En quittant ses chères Cévennes et ses compatriotes, les enfants des vieux huguenots, Napoléon Roussel voulut leur adresser une parole d’adieu, un « au revoir » qu’aucun esprit de rivalité ni d’envie ne pût empêcher de pénétrer dans les Églises, dans les familles et dans les cœurs. Cet adieu parut en 1851 sous la forme d’un petit volume de prédications intitulé : Le Cri du missionnaire chrétien. Nous en citerons la préface adressée :
Sorti de vos montagnes dès ma plus tendre enfance, j’ai toujours éprouvé le désir d’y rentrer. Ce désir s’était fortifié de celui de vous annoncer la bonne nouvelle du salut, lorsqu’en 1848 je trouvai enfin l’occasion de satisfaire à la fois le souhait de mon cœur et le besoin de ma conscience. Je me rendis au milieu de vous, tour à tour posé au sommet des Cévennes, à l’entrée de la Vaunage, j’ai depuis cette époque visité vos maisons, prêché dans vos églises, et si j’en crois l’empressement que vous avez mis à venir écouter la Parole sainte, vous ne l’aurez pas tous vainement entendue. Je me suis efforcé de répondre à vos appels, le dimanche et la semaine, dans un temple et dans une grange, plus d’une fois en plein air.
Mon bonheur eût été de continuer cette vie missionnaire. D’autres ne l’ont pas voulu… Je me soumets à la nécessité, mais pour cela je n’abandonne pas une oeuvre que le Seigneur a bénie. Pour l’heure je vous dis : adieu ! mais j’ajoute : au revoir ! Si les circonstances me permettent de retourner au milieu de vous, si les chaires de vos pasteurs s’ouvrent pour moi, j’y prêcherai ; si elles se ferment, je prêcherai ailleurs. Le temps est venu où les adorateurs de Dieu ne s’inquiètent plus guère de prier à Jérusalem plutôt qu’à Garizim, et savent au besoin se rendre dans une chambre haute, comme les apôtres, ou au désert, comme nos ancêtres. Il suffit pour les y attirer qu’on leur parle ce en esprit et en vérité.
En attendant, je me propose de vous envoyer, imprimées, les paroles que je ne puis plus vous faire entendre de vive voix. Je commence aujourd’hui par quelques-unes de celles prononcées devant vous ; elles ne seront donc pas toutes nouvelles pour tous. Mais si la nouveauté a ses attraits, le souvenir a les siens. Au reste, après cette première publication, j’espère vous en adresser d’autres sous différentes formes, bien que toujours sur le même fond : l’Evangile.
Quant aux lecteurs qui n’ont entendu aucune des prédications contenues dans ce volume, ils peuvent s’en faire une idée d’après le titre qu’elles portent. C’est un cri d’appel, jeté en passant à des auditoires que le prédicateur pouvait ne plus revoir, le cri d’une âme en paix à des âmes angoissées, cri suprême d’un voyageur en sûreté à ses compagnons de route sur le bord d’un abîme. Un cri, non pas un chant ; un cri, non pas une harmonie, non pas même un discours. Ici, point de rhétorique, point d’éloquence ; mais une parole simple, vraie, sentie.
Ces prédications, pures improvisations prononcées de 1848 à 1850, dans les diverses églises protestantes de l’Hérault et du Gard, ont été rédigées de souvenir, pour raviver la foi et la charité de ceux qui les ont entendues et de ceux qui n’ont pu les entendre. Ces feuilles ne rendront qu’un écho, mais cet écho ira plus vite et plus loin que la voix du missionnaire ne saurait aller.
En terminant ces lignes, qui pourraient être prises pour une plainte, je dois adresser des remerciements à ceux de mes collègues qui m’ont ouvert leurs chaires avec plaisir. Qu’ils me pardonnent mon départ, ils savent bien que ce n’est pas eux que j’étais allé remplacer… Quant à ceux-ci, ils me l’ont déjà pardonné. Je ne fais la part de personne : chacun sait mieux que moi ce qui lui revient. »
Ce petit volume contient huit discours : Le Juif errant. – Êtes-vous chrétien ? – Quels sont les pécheurs pardonnés ? – La résurrection. – Paul devant Agrippa. – Paul content de son sort. – Sécurité. – Le huitième est un sermon prononcé à Gallargues, en novembre 1849, à l’occasion de la consécration de M. Cazalet, dont il devint plus tard le collègue à l’Eglise indépendante de Lyon, et qui est aujourd’hui un des pasteurs fidèles de l’Eglise réformée de Nîmes.
