La bonté et la vérité se sont rencontrées.(Psaume 85.11)
Parmi les reproches qu’on a faits au christianisme (et quels reproches ne lui a-t-on pas faits !) il en est un sur lequel notre époque semble insister particulièrement : c’est celui de faire trop exclusivement appel à l’amour du bonheur, et de conspirer ouvertement avec l’égoïsme du cœur humain. Aucun reproche ne saurait être plus grave, puisque, s’il est juste, il dépouille le christianisme du premier mérite auquel toute religion prétend, savoir, de nous rendre meilleurs, ce qui ne peut avoir lieu qu’en nous détachant de nous-mêmes. Le christianisme aurait donc aggravé le mal qu’il devait guérir ; et ce ne serait pas assez de dire qu’il ne répond pas à son but, il faudrait dire qu’il va à rencontre du but qu’il annonce, du but même de toute religion, et qu’il n’y a pas de morale purement humaine qui ne mérite de lui être préférée, puisque toute morale humaine, je dis la plus élémentaire, la moins élevée, veut tout au moins ce que le christianisme n’a pas voulu.
Il faut remarquer encore que les hommes qui font ce reproche au christianisme ne sont pas en général des incrédules de bas étage ni des êtres vulgaires. Quelques-uns paraissent des hommes graves ; la plupart sont des hommes habitués à réfléchir ; et la nature même de leur objection semble un préjugé en faveur de leur caractère. Le gros des incrédules élève contre le christianisme de tout autres griefs ; et l’on se sent, avant toute discussion, disposé à donner la préférence à ceux à qui le christianisme ne paraît pas assez spirituel et assez désintéressé sur ceux dont il ne satisfait pas le sens charnel et les inclinations mondaines.
Mais enfin, quel que soit le caractère des uns et des autres, et quelque inégalement que se partage entre eux notre estime, il n’en est pas moins surprenant que le christianisme se soit attiré deux reproches aussi opposés ; celui d’exiger trop de renoncement et celui d’en exiger trop peu. Ne serions-nous pas en droit de répondre au grief des seconds par la plainte des premiers, par cette vieille plainte, qui a commencé avec le christianisme lui-même, et n’a dès lors cessé de retentir ? Et ne pourrions-nous pas nous prévaloir ensuite contre les premiers de la plainte des seconds, c’est-à-dire demander à ceux qui reprochent à la religion ses dures exigences, comment donc il se fait qu’on lui reproche, d’un autre côté, sa complicité ou sa connivence avec nos penchants égoïstes ? N’est-il pas très probable qu’une religion en butte à deux reproches contradictoires n’en mérite réellement aucun, et que ces reproches eux-mêmes, par leur contradiction, ne prouvent qu’une chose, c’est que le christianisme s’est arrêté, dans ses exigences ou dans ses concessions, au point où il fallait s’arrêter ? Ce serait raisonner et conclure comme tout le monde, en pareil cas, raisonne et conclut. Quand nous entendons adresser à un homme deux reproches qui se contredisent, notre premier mouvement est de juger qu’il ne mérite ni l’un ni l’autre, et qu’il se tient à une égale distance des deux excès dont on l’accuse. A bien plus forte raison pourrions-nous juger ainsi du christianisme. Car, après tout, le même homme peut, en des temps différents et avec des personnes différentes, se montrer prodigue ou avare, apathique ou passionné, et mériter tour à tour les reproches qu’il n’a pu mériter à la fois. Mais le christianisme n’est pas un homme qui peut, d’un temps à l’autre, différer de lui-même : c’est une doctrine qui ne change point avec les temps, ou, pour mieux dire, c’est un fait accompli une fois pour toutes, et qui ne saurait, d’époque en époque, revêtir un caractère différent. En sorte que, toujours semblable à lui-même, il n’a pu hier mériter un reproche, et aujourd’hui le reproche contraire. Si donc on les lui adresse l’un et l’autre, il faut croire de deux choses l’une : ou qu’une institution composée de deux principes qui se nient et se détruisent, peut subsister longtemps et prospérer, contre l’évidence de cette vieille maxime : Que tout royaume divisé contre lui-même sera réduit en désert[a] ou que les deux accusations dont le christianisme est l’objet sont également mal fondées, et qu’entre les deux excès qu’on lui impute, il a su garder un juste milieu. Vous jugerez laquelle de ces deux suppositions est la plus raisonnable.
[a] Matthieu 25.4
Mais nous en tiendrons-nous à cette réponse ? et même en ferons-nous usage ? Non, car bien loin de repousser, au nom du christianisme, les deux reproches dont nous venons de parler, nous les acceptons, en son nom, l’un et l’autre. Nous enchérissons même sur tous deux. A notre sens, ce n’est pas assez de dire que le christianisme accorde trop à l’intérêt, ou que le christianisme donne trop au devoir. Trop, un peu trop, beaucoup trop, sont des termes vagues, auxquels nous en substituons d’absolus. Nous disons, parce que cela est vrai, que le christianisme accorde tout à l’intérêt, et qu’il accorde tout au devoir. Et nous disons que cela doit être, parce que le christianisme, s’il est vrai, doit correspondre à la nature humaine, en ce qu’elle a d’essentiel et d’ineffaçable. C’est sur cette nature qu’il eût fallu d’abord diriger les reproches qu’on dirige contre lui. Car c’est bien elle dont on peut dire qu’elle renferme deux principes opposés dont chacun est absolu, dont chacun prétend à occuper toute l’âme. C’est bien elle qui veut, toujours et à tout moment, deux choses contraires. Remarquez bien que nous ne parlons pas ici de l’homme, de tel ou tel homme, mais de la nature humaine. Hélas ! combien d’hommes qui ne semblent jamais vouloir qu’une chose, leur intérêt ! combien peu qui veuillent à la fois, et même qui conçoivent réunies, ces deux choses si différentes en apparence, leur intérêt et l’intérêt de Dieu ! Mais ce que l’individu ne veut pas à l’ordinaire, universellement et constamment, la nature humaine le veut, c’est-à-dire qu’il y a quelque chose en l’homme qui le presse également et de chercher son bonheur et de se sacrifier ; quelque chose qui lui dit à la fois qu’il est créé pour être heureux et qu’il est créé pour être saint ; qu’il existe pour lui-même et qu’il n’est point à lui-même. Il n’est personne qui, plus ou moins distinctement, ne trouve ces deux sentiments au fond de son cœur. Qui est-ce qui veut être heureux à moitié ? Qui est-ce qui croit pouvoir obéir à moitié ? Qui est-ce qui ne porte pas en soi une soif inextinguible de bonheur et une loi inexorable de perfection ? Et comment peut-on appartenir également aux deux principes, c’est-à-dire tout entier à soi-même et tout entier au devoir ?
