Matthieu Lelièvre

10.
Le prédicateur

Matthieu Lelièvre eut, dès sa prime jeunesse, une double vocation : celle de prédicateur de l’Évangile et celle d’écrivain. Du prédicateur évangélique il avait le credo, l’expérience religieuse et la ferveur missionnaire. Il en avait aussi les dons : la voix, le style, le geste. Il aurait pu, sans effort, cultiver la grande prédication ; car, pour peu que l’occasion s’y prêtât, il atteignait la haute éloquence. La nouvelle génération ne l’a pas connu sous cet aspect, et je conviens que ceux qui ne l’ont entendu qu’au cours des vingt ou vingt-cinq dernières années pourraient trouver que j’exagère. Il n’en est rien. Pendant les trente premières années de sa carrière, il a été parmi les prédicateurs les plus distingués, et même les plus brillants du protestantisme français.

Son talent fut précoce. Converti à douze ans, il prêchait à seize ans et demi ! On m’a assuré qu’il parlait aussi bien à vingt-deux ou vingt-trois ans qu’à quarante ou cinquante ; avec moins de maturité sans doute, mais avec urne correction, une abondance et une élégance de style remarquables.

Quelques-uns ont pensé que si un tel homme avait évolué dans un cadre plus grand que le méthodisme français, prêché dans des lieux de culte plus spacieux, son talent se serait davantage développé et aurait porté plus de fruits. Peut-être sa réputation aurait été plus grande. Aurait-il mieux prêché et fait plus de bien ? C’est moins sûr. D’abord, le méthodisme méridional de 1860 à 1880 lui offrait des auditoires compacts et sympathiques, plus intelligents des choses religieuses, plus avides de nourriture spirituelle, plus aptes à apprécier un bon et même un beau sermon, que la majorité des auditoires d’aujourd’hui. Ensuite, très ouvert à toutes les influences de l’Esprit, très prompt à sentir les besoins de la foule et à la satisfaire, Matthieu Lelièvre a été toute sa vie le plus wesleyen de nos prédicateurs. Je l’ai entendu dans quelques grandes occasions, au dehors des milieux méthodistes. Jamais je ne l’ai vu si riche d’idées, si maître de sa pensée et de sa parole, si puissant sur ses auditeurs, que dans nos modestes chapelles. Leur atmosphère était celle qui convenait le mieux à son tempérament.

Quand l’idée me vint, voici quelques années, de faire à nos candidats au Saint Ministère, qui étaient en cours d’études, une série d’entretiens sur Quelques prédicateurs que j’ai connus, je songeais à Matthieu Lelièvre, comme à l ’un des trois ou quatre pasteurs méthodistes que je mettrais dans la série. Je lui demandai de bien vouloir m’envoyer quelques-uns de ses plans de prédications. Il m’en adressa une bonne douzaine, qu’il accompagna d’une lettre où je copie ceci :

« Je n’ai au titre de prédicateur que des prétentions fort modestes. J’ai écrit douze ou quinze sermons, la plupart de circonstances, et qui ont été imprimés en brochures. Le reste a été improvisé sur des notes que j’avais généralement devant moi. Je n’ai jamais appris par cœur mes sermons. Ma mauvaise mémoire me l’interdisait. »

Ces notes, avec une centaine d’autres qui les ont rejointes, sont plus substantielles, plus soignées que beaucoup de sermons d’aujourd’hui. Rien n’y manque : l’exorde, les divisions et subdivisions, la péroraison ; tout y est. Ecrites d’une écriture très lisible, quoique très fine, elles tiennent sur une simple page de papier à lettre et ont la matière d’un sermon copieux (comme on le verra plus loin), où rien, explications exégétiques, développements, illustrations, applications, n’était laissé à l’improviste. Pas une rature, pas une tache d’encre ne les déparent. Presque toutes ont beaucoup servi, cinq, huit, dix fois ; même, quelques-unes, quinze, vingt, et l’une d’elles au moins jusqu’à vingt-sept fois, entre 1870 et 1920. L’auteur avait si bien fait son plan, placé son texte dans son cadre, qu’il semble avoir pu se resservir de sa méditation sans la modifier.

