Chez Matthieu Lelièvre, le prédicateur, le journaliste et l’historien firent toujours bon ménage. S’ils se disputèrent souvent son temps, il faut constater qu’ils s’entr’aidèrent. Parmi eux, le journaliste est bien celui pour qui il eut le plus de faiblesse, celui pour qui il fit le plus de sacrifices et qui lui donna les émotions les plus vives. Des pasteurs en assez grand nombre ont été de bons directeurs de journaux et des rédacteurs appréciés. Lui, était journaliste : le fauteuil de rédacteur était celui qu’il préférait entre tous ; l’article à faire faisait son souci et sa joie, l’arrivée des courriers où il trouvait les faits de la semaine à noter et à apprécier faisait ses délices. Je ne vois guère que deux ou trois de nos journalistes protestants de sa génération qui l’aient égalé.
Il est probable qu’il a écrit des articles ou a rêvé d’en écrire sur les bancs de l’école, peut-être dès qu’il a pu en lire. Le premier que j’aie découvert de lui, dans les Archives du Méthodisme, est dans le numéro du 1er mars 1857, mais je ne garantis rien, et si on me disait qu’il est né un porte-plume d’une main et un journal dans l’autre, je ne dirais pas non. Le titre du dit article, écrit à dix-sept ans, il faut en excuser la modestie, n’est ni plus ni moins que : Accord entre la Science et la Révélation. Deux colonnes et demie ! L’Encyclopédie, la Science, la Révélation, le premier chapitre de la Genèse de Gaussen, tout y passe ! La Conférence de cette année-là, ainsi que je l’ai déjà dit, le plaça à Paris, pour y faire des études et pour y commencer son noviciat. Il n’y était pas depuis quelques mois qu’il laissait entrevoir l’écrivain religieux qu’il allait devenir, et était déjà recherché par plusieurs feuilles protestantes. Il se fit la main dans des Variétés et Nouvelles missionnaires, des Comptes rendus, des Revues de livres, et, avec Paul Cook, devint le fournisseur attitré de Communications appréciées.
A vingt ans, il était déjà abondant ! Le numéro du 1er décembre 1860, de L’Évangéliste (les Archives du Méthodisme ayant pris ce titre avec leur numéro du 1er janvier 1858) renferme de lui une Revue de l’année qui ne tient pas moins de trois colonnes compactes et qui dénote une étendue d’informations, une sûreté de style et une maturité de jugement peu communes chez un jeune homme de cet âge. Tel numéro de 1863 compte cinq articles de lui, ce qui ne l’empêchera pas d’en écrire trois de plus pour le numéro suivant ! On était un peu prolixe dans L’Évangéliste de ce temps-là, Matthieu Lelièvre comme les autres. Il ne consacra pas moins de quatre articles à la Vie de Jésus de Renan, et de trois à un commentaire sur l’épître de Jacques. Aujourd’hui, nous nous contenterions d’une colonne et nous croirions leur avoir fait bonne mesure. Il avait déjà des projets de biographies dans l’esprit.
Cela le conduisit jusqu’en 1870. Au cours de ces dix ans, L’Évangéliste était passé des mains de James Hocart et de Paul Cook à celles de Luc Pulsford (1860-1866), puis entre celles de Gédéon Jaulmes, qui, ayant une bonne plume, lui avait donné beaucoup de soin et en avait fait un journal d’édification fort apprécié. En l’automne de 1870, G. Jaulmes dut quitter Paris. La Conférence mit M. Lelièvre à Nîmes et lui confia la direction du journal, avec Paul Cook comme rédacteur-adjoint.
Ce fut providentiel, d’abord parce que le journal avait désormais un vrai journaliste à sa tête ; ensuite, parce que ce périodique comptait dans le Midi le plus grand nombre de ses lecteurs et que les Églises du Midi étaient son vrai milieu. C’est grâce à ce changement qu’il parut sans interruption pendant toute la durée de la guerre franco-allemande et des événements qui la suivirent, alors que les autres journaux religieux, enfermés dans Paris, durent interrompre leur publication. Il fallut se hâter. Le premier numéro publié à Nîmes porte la date du 22 septembre, au moment où les Prussiens se dirigeaient à marches forcées sur la capitale, dont le désastre de Sedan leur avait ouvert la route.