Si l’on voulait s’étonner ou se scandaliser de quelque chose, ce serait de cela tout d’abord. Cependant nul ne songe à reprocher cette contradiction à la nature humaine, parce que cette nature est un fait auquel on ne peut rien changer, et qu’il faut bien accepter tel qu’il est. Mais alors pourquoi s’étonner que ce qui est dans l’homme se retrouve dans la religion ? Comment une religion nous serait-elle suspecte en reproduisant ce phénomène, et non pas plutôt en ne le reproduisant point ? Comment ce fait, au lieu de nous la faire juger fausse, ne nous fait-il pas présumer qu’elle est vraie ? Sans doute qu’elle ne doit pas se contenter de reproduire la contradiction ; sans doute qu’elle doit la résoudre ; mais pour la résoudre il faut la reconnaître ; et quand vous la voyez, bien loin de dissimuler ces deux traits ineffaçables de notre nature, le besoin du bonheur et la loi du sacrifice, les avouer, au contraire, si hardiment et si hautement, combien n’est-il pas probable qu’elle a trouvé le secret de les concilier, sans les affaiblir ni l’un ni l’autre, et même sans leur porter la plus légère atteinte ?
Une religion fausse se débarrasserait du problème en le niant ; la religion vraie doit le reconnaître et l’avouer. Sa tâche, son triomphe, sa gloire, ce n’est pas d’obscurcir les termes du problème, c’est de les réduire à l’unité, c’est de faire un même sentiment, en nous, de ces deux sentiments jusqu’alors divers et contradictoires. Toutes les couleurs s’accordent dans les ténèbres, qui les détruisent toutes ; mais toutes les couleurs aussi se fondent dans la pure lumière, qui n’est que la réunion de toutes les couleurs, sans être elle-même une couleur ; car toute couleur particulière est un commencement de ténèbres, et toute couleur poussée à l’excès arrive au noir parfait. Eh bien ! il en est des deux faits que nous avons signalés dans la nature humaine comme de deux couleurs que la religion se charge de fondre en une seule et pure lumière. Si la religion est vraie, nous verrons, sous son influence, le second de ces éléments absorber le premier, comme le premier absorber le second, la sainteté se résoudre en bonheur, le désir du bonheur se satisfaire par la sainteté, les deux principes devenir un même principe, les deux hommes qui sont en chacun de nous n’être plus qu’un seul homme. Car c’est un même être qui, dans chacun de nous, aspire à ces deux choses, ne consent pas à être divisé par elles, et veut, dans les deux objets de sa poursuite, se retrouver un, entier et lui-même. Ce ne sont pas deux besoins, mais deux noms d’un même besoin, qui, lors de notre chute, se dédoublant, pour ainsi dire, nous a dédoublés nous-mêmes, a créé en chacun de nous deux hommes différents, et a donné à notre vie un caractère faux, parce que le changement de notre volonté n’a pas pu changer le caractère des choses, parce que tout, dans ce qui est hors de nous, a été calculé sur notre premier état et non sur le second, et que le changement qui a eu lieu en nous n’a pas pu faire que nous trouvions le bonheur autre part que dans la sainteté.
Ainsi donc, entendons-nous bien : la religion trouve en nous l’amour du bonheur et le principe du devoir séparés ; et sa mission, son chef-d’œuvre est de les réunir. Il n’y a que la religion, c’est-à-dire qu’il n’y a que Dieu qui puisse le faire ; mais nous ne disons pas qu’il n’y a que la religion qui puisse en concevoir ou nous en faire concevoir l’idée. Cette idée n’est pas au-dessus des forces de notre raison.
La loi, vous le savez, s’accomplit dans l’amour. L’homme est ce qu’il doit être, il a rempli sa destination quand il aime. Or, partant de ce point, que la loi s’accomplit dans l’amour, nous demandons si l’amour de nous-mêmes ou du bonheur est essentiellement opposé à l’amour, et par conséquent à la loi. Comment le serait-il, puisqu’il est la condition et le point de départ de tout amour ? Comment aimer autrui, si l’on ne s’aimait soi-même ? Comment être sensible à ce qui le touche, si rien ne nous touchait ? Comment comprendre sa situation, ses vœux, ses espérances, si toute situation nous était à nous-mêmes indifférente, et si nous n’étions capables, pour notre compte, de former aucun vœu, ni de concevoir aucune espérance ? Comment y aurait-il lieu au dévouement et au sacrifice, si nous ne tenions à rien, et qu’il nous fût égal de posséder ou de ne posséder pas ? Comment désirer le bonheur d’autrui, si le désir du bonheur était étranger à notre nature ? Comment jouir du bonheur d’autrui, si nous ne savions ce que c’est que jouir ? Comment, enfin, nous séparer de nous-mêmes, ce qui est le propre de l’amour, si d’abord nous n’étions unis à nous-mêmes ? Comment, en d’autres termes, vivre en autrui, ce qui est le propre de l’amour, si d’abord nous ne vivions pas en nous ? Vous voyez donc que cet amour de nous-mêmes, si profond, si indestructible, tellement inséparable de nous-mêmes que sans lui nous ne serions pas nous-mêmes et qu’on ne saurait le détruire sans nous détruire, est aussi le point d’appui de tous nos sentiments et se trouve à la base de toutes nos affections. Mais c’est trop peu dire : il n’est pas seulement à la base de nos affections, il se mêle avec elles, il les pénètre, elles sont pleines de lui. Comment ferez-vous pour que l’amour, le plus généreux même et le plus pur, ne soit pas un intérêt et un attrait ? Et l’attrait ne suppose-t-il pas quelque source de plaisir ou de bonheur dans l’objet vers lequel on se sent attiré ? Ne trouve-t-on pas nécessairement le bonheur dans ce qu’on aime, par cela seul qu’on l’aime ? Ces deux idées ne sont-elles pas tellement correspondantes, qu’il est impossible de concevoir l’amour sans bonheur, puisque, si un objet ne nous donnait aucune sorte de bonheur, nous serait impossible de l’aimer ? Il est très vrai, d’un autre côté, qu’il y a contradiction entre la recherche préméditée de notre bien et l’amour ; aimer par intérêt, ce n’est pas aimer, et ces mots refusent même de s’allier ; mais n’importe, ce bonheur qu’on n’a pas cherché, on le rencontre ; que dis-je ? on l’avait d’avance ; on le portait en soi : le bonheur n’est pas la récompense de l’amour ; le bonheur est dans l’amour même ; l’amour est plein de bonheur ; l’amour est un bonheur. Et si maintenant vous supposez l’âme affectionnée, non à quelque objet particulier et passager, qui peut lui donner un bonheur particulier et passager, mais attachée à sa loi (qui d’ailleurs, aimée ou non aimée, n’en serait pas moins et éternellement sa loi) ; si vous supposez l’âme aimant son devoir, aimant la sainteté, aimant Dieu, qui renferme en soi tout cela ensemble ; si vous faites que ce qui était sa loi devienne son amour, n’aurez-vous pas fait que ce qui était sa loi devienne son bonheur ? n’aurez-vous pas terminé la guerre entre les deux éléments de sa nature ? n’aurez-vous pas réconcilié l’amour de soi-même avec l’amour du bien, et le bonheur avec la sainteté ? Et cette pure supposition ne vous fait-elle pas comprendre qu’entre l’amour de nous-mêmes, pris en général, et la loi intérieure du devoir, il n’y a aucune contradiction essentielle, et qu’il n’y a aucune nécessité de détruire ni même de restreindre l’un des deux éléments pour faire place à l’autre, puisqu’ils sont propres et destinés à former dans notre âme un seul et même sentiment ?
