Matthieu 11.2-19 ; Luc 7.18-35
Dites à ceux qui ont le cœur troublé : Prenez courage, ne craignez point ; voici votre Dieu… Il viendra lui-même, et vous sauvera. Alors s’ouvriront les yeux des aveugles, s’ouvriront les oreilles des sourds ; alors le boiteux sautera comme un cerf, et la langue du muet éclatera de joie.
Nous ne savons pas depuis combien de temps Jean-Baptiste était en prison, quand une crise vint l’ébranler momentanément.
Ses disciples avaient conservé libre accès auprès de lui ; à peu près comme les amis de Paul auprès de cet apôtre, dans sa captivité de Césarée et dans celle de Rome. Un jour, ils lui ont raconté quelques-uns des miracles accomplis par Jésus-Christ. D’après Luc, c’était la guérison du serviteur d’un centenier, à Capernaüm, et la résurrection du fils unique d’une veuve, à Naïn. Jean ne paraît point s’en réjouir. Il devient au contraire plus triste. Une question angoissante traverse son cœur. Pour en obtenir la solution, il envoie deux de ses fidèles auprès du Christ, avec charge de lui dire : « Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? »
Ce mandat paraît si étrange, cette interrogation si peu conforme à tous les antécédents du Précurseur, qu’on a fait de grands efforts pour les interpréter. Il fallait absolument, pensait-on, éviter d’aboutir à cette conséquence : la foi du Baptiste a traversé une éclipse.
Son message, a-t-on dit, aurait été simplement un moyen, un peu plus actif que les autres, de préparer les voies du Seigneur. En lui disant : Es-tu celui qui doit venir ? Jean voulait lui montrer les inconvénients attachés à sa méthode trop lente. C’était une manière de le forcer à sortir de sa réserve. – N’insistons pas. Rien ne nous autorise à croire que le fils d’Elisabeth se soit permis de donner des conseils au Fils de Marie.
Il y a quelque chose d’infiniment plus digne dans l’opinion de nos réformateurs, Luther et Calvin, reprise et développée en particulier par le théologien Stieri. Suivant eux, les messagers de Jean n’avaient point à raffermir sa foi, mais la leur, qui commençait à chanceler. Les voyant émus par la prolongation de ses souffrances, leur maître leur aurait dit : Allez, et informez-vous vous-mêmes. Cette députation aurait eu ainsi un but exclusivement pédagogique…
i – « Jean, dans, sa prison… persévère sans broncher dans son œuvre, qui consiste à adresser ses propres disciples au Christ. Et comme ceux qui lui restent encore fidèles ne veulent pas ajouter foi à sa parole, il les envoie directement au Seigneur, afin qu’ils l’interrogent. Pour les encourager, il leur permet humblement de présenter leur question comme un message de sa part. » (Rud. Stier : Reden Jesu, I. 393.)
Je ne parviens pas à voir autre chose qu’une hypothèse dans cette explication ingénieuse, et j’avoue que je ne la trouve pas même vraisemblable. Après tout, le texte ne la favorise pas. Les disciples de Jean ont été jaloux, sans doute. Néanmoins nous ne les avons pas vus incrédules. Les nouvelles qu’ils viennent de communiquer sur l’œuvre du Christ respirent plutôt l’admiration que le découragement. Si leur foi n’a point encore atteint la hauteur où le prophète espère la conduire, rien ne prouve qu’ils fussent dans le doute quant au Christ.
Cet essai d’interprétation provient, si je ne me trompe, d’un désir très respectable d’enlever jusqu’à la plus petite tache de la réputation du Précurseur. On ne veut pas que le géant ait bronché. A-t-on raison ? Est-on certain de nous présenter de la sorte une image attrayante et, ce qui importe plus, une image vraie ? Est-on moins fort et moins héroïque pour avoir traversé une crise ? Élie passait par une défaillance bien sérieuse quand, sous le buisson du désert, il demandait à Dieu de retirer son âme. Jérémie aussi, lorsqu’il adressait à l’Éternel cette plainte navrée : « Pourquoi ma souffrance est-elle continuelle ?… Serais-tu pour moi une source trompeuse, une eau dont on n’est pas sûr ?j » Est-ce grandir un homme que le transformer en statue de marbre, ou en bloc de granit ? Ceux qui ne connaissent pas l’épreuve, ou qui la traversent le front haut, sont admirables, peut-être. Mais ils nous attirent peu ; nous ne les sentons pas nos frères, de la même nature que nous.
j – Jérémie 15.15-19.
