La doctrine du Logos, ou de la divinité de Jésus-Christ, est le centre de tout le travail théologique et dogmatique au sein de l’Église pendant cette période. C’est cette doctrine qui faisait la nouveauté et l’originalité du christianisme : rapprochée de la doctrine du Saint-Esprit, elle devait conduire à une notion nouvelle de la nature de Dieu, à la Trinité. Aussi fut-elle la doctrine qu’on attaqua le plus ardemment et qu’il fallut défendre avec le plus de vigueur.
Cette originalité de la doctrine chrétienne du Logos a été contestée de nos jours. Baur n’y voit que le produit des mythes et des spéculations antérieures. En effet, nous trouvons, avant le christianisme, des conceptions qui présentent quelques analogies avec la doctrine du Logos ; mais ces analogies sont accompagnées de grandes différences, et ne supposent pas d’ailleurs l’imitation et la filiation historique. Elles s’expliquent par un instinct naturel, un besoin universel de l’esprit humain, auquel on s’est efforcé de répondre. L’homme a cherché de tous temps un terme moyen, un intermédiaire entre Dieu et le monde, parce qu’il ne conçoit pas le contact direct entre deux termes si disproportionnés. Il s’est demandé comment l’infini a pu produire le fini, — le parfait, l’imparfait, etc. C’est pour résoudre ce problème et expliquer ce mystère que la plupart des religions et philosophies antérieures au christianisme ont eu recours à l’idée d’un ou de plusieurs intermédiaires, qui viennent en quelque sorte, s’interposer entre le monde relatif et le principe éternel et absolu.
Ainsi, la religion indoue, qui a sa trimourti, a aussi son Verbe créateur, la Parole — vatsch, — qui entre en scène dans les Védas et parle d’elle-même comme la Sagesse dans les Proverbes. Elle préexiste à la création, dont elle est l’organe. Toutefois il serait téméraire de voir dans cette hypostase un être distinct et personnel.
De même, dans la religion de Zoroastre, nous voyons, à côté d’Ormuz, un être divin, Honover, qui est sa manifestation immédiate, son Verbe créateur, l’instrument au moyen duquel il a formé toutes choses.
Le polythéisme répond au même besoin, en plaçant entre le Dieu suprême et le monde toute un hiérarchie de dieux inférieurs, qui servent aussi d’instruments à l’activité du premier principe.
Nous retrouvons la trace des mêmes préoccupations dans les philosophies de l’antiquité. En Orient, la doctrine de l’émanatisme fait procéder le monde de Dieu à travers une longue série où la perfection décroît de terme en terme. Et, en Grèce, Platon cherche à expliquer la création en disant que Dieu a d’abord conçu dans son esprit les types ou idées des choses — ἰδέαι — lesquelles se réalisèrent ensuite au dehors, en s’imprimant dans la matière (Timée). Platon reconnaît donc l’existence de deux mondes : un monde idéal — ὁ κόσμος νοητός — expression de la pensée divine, ensemble de toutes les idées, et sorte de dieu second ; et un monde réel — ὁ κόσμος αἰσθητός — réalisation sensible du premier. Le monde idéal est l’intermédiaire entre le Dieu absolu et les choses relatives.
L’Ancien Testament, à son tour, nous fournit, avec l’autorité d’une parole divine, quelques traits qui, rapprochés et fortifiés l’un par l’autre, peuvent conduire à l’idée d’un être divin, agent ou organe des manifestations et des révélations de Dieu.
1. La parole de Dieu est représentée comme ayant été l’organe de la révélation : Dieu parle, et la chose a son être (Genèse ch. 1 ; Psaumes 33.9, etc.). Et cette parole est aussi l’organe de la révélation. C’est elle qui repose sur les prophètes pour leur communiquer les oracles qu’ils doivent transmettre au peuple.
2. L’ange de l’Éternel, ou ange de la face, est souvent appelé du nom même de Jéhovah : il s’attribue un pouvoir, tient un langage et reçoit des hommages qui ne peuvent convenir qu’à Dieu (Genèse 16.7,13 ; 18.1-2, etc.).
3. La doctrine de la Sagesse de Dieu — חָכְמָֽה> — que l’on trouve exprimée dans Job, les Proverbes et l’Ecclésiaste, peut surtout être considérée comme ayant précédé et préparé celle du Logos. Cette Sagesse était avant toutes choses, et par elle toutes choses ont été faites.
4. Enfin, l’on trouve dans Daniel 7.13, la notion d’un Messie, appelé le Fils de l’homme, qui vient sur les nuées des cieux.
A ces données de l’Ancien Testament, il faut joindre celle des livres apocryphes et des paraphrases chaldaïques. Ainsi, la doctrine de la Sagesse se retrouve avec des développements nouveaux dans le livre du Siracide et dans Sapience. Et dans les targums et le Talmud, à l’idée de Sagesse s’ajoutent celles de la שְׁכִינָה, ou gloire de l’Éternel, et de l’Adam Kadmon (אָדָם קַדְמוֹן).
Ces idées reçurent un développement nouveau à Alexandrie, où se rencontrèrent et se mêlèrent les deux courants de l’hébraïsme et de l’hellénisme.