Ce que nous disons de l’amour de nous-mêmes, nous ne le disons pas de cette autre affection qui, dérivant de l’amour de soi, n’en est que l’abus et la corruption ; nous voulons parler de l’égoïsme. Ce sentiment a pour caractère distinctif de chercher sa satisfaction dans l’isolement de l’individu. Et en effet, l’amour de nous-mêmes, dans sa pureté, ne nous empêche pas de nous unir au reste de la création sensible ; l’égoïsme nous en sépare ; le premier nous répand, le second nous resserre ; le premier nous laisse aboutir à tous les êtres de l’univers, le second les fait tous aboutir à nous seuls ; le premier nous permet de multiplier notre existence par la sympathie, le second nous réduit à notre vie individuelle, qui, ainsi réduite, est une mort ; le premier est une harmonie, le second est un faux ton dans l’universel concert ; le premier est vérité, le second est mensonge ; le second, pour tout dire, est un avortement du premier. Tel est l’égoïsme, pour qui tout est instrument, et rien n’est but que lui-même. Ce fils bâtard de l’amour de soi est le père d’une nombreuse et abominable famille. La vanité, l’avarice, la volupté, toutes les passions qui nous retournent sur nous-mêmes, qui nous emprisonnent et nous ensevelissent en nous-mêmes, sont les détestables aînés de cette race impure. Mais ce n’est pas là seulement que l’égoïsme se reproduit et se multiplie. Il est présent dans toutes nos affections purement naturelles ; il y domine aisément ; souvent il y est seul. Hélas ! l’affection qui, sur la terre, est devenue le type de l’amour même, l’amour maternel, n’est pas toujours sans égoïsme, et son égoïsme est quelquefois cruel !
Après ces considérations nous ne pouvons plus mettre en question s’il est permis à la religion de rendre l’homme heureux. Il est clair que non seulement elle le peut, mais qu’elle le doit ; qu’elle ne peut pas, si elle est vraie, ne pas donner le bonheur, et que c’est là un des caractères principaux de sa vérité. Mais en lui accordant ce résultat, comme inévitable, plusieurs demanderont si elle doit l’annoncer, et s’il est digne d’elle de commencer par l’offrir. N’est-ce pas, disent-ils, faire appel à la partie la moins noble de notre nature, et attirer nos regards précisément sur le point d’où il faudrait les détourner ? N’est-ce pas de sainteté qu’il faut parler d’abord, et laisser le bonheur venir avec la sainteté ?
Ceux qui parlent ainsi oublient ce dont ils viennent de convenir ; c’est que le bonheur est nécessairement uni à la sainteté ; c’est que depuis longtemps l’arbre a porté ses fruits ; que la vie de mille et mille chrétiens a vérifié cette parole du Sauveur : Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice ![b] et que ce bonheur, cette paix du moins, dont jouissent les vrais chrétiens, a conduit bien des âmes vers cet Evangile qui devait les conduire vers les mêmes expériences. En sorte que quand l’Evangile ne parlerait pas de bonheur, le bonheur des chrétiens en parlerait.
[b] Matthieu 5.6
Mais ces chrétiens eux-mêmes, dont le bonheur nous fait envie, et qui le sont devenus sans avoir vu ou sans avoir entendu d’autres chrétiens, n’a-t-il pas fallu que la religion leur parlât de bonheur ? Nous savons qu’il n’est que trop ordinaire aux hommes, quand ils font des théories, ou morales ou politiques, de partir de l’homme tel qu’il devrait être, plutôt que de l’homme tel qu’il est. Il nous semble qu’on doit attendre quelque chose de mieux de la religion, et que, si quelqu’un a du bon sens, ce doit être Dieu. Or, qu’est-ce qui caractérise notre état actuel ? C’est d’avoir perdu le goût de la sainteté, mais non pas certes d’avoir perdu le goût du bonheur ; c’est de ne point sentir assez vivement, assez distinctement que le bonheur est inséparable de la sainteté, mais non pas certes de ne pas sentir assez vivement ni assez distinctement le profond, l’inaltérable besoin d’être heureux. Ce n’est pas là un sentiment que notre chute ait affaibli ; c’est là qu’on est sûr de nous trouver, c’est par là qu’on est sûr de pouvoir nous prendre. La sainteté est le terme ; est-ce du terme que la religion doit partir ? Cette pensée est absurde. Mais par quoi donc faut-il qu’elle attire l’homme, et par quoi se l’attachera-t-elle, si elle ne lui annonce pas le bonheur ? Remarquez bien de quoi nous parlons quand nous parlons de religion. Nous n’entendons pas par là une connaissance ou un sentiment que l’homme reçoit avec la vie et qu’il apporte en naissant ; nous entendons une alliance de Dieu avec l’homme, survenant plus tard pour réparer le vice ou l’imperfection de notre état naturel, et pour combler un vide dans notre existence. Mais comment un vide que Dieu seul peut combler ne serait-il pas senti ? et comment ce sentiment ne serait-il pas une peine ? Comment donc la religion ne s’annoncerait-elle pas comme une réparation ou comme un remède ? Et si elle est une manifestation de la charité de Dieu à notre égard, et un moyen de cette charité, comment supposer qu’avec un tel dessein, Dieu s’adresse de préférence à la partie la moins accessible de notre être, et frappe de préférence à la porte que nous lui ouvrirons le plus difficilement ? N’est-il pas bien plus probable que sa bonté lui fera choisir, pour pénétrer jusqu’à notre cœur, cette porte incessamment et largement ouverte dont nous vous avons parlé, le besoin et l’amour du bonheur ?