Jean-Baptiste était bien de notre nature. C’est le placer sur un piédestal fragile que de le supposer inattaquable à l’angoisse. Je dirais volontiers avec Farrar : « Dans son héroïque grandeur, le Précurseur peut se passer du très pauvre secours de nos suppositions plus ou moins charitables. » Deux circonstances, en particulier, semblent avoir préparé l’ébranlement temporaire de ses convictions. D’une part la conduite de Jésus ; de l’autre sa situation personnelle à lui-même.
La conduite du Christ, convenons-en, devenait de plus en plus étrange. Son travail n’avançait qu’avec une inconcevable lenteur. Il prêchait, et le sermon sur la montagne avait déployé le plus merveilleux programme. Mais quels résultats avaient suivi ? Pourquoi, d’ailleurs, persister à se tenir en Galilée ? C’était au centre, dans la capitale, qu’il fallait agir. Oui, Jésus continuait à faire œuvre de prophète. Pourquoi donc ne pas entreprendre son œuvre de roi ? A quoi bon renvoyer de mois en mois le rétablissement d’une autorité théocratique ? Il sème des bienfaits. L’heure n’est-elle pas venue de lancer des jugements ? Il a guéri d’un mot le domestique d’un centenier ; il a même ressuscité un mort. Donc, rien ne lui est impossible. Et il ne châtie pas les gentils, les Romains qui nous écrasent, les Hérodes qui nous corrompent ! Ils ne m’appuie pas seulement dans ma résistance à Antipas. Il ne lui envoie pas l’ordre de rompre ses liens adultères. Il peut rendre la vie aux trépassés, et il n’ouvre pas la porte de mon cachot… ! Est-ce bien le Messie que nous devions attendre ?
En second lieu, la situation de Jean devenait chaque jour plus douloureuse. Ah ! savons-nous, mes amis, ce que c’est qu’un prisonnier, surtout quand il était naguère l’homme libre de la steppe ? On n’enferme pas derrière des verrous l’aigle qui plane sur les monts, la gazelle qui fuit à travers les plaines. Si on les emprisonne, ils meurent. Est-ce la mort qui vient lentement pour le prédicateur de la repentance ?
Les premières journées, les premières semaines ont été relativement faciles. Une force exceptionnelle, due à la résistance même, le soutenait dans sa lutte. Son courage croissait. La conscience du devoir accompli, la certitude que Dieu approuve, tout cela soutient, et beaucoup. Et puis, le temps se passe, sans amener de changement. Cet homme, habitué à la vie des campagnes, se heurte d’heure en heure aux murs visqueux de son donjon. Pas de lumière ; peu d’air. De temps en temps un rayon blafard glisse sur la pierre nue, et disparaît bien vite. Il fait humide, il fait froid. Les soirs de tempête, le prisonnier entend gronder, là-bas, les vagues de la mer Morte. Il se rappelle ses promenades d’autrefois sur ces rivages maudits…
Aujourd’hui, Antipas a voulu un entretien. C’était une belle matinée. La vue errait sur les collines lointaines de Juda, où l’enfance et la jeunesse du captif se sont écoulées. Le monarque était entrain. Il a rappelé ces souvenirs. Il a évité le sujet brûlant. Mais quand le prophète y est revenu, quand il a répété son indomptable : Il est écrit ! la conversation a été brisée, et Jean est rentré dans le cachot… Connaissez-vous quoi que ce soit de plus énervant que ces alternatives perpétuelles d’espérance et de déception ? Y a-t-il, même pour une âme solidement trempée, une plus rude épreuve que le retour continuel des mêmes luttes, aboutissant au même résultat ?