Voici ce qu’écrivit le nouveau rédacteur en entrant en fonction :
« Nous prenons en main la rédaction de ce journal à un moment solennel.
Notre chère patrie traverse une crise redoutable, où il ne s’agit plus pour elle d’une question d’amour-propre national ou de prépondérance militaire, mais où il s’agit de son existence même et de son avenir. Etre ou n’être pas, voilà la question qui se pose pour elle. D’ici à quelques semaines, nous saurons si ce grand peuple, qui s’appelle la France, doit être relégué parmi les peuples du passé, ou s’il a quelque vitalité et quelque avenir. On ne saurait se placer en face d’une pareille alternative sans éprouver un douloureux serrement de cœur…
Cette crise nationale, unique dans l’histoire, se complique d’une crise politique qui en a été la conséquence forcée. L’homme dont les fautes nous ont conduits au bord de l’abîme a roulé lui-même jusqu’au fond, et un trône qui, il y a quelques mois, trouvait sept millions de voix pour l’étayer, s’est effondré en un moment… »
Alors, au milieu de l’effroyable tempête déchaînée sur son pays, le journaliste chrétien, sentant la difficulté et la responsabilité de sa tâche, bien décidé à profiter du régime de liberté dans lequel on entrait pour dire ce qu’il croira être la vérité, demande la bienveillance de ses lecteurs, tend la main à ses collaborateurs, et indique son intention ferme de suivre la même ligne de fidélité et de largeur chrétienne que le journal suivait depuis sa fondation :
« … Nous n’oublierons jamais que notre feuille est essentiellement religieuse, et que le beau titre qu’elle porte l’appelle surtout à une mission d’évangélisation. Mais, d’autre part, nous avouons ne pas comprendre, et surtout ne pas admettre ce point de vue étroit qui sépare absolument les questions religieuses des questions générales. Le chrétien ne nous apparaît pas comme un homme cantonné dans un petit domaine entouré de hautes murailles ; c’est au contraire l’homme qui a gravi le plus haut sommet des choses et qui, selon la parole de saint Paul, juge de tout. Nous voudrions arriver à naturaliser parmi nous une presse religieuse semblable à celle de l’Angleterre et des Etats-Unis, qui semblent avoir pris à tâche d’étudier toutes les questions au point de vue religieux, en portant dans tous les domaines la lumière de l’Évangile.
Nous nous efforcerons de suivre le mouvement religieux contemporain sous toutes ses formes, avec la plus grande attention, tout en consacrant une place spéciale aux Églises méthodistes qui ont pris une part si grande au réveil. C’est cette cause du réveil de l’Église que nous voudrions surtout servir de toutes nos forces… »
Les événements contribuèrent au succès de la nouvelle rédaction. Trois pasteurs méthodistes, E. Farjat, H. de Jersey, A. Lagier avaient été attachés à des ambulances à titre d’aumôniers. D’autres, Emile Cook, Georges Schefter, Jean-Wesley Lelièvre, en avaient ouvert dans leurs chapelles. Leurs communications étaient palpitantes d’intérêt. Dès le premier trimestre, Puaux père, Mme de Gasparin empruntaient les colonnes de L’Évangéliste. Des journaux réformés avaient disparu. Ils devaient se transformer pour reparaître, et les chefs de file ne se pressaient pas. Dans le désarroi où se trouvait le parti réformé évangélique, le journal de Matthieu Lelièvre devint le porte-parole d’une minorité active, gagnée à la cause du Réveil, sympathique aux idées de son directeur sur la Séparation de l’Église et de l’Etat et la formation d’une Église réformée évangélique. Bientôt, Daniel Benoît, Gustave Meyer, G. Ducros, Armand Martin, Eug. Arnaud, et d’autres, y écrivirent fréquemment. Paul Cook, Matthieu Gallienne fils, J. Hocart père et fils, William Cornforth — je ne prétends pas les citer tous — formaient autour du chef un état-major dont tout journal aurait pu être fier. Les articles de Mlle S.-P. Blundell et ceux de Mlle Levat, plus tard ceux de Mlle Néel, y apportaient une variété de genre et de sujets appréciée. Ed. de Pressensé, Armand Delille, le Dr Gustave Monod lui adressaient des communications. Le journal se fit, en peu de temps, dans la presse protestante, une place très honorable. Il était souvent cité, quelquefois combattu, toujours respecté. Ecrivains et lecteurs lui venaient de tous côtés. Ils avaient reconnu un homme de cœur, un maître-écrivain, un journaliste de race dans celui qui le dirigeait. Le chiffre de ses abonnés doubla en peu d’années : le Gard lui en fournissait la moitié. La Drôme suivait. Il est probable qu’une bonne moitié de cette clientèle lui vint des réformés. Il faut tout de suite ajouter que cette prospérité ne dura que de 1870 à 1876. Vraisemblablement, du fait que les réformés se groupèrent davantage autour du Christianisme, que les journaux religieux protestants se multiplièrent et que la crise du phylloxera s’étendit cruellement sur le Midi, le dépeuplant et l’appauvrissant.