C’était le fort et le faible du prédicateur. Son travail de méditation et de rédaction, quoique fait souvent au dernier moment, n’était jamais improvisé. C’était toujours conforme aux règles du discours, complet, d’une impeccable correction. Aussi, quand, après quelques années, un texte déjà étudié s’imposait à sa pensée, était-il tenté de reprendre ses notes et n’éprouvait-il pas le besoin de les remettre sur le métier. Il nous disait un jour que si un incendie avait brûlé toutes ses analyses de sermons et l’avait forcé de prêcher sur des préparations tout à fait nouvelles, il y aurait beaucoup gagné et ses auditeurs aussi. Cependant, Matthieu Lelièvre n’était pas l’esclave de ses notes et, comme beaucoup de prédicateurs de race, c’est quand il les oubliait qu’il parlait le mieux. Que de fois n’a-t-il guère dépassé la première partie de son discours préparé. Sous l’inspiration du moment, au contact d’un auditoire recueilli, idées et paroles affluaient ; émaillées de traits, de mots saisissants. Alors, il savait se résumer et avait de ces expressions à l’emporte-pièce qui vous touchaient le cœur…

Je m’abandonne ici à des souvenirs d’enfant, que ceux de jeune homme n’ont pas effacés. J’étais dans ma douzième année quand il quitta Nîmes, après son premier séjour, et il touchait à la quarantaine. Ses visites chez mes parents et ses prédications étaient un de nos plus grands plaisirs et contribuèrent beaucoup à mon développement intellectuel et religieux, même si je ne m’en rendais pas compte. J’ai le souvenir très vivant d’un certain dimanche d’été qu’il consacra à deux ou trois villages des bords du Vidourle, en commençant, le matin, par une prédication à Vic-le-Fesq. Quelle belle et touchante simplicité ! Quel régal pour ces quelques poignées de méthodistes disséminés dans les villages des environs, depuis Clairan jusqu’à Sommières ! L’après-midi, on le suivit dans une autre localité. Et on aurait dit que le cheval lui-même partageait l’enthousiasme des amis, tant il monta là vive allure la côte de la sortie de Vie.

Avec l’âge, le ralentissement du débit et la nécessité d’être toujours plus court, Matthieu Lelièvre dut souvent être embarrassé par l’ampleur de ses plans. Il était porté tout naturellement à donner un certain développement à sa pensée dès le début du discours, et se voyait souvent obligé de se ramasser, et même de sacrifier une bonne partie de sa préparation. Il le faisait fort bien ; mais il arrivait à ceux qui l’écoutaient de ne pas connaître comment le sermon devait finir.

Ce qui le contraria beaucoup, comme prédicateur, ce fut la dureté d’oreille dont il fut affligé dès la cinquantaine et qui, à la longue, faussa le timbre de sa voix et l’isola de ses auditeurs, dont il finit par ne plus entendre le chant. Ce fut aussi de ne pas faire de visites pastorales, ou du moins d’en faire très peu.

Matthieu Lelièvre avait un genre didactique, oratoire, et quand il commençait à parler, on pouvait penser qu’il allait faire un discours. On s’apercevait vite que ce serait une prédication, comportant une sérieuse étude biblique et une exégèse attentive du texte, d’une portée pratique, et dont le pur langage, les passages éloquents, les traits et les images, ne feraient que renforcer le caractère d’exhortation et d’appel. Il prenait, généralement, des textes connus et frappants. Neuf fois sur dix, je le lui ai ouï dire, dans le Nouveau Testament. Cependant, vers la fin, les Psaumes étaient un aliment de sa piété. Il ne négligeait pas les fêtes chrétiennes et ses notes pour les sermons de Noël, de la Semaine Sainte, de Pâques et de Pentecôte forment une partie importante du dossier que j’ai pu parcourir. Il y figure des séries d’études connues des lecteurs de L’Évangéliste : Notre Père et les Béatitudes. Il en a une sur les Paraboles et une sur les vérités élémentaires de notre foi qui sont d’une grande clarté et d’une grande force. En vieillissant, il fut de plus en plus simple et pratique.