Un autre sermon de consécration, qui remonte à décembre 1848, n’a jamais été publié ; la correspondance privée de M. Roussel nous porte à croire que ce sermon fut composé en vue de la consécration qui, retardée par les circonstances, devint plus tard l’occasion de l’incident d’Alais. Nous en reproduisons quelques alinéas détachés qui nous paraissent mettre en relief, les uns la vraie pensée de l’auteur sur son Sauveur, Jésus-Christ, Fils de Dieu, béni éternellement ; les autres, sa fidélité à mettre lui-même et ses collègues en garde contre les illusions et contre les pièges inhérents à la vocation pastorale.
Le texte en est la parole de Jean-Baptiste au sujet de Jésus : Il faut qu’il grandisse et que je diminue. (Jean 3.30.)
« Celui par qui toutes choses ont été faites, Celui qui est le commencement et la fin, Celui qui vit de toute éternité, le Sauveur du monde, le juge des vivants et des morts, le vainqueur de la mort, le Prince de la vie peut-il, en effet, grandir ? Non. Il est l’Être des êtres, lui seul est grand, il ne peut se dépasser lui-même. Il est aujourd’hui ce qu’il sera toujours et ce qu’il a toujours été, éternellement grand, éternellement le même.
Celui qui dans la chaîne des êtres moraux occupe la dernière place, celui qui est inférieur aux anges eux-mêmes, inférieur aux archanges, tous inférieurs à Dieu, celui qui habite la terre tandis que tous les autres habitent les cieux, celui qui n’a qu’une vie d’emprunt et qu’un souffle de vie, celui qui a été conçu dans le péché et qui vit dans le mal, le seul être immoral des êtres moraux, peut-il réellement diminuer ? Non, il est aussi bas qu’il peut l’être ; qu’il devienne plus malheureux, c’est possible, mais il ne peut devenir plus petit qu’un sujet de la mort, qu’un esclave du péché.
Ainsi Jésus-Christ ne peut pas grandir ; l’homme ne peut pas diminuer. Que signifient donc ces paroles de Jean-Baptiste parlant de son Maître : Il faut qu’il grandisse et que je diminue ?
Il ne s’agit ni de grandir ni de diminuer, en effet, ce qui déjà est au-dessus ou au-dessous de toutes limites, mais il s’agit de grandir et de diminuer ces êtres dans notre propre estime, de les tenir nous-mêmes pour grands ou petits. Nous sommes donc nous-mêmes le thermomètre de la grandeur mobile dont il s’agit ici. Jésus est-il selon vous un Dieu ou un prophète ? Il n’en sera en réalité ni plus grand ni plus petit, mais l’opinion que vous en aurez, bien qu’elle ne le change pas, pourrait bien vous changer, vous, et c’est de vous qu’il vous importe de vous occuper. Voici donc le sens des paroles de Jean-Baptiste. Il faut que Jésus grandisse et que je diminue dans l’esprit des hommes. Parole qui s’est parfaitement accomplie, car Jean-Baptiste qui le jour même voyait la foule s’amasser autour de lui dans le désert et les grands prêtres lui faire dire : Es-tu le Messie ? es-tu le prophète ? tandis que Jésus était encore ignoré du monde, Jean-Baptiste depuis lors s’abaisse, se tait et disparaît, tandis que Jésus sort de l’obscurité, attire les regards, grandit pendant sa vie, grandit après sa mort et à travers les siècles arrive à une hauteur telle qu’on le voit de tous les bouts de la terre !
Mais cette vérité n’est pas seulement une vérité pour Jean-Baptiste ; elle est une vérité pour tous les hommes et pour tous les temps.