Philon est la personnification de cette rencontre et de ce mélange, et il exposa une théorie du Logos où l’on a prétendu reconnaître la source du dogme chrétien, et, en particulier, du prologue de l’évangile de Jean.
Le but de Philon est de concilier la philosophie platonicienne avec la doctrine de Moïse, et c’est par sa théorie (Logos qu’il opère cette conciliation. Il identifie les Idées de Platon et la Parole de Moïse, et attribue à la Parole le rôle que Platon attribuait aux Idées dans la création. Ce lui est d’autant plus facile qu’il y a, entre l’idée et la parole, un lien étroit et un rapport nécessaire. La parole est l’expression naturelle de l’idée. La pensée est une parole intérieure : c’est l’esprit se parlant à lui-même ; la parole est une idée rendue communicable : c’est l’esprit s’exprimant au dehors. Philon remarque d’ailleurs que le mot λόγος lui-même peut être pris en deux sens différents et qu’il signifie à la fois raison et parole. Dans le premier sens, le logos s’applique à ce que Platon appelait idées ou κόσμος νοητός, aux types éternels des choses, conçues dans l’intelligence divine avant d’être réalisées au dehors. Dans le second sens, le logos désigne la force divine par laquelle les idées se sont réalisées d’une manière concrète dans le monde visible, ce qui s’appelle la parole dans l’Ancien Testament.
Aussi Philon distingue-t-il deux aspects, deux états successifs, deux formes différentes du Logos : le Logos caché, immanent, qu’il appelle λόγος ἐνδιάθετος et le Logos manifesté, émanant, ou λόγος προφορικός.
On a voulu voir dans le Logos de Philon une hypostase divine ; on allègue les noms qu’il lui donne : εἰκών, σοφία, δοξα, σκιά, ἐπιστήμη, παράδειγμα τοῦ θεοῦ, — υἱός πρεσβύτερος, μονογενής — μεσίτης τοῦ θεοῦ, παράκλητος, ἀρχιερεύς, — et même δεύτερος θεός ou simplement θεός, sans article, pour le distinguer du Dieu suprême, ὁ θεός. Mais en y regardant de près, on reconnaît que le Logos de Philon ne constitue pas une personnalité distincte, différente de Dieu. Ce n’est autre chose que Dieu lui-même, envisagé sous un certain aspect, comme pensant et comme agissant. C’est Dieu se manifestant à lui-même par la pensée, et au dehors par la création, par opposition au Dieu caché, immanent et virtuel, en quelque sorte.
Que les idées de Philon, et celles de Platon lui-même, aient exercé une influence sur la spéculation chrétienne, on ne peut le méconnaître, et c’est ce qui ressortira de la suite de nos études. Mais l’idée chrétienne du Verbe incarné en Jésus-Christ n’en conserve pas moins un caractère absolu d’originalité. Rien, dans les mythes religieux ou dans les spéculations philosophiques de l’antiquité, n’a pu produire l’idée chrétienne. L’Ancien Testament lui-même y conduit et la prépare, mais il ne la contient pas. A côté des analogies que l’on peut signaler, il y a toujours des différences essentielles. Ou bien, comme c’est le cas dans Platon, dans Philon — et dans l’Ancien Testament lui-même, en une certaine mesure, — le Logos n’est qu’une activité particulière de Dieu, et non un être personnel. Ou bien, comme c’est le cas dans les religions polythéistes, si l’organe de l’activité divine est un être personnel, il n’est pas seul : il y en a plusieurs. Nulle part enfin on ne trouve l’idée de l’incarnation de ce Logos, ou fils unique.
Le Logos chrétien, au contraire, est un être à la fois personnel et unique. Il est le Fils de Dieu en un sens spécial et absolu et ce Verbe éternel, ce Fils de Dieu est devenu un homme en Jésus-Christ. L’idée chrétienne de ce seul médiateur entre Dieu et le monde a été introduite par le fait chrétien, le don du Fils en la personne de Jésus. La Parole éternelle s’est faite chair ; le Fils est apparu dans le monde ; ceux qui ont vécu avec lui ont contemplé sa gloire, rayonnant à travers l’humble apparence qu’il avait revêtue. Comme l’a dit un apôtre : Καὶ ὁ λόγος σὰρξ ἐγένετο, καὶ ἐσκήνωσεν ἐν ἡμῖν – καὶ ἐθεασάμεθα τὴν δόξαν αὐτοῦ, δόξαν ὡς μονογενοῦς παρὰ πατρός – πλήρης χάριτος καὶ ἀληθείας. (Jean 1.14).
Jésus lui-même a dit : « Je suis le Fils de Dieu, » et il a confirmé cette parole en faisant des œuvres que personne n’avait faites, en parlant comme personne n’avait parlé avant lui. Et les disciples ont cru le témoignage que Jésus se rendait à lui-même, témoignage corroboré par tout ce qu’ils voyaient et entendaient de lui, corroboré aussi par le Saint-Esprit, qui leur fut donné pour leur révéler le Fils, comme le Fils leur avait été donné pour leur révéler le Père.