Faire un crime à la religion de cet innocent attrait, serait véritablement étrange. Vaudrait-il mieux peut-être qu’elle n’usât pas du seul moyen dont elle dispose, et que, pour se ménager des suffrages tout à fait purs, elle prît soin de cacher tout ce qu’elle a d’aimable et de touchant ? Je ne sais, en vérité, si vous seriez ici plus sévères envers l’homme ou envers Dieu même. Envers l’homme à qui vous semblez dire : « Peu importe que tu aies besoin d’être consolé ! Peu importe que toute la création, dont tu fais partie, et dont toutes les douleurs retentissent dans ton sein, soit dans le deuil et soupire ! Peu importe que tu te sentes privé de la vraie paix et pour jamais incapable de toute véritable joie ! Tes besoins ne sont rien, et tes devoirs sont tout. Reçois d’abord la loi ; que le reste, ensuite, vienne ou ne vienne pas ; la religion n’a point à s’en inquiéter. » Sévères envers Dieu même, à qui vous semblez dire : « O infinie charité ! réprimez-vous ! contraignez-vous ! Vous ne demandez qu’à vous répandre : sachez vous resserrer ! Vous vouliez parler à l’homme de votre amour : parlez-lui seulement de vos droits. Vous vouliez le gagner par la miséricorde : ne le gagnez pas. Vous pouviez l’enlacer dans les réseaux de la compassion : laissez-le s’échapper. Vous vouliez le toucher : ne le touchez point. Ne lui offrez pas ce qu’il demande : offrez-lui ce qu’il ne demande pas. Bonté infinie, soyez seulement la sainteté infinie ! Amour, ne soyez pas amour ! »
Mais si la religion ne dit pas à l’humanité cette parole de consolation que l’humanité attend, que lui dira-t-elle donc ? Qu’est-ce, en effet, qu’une religion, qu’est-ce que la religion ? C’est une consolation. Le recueil le plus complet des préceptes moraux les plus élevés n’est pas une religion. La morale ne devient une religion que par l’espérance. Nous donner une morale, fût-ce la plus parfaite des morales, ce n’est pas nous donner une religion. La religion, sans doute, doit renfermer une morale, et une morale parfaite ; mais la morale, prise en elle-même, réduite à elle-même, plus elle est parfaite, moins elle est une religion. Nous faire connaître mieux les préceptes de la loi, c’est seulement aggraver notre responsabilité, et porter au comble notre détresse. Ainsi donc, Dieu n’aurait parlé que pour nous désespérer ! et ce n’est pas assez que la religion n’exerce pas d’attrait ; il faut de plus qu’elle inspire l’épouvante ! En effet, il est nécessaire que vous en veniez jusque-là ; vous ne sauriez vous arrêter à mi-chemin ; et, ne l’ayant pas voulue aimable, il faut que vous la fassiez terrible !
Approfondissez davantage encore la situation du genre humain : ce n’est pas seulement d’être consolé qu’il a besoin, il a besoin d’être rassuré. Vous ne l’ignorez pas : le malheur de l’homme n’est pas uniquement de se sentir inférieur de beaucoup à l’idée qu’il se fait de sa destination ; son malheur encore, et qui tient au premier, c’est de se sentir justement et irrévocablement privé de la bienveillance du Dieu qu’il a offensé ; c’est d’être obligé de se représenter, sous différentes formes (et qu’importent ici des formes, des images et des mots !) son Dieu comme un Dieu irrité, aliéné de lui ; c’est de s’avouer qu’avec Dieu, le souverain bien, la véritable vie, l’éternité lui échappera ; c’est de se sentir, vivant, la proie de la mort ; c’est d’éprouver, dès ici-bas, les atteintes du ver qui ne meurt point et du feu qui ne s’éteint point. Voilà la situation qu’on a beau se déguiser, se pallier, et dans l’horrible vérité de laquelle la conscience nous replace incessamment. Voilà le sujet de la première question que tout homme adresse à toute religion ; et, pour ne pas tromper cette attente, il faut qu’une religion soit tout d’abord une offre ou une promesse de réconciliation. Nous disons qu’il le faut et qu’une religion qui ne fait pas cela, qui ne commence pas par là, n’est pas une religion. Nous disons qu’il serait inutile d’annoncer à l’homme, en supposant qu’il ne la connût pas, la vérité sur sa destination et sur ses devoirs, sans l’avoir préalablement assuré que Dieu le reçoit en grâce, que sa vie sera jugée par la tendresse d’un père, et que les péchés de ses jours passés, et les faiblesses qui resteront attachées à toutes ses œuvres, ne frapperont pas de stérilité ses efforts et son zèle. Une religion vraie doit donc être une bonne nouvelle, un Evangile ; toutes les religions, plus ou moins, ont prétendu l’être.