Le régime républicain fut propice au journal. Matthieu Lelièvre y inaugura une Chronique de la Semaine qui, dans les campagnes surtout, et dans ces temps où les quotidiens y étaient peu lus, faisait plaisir. Bientôt il fit suivre ses premiers Nîmes de paragraphes où il jugeait les principaux faits du jour. C’est peut-être dans ces Notes sur les hommes et les choses qu’il se révéla encore meilleur journaliste que dans ses articles proprement dits. Il savait exposer vite et bien un fait divers, un litige, et, d’une plume alerte, porter sur lui un jugement remarquablement avisé. C’est ce qu’on lisait souvent en premier lieu, et je me souviens qu’étant enfant j’ai vu quelquefois, le vendredi soir, arriver chez mon père quelque parent ou quelque voisin qui tenait à savoir ce que notre pasteur disait de tel ou tel incident de la vie nationale qui préoccupait les esprits. Ces innovations ne se firent pas sans peine. Des collègues et des collaborateurs étaient moins républicains que le rédacteur ; ils avaient peur que l’œuvre religieuse fût compromise par ses incursions dans un domaine qu’ils jugeaient un peu dangereux. Notre ami tint bon, et bien rares furent, je crois, ceux qui ne finirent pas par lui donner raison.
La foi républicaine du nouveau rédacteur était ardente, et il paraît bien aujourd’hui qu’il s’y mêla quelques illusions. Il faut toutefois remarquer qu’il ne flatta jamais les passions populaires, et que c’est toujours à la lumière de l’Évangile qu’il jugea les hommes et les événements. Ses articles étaient du même ton que ses conférences sur Les Vertus républicaines et La République des Etats-Unis. Dans son journal, comme dans la chaire, ou dans les salles de réunions où il se faisait entendre, Matthieu Lelièvre ne cessa de prêcher la repentance, la conversion, le recours à la prière, et même au Saint-Esprit. Il travailla de toutes ses forces au réveil des consciences, comme au réveil des Églises, soit par la parole, soit par la plume. Son premier Nîmes, 21 septembre 1870, dont nous avons donné des extraits, et qu’il accompagna d’un article : Ce que nous devons à la République est, dans le même numéro, suivi d’une méditation de lui sur ce texte : « Humilions-nous sous la puissante main de Dieu », au cours de laquelle il trouva des accents douloureux pour confesser la frivolité, l’orgueil, l’impiété, non pas de l’Empire, mais de sa génération. C’est tout à fait typique. Et, chose curieuse, ce troisième article fut reproduit dans deux journaux politiques de la région.