Aussi, voyons-nous les apôtres se donner uniquement comme des témoins. Ils disent ce qu’ils ont vu et entendu, ce que le Saint-Esprit leur a expliqué et pleinement révélé. « Ce que nos yeux ont vu, ce que nos mains ont touché, concernant la parole de vie — car la vie a été manifestée… — c’est là ce que nous vous annonçons » (1 Jean 1.1-3). Et il faut remarquer que celui qui parle ainsi, c’est précisément celui de tous les apôtres qui a été le plus loin dans la spéculation chrétienne, celui qui a donné toute une doctrine du Logos, celui qu’on a appelé, par excellence, le théologien. C’est lui cependant dont Baur et ses successeurs ont voulu faire un disciple de Platon et de Philon, construisant un système de métaphysique, et façonnant ensuite les faits de l’histoire d’après ce système. Nulle part, au contraire, le point de vue historique n’éclate plus que dans saint Jean. Ce qui sert de point de départ à la doctrine johannique, ce n’est pas la spéculation antérieure, juive ou païenne, c’est le fait dont l’apôtre a été témoin, l’apparition de Jésus, dont il a contemplé la gloire, et le témoignage que Jésus s’est rendu à lui-même, éclairé par le témoignage du Saint-Esprit.
Du reste, le contraste est grand entre la doctrine de Jean et celle de Philon. C’est même un fait généralement reconnu aujourd’hui, en sorte qu’il nous suffit d’indiquer ici les points de divergences :
- Le Logos de Jean est personnel ; il est πρὸς τὸν θεόν, et non παρὰ τῷ θεῷ ; il est donc « à côté de Dieu et tourné vers lui » (Jean 1.1), ou encore : « dans le sein du Père » — εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρός — (Jean 1.18) ; ce n’est donc pas la pensée et l’activité de Dieu, ou Dieu même considéré comme pensant et agissant ;
- ll est Dieu, — θεὸς ἦν ὁ λόγος — (Jean 1.1) ; il a le même rang que le Père dans l’adoration ;
- Il s’incarne, — ὁ λόγος σὰρξ ἐγένετο — (Jean 1.14) ;
- Il est le Messie attendu par Israël, autre preuve que Jean n’a pas emprunté le fond de ses idées à Philon, puisque Philon ne fait pas cette identification.
On retrouve tous les éléments de la doctrine johannique dans Paul, qui fait de Jésus-Christ l’image du Dieu invisible, qui lui attribue la forme de Dieu, et voit en lui le Créateur de toutes choses, l’objet des prières et des adorations des hommes et de toutes les créatures. Il l’appelle même θεός (Romains 9.5). Jean n’ajoute rien au contenu de la doctrine : il en précise seulement les contours ; et surtout il trouve un nom métaphysique pour le Christ anté-historique, pour le Fils avant son incarnation : il l’appelle le Logos, ce qui constitue un progrès sur Paul. Ce nom, l’a-t-il pris à Philon, ou aux philosophies régnantes qui avaient des écoles à Ephèse ? C’est possible. En tous cas, il ne leur a pas emprunté autre chose ; et il a fort bien pu prendre ce nom lui-même à l’Ancien Testament, où se trouvaient les seuls germes authentiques de la doctrine.
Quoi qu’il en soit, l’originalité absolue de la doctrine johannique demeure. Cette doctrine a pour point de départ le fait chrétien. C’est une affirmation métaphysique provoquée par un fait de l’histoire dont l’Esprit de Dieu a révélé à Jean toute la portée.
Les premiers chrétiens s’en tinrent aux éléments les plus simples de la foi. Ils se plaçaient uniquement au point de vue historique et religieux. Ils invoquaient Jésus-Christ comme leur Sauveur et leur Dieu, lui attribuaient la préexistence et les attributs divins, mais sans se demander ce qu’était Jésus-Christ avant son apparition dans le monde, et quelles relations il entretenait avec son Père. Nous ne trouvons dans les Pères apostoliques que des affirmations générales sur la divinité de Jésus-Christ et sa préexistence. Barnabas, par exemple, lui attribue un rôle dans la création : il considère les paroles de Genèse 1.26 : « Faisons l’homme à notre image » comme adressées par le Père au Fils (Ep., ch. 6). Le nom généralement employé pour désigner Jésus est ὁ κύριος : plus rarement il est appelé θεός (Ignace). — Mais on ne pouvait en rester là et dès le milieu du second siècle commença le travail de l’élaboration et de la fixation du dogme, sous la pression d’une double nécessité :
1° La nécessité intérieure de la foi aspirant à se rendre compte d’elle-même et se transformant ainsi en science. Cette nécessité était d’autant plus impérieuse, à propos du dogme du Logos, qu’il y avait ici plus qu’un intérêt spéculatif et théologique : il y avait un intérêt directement religieux. En effet, Jésus-Christ nous demande ce que Dieu seul a le droit d’exiger de nous, le don sans réserve, l’obéissance, l’adoration et l’amour ; nous avons le droit, à notre tour, de lui demander ses titres. Est-il réellement Dieu ? Et alors, quels sont ses rapports avec Dieu ? — La question métaphysique ne peut manquer de se poser à propos de la question religieuse, car c’est l’instinct et le devoir de l’âme humaine, de n’accorder des hommages religieux qu’à un être qui soit véritablement Dieu.