Le tête-à-tête que je viens d’avoir avec ces pages de méditations religieuses jaunies par le temps et couvertes d’une écriture menue et serrée m’a été très doux. Elles ont souvent été écrites dans la nuit du samedi au dimanche et elles ont séjourné, on le voit à leurs plis, dans le portefeuille du prédicateur. Au verso, elles portent des noms de villes et de villages, ainsi que des dates qui nous permettent de suivre leur carrière. La majorité d’entre elles ont été écrites dans le Midi, mais il y en a passablement de parisiennes, d’autres sont jersiaises, drômoises ou normandes. Elles sont montées dans quelques hautes chaires et ont connu des lieux de culte spacieux et solennels ; plus souvent, elles ont figuré sur la table de modestes chapelles ou de salles de réunions sans prétentions ; Nîmes, Caveirac, Bernis, Milhaud, Vauvert, Codognan, Congénies, Vergèze, Malesherbes, Les Ternes, Levallois, Asnières, Grove-Place, Bourdeaux, Le Havre en ont entendu beaucoup ; Le Cailar, Mus, Aigues-Vives, Dieulefit, et d’autres localités également. Quelques-unes ont parcouru les Cévennes, d’autres se sont dépliées à Montpellier, à Uzès, à Saint-Quentin-la-Poterie, et jusqu’à Lausanne, Villeneuve, en Suisse. Elles ont connu les courses pédestres, les vieilles diligences, les voitures de louage et d’amis, les rails du chemin de fer et sans doute, un tout petit nombre, les autos rapides. Et je ne dis pas qu’entre les mains d’un homme de sens telles d’entre elles ne pussent encore servir. Mais elles ont fait leur temps et rempli leur tâche. Paix leur soit !

Parmi les textes que Matthieu Lelièvre reprenait volontiers, j’en citerai quelques-uns :

Le larron converti, le péager, le grand festin ont été souvent le sujet de ses prédications.

S’il me fallait marquer l’époque où cette prédication fut la plus puissante pour le Réveil et, par son apport à la vie religieuse, je songerais aux années qui suivirent la guerre de 1870, et particulièrement à celles de 1872 à 1876, quand Matthieu Lelièvre, sous l’influence du Réveil anglais et de la Mission Intérieure, eut une activité extraordinaire et une ferveur de piété communicative intense. Ses sermons de cette époque en portent la marque. C’est ainsi, par exemple, qu’elle est manifeste dans une prédication du 27 juin 1875, sur le relèvement de Pierre, qui débute ainsi :

« Ne pouvons-nous pas nous écrier avec le père de Jean-Baptiste : Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël, de ce qu’il a visité et racheté son peuple ! Oui, nous sommes les témoins d’une grande visitation de Dieu à son Église… Nous avons vu ce mouvement sous ses deux faces : le réveil des chrétiens, le réveil des masses inconverties. Des multitudes de chrétiens cherchant et obtenant par la foi une consécration plus complète et une délivrance plus entière… L’œuvre de l’évangélisation atteignant les masses et les ébranlant… Le Seigneur peut nous dire : Vos yeux sont heureux de voir les choses qu’ils voient… Le relèvement de l’Église, pour être efficace, doit être individuel… La consécration de l’Église au Seigneur ne sera que la résultante de consécrations individuelles… Où est le mal ? En nous ; il y a eu chute, perte du premier amour… De là, sécheresse de cœur ou activité remuante et stérile…

Chrétiens, vous avez eu votre heure de reniement comme Pierre ; il vous faut une heure de relèvement. »

Le sermon qui suit cet exorde est sur le même ton. Il aura deux points : I. Le relèvement de Pierre ; II. Notre propre relèvement. Les subdivisions sont nettement marquées ; les quatre ou cinq idées qui rempliront chacune d’elles aussi ; avec des phrases courtes et des points de suspension qui permettent de reconstituer la pensée. Arrive la fin, qui, dans sa brièveté, nous montre bien l’homme de réveil qu’il fut à cette époque :

« Vous qui vous reconnaissez dans l’exemple de Pierre, qu’allez-vous faire ? … L’heure est solennelle, la nuit est passée, le chant matinal du coq ne vous a-t-il pas réveillés ? Le regard de Jésus n’est-il pas fixé sur vous ? … Debout pour la repentance ! Debout pour la consécration !