Nous avons parlé hardiment au nom de tous ; nous avons supposé ce sentiment de condamnation et ce besoin de réconciliation présent dans le cœur de tous ceux qui nous écoutent. Maintenant nous convenons que, s’il en est qui aient la conscience de n’avoir jamais été séparés de Dieu, d’avoir toujours aimé ce qu’il aime et voulu ce qu’il veut ; s’il en est qui n’aient jamais été en arrière avec Dieu, et, que sais-je ? avec qui Dieu, au contraire, soit en reste ; s’il est ici, en un mot, des hommes qui ne soient pas des hommes, des hommes d’une autre race que celle d’Adam, l’argument que nous venons d’employer ne les regarde pas, et il est naturel qu’ils n’en soient pas touchés. Mais si leur inaltérable sécurité ne les a pas rendus insensibles à une situation qui n’est pas la leur, nous osons les sommer eux-mêmes de nous dire si cette religion, qui ne peut être la leur, n’est pas telle qu’il la faut au reste des hommes, et si, dans la touchante condescendance qu’elle révèle en Dieu, ils trouvent rien qui soit indigne de Dieu et qui soit indigne de l’homme. Indigne de l’homme ? Ah ! j’en conviens ; si la perspective ouverte à l’homme par la religion était celle d’un bonheur terrestre ; si Dieu l’attirait, oserai-je dire l’alléchait, par l’appât des jouissances de la chair et de la vanité ; s’il lui garantissait dans ce monde, je ne dirai pas des voluptés et des trésors, mais une existence paisible, douce et honorée ; si même, en renvoyant au-delà du tombeau l’effet de ses promesses, il remplissait l’éternité d’un bonheur mondain, et transportait la terre dans le ciel, un tel système serait tellement indigne de l’homme, – écoutez bien – que l’homme n’en voudrait point. Il n’y a du moins que des hommes et des peuples avilis qui puissent, à ce point, laisser tromper leurs besoins et matérialiser leurs espérances. Le malheur de l’homme est un malheur sublime, et sa douleur a quelque chose de saint. Ce qu’il cherche dans la religion, c’est le ciel et l’éternité, et sous le nom du ciel et de l’éternité, c’est Dieu. C’est Dieu qui manque à son cœur et à sa vie, c’est de Dieu qu’il se sent affamé ; mais quand ce besoin du ciel et de l’éternité serait beaucoup moins spirituel que nous ne le faisons, quand il se réduirait, comme il semble se réduire chez beaucoup d’hommes, au besoin de l’immortalité et à la crainte de tomber, au sortir de ce monde, dans les mains d’un Dieu irrité, trouvez-vous que ce besoin même soit indigne de l’homme ? croyez-vous que son désintéressement doive aller jusqu’à ne se soucier point d’une éternelle réprobation ? Quand vous lui imposez une pareille abnégation, n’en faites-vous pas plus ou moins qu’un homme, n’en faites-vous pas un dieu ou un démon ? n’est-il pas même probable que celui qui renoncerait de gaieté de cœur à toute prétention à l’éternité, et à toute perspective de posséder Dieu, serait un démon plutôt qu’un dieu ? et en êtes-vous venus à ce point de faire un crime à l’homme, non plus de s’aimer trop, mais en général de s’aimer ?
Ce qui serait indigne de l’homme, ce ne serait pas d’accepter ces conditions, ce serait de les repousser. Il n’y a pas de mérite, je le veux, à s’emparer d’une grâce offerte, et il ne semble pas qu’il faille un grand effort pour cela ; mais si ce consentement ne mérite aucune louange, croit-on que ce refus ne soit digne d’aucun blâme ? Toute la question est de savoir si le pardon est réellement offert. S’il l’est, nous ne sommes pas seulement insensés, nous sommes coupables de ne pas l’accepter. Repousser une grâce offerte par Dieu lui-même, lui dire par ce refus ou que nous pouvons nous passer de lui, ou que nous sommes assez forts pour supporter sa colère ; lui dire que nous ne voulons de lui ni pour maître, ni pour père, ni pour guide, ni pour lumière ; lui dire, quand il nous offre l’unique moyen de nous unir à lui, que nous ne faisons nul cas de cette union ni de lui ; qu’est-ce donc, si ce n’est pas un crime et le plus funeste des crimes ? Dites donc tout ce qu’il vous plaira du début égoïste de la vie chrétienne : comment ce début serait-il indigne de l’homme, si le parti contraire en est si profondément indigne[c] ?
[c] « Art thou under the tyranny of sin ? a slave to vicious habits ? at enmity with God, and a skalking fugitive from thy own conscience ? O, how idle the dispute, whether the listening to the dictates of prudence from prudential and self-interested motives be virtue or merit, when the not listening is guilt, misery, madness and despair ! The best, the most christianlike pity thou canst show, is to take pity on thy own soul. The best and most acceptable service thou canst render, is to do justice and show mercy to thyself. » Coleridge, Aids to Reflection.
Mais s’il n’y a, dans l’offre de la réconciliation, rien qui soit indigne de l’homme, comment s’y trouverait-il quelque chose qui fût indigne de Dieu ? Toutefois, abordons la seconde question comme si elle n’était pas d’avance absorbée dans la solution de la première.
Il faut sans doute, pour que cette offre soit digne de Dieu, que le bonheur qui nous est offert en son nom soit propre à nous unir à lui, qu’il ne nous concentre pas en nous-mêmes, mais qu’il nous répande et nous communique ; en un mot, que notre bonheur soit propre à contribuer au bonheur de tous et à la gloire de Dieu. Notre bonheur serait injuste, je dis plus, il serait faux, précaire et ruineux, s’il ne nous sortait pas de nous-mêmes, s’il ne nous apprenait pas à nous donner à tous, s’il ne nous faisait pas, en quelque sorte, la proie de tous, en un mot s’il ne devenait pas amour, et si, de cet amour rallumé dans notre âme, Dieu n’était pas le premier objet. Car si nous n’aimions pas Dieu, seul être digne absolument et par lui-même d’être aimé, nous ne pourrions aimer personne d’un amour véritable, d’un amour de charité. Si nous n’aimions pas Dieu, nous n’aimerions pas, entre les hommes, ceux qu’il nous est impossible d’aimer autrement qu’en Dieu et à cause de Dieu. C’est ce que saint Jean a bien exprimé lorsqu’il a dit : Nous connaissons à ceci que nous aimons les enfants de Dieu lorsque nous aimons Dieu[d] ; c’est-à-dire que nous ne sommes sûrs d’aimer véritablement nos frères, et même nos plus proches amis, que lorsque nous aimons Dieu ; ou plutôt que nous sommes très sûrs de ne point aimer véritablement nos frères, et même nos plus proches amis, lorsque nous n’aimons point Dieu. Enfin, si nous n’aimions pas Dieu, qui est la sainteté même, nous n’aimerions pas la sainteté, nous n’aimerions pas la loi de Dieu, puisque l’amour de Dieu n’a point de sens et n’est qu’un vain mot, si l’on n’aime pas ce qui est essentiel à Dieu, et ce qui fait qu’il est Dieu. C’est donc une condition irrémissible du bonheur que donne la religion, de nous disposer à l’amour et à la sainteté ; car s’il ne nous y disposait pas, ce serait, nous le répétons, un bonheur injuste et un faux bonheur : un bonheur injuste, attendu qu’il n’est pas juste que nous soyons heureux hors de l’ordre ; un faux bonheur, attendu que l’homme ne saurait, hors de l’ordre pour lequel il a été créé et organisé, être heureux autrement qu’en apparence et pour un temps.