Fidèle à son titre, le journal fut un évangéliste. Cet Évangéliste s’attarda moins que ses aînés aux lits de mort des chrétiens, ainsi qu’aux menus détails de la vie religieuse. Ses articles nécrologiques furent plus courts ; ses Variétés et Faits divers plus resserrés. Il était soigné sur sa personne, comme dans ses discours ; il ne rabâchait pas, et il n’improvisait pas. Sa parole était bien française, évitant tout ensemble le patois de Canaan et l’argot des faubourgs : un Évangéliste bien convaincu, sans prétention au beau langage, et sans grands gestes, mais ayant un message, sachant ce qu’il disait parce qu’il l’avait appris dans l’Évangile et qu’il l’avait expérimenté. Les réunions d’édification mutuelle et de prière, les manifestations d’une piété vivante et animée de l’esprit missionnaire, étaient tout à fait son affaire. Il adressait des appels, des exhortations. Il fit des campagnes pour des causes aujourd’hui gagnées, du moins théoriquement, comme le ministère de la femme, la prédication laïque, la Séparation des Églises et de l’Etat, les missions de réveil, les œuvres parmi la jeunesse ; non seulement parce que ce sont là des sujets intéressants, mais parce qu’il avait des convictions, qu’il se tenait à l’avant-garde de l’armée du Christ et qu’il s’efforçait à la porter en avant, y voyant les conditions nécessaires au salut de l’Église et du pays.
La production de Matthieu Lelièvre fut énorme pendant sa première rédaction. Ce n’était pas que sa plume courût très vite. Il pouvait toujours lui tenir pied et il ne lui laissait jamais la bride sur le cou. Mais il travaillait intelligemment et beaucoup. Il était l’âme, l’animateur de son journal. Jeune et vibrant, tous les événements avaient leur retentissement en lui ; mais son esprit, cultivé par des lectures étendues et parfaitement ordonné, son sens critique, lui permettaient d’émettre un avis juste, d’écrire de sang-froid, même sur des sujets brûlants. Quand son article était fait, il était rare qu’il y eût quelque chose à changer.
Il fut également fidèle au sous-titre de L’Évangéliste : « journal des intérêts chrétiens et particulièrement du Méthodisme pour les pays de langue française ». Il se hâta, cependant, de l’abréger et de le rajeunir par celui-ci : « Journal religieux hebdomadaire, organe de l’Église évangélique méthodiste ». La formule nouvelle n’eut cependant qu’une vie courte. Elle disparut dès le 10 août 1871, pour faire place à celle-ci : « Journal religieux paraissant tous les jeudis ». Et il expliquait ainsi la transformation :
« Cette suppression n’implique aucun changement dans les principes ni dans la marche du journal ; il continuera à entretenir les mêmes rapports que précédemment avec l’Église méthodiste française dont il fera connaître la marche et les travaux. Nous nous décidons à supprimer ce sous-titre par déférence envers l’opinion de quelques collègues qui craignent que le public, se méprenant sur sa portée, ne veuille rendre l’Église méthodiste solidaire des opinions politiques des rédacteurs. »
Matthieu Lelièvre, bien convaincu que la République était le régime démocratique qui convenait à la France, ne cacha jamais ses convictions républicaines. Il savait que presque tous ses lecteurs le suivaient et qu’il exprimait le sentiment intime de quatre-vingt-dix pour cent des membres de son Église. Il fit pourtant de la politique, s’engageant à fond contre les projets de restauration monarchique qui furent tentés pendant les années qui suivirent la proclamation de la République, et, par exemple, patronna la Lettre aux députés protestants que son ami et voisin Jules Méjan écrivit en 1874. Mais il ne pouvait pas ne pas avoir cette politique-là, et il la suivait en se plaçant uniquement au point de vue de la foi et de la liberté religieuse.