Ainsi tous vont apprendre, et moi-même avec eux, qu’il faut que dans leur propre estime Jésus grandisse et qu’eux-mêmes diminuent ; que Jésus grandisse jusqu’à être reçu comme un Dieu-Sauveur, et que l’homme diminue jusqu’à se sentir un pécheur perduc.
c – Ce n’est pas là, nous le reconnaissons, et l’auteur eût été le premier à le reconnaître, toute la portée de cette parole sublime, moins encore toute l’application que nous devons nous en faire. Mais cela répondait très directement aux préoccupations spéciales de cette époque.
Remarquez d’abord que ces deux nécessités ne sont pas deux vérités distinctes ; ce n’en est qu’une seule. Jésus ne peut pas grandir en même temps que nous dans notre estime. Il faut, pour qu’il grandisse, que l’homme diminue ; ce que l’un doit gagner, l’autre doit le perdre : la vérité sort de la comparaison des deux termes. Aussi, nécessairement, plus Jésus sera grand pour nous, plus nous nous estimerons petits ; et plus nous l’estimerons petit, plus nous nous croirons grands.
Un homme qui, par exemple, estimerait qu’il est bon de sa nature, qu’il fait le bien en général et qu’il n’a besoin que d’y être exhorté pour devenir saint et mériter le ciel, ne pourra demander à Jésus que ce dont il croit avoir besoin, des conseils, des exhortations, des exemples ; il en fera le plus grand des employés de Dieu, mais enfin un simple employé venu pour prêcher la morale et sanctionner par sa mort la divinité de sa mission. Jésus sera pour lui un prophète et un martyr et rien de plus, car cet homme s’estime assez pour n’avoir pas besoin de davantage ; plus il se grandit lui-même dans sa propre estime, plus il diminue Jésus-Christ.
Mais prenez un homme qui se juge un pauvre et misérable pécheur perdu, condamné pour toujours et sans espoir en lui-même. Que devra devenir Jésus pour lui ? Un Sauveur puissant, un Sauveur d’autant plus grand que lui-même se sent plus incapable de l’aider ; Sauveur de son passé, Sauveur de son avenir par la communication de son Esprit, Sauveur dans le ciel par son intercession. Le boiteux n’a besoin que d’un bâton ; mais le paralytique a besoin d’un porteur ; celui qui se sent mort dans son âme réclamera donc un Dieu-Sauveur vivant pour le ressusciter. Plus il se diminuera lui-même, plus il grandira Jésus-Christ. Cette vérité est simple, évidente ; il suffit de l’énoncer.
Jusqu’à quel point devons-nous grandir Jésus et nous abaisser nous-mêmes ? quelle est sa véritable stature et quelle est la nôtre ? Faut-il l’élever jusqu’à la hauteur de Dieu et nous abaisser jusqu’au néant ?
Je réponds qu’il ne saurait y avoir aucune limite à sa grandeur, aucune à notre abaissement devant lui ; et que si Jésus n’est pas réellement le vrai Dieu et la vie éternelle, la Bible nous expose elle-même à l’idolâtrie, que dis-je ? elle nous y pousse. Que demande de nous l’Evangile à l’égard de Jésus-Christ ? Notre amour, notre obéissance, notre adoration. Où l’Evangile place-t-il Jésus ? Sur le même trône que son Père, et devant lui se prosternent les anciens et les anges. Tout genou doit fléchir devant lui ; sa gloire est constamment confondue avec celle du Père. Si Jésus n’est pas Dieu, convenez que l’Evangile, qui en donne une si haute idée, qui nous demande de tels sentiments, nous pousse à l’idolâtrie.
Si l’on vous demandait aujourd’hui de vénérer, de prier Moïse, Esaïe ou saint Paul, saint Pierre, saint Jean, ne seriez-vous pas scandalisés, épouvantés ? D’où vient cette répugnance, cette horreur ? Ah ! c’est que vous sentez malgré vous qu’il y a une distance incommensurable entre Jésus et les meilleurs des hommes, entre le Sauveur et les meilleurs des sauvés, et que si Moïse, Esaïe, Pierre, Jean, Paul, vous et moi, nous sommes tous des hommes, Jésus-Christ est un Dieu !