Jésus vient vers vous : M’aimes-tu ? Oh ! décidez-vous. Ne dites plus : Je l’ai aimé ! Je l’aimerai ! Dites : Je t’aime ! »

Une autre méditation, qui date de ce temps, mais qui fut reprise au moins une vingtaine de fois dans la suite, a pour sujet la guérison du sourd-muet de Marc 7.32-35. En voici le commencement :

« Il est des gens qui, en lisant les récits des guérisons dont nos évangiles sont remplis, sont disposés à ne voir guère en Jésus qu’un guérisseur merveilleux. C’est là une vue bien superficielle des choses. Oui, Jésus guérit les corps : sa compassion s’allume au contact des souffrances humaines ; sa puissance se déploie. Il montre qu’il a bien pris sur lui nos maladies. Mais ces miracles ont toujours une portée morale : il vise l’âme et ses maladies, en portant remède aux souffrances du corps… Son action s’exerce simultanément dans ces deux domaines.

Aussi, les miracles de Jésus sont-ils d’un intérêt permanent pour nous, et pouvons-nous en toute confiance appliquer aux maladies spirituelles, les moyens que Jésus emploie pour soulager les misères matérielles. Ce récit, par exemple, ne demande qu’à être suivi trait après trait… »

C’est ce qu’il fait. Et il achevait ainsi :

« … Connaissez-vous ce bonheur du sourd-muet qui a recouvré ses sens perdus ? Connaissez-vous cette joie de l’affranchissement, la plus grande, la plus sainte, celle qui dictait à notre grand Pascal ces mots entrecoupés : Certitude, joie, pleurs de joie ! qu’il écrivit le jour de sa conversion ? … Oh ! laissez-moi vous conduire à Jésus, vous laisser seuls avec Lui. Il vous touchera de ses mains divines, il prendra pitié de vous, il dira : Ephphatah ! »

Nous pourrions multiplier les citations. Voici le dernier mot de sa méditation sur : Je vous exhorte donc, mes frères, par les compassions de Dieu…

« … Chrétiens, moi aussi, indigne missionnaire de Jésus-Christ, je vous exhorte… mais que parlé-je de moi ? ce sont les compassions de Dieu qui vous exhortent… Laissez-les parler ! Leur voix monte de tous les moments de votre vie ; souvenirs du passé, réalités du présent, espérances de l’avenir. Que vous disent-elles ? … Et à vous, les indifférents, même appel… »

La méditation sur : « Qui a le Fils a la vie ; qui n’a point le Fils n’a point la vie » devait finir par cette question :

« Vivons-nous ? Question sérieuse que chacun doit se poser… En d’autres termes : Avez-vous le Fils ? Etes-vous à Lui ? »

Celle sur : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés » est dans le même ton :

« … Où sont, ici, les âmes fatiguées et chargées ? Je voudrais dire : Où ne sont-elles pas ? A qui irez-vous ? N’avez-vous pas assez de vos recherches vaines ? Oh ! laissez-moi lui répondre en votre nom : Oui, Seigneur Jésus, nous venons ! Assez longtemps nous t’avons fui… Nous voici, car à qui irions-nous qu’à toi : tu as les paroles de la vie éternelle. »

Voici la conclusion du sermon sur : « Je viens bientôt, tiens ferme ce que tu as » :

« Ne sommes-nous pas à l’une de ces heures décisives où Jésus-Christ passe en revue ses troupes et répète à chaque soldat cette suprême exhortation ?

Je le vois en cet instant aller, par son Esprit, de banc en banc, dans cette assemblée et dire à chacun des siens : Tiens ferme ! Vous l’entendez, n’est-ce pas ? … Mais je lis dans le regard inquiet de tel de mes auditeurs cet aveu : Elle n’est pas pour moi cette parole ! … Pourquoi pas, mon frère ? Ce n’est pas une armée fermée que celle de Jésus-Christ. S’il passe ici pour affermir l’âme de ses soldats, il y passe aussi pour en enrôler de nouveaux. Ne serez-vous pas de ceux-là ? »

Comme la plupart des hommes de Réveil de son temps, Matthieu Lelièvre se plaçait au cœur de l’Évangile, qu’il recevait dans toute sa grandeur régénératrice.

