— Voici la porte du sergent Berthon. C’est à côté… dit Tante Emma qui, sans attendre de réponse, entraîne Maryse dans un étroit couloir, aux murs noircis. La fillette se laisse faire, sans dire un mot, tremblant à la pensée de revoir des gens à qui elle a faussé compagnie dans de si pénibles circonstances.
— Quelle tête va faire la maman de Pierrot… et Pierrot lui-même, se demande-t-elle inquiète. Il ne sait rien de la dispute et par conséquent ne peut rien comprendre à mon escapade nocturne. Et puis, si cet ivrogne de père était-là ? Brr !
Heureusement, la joie de retrouver sa chère valise compense ses craintes et la stimule à progresser courageusement dans le sillage de l’intrépide salutiste. D’ailleurs, peut-elle faire autrement que de la suivre ? C’est une femme, Tante Emma, qui vous mènerait au bout du monde, même chez les peaux-rouges, s’il lui en prenait la fantaisie.
Toc ! Toc !
Tante a frappé à la porte, comme si elle connaissait la maison et ceux qui l’habitent.
On ouvre timidement.
— Maryse, Maryse ! s’écrie la maman de Pierrot qui apparaît derrière la porte. Comme j’ai du plaisir à te revoir !
Cet accueil inattendu fait s’envoler d’un coup toutes les craintes de Maryse qui se laisse embrasser par cette brave femme.
— Entrez ! Entrez ! dit-elle sans façon. Voici des chaises, asseyez-vous.
On sent que cette visite lui fait un immense plaisir.
— Je regrette, continue-t-elle… Pierrot n’est pas là. Il serait heureux de te revoir, Maryse. Il t’a cherchée tous les jours à la gare… partout, sans succès. Oui, c’est bien dommage qu’il ne rentre que ce soir. Tant pis !
Malgré ce flot de paroles, on devine une certaine gêne du côté de la maman. Voudrait-elle oublier la terrible dispute de l’autre soir ? En tout cas, un silence embarrassant succède à cette introduction qu’on sent un peu forcée.
Heureusement, Tante est la femme de toutes les situations. Avec sa bonhommie et sa franchise habituelle, elle prend les devants pour chasser cette gêne. Elle raconte en détail les aventures de Maryse dans les rues de Valence, puis ajoute :
— Vous savez, Madame, nous avons bien pensé à vous, à votre épreuve… à votre Pierrot et aussi à votre mari.
Il y a une telle affection dans ces paroles si simple que la dame est gagnée ; elle se sent comprise et aimée. Alors, puisqu’on sait tout, pourquoi cacher la vérité ?
— Ah ! dit-elle dans un grand soupir, ça me fait du bien de parler à quelqu’un. Dans le quartier il n’y a personne pour me comprendre. Vous savez, tout n’est pas rose ici, et cela dure depuis notre mariage, il y a bientôt treize ans.
La conversation tombe un instant. Que répondre devant cette détresse ? Il y a des moments où les mots sont de trop, et plus encore les allusions pieuses. Toutefois, si ce silence se prolongeait, il deviendrait pénible, insupportable. Et c’est Tante qui, une fois encore, sauve la situation.
— Nous venions voir si vous aviez la valise de Maryse.
— Bien sûr ! Elle est là, à côté, dans la chambre de Pierrot.
Puis, hésitante, elle poursuit :
— Tu me pardonneras, Maryse, si je l’ai… ouverte.
— Ça ne fait rien, Madame.
— Je dois aussi avouer qu’il y a quelque chose de précieux que j’ai pris…
Maryse manifeste un peu d’inquiétude qui n’échappe pas à la dame ; celle-ci s’empresse d’ajouter :
— Mais je te le rendrai. J’ai pris ceci.
Elle saisit sur la crédence une petite brochure que l’enfant connaît bien.
— C’est mon Nouveau Testament.
— Et je l’ai déjà lu deux fois… continue la femme. Si vous saviez comme ça me rappelle ma jeunesse !… Je peux bien vous le dire… ça vous intéressera, d’autant plus que vous êtes salutiste, Mademoiselle.
— Bien sûr !