Cette liberté religieuse, il la réclamait pour toutes les Églises évangéliques, dont la diversité ne lui faisait pas peur, pourvu qu’elles fussent fidèles à leur vocation et animées, entre elles, de l’esprit d’amour et d’entr’aide, tel que cet esprit se manifestait dans l’Alliance évangélique. Quand il prit le journal, il était déjà assez connu pour que chacun sût à quoi s’en tenir à ce sujet. Mais il eut souvent, dans sa carrière de journaliste, l’occasion de s’expliquer. C’est ainsi qu’à la date du 20 janvier 1905, au moment où la Séparation des Églises et de l’Etat était à l’ordre du jour, Matthieu Lelièvre écrivit :
« On nous dit que pour faire impression sur le peuple français, il convient que le protestantisme fasse corps et lui présente, en raccourci, une image de la grande unité catholique. Il y a quelque chose de puéril dans ce souci de faire grand, qui hante tant de cerveaux parmi nous. Comme si notre prétendue grandeur, même en faisant appel au ban et à l’arrière-ban de notre armée, n’était pas insignifiante, comparée à celle de l’Église romaine ! … Un réveil qui se produirait parmi les protestants français aurait bien plus de prise sur l’opinion qu’un rétablissement laborieux d’une unité extérieure, qui cacherait mal les divergences profondes de tendances et de doctrines. »
Il s’étonnait plus tard (10 avril 1919) qu’on fît état du « qu’ils soient un » de la Prière sacerdotale, — un de ses sujets de prédilection, — pour vouloir « unifier » des catégories de gens qui ne comprenaient pas de la même manière, précisément, le passage où se trouve cette parole du divin Maître, et il en concluait que l’unité religieuse n’est possible qu’entre croyants. Sur ce point, il n’y a jamais eu chez lui de variation, ni ombre de changement :
« Il suffirait d’ailleurs, pour ne pas se méprendre sur la volonté du Maître, de ne pas séparer son qu’ils soient un, de ses deux compléments : comme nous et en nous, qui donnent à l’unité des croyants un type divin et une réalisation surnaturelle.
C’est méconnaître la pensée de Jésus que de voir, dans son appel à l’unité, la sanction des compromis bâtards que l’on rêve entre croyants et incroyants, entre Églises où l’on entre par la naissance, et qui sont souvent des institutions plus politiques que religieuses, et des églises qui reposent sur la profession personnelle de la foi… Saint Paul, dans sa fameuse comparaison de l’Église assimilée au corps humain, fait de Christ la tête de ce corps, et dit : Nous sommes un seul corps en Christ et membres les uns des autres, affirmant, lui aussi, que l’unité de l’Église est en Christ, et pas ailleurs. »
A l’unification extérieure qui, à son point de vue, n’est qu’illusoire, qu’il attribuait au levain de romanisme qui fermente toujours dans certaines âmes, notre journaliste opposait l’union des cœurs. Il écrivait le 8 mai 1919 :
« De grâce, n’essayons pas de substituer la dure et froide uniformité des réglementations synodales aux impulsions et aux inspirations de l’amour fraternel. Ce serait mettre un bloc de glace dans un foyer pour en activer la combustion. L’union des cœurs doit précéder l’union des Églises, et cette double union est l’œuvre de l’Esprit de Dieu. Les Pentecôtes d’abord, l’organisation ecclésiastique ensuite. »
Notre rédacteur considérait donc que, dans l’état actuel des choses, toute fusion serait prématurée et porterait atteinte aux intérêts du Règne de Dieu. Il repoussait tous les nationalismes et toutes les Églises d’Etat. Mais il était généreux, de sa plume et de son journal, envers toutes les causes qui se réclamaient de l’Évangile. La décade qui marqua son apogée dans le journalisme fut féconde dans l’histoire religieuse. Elle fut marquée par les Réveils de Brighton, de Montmeyran, de Dieulefit, de Nîmes et de beaucoup d’autres régions, ou localités bien connues de lui. Un bon vent soufflait, l’amour fraternel débordait, et, s’il y eut quelques fausses notes, il demeure qu’on pouvait appliquer aux disciples de Christ les paroles des Actes : « Ils n’étaient qu’un cœur et qu’une âme, et le Seigneur ajoutait tous les jours à l’Église ceux qui étaient sauvés. » C’est dans cette atmosphère que Matthieu Lelièvre composait son journal et donnait toute sa mesure.
Il ne pouvait faire autrement que de porter une grande attention aux destinées de l’Église réformée. D’abord, parce que, s’il y avait une Église où il était né à la vie spirituelle et qu’il servait avec bonheur, cet attachement ne le portait nullement à oublier ses devoirs envers l’Église, considérée comme la collectivité des disciples de Jésus-Christ : la première est une famille, la seconde est une patrie. Ensuite, parce qu’il savait que les destinées du protestantisme français sont étroitement unis à ceux de l’Église réformée de France. Et il aurait voulu que celle-ci, au lendemain de la déclaration de la République, affirmât sa fidélité à la doctrine évangélique, appuyât de toute sa force la cause de l’Évangélisation et du Réveil, et conquît son indépendance ecclésiastique.