[d] 1 Jean 5.2
Or, que peut-on redouter, ou plutôt que ne doit-on pas espérer, pour la sainteté de l’homme, et par conséquent pour la gloire de Dieu, d’une religion qui lui montre Dieu aussi saint qu’il est aimable, aussi aimable qu’il est saint, et qui, en lui exposant la loi dans toute sa pureté et dans toute sa beauté, n’ôte à cette loi que ce qu’elle a de redoutable et d’accablant ? Sans doute la promesse du salut ne fait pas tout, et ne peut pas tout faire ; mais quand cette promesse vient de ce même Dieu de qui nous n’avions à attendre qu’une sentence de condamnation, quand un bienfait, immense et immérité, nous lie par la reconnaissance à un Etre dont les yeux sont trop purs pour voir le mal, cette reconnaissance, pour peu que nous en soyons capables, n’aura-t-elle rien de sanctifiant ? Et s’il y avait en nous, au milieu même de nos péchés, quelque besoin de pureté et de vertu, qui se soulevât de temps en temps dans notre cœur et retombât sans cesse faute d’être soutenu par l’espérance ; si une crainte servile et glaçante avait jusqu’alors comprimé au dedans de nous les élans de notre âme vers le monde spirituel et vers les choses de Dieu, la suppression de cette crainte par la promesse de la grâce ne pourra-t-elle pas creuser dans l’âme de nouveaux sillons et y déposer, comme une semence bénie, l’amour avec la joie ? L’âme, ainsi ensemencée et labourée par les consolations d’en haut, ne deviendra-t-elle pas une terre féconde, où toute plante divine croîtra désormais à souhait et comme d’elle-même ? Ah ! s’il en est ainsi, la promesse du salut fait entrer dans notre âme un bonheur innocent et saint ; ce bonheur est digne de Dieu ; cette bonne nouvelle est plus que le préliminaire de la vérité, elle en est une partie essentielle ; et le reste, je veux dire la règle de la sanctification, quoique bien importante et bien digne d’une étude continuelle, en découle comme de soi-même, en procède comme les rameaux du tronc qui les porte et qui les nourrit.
Sous quels traits, d’ailleurs, nous est présenté ce salut dont la bonne nouvelle a donné son nom à l’Evangile ? Nous trouvons bien dans l’Evangile quelques images sensibles du malheur des réprouvés ; mais y trouvons-nous, sur le bonheur des élus, rien qui le fasse ressembler aux grossières félicités du temps présent ? Par delà le retranchement des afflictions de la terre, exercice temporaire qui prend fin parce que l’épreuve est accomplie, que trouvez-vous dans ce bonheur du ciel ? de quoi se compose-t-il ? quel en est l’élément principal et le caractère essentiel ? N’est-ce pas la communion avec Dieu ? n’est-ce pas la libre vie de l’esprit ? n’est-ce pas l’amour ? Et n’est-ce pas sous ces traits immatériels que tous les vrais chrétiens se le représentent ? n’est-ce pas avec ce caractère qu’ils le désirent et qu’ils l’espèrent ? n’est-ce pas de posséder Dieu qu’ils se réjouissent ? ambitionnent-ils, prétendent-ils autre chose ? et déjà, dans leur espérance, le ciel est-il autre chose que l’amour ? Que serait, en effet, tout le reste ? Que peut désirer l’être qui, soustrait pour jamais aux peines et aux besoins de la vie, se sait uni pour jamais à Dieu par le lien d’une mutuelle communion ? Or, tel étant, au point de vue chrétien, le caractère du bonheur céleste ou du salut, ce bonheur étant l’amour même, l’amour étant ainsi donné pour perspective et pour espérance à l’amour, comment pourrait-on reprocher à l’Evangile d’avoir compromis la dignité de Dieu en nous parlant de bonheur ?
Après tout cela, nous voulons bien qu’on ne trouve pas dans ces caractères de l’Evangile une garantie suffisante, qu’on tienne pour nuls et non avenus tous nos raisonnements, et qu’on nous demande des faits. Mais, de notre côté, ne pourrons-nous pas exiger de ceux qui ne tiennent aucun compte du raisonnement et ne se rendent qu’au témoignage des faits, que, quand nous leur aurons produit des faits, ils s’en contentent, et ne raisonnent plus, et ne s’arment pas contre ce qui est de ce qui leur paraît devoir être ? Le christianisme accepte la question telle qu’on la lui pose : en promettant, en offrant le bonheur, a-t-il obtenu l’amour ? ou bien a-t-il, en offrant le bonheur, fermé les âmes à l’amour ? C’est désormais toute la question.
