Histoire ecclésiastique - Eusèbe de Césarée

LIVRE I

CHAPITRE XIII
CE QUE L'ON RACONTE DU ROI D'ÉDESSE

[1] Quant à l'histoire de Thaddée, voici en quoi elle consiste. Quand la divinité de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, grâce à sa puissance et à ses miracles, fut proclamée à tous les hommes, ils vinrent à lui en foule de partout, même des pays les plus éloignés de Judée amenés par l'espoir de guérir de leurs infirmités et de toutes leurs souffrances. [2] Ainsi le roi Abgar, qui gouvernait avec la plus grande distinction les peuples d'au delà de l'Euphrate, était consumé par un mal terrible et incurable au moins selon les moyens humains. Dès qu'il connut la célébrité du nom de Jésus et son pouvoir attesté d'une voix unanime par tous ceux qui en avaient été les témoins, il devint son suppliant et lui fit porter une lettre dans l'espoir d'obtenir la délivrance de son mal. [3] Le Sauveur ne se rendit pas alors à son appel ; cependant il daigna lui écrire une lettre autographe, lui promettant qu'il lui enverrait un de ses disciples pour lui apporter la guérison et le salut, à lui, ainsi qu'à tous ses sujets. [4] Cette promesse ne fut pas longtemps à se réaliser pour Abgar. Après la résurrection de Jésus d'entre les morts et son ascension au ciel, l'apôtre Thomas, un des douze, mû par une inspiration toute divine, dirigea vers Édesse Thaddée, qui était du nombre des soixante-dix disciples, pour y être le héraut et l'évangéliste de la doctrine du Christ : ce fut par lui, que toutes les promesses de notre Sauveur, reçurent leur accomplissement. [5] On a de ces faits la preuve écrite, elle a été gardée dans les archives d'Édesse, alors ville royale. Les documents publics de ce pays qui renferment les choses anciennes et ce qui s'est passé sous Abgar, nous ont conservé depuis ce roi jusqu'à aujourd'hui ces événements : mais rien ne vaut comme de voir ces lettres elles-mêmes tirées des archives et traduites littéralement du syriaque en ces termes :

COPIE DE LA LETTRE ÉCRITE PAR LE SOUVERAIN ABGAR ET ENVOYÉE À JÉSUS À JÉRUSALEM PAR LE COUREUR ANANIAS.

[6] « Abgar, fils d'Oukamas, souverain, à Jésus, Sauveur bienfaisant, qui a apparu au pays de Jérusalem, salut.

« J'ai entendu parler de toi et de tes guérisons, et j'ai appris que tu les opères sans remèdes ni herbages. Car on raconte que tu fais voir les aveugles et marcher les boiteux, que tu purifies les lépreux, que tu chasses les esprits impurs et les démons, que tu délivres ceux qui sont tourmentés par de longues maladies, que tu ressuscites les morts. [7] Après avoir entendu tout cela de toi, je suis convaincu que de deux choses l'une : ou bien tu es Dieu et, descendu du ciel, tu fais ces merveilles ; ou bien tu es le Fils de Dieu, accomplissant ces choses. [8] Voilà donc pourquoi je t'écris aujourd'hui pour te prier de te donner la peine de venir chez moi et de me guérir du mal que j'ai. On m'a dit d'ailleurs que Juifs murmurent contre toi et qu'ils veulent te faire du mal ; ma ville est toute petite, mais fort belle ; elle nous suffira à tous les deux. »

[Telle est la supplique rédigée par Abgar, alors éclairé par un faible rayon de la clarté divine. Il mérita ainsi de recevoir de Jésus une réponse qui lui fut adressée par le même coureur. Elle est courte, mais d'un grand poids : en voici le texte].

RÉPONSE DE JÉSUS ENVOYÉE AU SOUVERAIN ABGAR PAR LE COUREUR ANANIAS.

« [10] Tu es bienheureux, puisque tu as cru en moi sans m'avoir vu. Il est en effet écrit de moi que ceux qui m'ont vu ne croiront pas en moi, afin que ceux qui ne m'ont pas vu, croient et vivent. Quant à ce que tu me mandes, d'aller chez toi : il me faut accomplir ici tout l'objet de ma mission et remonter ensuite vers celui qui m'a envoyé. Quand j'y serai, tu recevras de moi un de mes disciples qui te guérira de ton mal et le donnera la vie, à toi et à tous ceux qui sont avec toi. »

[11] A la suite de ces lettres est encore joint le récit suivant écrit en langue syriaque.