2° A cette nécessité intérieure venait s’en joindre une autre, celle de résister aux tendances hostiles des hérétiques qui niaient la divinité de Jésus-Christ. Ces hérétiques étaient de trois sortes :
- Les Ebionites stricts ne voyaient en Jésus qu’un simple homme — ψιλὸς ἄνθρωπος;
- A côté d’eux, les Monarchiens et les Aloges reconnaissaient un élément divin en Jésus-Christ, mais ils prétendaient que c’était Dieu le Père qui s’était lui-même manifesté dans sa personne ; il n’admettaient point de Logos (d’où le nom d’Aloges) ;
- Les Gnostiques enfin admettaient bien l’existence d’un être divin appelé Logos, manifesté en Jésus ; mais, au lieu de voir en lui le Fils unique de Dieu, en qui réside la plénitude de la divinité, ils en faisaient un terme — parmi beaucoup d’autres — de la longue série des éons. Encore n’était-il pas le premier de la hiérarchie : dans le système de Basilide, il est le troisième terme de l’ogdoade supérieure ; dans celui de Valentin, il n’est que le cinquième (ou le premier de la troisième syzygie).
En face des Ebionites, il fallait affirmer la divinité de Jésus-Christ ; en face des Monarchiens et des Aloges, la réalité et la personne du Logos ; en face des gnostiques, son caractère de révélateur unique et absolue de Dieu, pleinement Dieu lui-même. Il fallait établir ainsi la vérité de cette affirmation, inscrite dans les symboles de la foi : « Je crois en Jésus-Christ, son fils unique… »
Justin Martyr est le premier à formuler la doctrine chrétienne du Logos. Sa théorie porte les traces visibles de l’influence de Platon et surtout de Philon.
Justin pose d’abord en principe que Dieu, par nature, est ineffable et incommunicable. Il ne peut se manifester au dehors que par un intermédiaire, qui est le Logos. C’est par lui qu’il s’est révélé aux hommes, qu’il est apparu aux personnages de l’Ancienne Alliance, et qu’il a inspiré les prophètes : les théophanies sont toutes, en réalité, des logophanies. C’est par lui enfin qu’il a accompli, en Jésus-Christ, la rédemption de l’humanité.
Ce Logos, Justin le conçoit à la fois comme la Sagesse et comme la Parole de Dieu, selon la double signification du terme λόγος, raison et discours. Comme Sagesse, comme Raison de Dieu, le Logos est éternellement en Dieu, — ἐν τῶ θεῷ — de la même manière que la raison est dans l’homme. Et, de même que la raison de l’homme s’exprime par la parole, la sagesse de Dieu s’exprime au dehors. — ἐξ τοῦ θεοῦ — par le Logos, avec cette différence que, tandis que la parole humaine n’a aucune personnalité distincte en dehors de celui qui la prononce, la Parole de Dieu est un être réel et substantiel. Cette Parole a été prononcée, ce Logos a été produit immédiatement avant la création et en vue de la création même. Et c’est par cette Parole que Dieu a créé toutes choses.
Jusqu’ici, la théorie de Justin paraît identique à celle de Philon. La distinction qu’il établit entre la Parole intérieure et la Parole proférée, entre le Logos immanent et le Logos émanant, correspond à celle établie par Philon entre le λόγος ἐνδιάθετος et le λόγος προφορικός. Mais ce qui sépare Justin de Philon — en dehors même de l’incarnation de son Logos et de sa messianité — c’est qu’il lui attribue la personnalité et la divinité.
1° La personnalité ; il affirme très nettement que le Logos est autre que le Père — ἕτερος τοῦ πατρός — qu’il est un être distinct à côté de lui, qu’il se distingue de lui par le nombre, mais non par la pensée — ἀριθμῷ ἀλλὰ οὐ γνώμῃ ;
2° La divinité ; quoiqu’il soit subordonné à Dieu le Père, et non absolument égal à Lui, le Logos a droit à l’adoration des hommes. Aussi lui donne-t-on le nom de dieu, — θεός, — réservant l’expression de ὁ θεός pour Dieu le Père, qui seul est Dieu dans le sens absolu, premier principe et maître souverain des choses ; le Logos est, pour Justin, θεὸς ἢ κύριος ἄλλος παρά τὸν ποιητὴν ὅλων. Il l’appelle aussi ἄγγελος, parce qu’il est chargé d’annoncer aux hommes les volontés de Dieu — διὰ τὸ ἀγγέλειν — et que, d’une manière générale, il est l’instrument de toutes les manifestations divines : création, révélation et rédemption.