Le fond de sa prédication c’était l’Évangile du salut gratuit, offert à toute âme d’homme, sans restriction aucune, conformément à l’enseignement de Jésus. Il insistait sur la nécessité d’une conversion individuelle, accompagnée du témoignage du Saint-Esprit et du renouvellement du cœur, selon la déclaration de Jésus à Nicodème : Jean 3.3, et celle de saint Paul : « Si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature. » Il proclamait la possibilité du salut pour tous, mais prêchait aussi la possibilité des rechutes et de l’apostasie. Il présentait la sainteté chrétienne comme une grâce, et un état de grâce réalisable ; sans s’arrêter par la considération que les « saints » ne sont pas nombreux dans ce monde, et préférant prendre pour mesure de la piété à laquelle nous pouvons, parvenir, non la piété contemporaine, mais celle que lui fixe l’Écriture sainte. Quant à la forme de cette prédication, il la voulait simple, directe, pressante, procédant plutôt par affirmations appuyées sur la Bible et sur l’expérience chrétienne que par des considérations philosophiques et de grands gestes oratoires.

Voici en quels termes, dans son zèle évangélique, il recommandait les réunions en plein air :

« Rien de plus aisé que de les convoquer et de les faire réussir. Il faut s’assurer du concours de trois ou quatre chrétiens, pasteurs ou laïques, capables de parler d’une manière intéressante et vivante ; il sera bon d’amener avec soi quelques amis pouvant conduire le chant. Il est nécessaire également de se mettre en quête d’un endroit propice, ni trop éloigné, ni trop rapproché d’un lieu habité, où les auditeurs aient de l’herbe pour s’y asseoir et quelques arbres pour s’abriter du soleil. Pour peu qu’on ait à redouter la malveillance, il vaut mieux demander à un particulier l’usage d’un pré quelconque, ombragé d’un bouquet d’arbres, où l’on jouira des immunités qui appartiennent à la propriété privée.

Il est quelques petits conseils dictés par l’expérience qu’il est utile de rappeler : que les allocutions soient simples, précises et courtes ; qu’elles évitent avec soin de glisser dans le genre sermon et qu’elles se gardent des prétentions à la haute éloquence comme du feu. Pas de controverse, et surtout pas de politique ; mais l’exposition pure et simple de l’Évangile, et avec cela des récits, des comparaisons qui mettent la vérité à la portée des plus ignorants et des plus distraits… »

Il continuait :

« La prédication en plein air a une glorieuse histoire. Née sur les bords du lac de Génézareth, elle a été presque l’unique moyen dont Jésus s’est servi pour communiquer avec les masses. Son rôle a été grand aux temps apostoliques, et elle a reparu sous des formes diverses aux époques de réveil. Il est à peine besoin de rappeler qu’elle a été la suprême ressource de l’Église sous la croix, retrouvant au désert son culte et son Dieu. On sait qu’elle a été le grand moyen d’évangélisation de l’Angleterre au temps de Wesley et de Whitefield et qu’elle a joué un rôle immense dans l’Ouest des Etats-Unis… Que Dieu nous donne cet esprit de foi qui sait profiter des portes ouvertes. »

C’est surtout dans ses articles de L’Évangéliste que Matthieu Lelièvre a émis ses idées sur la prédication, et l’on est un peu surpris que cet homme, qui était lui-même un maître de la parole, et qui tenait à la formation d’un corps pastoral instruit, se trouve être aussi un de ceux qui ont le plus encouragé et apprécié la prédication laïque, qui est souvent dépourvue de tout art, et recommandé de se méfier du sermon traditionnel dont la rhétorique, les éclats de voix et les périodes ronflantes constituaient souvent les éléments les plus frappants. Il souffrait plus que d’autres des libertés qu’on prenait avec les règles de la grammaire et les règles du discours ; il estimait que le culte doit être digne de Dieu qu’on loue, qu’on prie et dont on proclame l’amour ; qu’à tant faire que de parler, il faut s’efforcer de le faire correctement, mais il voulait qu’on sente en celui qui parle un homme convaincu, disant sans prétention ce qu’il sait, ce qu’il a expérimenté. Il est revenu sur ce sujet bien des fois.