Il y eut alors, pour les deux fractions de l’Église réformée, une période critique, et Matthieu Lelièvre ne marchanda ni son temps ni sa peine, pas plus que les colonnes de son journal au parti évangélique. D’ailleurs, il y était poussé et soutenu par toute une aile de ce parti, et par beaucoup de lecteurs dont L’Évangéliste exprimait le sentiment et l’intime espoir. Mais sa participation vigoureuse et décidée aux affaires ecclésiastiques d’une autre Église que la sienne ne fut pas du goût de tous, et les articles de polémique, les passes d’armes même, ne furent pas rares dans les journaux religieux de cette époque. Peut-être notre rédacteur y donna-t-il lieu quelquefois en se mêlant, avec un peu d’indiscrétion et beaucoup d’insistance, aux démêlés entre réformés orthodoxes et libéraux, et en y apportant une sûreté d’information, une fermeté de principe, une liberté et une force d’argumentation qui gênaient et agaçaient ceux qui, dans le camp de l’orthodoxie réformée, étaient plus timorés, moins avancés, et moins libres de leurs mouvements que lui.
Il se sentait très fort. Il se savait envié. Et je ne dirai pas qu’il ne soit jamais arrivé, dans cette polémique, que le vieil homme n’ait, chez lui, prêté assistance à l’homme nouveau. Mais, d’autre part, les prétentions de ceux qui s’attribuaient, parce que membres de l’Église officielle, un certain monopole religieux et avaient une mentalité de préfet ou de sous-préfet de l’Empire, plutôt que celle d’un ministre de Jésus-Christ des temps modernes, ne pouvaient lui convenir. Il n’acceptait pas leur domination sur les héritages du Seigneur, et il ne se privait pas de le leur dire.
L’on ne peut relire Matthieu Lelièvre sans être tenté de relever bien des Notes et même bien des pages de cette polémique, presque toujours courtoise de part et d’autre, mais quelquefois un peu vive et trahissant quelque impatience. Les rieurs, s’il y en avait — car le sujet de discussion était presque toujours grave, — devaient souvent être avec lui. Non seulement l’avenir devait lui donner raison, mais la raison était presque toujours déjà et très visiblement de son côté, et il fallait être singulièrement aveugle ou obstiné pour ne pas le voir. Puis, plus que ses adversaires, Lelièvre avait le trait, la main leste, et ce grain de sel qui donnait une saveur spéciale à ses ripostes journalistiques. Tout cela est périmé. Ce sont des cendres refroidies. Mais, au moment où ces interventions d’un parti opposé aux influences méthodistes et indépendantes se produisirent, leur effet fut déplorable.
Notre ami en avait gardé un souvenir pénible, quelque chose comme une blessure au cœur. Il en parlait avec regret, même quand, vingt-cinq ans plus tard, il touchait discrètement à cette période de sa vie :
« Ce fut, en effet, pendant ces années 1874 et 1875 que se produisit le beau réveil de sanctification qui, malgré ses misères, donna un élan nouveau à la piété de beaucoup de chrétiens et -de pasteurs… Si ce réveil ne porta pas tous les fruits que nous en attendions, il est certain qu’une des causes principales fut le réveil de l’esprit ecclésiastique, qui ne réussit que trop à désunir ceux que l’Esprit de Dieu avait unis. S’il n’eût fait tort qu’à la caisse des journaux de la dissidence, en détachant d’eux une partie de leur clientèle, le mal ne serait pas grand : plaie d’argent n’est pas mortelle. Mais, en déchaînant l’esprit sectaire, il a contribué à arrêter le réveil, et cela nous ne le lui pardonnons pas. »
Nous avons caractérisé assez longuement le journaliste qu’était Matthieu Lelièvre pour être plus court sur les deux autres périodes où il fut de nouveau à la tête de L’Évangéliste. Pendant les huit ans qu’il passa à Jersey et à l’Église des Ternes, Paris, c’est son frère Jean-Wesley, ensuite O. Prunier qui le remplacèrent. Quand il revint au journal, il n’eut qu’à renouer le fil et à continuer la tradition.