Pendant tout ce temps, d’ailleurs, l’œuvre du Précurseur était suspendue. Les âmes n’entendaient plus sa parole ardente. Les baptêmes continuaient à peine, par le ministère de quelques disciples. Et pourtant le chemin du Seigneur n’était point encore prêt. Il restait énormément à faire ; et il ne faisait rien, lui, l’homme de l’action ! Bien que répéter constamment la même chose à un prince qui se joue de lui, tour à tour s’amuse et s’effraie de ses paroles… Voyons. La gloire de Dieu n’est-elle pas intéressée à ce que Jean soit mis en liberté ? Jésus ne fait rien pour cela. Alors, est-il celui qui devait venir ?
Cette question, dit-on, dément plusieurs des paroles prononcées précédemment par le Précurseur. – Lesquelles ? – Celle qui déclarait que tout arbre mauvais allait être coupé et jeté au feu ? Non, vraiment. Il est assez mauvais cet arbre qui s’appelle Antipas. Pourquoi le Messie ne l’a-t-il pas déjà coupé ? – Celle qui attribuait à Jésus les travaux d’un moissonneur, nettoyant son aire et jetant au feu la balle ? Mais l’atmosphère est saturée de cette balle, au point que nous étouffons. N’est-il pas plus que temps d’allumer le feu qui doit la consumer ? – Celle encore où le Baptiste rendait hommage à Celui qui le suivait ? Mais il est venu, ce personnage mystérieux. N’est-ce pas l’heure qu’il montre sa puissance en enfonçant les portes de Machéronte ?
Une parole de Jean, il est vrai, avait dit plus que toutes celles-là. C’est celle qui avait salué Jésus du nom d’Agneau de Dieu ôtant le péché du monde. Et c’est aussi celle-là, plus que toute autre, qui fait la difficulté du problème. Après une proclamation si ferme, était-il possible que Jean revînt en arrière, et envoyât demander à Jésus d’expliquer qui il était ?
Oui c’était possible ; naturel même, si l’on veut y regarder de près. Car enfin, les mots que nous venons de rappeler visaient uniquement l’œuvre religieuse de Jésus. Ils ne disaient rien d’une œuvre sociale ou politique. A part un certain nombre de miracles, Jésus s’est borné à l’enseignement. Et encore ces miracles, tout en établissant sa puissance, n’ont pas ébranlé celle des méchants. De là une question pressante et, nous répétons le mot, naturelle. Peut-être le Sauveur exclusivement religieux et le Messie social ne sont-ils pas un seul et même personnage. Jésus est le premier ; Jean l’a déclaré ; il ne retire pas sa confession. Est-il aussi le second ? Cela paraît moins certain ; et c’est sur ce point que le Précurseur commence à éprouver quelques doutes.
Cette interprétation paraît d’autant plus admissible qu’un mot du texte la réclame presque, au moins dans le récit de Matthieu. Là où nous traduisons : « Devons-nous en attendre un autre ? » cet Évangile dit un second ; proprement : un autre en parlant de deux k. Le sens alors prend une grande clarté. Jean, dans ses douloureuses réflexions, privé de tout contact direct avec l’extérieur, n’entendant que ce qu’on voulait bien lui raconter, et par conséquent entendant très peu, aurait été amené à se demander si, tout en réservant son adoration à l’Agneau de Dieu, il ne devait pas attendre un Messie qui rétablirait Israël. Son peuple espérait Élie, Jérémie, le prophète, le Christ. Était-ce une erreur ? Après le Sauveur, qui prêche maintenant, le Juge ne devait-il pas venir bientôt ? Le jugement n’est pas moins nécessaire que la miséricorde. Celle-ci est incomplète sans celui-là. Et, tant que les persécuteurs triomphent, Jean est presque en droit de crier :
k – Deux des plus anciens manuscrits de Luc lisent aussi second (eteron) au lieu de autre (allon). L’explication que nous admettons a été proposée, entre autres, par M, Godet, Luc, I, 365-367.
Où sont, Dieu de Jacob, tes antiques bontés ?
Dans l’horreur qui nous environne,
N’es-tu plus le Dieu qui pardonne ?