Mais, en vérité, est-ce une question ? Faut-il, après dix-huit siècles, instruire un procès jugé depuis dix-huit siècles ? Et lorsque, pendant tout ce temps, amis, indifférents, ennemis même, sont convenus tout d’une voix que le vrai chrétien est essentiellement un homme d’amour et de dévouement, lorsqu’on est obligé de rapporter au christianisme les faits les plus sublimes d’abnégation et de renoncement, lorsque toutes les vies employées à un ministère de charité, ont été, sans exception, des vies chrétiennes, lorsque mille institutions, mille monuments offrent encore à nos yeux le touchant témoignage de l’esprit miséricordieux que Jésus-Christ a déposé dans sa religion, lorsque, pour faire circuler dans les veines desséchées du corps social la sève pure et fraîche de l’amour, on est obligé, partout, de recourir au christianisme, il nous faudrait prouver que le principe du bonheur dont il fait usage, bien loin de nuire à l’amour, tourne au profit de l’amour ? Le prouver ! Mais le devons-nous ? Mais ceux qui ont besoin qu’on le leur prouve, sont-ils dignes qu’on le leur prouve ? Mais ne se raillent-ils pas de nous, lorsqu’ils disent qu’ils en ont besoin ? Mais condescendre à leur demande, n’est-ce pas entrer dans l’esprit de cette méchante raillerie et se rendre complices, jusqu’à un certain point, d’une aussi étrange injustice ? Et le silence n’est-il pas la seule réponse convenable, la seule qui soit conforme à la dignité de notre cause ?
Nous chargeons de notre réponse ces autres adversaires du christianisme qui se plaignent à si haute voix et depuis si longtemps que le christianisme n’est composé tout entier que de renoncements et de sacrifices, et que, nous dépossédant follement de nous-mêmes, il nous jette en proie au premier venu. Ceux-ci, il faut leur rendre justice, ont tiré leur grief des faits et des faits seulement ; et l’injustice de leur reproche tient à ce qu’ils n’ont pas regardé à l’intérieur de la doctrine qui leur eût révélé la compensation secrète et surabondante des sacrifices dont l’énormité les épouvante, tandis que l’injustice des autres tient à n’avoir voulu voir que l’intérieur de la doctrine, la religion abstraite, et de n’avoir tenu aucun compte des faits extérieurs qui sont les conséquences de la doctrine. N’est-il pas juste que nous laissions les premiers réfuter les seconds, et ceux-ci à leur tour réfuter les premiers ? N’est-il pas juste, en particulier, que ceux que scandalise le principe égoïste de la religion chrétienne, soient invités à s’expliquer à eux-mêmes, et à nous expliquer ensuite, pourquoi une clameur si ancienne et si générale reproche à la religion chrétienne le contraire précisément de ce qu’ils lui reprochent ? Quand ils auront résolu cette difficulté, nous serons, j’en conviens, tenus de leur répondre.
Mais si les effets étant reconnus, si la présence de l’amour dans le cœur et dans la vie des disciples de Jésus-Christ étant constatée, si le caractère généreux et tendre du christianisme étant mis hors de question, on insistait encore, si l’on continuait à reprocher au christianisme d’avoir recouru, pour produire ces effets glorieux et touchants, à ce mobile du bonheur ou de l’intérêt personnel, si la scrupuleuse pureté, nous dirions volontiers le puritanisme de ceux avec qui nous discutons, en était encore honteux et scandalisé, que nous resterait-il, sinon de les renvoyer à mieux faire ? que leur resterait-il à eux-mêmes, sinon de l’essayer ?
C’est donc une entreprise vaine que de vouloir séparer le bonheur de la vertu, ou, ce qui revient au même, de vouloir exclure de la religion l’élément du bonheur ! Quoi que nous fassions, il y trouvera une place, et la seule question est de savoir quelle place il occupera ; s’il viendra à la suite de l’obéissance, ou s’il la précédera. Il n’y a pas d’autre alternative. Entendez-le bien : obéirez-vous à Dieu pour qu’il vous aime ? ou lui obéirez-vous parce qu’il vous aime ? Obéirez-vous afin d’être sauvés ? ou obéirez-vous parce que vous êtes sauvés ?
Ce choix, Dieu ne nous l’a pas laissé. Il savait bien que, si nous devions être sauvés par l’obéissance, nous ne serions jamais sauvés. C’est pourquoi, sans regarder à nos désobéissances passées, et sans attendre que nous soyons devenus obéissants, il nous a aimés le premier, il est venu à nous, il a dit : Paix sur la terre[e], il nous a remis à tous des lettres de grâce, après avoir prononcé sur tous la sentence de condamnation ; il nous a tous enveloppés dans la rébellion, pour nous faire miséricorde à tous. Christ, le messager de cette bonne nouvelle, en a été aussi le garant ; son incarnation, ses souffrances, l’effusion de son sang innocent, l’ont muni d’un sceau immortel. Une race avilie, qui de génération en génération se transmettait l’anathème et ne se perpétuait sur la terre que pour y perpétuer le désordre et la rébellion, une race qui ne semblait avoir conservé quelques traits de sa dignité primitive et quelques restes de son empire sur la création que pour corrompre les desseins de Dieu, pour troubler par sa présence et par ses actions l’universelle harmonie, cette race malheureuse a vu s’étendre vers elle, dans le ténébreux désert de son exil, la main paternelle de Dieu. Sur son horizon sans soleil s’est levé un astre lumineux et pur ; un second Adam a été donné pour chef à une seconde humanité, afin que, comme tous meurent en Adam, tous revivent par Jésus-Christ ; le Médiateur, dont la lointaine espérance avait consolé sur le chemin de la tombe les hommes des anciens jours, est venu dans la consommation des temps accomplir sa mystérieuse mission et réclamer du haut de la croix l’effet de cette divine promesse : Demande-moi, et je te donnerai pour héritage les nations, et pour ta possession les bouts de la terre[f]. Elles sont à lui les nations, elle est à lui l’humanité ; il en est le prince et le pasteur ; car son sceptre est une houlette, et ses sujets sont des brebis qu’il nourrit et réchauffe sur son sein avec autant de tendresse qu’il les défend avec puissance et les gouverne avec autorité. Son règne est un règne de persuasion et d’amour ; il ne veut que des sujets libres, il ne veut régner que sur les cœurs ; il ne reconnaît pour ses sujets que ceux qui lui sont unis par la foi et ne veulent devoir qu’à lui la paix, la consolation, la joie et la force. Il ne reconnaît pour ses sujets que ceux qui, se reconnaissant eux-mêmes pécheurs, privés de toute gloire devant Dieu, et incapables de rentrer par leurs propres forces et leurs propres mérites dans la communion du Père des esprits, crient grâce et merci au pied de sa croix, et n’attendent rien sur la terre et rien dans le ciel que de sa puissante médiation.