Les missions de Moody et Sankey, en Ecosse en 1873 et à Paris même en 1882, furent de bonnes occasions pour aborder cette question, car leur genre de prédication ou de réunions, et les effets de leurs visites offraient d’abondants points de réflexions et de discussions. Notre ami n’avait pas de préjugés contre les évangélistes américains, ni contre les ministères laïques, pas plus qu’envers les conversions instantanées et l’enthousiasme religieux que leur visite provoqua. Il n’était pas non plus porté à sous-estimer le beau réveil qui, de proche en proche, s’étendit d’Ecosse dans le nord de la Grande-Bretagne. Il écrivit le 22 janvier 1874 :

« Ces deux Américains, auxquels Dieu accorde l’honneur de si grands succès, ne sont ni de profonds théologiens, ni des prédicateurs éloquents ; prédicateurs et théologiens ne manquent pas dans cette studieuse cité d’Edimbourg, où la parole simple et laïque de ces étrangers produit la plus vive sensation. Autour d’eux se pressent des hommes qui les surpassent de beaucoup, assurément, au point de vue de la culture intellectuelle, mais qui n’hésitent pas à reconnaître qu’il y a dans la prédication un peu inculte de ces évangélistes, un élément de puissance spirituelle que n’a pas au même degré leur propre parole. Le fait est qu’ils ont réussi à créer un vif intérêt pour les choses religieuses dans certaines, couches de la population que n’atteignaient pas les prédicateurs ordinaires, et qu’ils ont remué une autre classe, blasée depuis longtemps, et qui dormait du plus paisible sommeil, sous la prédication évangélique. Les meilleurs juges s’accordent à déclarer que l’Ecosse n’avait rien vu de pareil depuis les jours de Whitefield.

C’est en effet à la simple prédication de l’Évangile qu’il faut attribuer ce mouvement religieux. Toutes les relations qui nous parviennent insistent sur ce caractère des allocutions de M. Moody et de ceux qui se sont associés à lui. Comme saint Paul, ils ramènent tout leur enseignement à ce sujet essentiel : Christ, Christ crucifié, en rattachant à cette doctrine centrale toute la vérité et toute la vie chrétienne. Ce n’est pas la première fois que la prédication évangélique, ainsi ramenée à ses éléments primitifs et dépouillée des ornements et des surcharges qui la voilaient, a retrouvé une puissance qui semblait lui avoir échappé. L’écrin avait fait oublier la perle de grand prix qu’il contenait ; l’épée de l’Esprit avait été mise dans un fourreau si riche et si beau qu’on l’y laissait dormir. Et voici quelqu’un qui a mis de côté l’écrin et jeté loin de lui le fourreau, et les foules, en voyant briller la perle de grand prix dans toute sa pureté et en voyant reluire l’acier brillant de l’épée de l’Esprit, ont crié à la nouveauté et se sont émerveillées. C’est l’histoire de toutes les époques de réveil, et c’est l’histoire de ce qui se passe aujourd’hui en Ecosse. » ;

Et notre auteur d’ajouter :

« N’essaierons-nous pas quelque chose de pareil ? Ne laisserons-nous pas une bonne fois de côté notre rhétorique et nos précautions oratoires pour en revenir purement et simplement à cette chose divine, si simple et si profonde, qui s’appelle d’un nom qui dit quel accueil attend, de la part de la pauvre conscience humaine si malade, la Bonne nouvelle de Jésus-Christ ? Puisse l’exemple qui nous vient de l’Ecosse nous mettre au cœur la résolution de tenter quelque chose chez nous ! Non, le réveil n’est pas plus impossible en France qu’ailleurs. Mais, pour l’obtenir, il faut deux choses : prêcher l’Évangile avec une foi profonde en sa puissance, et regarder à Dieu pour le succès ! »

On pense bien que lorsque, en 1882, Moody et Sankey vinrent à Paris, M. Lelièvre, qui était à la Chapelle Malesherbes, suivit les réunions des évangélistes avec un vif intérêt et revint sur le sujet. Il leur consacra notamment un article sous ce titre : Comment il faut prêcher, au cours duquel, tout en se défendant de donner Moody comme professeur d’éloquence sacrée, il fait des réflexions qui, pour être moins nécessaires aujourd’hui, méritent cependant d’être retenues :