Vous avez remarqué, au surplus, à qui il s’adresse pour être éclairé et raffermi. Ce n’est pas au sanhédrin qu’il envoie ses disciples. Il ne demande pas la visite d’un docteur de la loi. Oh ! vraiment, ce n’est pas de textes et de commentaires qu’il a besoin. C’est d’une parole sortie de cette même bouche qui lui donnait, au bord du Jourdain, de si profondes leçons. C’est à Jésus qu’il a recours. Il se défie si peu de lui, que c’est de lui seul qu’il réclame la solution du problème. Quand Jésus aura parlé, encore cette seule fois, Jean sera satisfait. Il ne demandera plus rien. La réponse de l’Agneau de Dieu lui suffira pour vivre… et pour mourir.
Ainsi, dans une des plus sombres heures qu’il ait traversées, le Baptiste nous donne un de ses plus hauts enseignements. Ce n’est pas dans le doute lui-même qu’est le plus grand danger. C’est dans les moyens essayés pour en sortir, ou pour s’accommoder avec lui, au besoin pour s’en amuser. Jean-Baptiste n’en prend point son parti. Il veut croire. Mais un seul est digne de sa foi : Jésus. Douteurs du dix-neuvième siècle, nous sommes prêts à respecter de tout cœur vos angoisses… si vous êtes angoissés. Nous sympathisons avec vous, dans la mesure où vous êtes droits et sincères. Mais de grâce, laissez vous conduire à Celui qui peut et qui veut vous faire sortir de votre doute. Ne jouez pas avec la vérité. Le jour où vous l’aurez rencontrée en face, ne vous détournez pas, comme pour continuer à chercher.
Les deux disciples de Jean sont arrivés auprès du Christ. Ils ont répété textuellement le message dont ils sont chargés. Que va répondre Jésus ?
Rien pour commencer. Les prophètes de l’ancienne alliance faisaient volontiers précéder leurs discours d’actions symboliques muettes, que la parole, ensuite, avait pour tâche d’expliquer. Jésus, dans une circonstance ultérieure, agira de même. Quand les apôtres lui demanderont qui est le plus grand dans le royaume des cieux, il se taira. Il prendra un petit enfant et le placera silencieusement au milieu d’eux. Lorsque cet acte muet leur aura ouvert les yeux, alors il parlera.
Aujourd’hui, il semble d’abord ignorer la question qui lui est posée. Suivez-moi, dit-il aux deux visiteurs. Et il les conduit de rang en rang, à travers la foule qui l’entoure. Il y rencontre beaucoup de malades. Des aveugles, des boiteux, des sourds, des possédés tourmentés par des esprits malins. Il s’approche d’eux, il les guérit. Il y a plus ; des lépreux aussi sont là. Il faut, pour les rejoindre, dépasser les derniers rangs, avancer un peu dans la solitude, jusqu’à la limite où il est permis au « souillé » de paraître. Jésus ne se laisse pas retenir par la crainte ; il touche ces lépreux, et l’affreuse maladie les quitte. Il y a plus encore. Voyez. Ce ne sont pas des infirmes ni des fiévreux, ce sont des cadavres. Jésus vient à eux également ; et ils ressuscitent ! Enfin, et c’est le trait le plus grand de cette scène, des pauvres se pressent sur les pas de ce puissant bienfaiteur : les déshérités, les méprisés, les péagers, tous ceux qui sont dans l’indigence, soit parce qu’ils manquent d’argent, soit parce que leurs prochains les fuient. Jésus s’arrête de préférence au milieu d’eux. Il leur parle ; il leur prêche une bonne nouvelle que les pharisiens ne trouvaient point assez bonne pour eux, et qui fait tressaillir d’aise le cœur de tous ces malheureux.
Ainsi se passent des heures. Les messagers n’ont toujours pas de réponse. Ils reviennent avec Jésus au point d’où ils sont partis. Ils peuvent entendre les cris d’admiration, moins forts pourtant que les accents de gratitude, qui partent du sein de la foule. Ils ont surpris des larmes qui roulaient sur bien des joues, mais de douces larmes, celles qui suivent la consolation et le pardon. Es ont vu des visages transfigurés, resplendissants de joie, plus changés vraiment que ceux des lépreux après qu’ils ont été purifiés. Ils s’étonnent ; ils adorent peut-être… Mais enfin que faut-il répondre à celui qui nous a envoyés ? Allez, dit alors Jésus. « Allez rapporter à Jean ce que vous avez vu et entendu » – ou, comme nous lisons dans Matthieu, « ce que vous voyez et entendez. Les aveugles voient, les boiteux marchent. » Car la scène continue, et leurs yeux en peuvent suivre les effets… Mais est-ce tout, cette réponse ? Oui, tout. Rien d’autre à dire au prisonnier de Machéronte ? Non, rien !