[e] Luc 2.14
[f] Psaumes 2.8
Je conviens très volontiers que l’homme n’eût pas inventé ce système, et qu’il est en dehors de toutes les combinaisons que nous aurions pu imaginer ; mais après tout, le système dans lequel, en abandonnant celui-ci, nous sommes forcés de retomber toujours, je veux dire le salut par l’obéissance, ce système si raisonnable, n’est-il pas au-dessus de l’humanité et de chaque homme en particulier ? Est-il un seul individu de notre espèce qui puisse l’embrasser sérieusement sans embrasser la condamnation, le suivre jusqu’au bout sans arriver au désespoir ? Et au contraire, cet autre système, si insensé que saint Paul l’a appelé sans détour une folie, mais la folie de Dieu, ne donne-t-il pas à l’homme, avec la joie et la paix, des forces qui lui étaient inconnues ; ne crée-t-il pas dans son cœur ce qu’il y cherchait en vain et ce qui fait toute sa force, ce qui est l’œuvre par excellence, ce qui renferme en soi toutes les œuvres, je veux dire la confiance en Dieu et l’amour de Dieu ? Cette folie, qui inspire la sainteté, n’est-elle pas la raison même ? et en revanche, cette raison qui ne produit ni la sainteté ni la paix, n’est-elle pas une folie ? Et si l’élément du bonheur surabonde dans le christianisme, qu’importe, si cette surabondance de bonheur produit une surabondance d’amour ? Et qu’est-ce, en définitive, qui est le plus noble, le plus généreux, de travailler en vue d’une récompense, comme dans le système de la religion naturelle, ou de travailler en retour d’une grâce obtenue, c’est-à-dire par reconnaissance, comme dans le système de cette religion surnaturelle, que nous appelons l’Evangile ?
Et si l’on nous disait que bien peu de gens acceptent ces étranges et sublimes conditions, que bien peu de gens obéissent par reconnaissance, hélas ! nous nous le sommes dit à nous-mêmes ; mais enfin ceux-là obéissent, ils obéissent en esprit et en vérité ; et où sont ceux qu’un autre principe, soit le devoir, soit la crainte, ait élevés à l’obéissance du cœur ? Qui est-ce qui obéit, sinon celui qui aime ? Qui est-ce qui aime, sinon celui qui se croit aimé ? Le nombre ne fait pas la vérité ; et n’y eût-il qu’un seul homme sur la terre qui eût accepté l’Evangile, il faudrait voir dans cet homme l’humanité restaurée, le parti de la vérité, la race de Dieu. La question n’est pas de savoir si les conditions du salut sont acceptées, mais si ce sont en effet des conditions de salut, et s’il y a quelque autre nom sur la terre, quelque autre principe, quelque autre système, par lequel les hommes puissent être sauvés. Laissons donc à Dieu le mystère de ses voies et le secret de ses conseils ; ne doutons pas plus de son amour que de sa sainteté ; adorons d’avance, et sans les connaître, des desseins dont le grand jour nous révélera toute l’excellence ; et contentons-nous d’accepter et de bénir une dispensation qui, si elle n’est pas utile à tous, était destinée à l’être ; qui, dans l’intention de Dieu, est salutaire à tous les hommes[g], et à qui, pour l’être en réalité comme en principe, rien n’aura manqué que la volonté de ceux-là mêmes en faveur desquels Dieu l’a conçue et mise à exécution. Il faut maintenant que nous le disions, si toute cette discussion qui eût pu paraître oiseuse et vaine en d’autres temps, nous a semblé aujourd’hui de saison, ce n’est pas seulement parce que quelques adversaires du christianisme, ou, pour mieux dire, quelques hommes qui ne le comprennent pas, élèvent aujourd’hui contre lui le grief que nous avons tâché de réfuter ; c’est aussi parce que la conduite et les discours de plusieurs chrétiens de nos jours ne donnent que trop d’apparence et de force à l’objection que nous avons combattue. Oui, nous le disons avec douleur, il s’est élevé peu à peu, à l’ombre même des doctrines vitales de l’Evangile, et sous la forme d’une orthodoxie sévère et vigilante, un christianisme qui n’est qu’une théorie de bonheur et un système de sûreté personnelle. Il est des chrétiens qui ont pris, dans le christianisme, le point de départ pour le terme et le moyen pour le but, et qui, au lieu d’aller du bonheur à l’amour, s’arrêtent dans le bonheur, interprétant au déshonneur du christianisme et à leur propre honte cette déclaration de Jésus-Christ : que l’œuvre de Dieu (ou l’œuvre selon Dieu), c’est de croire en celui qu’il a envoyé.[h] Ce sont eux dont l’injuste bonheur et l’insolente paix scandalisent les faibles, enhardissent les adversaires du christianisme, et donnent une couleur au reproche le plus injuste et le plus téméraire qu’on ait jamais pu adresser à cette sainte religion.
Nous n’avons pas voulu que cette déplorable théologie, cet utilitarisme déguisé en religion, tournât à la confusion du christianisme ; et c’est pourquoi, autant que nous l’avons pu, nous avons montré, d’un côté, que l’élément de bonheur renfermé dans l’Evangile n’a rien de contraire à l’amour, qui est, selon l’expression de saint Jacques, « la fin ou la somme du commandement », et, d’un autre côté, que le christianisme, en développant dans le cœur humain des trésors d’amour, a bien prouvé qu’il portait en soi, à côté du bonheur, et dans le bonheur même, un principe fécond de bienveillance et de charité. Disons, répétons, prouvons, tant que nous le pourrons, cette grande vérité : montrons, dans le christianisme, le bonheur et l’amour réunis et d’accord ; mais que notre exemple ne nuise pas à nos discours ; qu’on sente que, même dans le deuil extérieur et dans les larmes, ceux qui parlent du bonheur que donne le christianisme l’ont réellement goûté ; qu’on sente surtout que ce bonheur est religieux, qu’il est spirituel, qu’il est sans égoïsme, qu’il est tout pénétré d’amour ; qu’on sente qu’un premier bonheur en a produit en nous un second, que le bonheur de la délivrance a donné naissance à celui de la charité, qu’ils se sont fondus l’un dans l’autre, en sorte qu’aujourd’hui l’on ne saurait discerner si nous sommes heureux d’avoir échappé à la colère à venir ou d’être entrés en communion avec ce grand Dieu notre Père, qui est à la fois tout bonheur et tout amour. Amen.