« Après l'ascension de Jésus, Judas, qu'on appelle aussi Thomas, députa au roi l'apôtre Thaddée, un des soixante-dix. Celui-ci partit et à son arrivée s'arrêta chez Tobie, fils de Tobie. Le bruit de sa présence se répandit et l'on fit savoir à Abgar : « Un apôtre de Jésus est venu ici selon qu'il te l'a écrit. » [12] Thaddée cependant s'était mis avec l'aide de la vertu divine à guérir toutes espèces de maladies et de langueurs, si bien que tous en étaient dans l'admiration. Lorsque le roi apprit les œuvres magnifiques et étonnantes qu'il opérait et les guérisons qu'il faisait, il comprit qu'il était bien celui dont Jésus avait parlé dans sa lettre : « Après mon ascension, je t'enverrai un de mes disciples qui te guérira de ton mal. [13] Il appela donc Tobie chez qui l'apôtre demeurait : « J'ai appris, lui dit-il, qu'un homme puissant est venu habiter dans ta maison : amène-le-moi. » Tobie retourna auprès de Thaddée et lui dit : « Le souverain Abgar m'a appelé et m'a dit de te conduire chez lui afin que tu le guérisses. » — « J'irai, repartit Thaddée, puisque je suis envoyé avec « puissance pour lui. »

« [14] Le lendemain, de grand matin, accompagné de Tobie, il se rendit auprès d'Abgar. Lorsqu'il entra, les principaux du royaume étaient debout autour du monarque ; tout à coup, le roi aperçut à son arrivée un grand signe sur le visage de l'apôtre Thaddée, et à cette vue, il se prosterna devant lui. Tous les assistants restaient stupéfaits ; car ils n'avaient rien remarqué et la vision paraissait seulement pour Abgar. [15] Celui-ci demanda à Thaddée : « Es-tu en vérité le disciple de Jésus, le fils de Dieu qui m'a dit : « Je t'enverrai un de mes disciples qui te donnera la guérison et la vie ? » Thaddée lui répondit : « Tu as cru fermement à celui qui m'envoie, c'est pour cela que je suis député vers toi. Aussi, si tu crois en lui, selon que tu croiras, les désirs de ton cœur seront accomplis. » [16] Abgar reprit : « J'ai tellement cru en lui que j'aurais voulu prendre une armée et détruire les Juifs qui l'ont mis en croix, si je n'en avais été empêché par l'empire romain. » Thaddée répondit : « Notre Maître a accompli la volonté de son Père, puis il est retourné à lui. » [17] « J'ai, moi aussi, cru en lui et en son Père, » dit Abgar. Thaddée dit : « Voilà pourquoi j'étends la main sur toi en son nom. » Et aussitôt qu'il l'eut fait, le roi fut sur-le-champ délivré de son mal et ses souffrances disparurent. [18] Il fut étonné ; ce qu'il avait entendu raconter de Jésus, il le voyait en fait dans son disciple Thaddée ; celui-ci lui avait rendu la santé sans remèdes, ni herbages. Il ne fut d'ailleurs pas seul à jouir de ce bienfait. Abdos, fils d'Abdos, avait la goutte ; il vint lui aussi se jeter aux pieds de Thaddée, obtint ses prières et l'imposition de ses mains, et fut délivré. Thaddée guérit encore beaucoup de leurs concitoyens, accomplit de grands miracles et prêcha la parole de Dieu.

[19] Après cela, Abgar dit : « Toi, Thaddée, tu opères ces prodiges par la force divine et nous l'admirons ; mais je t'en conjure, apprends-nous comment Jésus est venu sur la terre, quelle était sa puissance et par quel pouvoir il a fait ce que j'ai entendu raconter. » [20] Et Thaddée dit : Maintenant je garderai le silence ; mais puisque j'ai été envoyé pour annoncer la parole, assemble demain tous tes concitoyens et je la leur prêcherai ; je sèmerai en eux la parole de vie, je leur dirai comment s'est produite la venue de Jésus, quelle fut sa mission et pourquoi il fut envoyé par le Père ; je raconterai sa puissance et ses œuvres, les mystères qu'il a enseignés dans le monde et j'indiquerai par quel pouvoir il a accompli cela ; je montrerai la nouveauté de sa prédication, son humilité et sa modestie ; j'exposerai comment il s'est abaissé et a déposé et rapetissé sa divinité et a été mis en croix, comment il est descendu aux enfers, après en avoir brisé la barrière qui ne s'était ouverte de l'éternité ; comment il a ressuscité les morts ; comment enfin, il est descendu seul et remonté à son Père suivi d'un cortège nombreux. » [21] Abgar ordonna d'assembler de grand matin les habitants de sa ville pour entendre la prédication de Thaddée. Il lui fit ensuite offrir des pièces et des lingots d'or ; l'homme de Dieu les refusa : « Si nous laissons nos biens, dit-il, comment pourrions-nous accepter celui des autres ». Ceci se passait en l'an trois cent quarante [28-29 ap. J.-C.]. »

Voilà ce que je n'ai pas cru inutile et hors de propos de citer ici textuellement, traduit du syriaque.

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