Aucun évangéliste ne fait supposer que Jean ait envoyé une seconde ambassade à Jésus. Il semble avoir compris ce qu’on lui rapporta, et en avoir été satisfait. Que signifiaient donc les paroles de Jésus ?
Elles ont été empruntées, en partie, au 35e et au 61e chapitre d’Ésaïe, passages que Jean connaissait fort bien, mais dont il n’avait pas soupçonné l’application aux circonstances présentes. Elles n’ajoutent aucun blâme direct à l’adresse du Précurseur ; seulement un vœu, qu’il n’est pas nécessaire de rapporter exclusivement à lui : « Heureux celui pour qui je ne serai pas une occasion de chute ! » Jointes aux actes qui les ont précédées, elles veulent dire que Jésus continue pour le moment son ministère de charité et de prédication. Il est parfaitement conscient de ce qu’il fait et de ce qu’il pourrait faire. S’il rend la santé à des lépreux et la vie à des morts, il pourrait précipiter de leur trône un Antipas et même un Tibère. S’il ne le fait pas, ce n’est point manque de puissance. C’est qu’il ne veut pas. D’où ne résulte point qu’il ne le fera jamais. Il attend. Comme il est venu ici-bas pour faire, non sa volonté, mais celle du Père qui l’a envoyé, il continuera à guérir et à prêcher, aussi longtemps que Dieu le lui ordonnera.
Un jour retentiront les sentences de condamnation. Elles sont déjà préparées, et Jésus sait parfaitement qu’Hérode n’est qu’un renardl. Il mettra ses apôtres en garde contre « le levain » de cet homme, qui est l’hypocrisiem. Pour le moment, sans s’attaquer à lui, il prêche aux petits la bonne nouvelle. Ésaïe avait annoncé que ce serait une des fonctions de celui qui devait venir. Il publierait que les affligés seraient consolés. Ne l’ont-ils pas été dans cette foule, où les disciples de Jean ont passé quelques moments ?
l – Luc 13.32.
Il est vrai. Le même prophète avait promis que le Messie « proclamerait aux captifs la liberté, et aux prisonniers la délivrancen. » Cette portion de la tâche n’est pas, jusqu’à présent, accomplie. Jean-Baptiste demeure en prison. Cela paraît dur. Peut-être à nous plus encore qu’à lui. Les nouvelles que ses deux envoyés durent lui rapporter, lui auront ouvert les yeux sur la perfection absolue avec laquelle se réalisait une portion du programme prophétique. N’y a-t-il pas vu une garantie que l’autre aussi se réaliserait ? Ces deux parties d’un même plan ne supposaient point deux messies. Un seul peut suffire à la tâche. Celui qui évangélisera les pauvres sera celui aussi qui ouvrira les cachots. Quand ? Comment ? Ces questions restent réservées. Mais elles auront leur réponse. Si le Précurseur ne l’entend pas sur la terre, il l’entendra dans le ciel. De cela, il ne doute plus. Le problème qui agitait sa conscience est celui de tous les cœurs éprouvés. Mais il a sa solution.
n – Ésaïe 61.1.
Dans la petite ville hindoue de Konnore, bien connue de nos missionnaires, on va volontiers visiter, à côté de l’église anglaise, le champ du repos. La vue dont on jouit de là passe pour une des plus belles de la contrée. L’influence chrétienne, qui domine dans les inscriptions funéraires, ajoute au sentiment très doux de calme que l’on éprouve à parcourir les allées de ce cimetière. Une tombe, entre autres, attire les regards. C’est celle d’un jeune homme enlevé dans toute la fleur et la force de l’âge. Une très courte épitaphe est consacrée à sa mémoire. Son nom ; la date de sa naissance ; celle de sa mort ; et puis ces deux simples mots : He knows (Il sait) ! Je ne connais pas beaucoup d’oraisons funèbres plus émouvantes.