« La première impression qui s’impose, en entendant Moody, est celle-ci : Cet homme ne prêche pas, — il parle. Ses discours, quoique soigneusement préparés, auraient pu également être dits dans un salon ou dans une cuisine que dans l’Oratoire. Sa parole est simple, claire, honnête, comme celle qui convient à un homme parlant à d’autres hommes, non pour les éblouir, mais pour les persuader. Pas trace de rhétorique, pas la moindre pruderie littéraire, pas d’hésitation dans l’emploi du mot propre, abondance de ces faits qui donnent vie au raisonnement et le fixent dans la mémoire de l’auditeur : en un mot, toutes les qualités qui plaisent et persuadent, dans la conversation d’homme à homme, et que le préjugé seul a banni de la chaire, au grand détriment de celle-ci.

… Et puis, il y a autre chose. L’homme qui est là, dans cette chaire ou sur cette estrade, ne parle pas pour parler, mais pour décharger sa conscience et, comme dit l’Écriture, pour délivrer son âme. Il ne disserte pas sur quelque aspect intéressant, mais secondaire, de la vérité ; il ne démontre pas ce que nul ne conteste dans l’auditoire. Il pose la question du salut, cette question vieille comme l’humanité, et pourtant toujours nouvelle et toujours urgente ; il la pose nettement devant chaque conscience, et sollicite, au nom de Dieu, une réponse. »

Après avoir caractérisé, peut-être un peu sévèrement, la façon dont on écoute trop souvent les prédications ordinaires, l’auteur de l’article continue :

« Regardez, au contraire, un auditoire de Moody : tout le monde écoute et nul ne dort, tous les regards sont fixés sur celui qui parle ; l’ouvrier paraît s’étonner de tout comprendre, aussi bien que son voisin le bourgeois ou le lettré. Parfois, un récit piquant ou un trait humoristique amène un sourire sur les visages, mais bientôt la voix émue du prédicateur fera courir un frisson dans toutes les âmes. Les gens difficiles (il y en a toujours) déclareront qu’on ne leur a pas prêché selon les règles, mais, s’ils sont de bonne foi, ils reconnaîtront qu’ils ont été remués. »

Matthieu Lelièvre a prêché au moins six sermons de consécration de pasteurs. Dans ces circonstances solennelles, comme pour ses sermons devant le Synode, il ne s’aventurait plus à parler. Ne pouvant se fier à sa mémoire et craignant d’être trop ému ou de ne pas avoir assez de liberté d’esprit pour improviser les développements de sa pensée, il prit l’habitude très répandue et fort compréhensible de lire son discours. Ce discours y gagnait quelque chose au point de vue académique ; mais l’orateur, retenu par son manuscrit, était comme un oiseau qui aurait un fil à la patte et ne peut prendre son vol. S’il avait pu surmonter cette méfiance et parler comme là l’ordinaire, il est probable qu’il eût oublié des parties importantes et des mots particulièrement bien frappés, mais il en aurait eu d’autres, peut-être tout aussi utiles, justes et vivants. Ce que le sermon y gagnait, le prédicateur le perdait. Dans tous les cas, nous avons préféré saisir le prédicateur à d’autres moments plus communs, et plus près des temps où l’homme de Réveil qu’il était, sans être retenu par le sentiment paralysant de quelque lourde fonction, se mouvait librement dans son rôle de prédicateur de l’Évangile.

Notre ami est souvent revenu sur le sujet de la prédication. Dans l’impossibilité de citer tout ce qui serait digne de l’être, nous ferons encore deux ou trois extraits.

A propos d’une lecture sur les efforts d’éloquence que sont tentés de faire des pasteurs qui s’inquiètent plutôt de bien parler que des résultats positifs de leurs discours, il écrivait dans L’Évangéliste du 30 septembre 1892 :

« Ceux qui ont reçu ce don supérieur de l’éloquence sont exposés au danger d’en faire un mauvais usage, et de s’en servir à édifier leur propre gloire, plutôt que celle de Dieu. Mais combien ce danger est plus grand lorsque l’éloquence n’est qu’un procédé littéraire et qu’un exercice de rhétorique ! C’est bien alors que la préoccupation de bien parler et de plaire exclut les effets réels et les conversions efficaces.