Pour expliquer ou exprimer l’origine du Logos, Justin emploie divers termes et diverses images qui ne s’accordent pas toujours entre elles et qui pourraient donner le change sur sa vraie pensée. Tantôt, c’est une parole rationnelle qui est prononcée, sans que la raison qui l’énonce en soit diminuée ou amoindrie. Tantôt, c’est la flamme d’un flambeau qui se communique à un autre flambeau, sans s’affaiblir elle-même. Tantôt enfin, l’acte par lequel Dieu produit le Logos est désigné par les verbes γεννάω et même κτίζειν (engendrer et créer), ce qui semblerait faire du Logos une créature, quoique telle ne soit pas la pensée de Justin. Il y a, selon lui, une différence essentielle entre la production du Logos et celle des créatures. Les créatures sont tirées du néant par la volonté souveraine de Dieu et l’organe du Logos. Le Logos émane de la substance même de Dieu, sans la diminuer en quoi que ce soit.
Aussi Justin emploie-t-il, pour désigner l’origine du Logos, les termes προέρχεσθαι, προβάλλεσθαι, προπηδᾷ et ces expressions semblent conduire à une émanation à la façon des éons gnostiques, opinion qui n’est pas non plus celle de Justin. Ce qui sépare sa théorie de celle des gnostiques, ce n’est pas seulement que, chez lui, au lieu d’une série d’éons, il n’y a qu’un Logos, fils unique de Dieu ; c’est aussi que ce Logos émane du Père, non en vertu d’une loi fatale, mais en vertu d’un acte libre de sa volonté : ἀπὸ τοῦ πατρὸς δυνάμει αὐτοῦ καὶ βουλῇ προελθόντα (Dial. c. Tryph., 100) ; Θελήματι δὲ τῆς ἁπλότητος αὐτοῦ προπηδᾷ λόγος (Tatien, Discours aux Grecs ch. 5). La production du Logos est donc, pour Justin, quelque chose d’intermédiaire entre la création et l’émanation : Dieu, par un acte volontaire et réfléchi, tire de lui-même la Parole qui y était cachée. — En résumé, Justin affirme :
- La préexistence personnelle du Logos : avant son incarnation, il agit comme médiateur et comme révélateur au sein de l’humanité tout entière (λόγος σπερματικός, répandant les semences de vérité et de bien dans le monde païen) ; et il est l’organe et le médiateur de la création elle-même ;
- Sa divinité : le Logos a droit à notre adoration ;
- Sa subordination, sur laquelle Justin insiste fortement : au Père seul appartient la divinité au sens absolu.
Mais Justin n’enseigne pas la personnalité éternelle du Logos. C’est là une lacune sérieuse dans sa théorie, et qui traduit l’influence philonienne et platonicienne. Le Logos, suivant lui, n’arrive à l’existence personnelle qu’au moment de la création. La date de la création sépare l’histoire du Logos en deux périodes distinctes : jusque-là, il était un attribut inhérent à Dieu, la sagesse ou la raison divine, le λόγος ἐνδιάθετος de Philon ; mais lorsque Dieu veut créer, il commence par produire son Logos, il le pose à côté de lui, il lui donne une existence personnelle et objective, afin d’en faire l’instrument de la création. La personnalité du Logos n’étant pas éternelle, il n’y a pas de distinction éternelle au sein de l’essence divine ; cette distinction ne commence qu’à l’occasion de la création du monde. Dieu était, jusqu’à ce moment, la monade pure : il ne se dédouble, en quelque sorte, que pour créer le monde.
On retrouve la théorie de Justin chez son disciple Tatien et chez Théophile d’Antioche.
« Le Logos, dit Tatien, existait de toute éternité — ὑπέστησε — dans le sein du Père — non pas εἰς ou πρός, mais ἐν — ; au moment de la création, il jaillit — προπηδᾷ — hors de son sein, et il devint alors un être distinct, le premier ouvrage de Dieu et le principe de la création — ὁ δὲ λόγος οὐ κατὰ κενοῦ χωρήσας ἔργον πρωτότοκον τοῦ πατρὸς γίνεται. Τοῦτον ἴσμεν τοῦ κόσμου τὴν ἀρχήν. — » (Cont. Græc, ch. 5). C’est toujours la distinction philonienne entre les deux modes d’existence successifs du Logos.
Théophile s’approprie la terminologie même de Philon : « Dieu, selon lui, avait éternellement en lui-même le λόγος ἐνδιάθετος : c’était son intelligence, sa pensée ; et, lorsqu’il voulut créer, il engendra son Logos en le rejetant hors de lui : le Logos devint ainsi προφορικός. Théophile emploie même des images assez grossières et matérielles, à côté de celles de Justin : Ἔχων οὖν ὁ θεὸς τὸν ἑαυτοῦ λόγον ἐνδιάθετον ἐν τοῖς ἰδίοις σπλάγχνοις ἐγέννησεν αὐτὸν μετὰ τῆς ἑαυτοῦ σοφίας ἐξερευξάμενος πρὸ τῶν ὅλων. (Dieu, qui de toute éternité portait son Verbe dans son sein, l’a engendré avec sa sagesse avant la création. Ad Autolycus, II.10). Du reste, il ajoute, comme Justin, que Dieu ne s’est nullement amoindri pour cela : οὐ κενωθεὶς αὐτὸς τοῦ λόγου, ἀλλὰ λόγον γεννήσας (II.22).