Et ce que je dis ici n’est pas le fruit d’une pure spéculation de l’esprit, c’est le résultat de mes propres expériences. Je me rappelle le temps où rabaisser Jésus-Christ était pour moi un bonheur ; quand je pouvais trouver dans la Bible une parole qui parût le rabaisser, j’éprouvais une certaine satisfaction. Sa grandeur me gênait. Je me rappelle que j’étais heureux (bonheur diabolique !) d’apprendre que dans un pays voisin des théologiens savants en étaient venus à regarder Jésus comme un simple législateur, et j’attendais comme un beau jour celui où l’Eglise entière partagerait la même opinion. Cette joie de voir Jésus s’amoindrir ne m’était pas particulière. Je me rappelle que je la partageais avec plusieurs de mes compagnons d’étude. Jésus Fils de Dieu nous importunait, et nous n’eussions pas été fâchés de découvrir que tel passage de la Bible qui l’exaltait était un passage mensonger. Mes compagnons et moi étions-nous donc les seuls à penser ainsi ? Étions-nous une petite exception dans la chrétienté ? Ne s’en trouve-t-il aucun parmi nous qui ait éprouvé ce triste plaisir d’abaisser Jésus-Christ ! Je vous le demande à vous qui l’abaissez encore au rôle de législateur ; je vous le demande à vous-mêmes qui en avez fait votre Dieu. Dites, dites, jadis ou aujourd’hui, n’étiez-vous pas, ou n’êtes-vous pas heureux de rabaisser Jésus-Christ ? Et cette joie était-elle pure ? Et ce sourire de satisfaction était-il d’un ange ou d’un démon ? Vous encourageait-il à la vertu ou au relâchement ?… Ah ! voyez l’orgueil et le péché, marchant toujours, partout, chez tous, de front avec l’abaissement de Jésus-Christ dans les cœurs !
Osons le dire : je ne connais pas dans l’histoire, je ne connais pas de nos jours un seul chrétien fervent, dévoué, humble et saint qui ne soit un adorateur fidèle et zélé de Jésus-Christ. »
Puis s’adressant plus directement à son jeune futur collègue :
« Cher frère, lui dit-il, si je ne connaissais pas votre foi personnelle et si je ne savais pas que pour vous Christ est votre Dieu-Sauveur, je pourrais vous montrer ici le danger qu’il y aurait pour un ministre de Christ à diminuer son Maître et à se grandir lui-même. Je pourrais vous dire : rabaisser Jésus est d’autant plus coupable chez un pasteur qu’il entraîne tout le troupeau avec lui dans ce mépris de Dieu. Je pourrais vous faire remarquer que les pasteurs qui rabaissent Jésus-Christ le font d’abord parce que cela flatte leur propre cœur, qui n’a pas à s’humilier comme pécheur ; ensuite parce qu’il est bien plus commode de dire à ses auditeurs, sous une forme ou sous une autre : Vous n’êtes pas si mauvais ! vous n’avez pas besoin d’être sauvés, vous n’avez besoin que d’être éclairés, encouragés,… sentez donc votre dignité morale et relevez-vous vous-mêmes !… Quand on parle ainsi à l’homme naturel, on s’en fait écouter, on gagne son approbation, on a l’estime du monde, le ministère en devient plus facile, plus paisible, personne ne vous dit : Va-t’en ! une autre fois, je ne te rappellerai pas !
Mais non ; il est inutile de vous mettre en garde contre un danger qui n’existe pas pour vous. Pour vous, Jésus est Dieu. Pour vous, Jésus est Sauveur ; votre doctrine est pure, droite, orthodoxe… votre doctrine, ai-je dit, mais prenez garde : la doctrine pure et droite peut être reçue dans un cœur tortueux. Tout en grandissant Jésus, on peut vouloir se grandir soi-même, se faire en quelque sorte porter sur les épaules de son Maître, faire de Jésus-Christ un brillant piédestal dont soi-même on est la statue. Prenez-y garde. Vous retrouverez ce danger en parcourant votre Église et en prêchant dans votre chaire. Laissez-moi vous signaler ce double piège.