Il sait ! Voilà ce que le Baptiste a dû se dire, au retour des messagers. Je ne sais pas, moi. Mais Il sait, lui, l’Agneau de Dieu, qui est aussi le Messie d’Israël et le Sauveur des Gentils. Il ne doit point en venir un autre. Il suffit. Il manifeste tout d’abord son amour. Dieu en soit loué ! Qu’il le révèle encore longtemps. Les jugements viendront assez tôt. Qu’importe ma souffrance ? Ou plutôt, qu’elle soit bénie si elle peut servir à sa gloire ! Qu’Antipas me rende à la liberté ; qu’il m’envoie à la mort ; cela n’importe pas. Ce qui importe, c’est que l’Évangile est annoncé aux pauvres. Le royaume des cieux n’est plus seulement proche, comme aux débuts de mon ministère. Le royaume des cieux est venu.
Deux courtes remarques veulent être faites ici. Elles touchent à l’apologétique, plus qu’à l’histoire du Précurseur.
En premier lieu, nous entendons Jésus faire appel à ses œuvres, en tant qu’elles établissent la divinité de sa mission. C’est exactement ce qu’il dit ailleurs, dans une occasion où il doit lutter contre les attaques toujours plus hardies des Juifs. Après avoir brièvement rappelé le témoignage de Jean-Baptiste, il ajoute qu’il en possède un plus grand. C’est celui qu’il doit à ses œuvres. Nous lisons cette démonstration dans le quatrième Évangileo. Il y a donc sur ce point, qui n’est certainement pas secondaire, un accord entier entre les données de saint Jean et celles des Synoptiques.
o – Jean 5.31-36.
Secondement, des paroles comme celles-ci fournissent une réponse de premier ordre aux objections du rationalisme contre la valeur des miracles. On conviendra que les miracles évangéliques sont des œuvres accomplies par Jésus-Christ. Nous venons d’entendre que le Messie leur attribue une haute valeur pour établir sa divinité. Or, que nous dit la critique ? Enlevez tous ces récits des Évangiles. Aussitôt j’y croirai. Ce sont eux qui m’empêchent d’admettre comme divins le Nouveau Testament et même le Sauveur… Supposons, nous le voulons très volontiers, qu’on parle ainsi de bonne foi. Encore est-il que cette façon de penser est en opposition absolue avec celle de Jésus-Christ. Pour lui, il en réfère à ses miracles, afin de ranimer la foi chez le Précurseur. Le témoignage qu’ils lui rendent a une telle force à ses yeux, qu’il le place immédiatement entre celui qu’il tient de Jean-Baptiste et celui qu’il reçoit de son Père. Les œuvres qu’il accomplit, c’est son Père qui les lui a données, afin que les hommes croient en lui. Nous les ôterions de nos Évangiles que, très certainement, la foi en ce livre ne serait pas accrue d’un iota.
Mais revenons au Seigneur, encore au milieu de la foule dont il ne s’est point séparé. Il ne lui suffit pas de s’être défendu lui-même ; il veut défendre le Précurseur. Une ombre pourrait planer sur lui, après la démarche qu’il vient de faire. Elle doit être dissipée au plus tôt. Jésus, si nous osons ainsi dire, se sent une dette vis-à-vis de Jean. Il la paiera tout entière, et bien au delà de ce qu’il doit.
Les deux messagers sont repartis. Ils ne sont pas encore si éloignés qu’ils ne puissent entendre, les premiers mots de ce que Jésus va dire. Il se tourne vers la foule. Il profite de l’attention émue qui s’est éveillée, pour prononcer en quelque sorte l’oraison funèbre du Baptiste, avant qu’il ait quitté la terre. Il le fait en des termes qui n’ont jamais été surpassés, jamais égalés. Ailleurs, dans la bouche éloquente d’un Bossuet ou d’un Massillon, l’oraison funèbre nous répugne. Nous sentons qu’elle dépasse la mesure. Ici, point de crainte de ce genre. Elle est dite par Celui qui est la vérité. Eh bien, la Vérité va déclarer qu’entre tous ceux qui sont nés de femmes, il n’est point de plus grand prophète que Jean.