Telle fut la première forme de la doctrine théologique du Logos, ferme encore imparfaite et insuffisante, et qui ne pouvait être considérée comme définitive. Notons-en les lacunes, et surtout les écueils et les périls.
I. Les lacunes d’abord. — Il y manquait deux affirmations, d’une importance capitale : la personnalité éternelle du Logos ou du Fils et, par suite, la distinction éternelle au sein de l’essence divine. Or, sans la première affirmation, la divinité de Jésus-Christ manque de fondement métaphysique. Et, sans la seconde, la vraie notion chrétienne de Dieu, — du Dieu vivant et amour, qui vit et qui aime en lui-même, sans avoir besoin du monde, — nous échappe.
II. En second lieu, les écueils ou les périls. En statuant une sorte de dualité ou de succession dans l’existence du Logos, en y établissant deux périodes, séparées par le fait de la création et profondément distinctes entre elles, on compromettait à la fois les deux grandes vérités qu’on avait le plus à cœur de maintenir, la divinité et la personnalité du Logos. Au lieu d’un Logos éternellement personnel et éternellement Dieu, on avait un Logos qui, avant la création, n’est pas réellement personnel et se confond avec Dieu, dont il ne paraît être qu’un attribut, une perfection ou une énergie, — et qui, après la création, n’arrive à la personnalité réelle qu’en perdant quelque chose de sa divinité, et semble n’être que la première et la plus ancienne créature de Dieu, celle au moyen de laquelle Dieu crée toutes les autres. D’un côté, on arrivait par une pente insensible et glissante à l’hérésie sabellienne, qui se produisit bientôt après et qui effaçait la personnalité distincte et permanente du Fils de Dieu. De l’autre, on arrivait à l’hérésie arienne, qui devait éclater au ive siècle et qui niait la divinité métaphysique du Fils.
On comprit l’insuffisance et les périls de cette conception et l’on s’efforça de corriger ce qu’elle avait de défectueux. On fut surtout frappé de ce qu’avait de périlleux la dualité introduite dans la vie du Logos par la distinction établie, d’après PhiIon, entre le λόγος ἐνδιάθετος et le λόγος προφορικός, — dualité qui paraissait d’ailleurs contredire l’un des attributs essentiels de la nature divine, l’immutabilité. Aussi vit-on se produire une sorte de réaction contre les influences philoniennes et contre l’école de Justin, qui avait subi ces influences. Athénagore et Clément d’Alexandrie sont les deux principaux représentants de cette réaction, qui remplit toute la période de transition entre Justin et Origène. Tous deux s’élèvent contre la distinction faite entre le Logos immanent et le Logos émanant, et s’efforcent de l’effacer en affirmant que le fait de la création n’a modifié en rien le mode d’existence du Verbe. Tel il était avant cette date, tel il est resté depuis.
Athénagore, par exemple, efface la distinction faite par l’école de Justin entre le Logos pensée divine et le Logos parole divine. Le Logos n’est pas pour lui une pensée divine et éternelle, formulée en parole à l’occasion et au moment de la création. Il est éternellement en Dieu la pensée et la parole, l’intelligence et l’activité, la sagesse qui conçoit et la volonté, l’énergie qui exécute : ἦν ὁ λόγος τοῦ πατρός ἐν ἰδέᾳ καί ἐνεργείᾳ (Leg., c. 10). La création du monde n’est que le résultat de cette pensée et de cette activité divines ; et, après la création du monde comme avant, le Logos n’est pas autre chose que la pensée et l’activité divines gouvernant le monde et se révélant aux hommes pour les conduire au salut.
La théorie d’Athénagore compromet évidemment la personnalité distincte du Logos, qu’elle confond avec Dieu. Elle glisse sur l’une des pentes que nous avons signalées, le sabellianisme.
Clément d’Alexandrie s’attache à son tour à effacer la distinction faite jusque là entre le λόγος ἐνδιάθετος et le λόγος προφορικός. Il n’accepte pas, pour expliquer l’origine du Logos, l’image employée par Justin d’une parole prononcée. Le Logos n’est pas, d’après lui, un mot prononcé par Dieu quand il a créé le monde ; il est la puissance même qui a prononcé le mot divin, et qui préexiste à cet acte. Ce n’est pas la parole parlée (au sens passif), c’est la parole parlant (au sens actif). Le Logos n’est pas le mot créateur que Dieu prononce, au moment de faire le monde : c’est le Logos lui-même qui prononce ce mot, parce qu’il est en Dieu la puissance par laquelle Dieu parle.