Il en changea cependant le format et y plaça deux manchettes qu’il a gardées depuis : « Malheur à moi si je n’évangélise pas » (Saint Paul) ; « Le monde est ma paroisse » (Wesley), comme pour bien montrer que L’Évangéliste resterait voué à l’évangélisation et que sa sympathie pour l’œuvre de Dieu continuerait à être universelle. Bientôt, il y introduisit le feuilleton. Ses articles furent généralement plus courts que précédemment ; d’une facture plus simple, mais gardèrent une rare correction, ainsi que leurs traits distinctifs de clarté, de mesure et de force. Sans se répéter et sans lasser, le rédacteur revenait sur les sujets essentiels : la prière publique et privée, l’évangélisation des protestants et des catholiques, la conversion, la prédication laïque, la Fédération des Églises, la puissance spirituelle. Ses Notes de la Rédaction étaient fréquemment nombreuses et n’avaient rien perdu de leur saveur.
Si je devais choisir entre les trois périodes de la rédaction de Matthieu Lelièvre et la quarantaine d’années qu’elles recouvrent, je crois bien que j’opterais pour l’année 1892, quand le journaliste, rafraîchi et renouvelé par la détente des huit ans qu’il avait passés sans faire beaucoup d’articles et ayant accru son fonds d’expérience, reprit la plume, bien décidé à faire un journal varié, pratique, édifiant. Il ne fut pas plus brillant qu’une douzaine d’années auparavant, un peu moins peut-être, si par brillant on entend étincelant d’esprit, traversé de traits lumineux ou même éblouissants. L’actualité y tenait un peu moins de place ; mais, comme valeur permanente, c’est bien ce que le directeur a donné de mieux. On peut aussi y relever l’absence à peu près complète de polémique. Lui-même avait fait cette remarque, et il se demandait :
« Etait-ce assagissement, amené par les années, dans le tempérament du rédacteur ? Etait-ce surtout absence de questions brûlantes dans le monde et dans l’Église ? Je ne sais ; c’était probablement les deux choses à la fois. »
Au bout d’un an et demi notre ami dut céder aux ordres du docteur et passer la plume à Emile Bertrand. Celui-ci mourut prématurément quand il touchait à la quarantaine, l’avant-dernier jour de 1900. M. Lelièvre, dont la santé était maintenant normale, se voyait déjà réduit à un ministère pastoral diminué par sa surdité. Il ne pouvait refuser de servir Dieu et sa cause dans la voie qui se rouvrait devant lui :
« Je puis parler et je puis écrire, se dit-il, donc je dois parler et écrire jusqu’à ce que le Maître me dise : C’est assez ! »
Voilà comment il redevint, pour la troisième fois, directeur de L’Évangéliste. Il pensait que ce ne serait que pour peu d’années. Cela devait durer un quart de siècle ! Mais, à la fin de 1914, jugeant que la ville du Havre, où il habitait, n’était peut-être pas un lieu de tout repos pour son bien-aimé journal, et se souvenant des expériences de 1870, il le confia à son collègue Edmond Gounelle, qui devint son collaborateur assidu dès ce moment-là, et lui succéda plus tard. Il en garda cependant la direction effective jusqu’en 1925. De sorte que ce fut cette dernière série qui, contrairement à toutes les prévisions, fut la plus longue. Il y écrivit assidûment jusqu’à la fin de 1925, et, plus ou moins, jusqu’à peu de mois avant son décès.
Pendant cette période, notre rédacteur fut de moins en moins combatif. On n’a pas, après soixante ans, les goûts belliqueux qu’on avait à trente. Mais il est probable, qu’il consacra à sa feuille hebdomadaire plus de temps que jadis. Il lui rendit tout de suite cet air distingué, ce cachet de journal bien fait, dont il avait le secret.