Mais Jésus n’exprime pas tout d’un coup ce jugement. Il le prépare, dans des termes à la fois très populaires et pleins d’élévation.
Il commence par rappeler à la foule les jours d’autrefois, où chacun courait au désert pour y rencontrer Jean. Alors, dit-il, qu’êtes-vous allés voir ? Un roseau agité par le vent ? Assurément non. Vous ne vous seriez pas dérangés pour si peu, et il n’est pas nécessaire de courir si loin pour voir ce que vous rencontrez partout. – Quelle délicate manière, n’est-ce pas ? de donner à entendre que le Baptiste n’est point un roseau – ou, comme nous dirions plus familièrement encore, une girouette, tournant à tous les vents, sans jamais pouvoir se fixer. Malgré l’apparente défaillance de sa foi, Jésus, qui le connaît bien, affirme qu’il n’a pas cessé de croire.
Seriez-vous allés visiter un homme couvert d’habits précieux et vivant d’une vie voluptueuse ?… Mais non ; pas davantage. De tels hommes se trouvent dans les palais, et non point au désert…. Encore une allusion aimable et fine au Précurseur. Il est, avec son vêtement de prophète, dans le donjon de Machéronte. Au-dessus, dans le palais, il y a un homme couvert d’habits précieux. C’est Hérode.
Mais c’était le prophète, et non le roi, que la foule avait cherché au bord du Jourdain. C’était lui qu’elle voulait voir et entendre. Eh bien ! celui qu’elle a rencontré était plus qu’un prophète. Il a été, il est encore plus grand que tous ceux de l’ancienne alliance, car il a été jadis annoncé par eux. Il peut y avoir plus de grandeur à être prédit qu’à prédire. Jean-Baptiste a été prédit par Ésaïe et par Malachie. Il a été tout ce qu’ils avaient décrit. Il a introduit le Seigneur dans son temple. Il lui a préparé son Église, et il l’a déposée dans ses bras… « Je vous le dis ; entre ceux qui sont nés de femmes, il n’en est point de plus grand que Jean. » Entre tous les hommes, donc, il n’en est point qui ait reçu un plus admirable témoignage.
Et pourtant Jésus ajoute une restriction : « Celui qui est le plus petit dans le royaume de Dieu est plus grand que lui. » Pourquoi ?
C’est qu’on n’entre, en réalité, dans ce royaume de Dieu, que par la nouvelle naissance. C’est que, de cette naissance « d’eau et d’esprit, » ainsi que l’appelle Jésus-Christp. Jean n’a pu comprendre et réaliser que l’image. C’est que le vrai baptême est celui qui nous unit au Christ, en sa mortq, pour nous faire revivre dans sa résurrection, et que le Christ n’était à ce moment ni mort pour nos péchés ni ressuscité pour notre justification. Bientôt, dans deux ans, la croix aura été dressée sur le Calvaire. Le sépulcre de Joseph d’Arimathée se sera ouvert pour laisser entrer le Fils de l’homme, et rouvert pour le laisser sortir. Et le plus petit des disciples de ce mort ressuscité, le plus humble et le plus caché des croyants sera plus grand, en fait, que le Précurseur. Il aura vu, il aura reçu plus de grâces que lui.
p – Jean 3.5.
q – Romains 6.1-11.
« De tous ceux qui ne sont nés qu’une fois, Jean est le plus grand. Mais, malgré tout le sérieux de sa conversion, il n’est pas encore né de nouveau, parce qu’avant la Pentecôte cela n’était pleinement accordé à personner. »
r – Riggenbach, Vie de Jésus, trad. de Steinheil, p. 233.
Terminons rapidement.