Du reste, la pensée de Clément est encore flottante et incertaine. Tantôt, voulant relever sa divinité, il paraît glisser sur la même pente qu’Athénagore et aller jusqu’à confondre le Logos avec Dieu, de façon à ne voir en lui que la pensée et l’énergie active de Dieu. Tantôt il insiste sur sa personnalité distincte et subordonnée, au point d’en faire presque un être créé, le premier par le rang et par la naissance. Il l’appelle quelque part πρωτοκτίστος (Strom., V, 14), expression malheureuse, qui, plus tard, fut invoquée par Rufin (De adulterat, lib. Origenis) et par Photius (Cod. 109), lesquels prétendirent que Clément avait fait du Fils une créature — — κτίσμα — Cela n’est pourtant pas dans sa pensée. Il y a, pour lui, entre le Fils et les créatures, tout un abîme. Le Fils est le roi et le maître souverain des créatures ; il les a formées ; il est le vrai Démiurge : δι᾽ οὗ τὰ πάντα ἐγένετο καὶ χωρὶς αὐτοῦ ἐγένετο οὐδὲ ἕν (Strom. VI, 7) ; aussi doit-il être adoré. De plus, il n’a pas été formé de la même manière que les créatures ; il a été engendré — ἐγγενήθη — par un acte immédiat de Dieu, qui s’est donné un Fils semblable à lui.
Toutefois, tout cela est peu net, et il reste du terme que nous avons cité une impression fâcheuse. Ce qui manque encore à Clément, c’est la notion de la distinction éternelle entre le Fils et le Père, de ce qui plus tard sera appelé la génération éternelle du Fils, antérieurement au monde et indépendamment de lui. Le péril que nous avons signalé dans la doctrine de Justin n’est pas encore conjuré, et l’on oscille toujours entre les deux tendances qui aboutiront plus tard au sabellianisme et à l’arianisme.
Ce qui manquait à Clément fut pressenti — chose étrange — par le moins théologien de tous les Pères, par Irénée, le représentant de la tendance pratique ; ce qui prouve que la question pratique et religieuse était engagée dans ces théories spéculatives.
Irénée condamne la spéculation en général ; mais il s’élève surtout avec force contre les docteurs téméraires qui prétendent expliquer l’origine du Fils de Dieu et raconter sa naissance, comme s’ils y avaient assisté — quasi ipsi obstetricaverint (Adv. hæres. II, 28). Ce sont là, dit-il, des choses ineffables, que l’homme ne peut ni comprendre ni exprimer : il faut nous résigner à avouer que personne ne connaît le mystère de la naissance du Fils, sinon le Père et le Fils. Irénée veut qu’on s’en tienne à la foi des simples : un seul Dieu, de qui sont toutes choses, et un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui sont toutes choses.
Mais, malgré sa répugnance pour la spéculation, il s’y laisse aller quelquefois. Il cherche, par exemple à déterminer les rapports métaphysiques du Père et du Fils, et il reconnaît dans le Fils la manifestation visible du Père : invisibile Filii Pater, visibile autem Patris Filius. Il dit ailleurs que le fils est la mesure du Père, qu’il contient tout entier : mensura Patris Filius, quoniam et capit eum. Et surtout, c’est lui qui, le premier, affirme avec hardiesse la coexistence éternelle du Père et du Fils, contrairement aux docteurs orientaux, qui faisaient dater la personnalité distincte du Fils du moment de la création : Car avec Lui, sa Parole et sa Sagesse étaient toujours présentes, le Fils et l’Esprit, par lequel et dans lequel, il a tout créé, librement et spontanément, à qui aussi il s’adresse, lorsqu’il dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance. (Adv. hær. IV, 20). Ainsi, Irénée prépare les voies à Tertullien et à Origène, et il jette les bases de la doctrine de la Trinité.
Tertullien et Origène inaugurent une phase nouvelle dans le développement de la doctrine du Logos. Ils sont conduits par les nécessités de la polémique qu’ils engagent avec les Monarchiens et les Aloges — les Unitaires du iie siècle — à préciser davantage et à formuler d’une manière scientifique ces deux affirmations qui avaient manqué jusque-là à la doctrine de l’Église : la personnalité éternelle du Logos et la distinction éternelle au sein de l’essence divine. Par là, ils firent faire un pas décisif à la doctrine de la divinité du Fils et à celle de la Trinité.
Mais, avant d’en venir à Tertullien et à Origène, avant de montrer comment, tout en combattant les Monarchiens, ils poussèrent en avant le dogme ecclésiastique, il faut établir où en étaient, à la fin du iie siècle, la doctrine du Saint-Esprit et celle de la Trinité.
La doctrine du Saint-Esprit était beaucoup moins développée que celle du Logos. On s’en tint d’abord au point de vue pratique et religieux, sans entrer sur le terrain de la théologie. On baptisait au nom du Saint-Esprit comme au nom du Père et du Fils : on implorait le nom du Saint-Esprit et on le nommait dans les doxologies, sans se préoccuper des questions relatives à sa personnalité et à ses rapports avec le Père et le Fils.
Nous ne trouvons, chez les Pères apostoliques, que des paroles isolées, qui ne dépassent pas ce point de vue religieux et pratique. Il faut cependant faire une exception pour Hermas, qui développe sur les rapports du Fils et du Saint-Esprit des idées assez singulières. Il donne au Saint-Esprit la place et le rôle du Fils. « L’Esprit, dit-il, en s’inspirant de Genèse 1.2, est le premier-né de Dieu, antérieur à la création du monde, et qui prit part au conseil que Dieu tint avec lui-même quand il voulut créer ; » C’est lui qui constitue l’élément divin en Jésus-Christ. Le Saint-Esprit avait été communiqué à Jésus, comme du reste à tout homme, et c’est par sa parfaite obéissance aux inspirations du Saint-Esprit que Jésus a mérité d’être élevé au rang de Fils de Dieu (Simil. V). — Ces idées d’Hermas, analogues à celles de certains gnostiques, montrent combien était grande encore la liberté laissée aux opinions individuelles.