On ne put s’empêcher de constater que le vieux directeur restait fidèle aux amours de sa jeunesse, tout en suivant le cours des choses. A peine s’était-il remis en contact avec ses lecteurs, — et ce ne fut pas long, — qu’il les rendit attentifs aux vérités essentielles de la foi et qu’il les initia au mouvement religieux mondial qu’il n’avait pas cessé de suivre d’un œil vigilant. Le Réveil, les missions de Réveil, les assemblées de prière pour le Réveil, ainsi que les manifestations du christianisme social, occupaient sa pensée et lui fournissaient des sujets d’articles. Le vieux feu brûlait. Voici quelques lignes du 20 janvier 1905. La Séparation est dans l’air. La fidélité à l’Évangile, qui lui paraît de toute nécessité, le préoccupe. Et l’ancien lutteur se réveille. Pour un peu, il croiserait le fer comme vingt-cinq ans plus tôt :
« Constatons d’abord le besoin, pour notre protestantisme français, de retrouver les sûres fondations en dehors desquelles on ne peut édifier rien de solide ni de durable. La Babel ecclésiastique que bâtissent nos jeunes théologiens avec une ardeur qui pourrait être mieux employée, verra flotter à son sommet, si elle s’achève, le drapeau de l’indifférence doctrinale. Qu’on y prenne garde, on ne se passe pas impunément du seul fondement qui a été posé : Christ crucifié et ressuscité. On ne fait pas une Église avec quelques souvenirs historiques ou quelques aspirations sociales et humanitaires. Il lui faut une doctrine, c’est-à-dire des affirmations et non des doutes, un enseignement qui ne dise pas oui et non, qui ne souffle pas par la même bouche le chaud et le froid… »
Toutefois, le ton de la controverse ecclésiastique a changé. Matthieu Lelièvre est maintenant vénérable et vénéré. Ses confrères ont des égards, et se sont assagis, comme lui. Tout se passe avec mesure, tact et charité. Si j’ose porter un jugement sur cette période, je dirai que notre frère fut éminemment édifiant, constructif ; mais que, comme journaliste, il abusa des études qui donnaient lieu à des séries d’articles un peu longues et vers lesquelles l’inclinaient ses qualités d’historien. Ainsi, dans la seule année 1902, il ne consacra pas moins de dix articles copieux à l’histoire de son journal ; il n’en publia pas moins de quinze sur Adolphe Monod, à l’occasion de son centenaire, de onze sur la comtesse Agénor de Gasparin. Que ces articles fussent bien pensés et bien écrits, qu’ils fussent édifiants et instructifs, c’est certain. Ils auraient pu être moins nombreux et un peu plus courts, et ils y auraient gagné. Je constate que, s’il reléguait les faits du jour dans ses, Notes de la Rédaction, il continuait à en parler comme personne ne pouvait le faire dans son journal, et que ses collaborateurs mettaient de la variété et de l’actualité dans les autres matières qui le remplissaient.
J’ajouterai, avec tous les égards que je dois à sa mémoire, et cette sorte d’affection filiale que j’ai toujours eue pour lui, que, vers la fin de sa vie, du fait de l’âge et du rôle de patriarche que nous avions largement contribué à lui faire accepter, il se livrait à des souvenirs personnels et à des joies ou douleurs familiales avec une facilité et une abondance excessives. Il associait ses lecteurs aux émotions de son jubilé, à celles de ses noces d’or et de diamant, avec une touchante mais un peu discutable simplicité de cœur et d’esprit. Pourquoi pas ? N’étaient-ils pas, eux et lui, dans les meilleurs termes d’amitié et de confiance, et comme de la même famille ? Il arrivait alors que ce qu’on lui disait à l’oreille était proclamé sur les toits. Et on se retenait, de peur de se voir imprimé tout vif. Mais c’était comme les éclairs et les lointains roulements de tonnerre de certains beaux soirs d’été, qui n’ont rien de dangereux et qu’on ne perçoit que quand le soleil est couché ; ou comme le mouvement intérieur d’un homme qui, ayant aimé les siens, les aime jusqu’à la fin et est sûr d’être aimé d’eux.
Je crois que notre frère aurait pu écrire au terme de son activité journalistique ce qu’il écrivit après sa première période de rédaction, la plus mouvementée de toutes :
« Ceux qui ne se sont jamais assis dans un fauteuil de rédacteur ne peuvent comprendre que peu de jouissances sont aussi pures et aussi élevées que celles du journaliste qui prend sa tâche au sérieux, qui se considère comme ayant charge d’âmes et appelé à distribuer le pain de la vérité à des milliers de lecteurs. »