Achevant l’exposé de l’œuvre du Baptiste, Jésus rappelle en peu de mots la manière dont on s’est comporté vis-à-vis de sa prédication. Le peuple, les péagers, d’une manière générale les plus petits et les moins considérés, ont accepté son baptême. Par cela seul, ils ont « justifié Dieus. » Ils ont proclamé la vérité de son jugement qui les déclarait dignes de condamnation. Quant aux pharisiens et aux hommes de la loi. ils n’ont pas voulu de ce baptême. Il les humiliait trop. Aussi, dans leur orgueil, ils ont anéanti le conseil de Dieu à leur égard. Pas moins que cela. L’homme dispose de cette puissance effrayante. Jamais, certes, il ne pourra détruire le plan divin en lui-même. Mais il peut l’annuler en ce qui le concerne personnellement. Car c’est ruiner un plan de miséricorde que d’en faire jaillir une condamnation. Ah ! combien plus heureux ceux qui se seront servis de leur énergie pour « forcer » le royaume des cieuxt et pour faire au Roi la sainte violence qu’il désire.
s – Luc 7.29.
t – Matthieu 11.12.
Comment, enfin, le Seigneur résumera-t-il son jugement sur Jean ? Comment prendra-t-il publiquement congé de lui ? Par une gracieuse parabole qui lui fournira une dernière leçon.
En Orient, nous disent les commentateurs, les enfants jouaient volontiers en plein air, sur les places des villes, de simples charades qui les amusaient fort. Ils se divisaient pour cela en deux troupes : les acteurs, les spectateurs. Les premiers imaginaient une scène et la jouaient de leur mieux. Les seconds, s’ils comprenaient, devaient le prouver en se joignant aux acteurs et en terminant avec eux la représentation. Voici qui doit figurer, par exemple, un cortège de noce. La première troupe s’avance joyeusement en jouant de la flûte. Si les spectateurs ont bien deviné, ils se lèveront aussitôt et se mettront à danser. – Les enfants, au contraire, veulent peindre des funérailles. Ils s’avanceront lentement, et leur petit orchestre jouera des airs lugubres. Aux autres à montrer qu’ils sont au fait, en prenant un air triste et en se mettant à pleureru.
u – Voir Godet, Luc, I, p. 376-378.
Entre enfants, cela se passait toujours bien. Il n’y avait pas de contrastes déplaisants entre ceux qui jouaient et ceux qui regardaient. Ces derniers ne répondaient pas aux premiers en gémissant pour une fête nuptiale, ni en chantant pour un convoi funèbre, A l’égard de Jean-Baptiste et de Jésus-Christ, cela s’est mal passé, au contraire. On n’a pas voulu comprendre, et l’on a répondu à faux. Le premier s’est montré austère, entouré d’un cortège de pénitents. Au lieu de se joindre à lui pour s’humilier, on s’est détourné, en l’appelant un possédé. Vue instructive qui nous est ouverte ici sur la nature et l’étendue de l’opposition faite au Baptiste. Jésus paraît après lui. Il n’a pas des exigences si graves. Ceux qui l’entourent, les premiers croyants, sont joyeux. La foule ne le suivra pas mieux pour cela. Elle affirmera qu’il est un mangeur et un buveur, un ami des publicains et des gens de mauvaise vie.
Toujours une excuse pour se détourner de la vérité, pour repousser le salut ! Mes amis, est-ce seulement au temps du Précurseur que cette choquante contradiction s’est rencontrée ? Nous vous présentons le Sinaï, la loi, ses exigences, ses châtiments… Oh ! trop sévère, dites-vous ; beaucoup trop sévère ! Nous ne saurions aimer un Dieu pareil. Ses volontés ne sont pas équitables. Nous ne pouvons pas ; cela dépasse nos forces. A quoi bon réclamer de nous ce que nous ne sommes pas en mesure de donner ?… Nous vous présentons la grâce, le salut par la foi, la justification accordée au pécheur avant qu’il ait eu le temps de faire des œuvres… Trop large, dites-vous ; beaucoup trop large ! Et le devoir ; et les postulats de la conscience ; et la transformation de la vie ! Vous êtes bien commode avec votre justification. Mais vous n’êtes guère moral…
Eh oui ! Nous vous avons joué de la flûte, et vous n’avez pas dansé. Nous vous avons chanté des complaintes, et vous n’avez pas pleuré. Cela doit-il durer longtemps ainsi ? Où prenez-vous aujourd’hui la résolution arrêtée de passer par la loi pour arriver à la grâce, par Jean-Baptiste pour rester auprès de Jésus ?