Vous savez, mes parents étaient des croyants qui m’emmenaient tous les dimanches à l’Assemblée, dans mon petit village de la Haute-Ardèche. Oui, j’ai connu ces choses de près, autrefois… Mais de bonne heure, j’ai tout lâché. Je voulais me marier et il n’y avait pas de jeune homme qui me convenait dans notre milieu… Alors, j’ai déserté les cultes, les réunions qui me devenaient insupportables… Comment pouvait-on trouver du plaisir à ces choses ? C’était si long ! Cependant, il y avait un vieux campagnard, prédicateur à l’occasion, qui me prenait souvent à partie… Je le fuyais comme la peste ; il m’ennuyait avec ses pieuseries. « Tu fais ton malheur », me disait-il parfois. Je répondais par un sourire moqueur et un mouvement d’épaule. « Tu t’éloignes de Jésus… tu feras tes expériences. Je prierai pour qu’il touche ton cœur rebelle… ». Mais j’envoyais tout ça promener.
Ah ! que de fois n’ai-je pas réfléchi à ces paroles ? Je l’entends encore me dire, de sa voix grave et tremblotante : « Tu fais ton malheur ! ». Hélas ! comme ce fut vrai, et comme il avait raison. Que de fois, désespérée, j’aurais voulu lui parler, le revoir… mais depuis longtemps il n’est plus de ce monde. Aussi, à qui m’adresser ? J’avais honte de retourner vers ceux qui m’avaient connue autrefois. Alors… Eh bien ! On prend son parti de sa détresse, on se ferme aux autres… et à Dieu.
Pourtant, l’autre soir, je fus si malheureuse après la terrible dispute que vous savez… que je dis dans mon désarroi, à haute-voix : Seigneur, aie pitié ! Peu après, je trouvai le Nouveau Testament dans la valise abandonnée. C’était la réponse de Dieu. Je le dévorai littéralement, retrouvant à nouveau des paroles que j’avais autrefois entendues et même apprises… Vous comprenez maintenant pourquoi ce petit livre m’est précieux ! Ces paroles que je redécouvrais résonnaient dans mon cœur, profondément. Et lorsque j’arrivai au récit du Fils prodigue, ce devint irrésistible. Je ne pus m’empêcher de revoir toute ma vie gâchée. J’avais voulu vivre sans contrôle, loin de Dieu… et alors, je payais mon indépendance.
J’étais bouleversée ; je pleurais à chaudes larmes. Je me haïssais en pensant à moi-même, à ma coupable révolte. J’étais indigne de l’amour de Dieu. Je ne pouvais plus rien espérer en dehors de la miséricorde divine. N’y tenant plus, je répétai la prière du Fils perdu rencontrant son Père… « J’ai péché… Je ne suis plus digne… et… »
— Je vois le reste, dit Tante Emma transportée de joie et émue jusqu’aux larmes. Le visage de la dame lui révélait sans équivoque que Dieu avait fait un grand miracle dans cette vie manquée.
— Alléluia ! C’est merveilleux ! ajoute-t-elle. Vous avez fait la paix avec votre Père céleste. Il vous a pardonné, il vous a donné la vie. Gloire à Dieu !
Des larmes coulent de tous les yeux. Maryse qui a tout écouté sans dire un mot, est bouleversée par le récit de cette maman. Quel avertissement pour elle qui, la veille, avait délibérément dit : Non ! à l’appel de son Dieu.
Sur l’invitation de Tante, on se met à genoux ; et c’est elle qui commence :
— Seigneur, tu as merveilleusement sauvé cette maman. Tu es glorieux ! Quel beau jour !
Un instant de silence suit cette courte prière. La maman de Pierrot hésite, car elle n’a jamais prié. Ses nombreux soupirs trahissent le combat qui se livre en elle. Brusquement, elle éclate :
— Merci, mon Dieu !
— Amen ! répond Tante, avec force.
Maryse ne peut tenir plus longtemps dans cette atmosphère. Elle voudrait fuir, mais c’est impossible. Elle a comme l’impression que Dieu la tient, que sa main puissante est sur elle.
— Pardonne-moi, comme tu as pardonné à la maman de Pierrot… s’écrie-t-elle enfin dans un sanglot, doublé d’un puissant « alléluia » de Tante Emma.