Cette préoccupation n’est-elle pas le défaut principal de la prédication contemporaine ? N’est-elle pas trop souvent son but et sa fin à elle-même ? On prêche pour prêcher, et non pour convertir. Le sermon est une parole qui veut plaire et non une action qui veut entraîner.

Ce qu’il faut à la prédication aujourd’hui, c’est ce qui a fait son efficacité au temps des apôtres, au temps de Colomban, au temps de Farel, au temps de Wesley, non l’éloquence sacrée, mais la puissance religieuse. La première ne peut-être que le privilège de quelques-uns, et un privilège périlleux ; la seconde est à la portée de tous ceux, qui cherchent, dans leurs prédications, comme dans leur expérience intime, premièrement le royaume de Dieu et sa justice ».

La semaine suivante, il consacra un article assez copieux au même sujet :

« Tout prédicateur ne peut pas être éloquent, au sens technique du mot, mais tout prédicateur peut être puissant. Je veux dire par là que quiconque a reçu de Dieu la vocation, sans laquelle on n’est pas un vrai ministre de l’Évangile, peut et doit acquérir la faculté d’intéresser, d’édifier, de convertir ses auditeurs. L’absence complète des dons qui font qu’un homme agit sur ses semblables n’est pas conciliable avec une vraie vocation. Ceux que Dieu envoie au combat, il les équipe pour le combat. L’appel divin peut aller chercher un Amos parmi les bergers de Tékoa, mais cet homme peut dire : C’est l’Éternel qui m’a pris derrière le troupeau et c’est lui qui m’a dit : Va, prophétise à mon peuple d’Israël. (Amos 7.15). L’appel divin peut descendre sur un Esaïe dont les lèvres sont impures, mais le charbon de feu pris sur l’autel purifie ses lèvres (Ésaïe 6.6), et Esaïe, comme Amos, devient un puissant témoin de Jehova.

La puissance du prédicateur de l’Évangile consiste dans l’adaptation de ses talents naturels et acquis à la grande œuvre du salut des âmes. Ces talents peuvent être très modestes, au point de vue de l’art oratoire ou de la science théologique ; s’ils suffisent pour réveiller et convertir les pécheurs et pour édifier les croyants, ce sont les dons de l’ordre le plus élevé, les seuls qui méritent d’être ambitionnés par un vrai serviteur de Jésus-Christ. A ces dons-là, on peut appliquer ce que l’apôtre dit de la charité : Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je suis un airain qui résonne ou une cymbale qui retentit. (1 Corinthiens 13.1). Sans eux, un prédicateur pourrait avoir la science de tous les mystères et toute la connaissance, il n’est rien !

… Il n’est pas un prédicateur de l’Évangile qui ne puisse recevoir ce baptême d’Esprit et de puissance, s’il le demande. Il n’est pas de ministère, si humble soit-il, qui ne puisse être transformé et fécondé par cette intervention du Saint-Esprit, dans la vie intérieure du pasteur tout d’abord, et dans sa vie pastorale ensuite.

Ce qu’il faut donc à nos Églises avant tout, ce sont des pasteurs pieux, tranchons le mot : saints ! C’est par le réveil des pasteurs que nous arriverons au réveil des Églises. Oh ! si, au commencement de cette saison d’hiver, chacun de nous, chers collègues dans le ministère, renouvelait sa consécration à Dieu, rompait avec les habitudes ou les occupations qui affaiblissent son témoignage et se donnait sans partage au Seigneur, Dieu répandrait son Esprit sur nous et sur nos Églises et il honorerait notre ministère en nous donnant des âmes pour salaire. De même qu’il y a dans la nature des forces improductives, qui n’attendent que d’être mises en œuvre pour centupler les produits du travail de l’homme, ainsi il y a dans le domaine spirituel des forces qui, sommeillent et qui, si nous savons les utiliser, multiplieront à l’infini les fruits de notre activité chrétienne. »

Voilà du Matthieu Lelièvre tout pur. Tel est le fond de la pensée du prédicateur qui, en se retrouvant à Nîmes et s’y croyant au début d’un nouveau ministère, se souvenait des expériences religieuses de vingt ans auparavant. Nous savons où il cherchait l’inspiration et la puissance religieuse de sa prédication.

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