Le temps où la honte du monde tombait sur le vrai disciple de Jésus est presque passé parmi nous. Aujourd’hui on peut se dire orthodoxe, morave, méthodiste sans être méprisé. Il y a même dans l’Eglise une partie du troupeau qui partage cette orthodoxie, une autre partie qui la respecte, une troisième qui laisse faire, et toujours plus rares sont ceux qui la combattent ouvertement. Mais c’est précisément parce que cette orthodoxie monte dans l’estime du monde qu’il y a un danger à être orthodoxe ! Cela devient aussi un moyen de se faire estimer, d’obtenir une certaine réputation de sainteté. Quand une fois on tombe dans ce piège, on se plaît à exalter Jésus-Christ, à se proclamer soi-même pécheur…, et l’on devient presque orgueilleux de se sentir pécheur, presque fier de savoir que Jésus-Christ est grand ; presque arrogant parce qu’on a reconnu son besoin du Saint-Esprit ! Alors on n’est plus orgueilleux, comme le monde, de ses prétendues vertus, mais on est orgueilleux de sa prétendue humilité. Oui, on devient vaniteux dans la profession de l’humilité, haineux dans la religion de l’amour, et ce qu’il y a de plus terrible, c’est qu’on devient tout cela au nom de Jésus-Christ !
De tels pasteurs orthodoxes font haïr l’Evangile ; ils ferment à double tour la porte de la foi aux incrédules qui, sans eux, peut-être, l’auraient ouverte. Leur ministère c’est de perdre les âmes au nom même de la vérité qui sauve ! Ah ! prenez-y garde, c’est là le plus épouvantable des malheurs, et je ne vous l’aurais pas signalé si je n’avais pas pensé qu’on pût y tomber de bonne foi, séduit par son propre cœur !
Mais je me rapproche encore de vous. Cette manière de se grandir est commune à l’orthodoxe mort, qu’il soit pasteur ou laïque. Il en est une qui n’appartient qu’au pasteur et qu’il me reste à vous signaler.
Soit que l’Evangile le veuille, soit que notre époque le demande, il est certain que la prédication est devenue la première, la plus importante des œuvres du pasteur. Aussi est-ce là la partie qu’il soigne le plus, je dirai presque celle qu’il affectionne, peut-être au mépris des autres, et c’est précisément là qu’est le danger, danger presque inévitable, de se grandir en chaire soi-même au lieu de prêcher Jésus-Christ. Pour mesurer le danger, placez-vous dans les circonstances les plus avantageuses : vous prêchez la la vérité ; vous la prêchez avec cœur ; vous la faites pénétrer dans les âmes : en un mot votre prédication est bonne et bénie. Qu’en résulte-t-il ? Il en résulte que vos auditeurs, éclairés par vous, vous en aiment davantage ; qu’ils vous regardent comme un père spirituel, vous respectent, vous vénèrent, vous admirent peut-être, et, sans y songer, tendent un piège à votre humilité. On a même la maladresse de vous vanter vos paroles à vous-même, ou de vous prôner dans le monde, en sorte qu’on vous empoisonne avec de l’encens.
A côté des auditeurs sérieux et chrétiens s’en trouvent d’autres qui veulent qu’on leur fasse de beaux discours, qu’on les intéresse, qu’on les émeuve, les touche, les amuse. Ils s’inquiètent peu de ce qu’on leur prêche, mais beaucoup de comment on leur prêche. Parlez-leur de religion, de philosophie, d’histoire, d’art ou de science, peu importe pourvu que vous leur chatouilliez agréablement les oreilles ; ils sont venus entendre le concert de votre discours.
Sans doute, conducteur de troupeau, vous ne vous laisserez pas égarer par ces vains désirs ; mais enfin, pour attirer, peut-être ferez-vous quelques pas de leur côté ; pour les ramener, peut-être allez-vous vous égarer, et, pour leur plaire, déplaire à Jésus-Christ. Ah ! prenez garde, le pas est glissant. D’autres y sont tombés. Voyez autour de vous : le terrain est couvert des vaincus dans cette lutte où les prédicateurs s’élèvent eux-mêmes et rabaissent Jésus-Christ.
