où l’on aurait dû se borner à exhorter, on commande et l’on condamne.

Cet esprit se conserva quelque temps encore après l’âge apostolique. On ne rompit avec les judaïsants que sous Adrien, par l’effet de circonstances tout extérieures, et sans intention de les exclure ; à vrai dire, le schisme proprement dit vint d’eux seulse.

e – Mosheim, Hist. eccl., T. I, p. 219.

A côté des tendances judaïques se montrèrent de bonne heure les tendances gnostiques, et le support de l’Église fut le même envers les unes qu’envers les autres. Les semences du gnosticisme apparurent lorsque les apôtres étaient encore là ; et en réprouvant ces doctrines étrangères, ils ne bannirent pas leurs adhérents de la communion des fidèles. Les gnostiques restèrent dans l’enceinte sacrée quand ils le voulurent. Ils se retirèrent quelquefois, comme ces gens dont il est parlé 1 Jean 2.19 ; il ne paraît pas qu’ils aient été exclusf. Plus tard, au sein de l’Église et chez les docteurs les plus considérés, que de notions peu d’accord avec la lettre et avec l’esprit des Ecritures ! (Justin, Clément d’Alexandrie, Origène, Synésius.) Cette première période, il faut le redire, est peut-être celle où il a fermenté dans la Chrétienté le plus d’opinions diverses, de tendances et de vues particulières, qu’apportaient de toutes parts les nouveaux convertis, et qui ne s’élaboraient que peu à peu au creuset de l’Évangile. C’est l’époque où il s’est uni à la plus large tolérance une ferveur de foi qui ne s’est jamais reproduite au même degré. La cause en est évidemment en ceci, que tout en tenant fortement aux principes constitutifs du Christianisme, auxquels on se dévouait jusqu’au martyre, on n’avait encore pour dogmes que les grands faits de révélation, et qu’on attachait plus d’importance à leur action religieuse qu’à leur systématisation rationnelle, laissant par cela même un libre cours aux spéculations des docteurs.

f – Il faut distinguer diverses classes de gnostiques, ces rationalistes des premiers temps. Les uns, acceptant le Christianisme, n’aspiraient qu’à le pénétrer par la spéculation, en joignant à l’adhésion de la foi l’intuition de la science. Les autres prétendaient fondre le Christianisme, comme les autres religions, dans leur philosophie. Les premiers entraient ou restaient dans l’Église, les seconds en sortirent ou n’y entrèrent pas.

Le Christianisme est une religion bien plus qu’une théologie ; nous l’avons dit et redit avant que la direction nouvelle le donnât comme une de ses découvertes. Le Christianisme évangélique est foi et charité, selon la définition de saint Paul. Et la foi elle-même n’est ni la simple admission ni la pure profession de la doctrine sainte ; c’est cette doctrine descendue dans les profondeurs de notre être, transformée en principe actif de rénovation, devenue le germe et l’aliment de toutes les dispositions spirituelles, des vertus les plus humbles et les plus hautes, par cela même qu’elle a ouvert le Royaume des Cieux et placé l’âme en communion avec le Dieu-Sauveur. Ce qui importe, à ce point de vue, ce n’est pas seulement la connaissance et la profession de la vérité, c’est aussi, c’est surtout son impression vivifiante, c’est son action sur le cœur, qu’elle attire du monde à Dieu en changeant sa direction naturelle. L’essentiel est la formation du caractère chrétien. Dans la vérité, on cherche la vie chez les autres comme chez soi. Et quand on en est là, on passe sur bien des divergences, d’abord parce que les grands faits évangéliques, simplement admis, suffisent à l’œuvre de la foi ; ensuite, parce que le support de l’erreur est aussi un devoir de charité ; enfin, parce que l’esprit pratique, nous révélant de plus en plus et ce que nous devrions être et ce qu’il nous faut travailler à devenir, dépouille la plupart des questions spéculatives de l’importance que le dogmatisme et le formalisme leur ont faite.

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