Que fait cet homme qui, sous prétexte de s’élever à la hauteur de son sujet, prend des formes pompeuses, choisit des mots sonores, enfle sa voix, multiplie ses gestes ?… Il s’élève aux dépens de Jésus-Christ.
Que fait cet homme qui, pour flatter son auditoire, lui dit que l’homme n’est pas naturellement mauvais et qu’on peut mêler ses bonnes œuvres au sang de son Sauveur, etc. ? Il flatte, il caresse pour être approuvé ; il s’élève aux dépens de Jésus-Christ.
Ah ! prenez-y garde, prenez-y garde ! notre cœur est désespérément malin ; nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, et peut-être ceux qui en m’écoutant ont dit : Voilà le portrait d’un tel, n’ont pas compris que c’était le portrait d’eux-mêmes. Quant à moi, je vous l’avoue, pour vous peindre les travers des prédicateurs, j’ai puisé dans mon cœur, et j’y ai trouvé le mal à pleines mains. Qu’on me jette donc la première pierre, je la mérite ; mais aussi que chacun consente à recevoir la sienne, et vous-même, mon pauvre et cher compagnon d’œuvre, recevez, la vôtre, et, dût-elle vous meurtrir le cœur, ne vous détournez pas ; il est bon de recevoir des blessures à notre vanité : c’est le moyen de nous connaître, de nous abaisser pour grandir Jésus-Christ.
Et maintenant, cher frère, que je vous ai montré le mal, que ferai-je, sinon de vous montrer le remède ? Dans un sens, ma tâche est facile. Je pourrais vous dire : Lisez la Parole de Dieu, priez, veillez, regardez à Jésus ; conseils tous excellents, parce que tous sont donnés par la Bible. Mais je désire vous donner un conseil tout spécial, un seul, qui ne vous empêchera pas, du reste, de suivre tous ceux que je viens d’indiquer… Quand vous avez une œuvre à faire, une décision à prendre, un discours à prononcer, fermez les yeux de votre cœur du côté du monde, ne regardez pas les hommes, méditez intérieurement sur votre Sauveur. Ne vous inquiétez pas de ce qu’on dit, de ce qu’on pense de vous ici ou ailleurs, mais uniquement de ce qu’en pense votre Dieu. Bouchez-vous les oreilles à l’ouïe de l’approbation ou du blâme ; que votre conscience écoute seulement Jésus-Christ ! Laissez dire, laissez crier, laissez faire ; on a bien plus dit, bien plus crié, bien plus fait contre Jésus-Christ ! Dût-on répéter sur vous, disciple : Crucifie-le ! vous devriez répondre, comme le Maître, non aux hommes, mais à Dieu : Mon Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. Si vous voulez tenter de satisfaire en même temps les hommes et votre conscience, je vous le prédis à coup sûr, vous ne réussirez pas. L’un vous demandera de prêcher une bonne morale, l’autre de prêcher les dogmes ; l’un vous recommandera d’être long, l’autre d’être court ; celui-ci de multiplier vos services et vos visites, celui-là de les rendre plus rares ; si vous écoutez le monde, il vous faudra parler et vous taire, aller et rester, être blanc, être noir, et tout cela en même temps. Laissez là, laissez là ces approbations et ces blâmes ; n’écoutez qu’un conseil : celui de l’Evangile ; n’obéissez qu’à un maître : votre Sauveur… Laissez dire, laissez faire, fermez les yeux, bouchez vos oreilles, et dites à Dieu seul, comme Samuel : Parle, Seigneur, ton serviteur écoute ! Soyez assuré que c’est là seulement que vous trouverez la paix de l’âme, l’approbation de votre conscience et la joie du salut. Soyez persuadé que le monde, dont vous aurez dédaigné la louange ou le blâme, finira par vous accorder plus tard l’approbation tacite qu’une conduite droite obtient toujours ; soyez assuré que c’est encore le vrai moyen de donner du poids à vos paroles et d’obtenir ainsi la conversion des âmes. Ils vous loueront peu d’abord ; mais qu’importe ? si vous les mettez dans la voie du salut, il leur restera l’éternité pour vous bénir. »