Pendant toute la durée du second siècle, les formules sont encore fort diverses et fort indécises. Les Pères de cette époque sont unanimes à parler de l’action du Saint-Esprit sur les prophètes et les apôtres, comme aussi sur les simples fidèles ; ils en font l’organe de la révélation et de la sanctification ; mais ils ne précisent rien sur sa nature et ses rapports avec Dieu et le Logos. Rarement ils vont jusqu’à en faire une personne distincte : ils semblent plutôt le concevoir, tantôt comme un attribut du Logos, tantôt comme un attribut de Dieu.
Nous rencontrons dans Justin Martyr un passage où l’on peut voir la personnalité du Saint-Esprit : « Les chrétiens adorent d’abord le Créateur du monde — τὸν δημιουργὸν τοῦ παντός — ; en second, lieu, Jésus-Christ — ἐν δευτέρᾳ χώρᾳ ἔχοντες ; —, et, au troisième rang, l’Esprit prophétique — ἐν τρίτῃ τάξει τὸ πνεῦμα προφητικόν (Apol. I, 13). En d’autres passages, Justin représente le Saint-Esprit comme une force ou une énergie divine, principe des révélations communiquées d’abord aux juifs, puis aux chrétiens, et source des dons miraculeux et des grâces spirituelles accordées aux fidèles. Mais ce principe, cette force divine ne se distingue pas du Logos. C’est une des formes de son activité médiatrice et révélatrice : ce n’est pas une hypostase distincte. Aussi attribue-t-il tour à tour au Saint-Esprit et au Logos l’inspiration des prophètes et des apôtres. Et, à propos des paroles de l’ange à Marie : « Le Saint-Esprit viendra sur toi et la force du Tout-Puissant te couvrira de son ombre » (Luc 1.35), Justin déclare « qu’il n’est pas permis de voir, dans ce Saint Esprit et dans cette force divine, autre chose que le Logos lui-même ; » Τὸ πνεῦμα οὖν καὶ τὴν δύναμιν τὴν παρὰ τοῦ θεοῦ οὐδὲν ἄλλο νοῆσαι θέμις ἢ τὸν λόγον, ὃς καὶ πρωτότοκος τῷ θεῷ ἐστι (Apol. I, 33). Toutefois, il faut reconnaître que l’activité créatrice et l’influence au sein de l’humanité païenne sont attribuées exclusivement au Logos, et jamais au Saint-Esprit, dont le champ d’action spécial est la révélation au sein du peuple d’Israël et de l’Église chrétienne. Le Logos et l’Esprit paraissent donc se mouvoir dans deux sphères différentes ; aussi Semisch a-t-il soutenu que Justin enseignait la personnalité du Saint-Esprit. Il vaut mieux conclure que la doctrine de Justin, sur ce point, n’a rien de précis ; mais qu’elle tend à confondre l’Esprit avec le Logos.
Athénagore, nous l’avons vu, tendait à affaiblir la personnalité du Logos, dont il semble ne faire que la pensée et l’activité éternelle de Dieu. Il est naturel qu’il incline aussi à confondre le Saint-Esprit avec Dieu, à n’en faire qu’une force divine, un attribut divin. Il l’appelle « une émanation de Dieu — ἀπόῤῥια τοῦ θεοῦ — qui sort de Dieu et qui revient à lui, comme le rayon du soleil retourne au soleil » (Deprec, 10).
Théophile d’Antioche semble, au contraire, accuser plus nettement qu’on ne l’avait fait encore la personnalité du Saint-Esprit. Le premier, il emploie le mot de τριάς, et il donne au Saint-Esprit une place dans la triade : τῆς τριάδος, τοῦ θεοῦ καὶ τοῦ λόγου αὐτοῦ καὶ τῆς σοφίας αὐτοῦ (Ad Autol., II, 15). De plus, il distingue dans l’œuvre de la création la part qui revient à cette σοφία et celle qui revient au λόγος : ὁ θεὸς διὰ τοῦ λόγου αὐτοῦ καὶ τῆς σοφίας ἐποίησε τὰ πάντα. Il va plus loin encore, et attribue à la σοφία un rôle dans la production du λόγος : Ἔχων οὖν ὁ θεὸς τὸν ἑαυτοῦ λόγον ἐνδιάθετον ἐν τοῖς ἰδίοις σπλάγχνοις ἐγέννησεν αὐτὸν μετὰ τῆς ἑαυτοῦ σοφίας… (II., 10). Et le Logos lui-même paraît n’être que la sagesse de Dieu agissant au dehors. Ceci rappelle les idées d’Hermas, et il semble que Théophile, pour être conséquent, aurait dû assigner au Saint-Esprit le second rang au lieu du troisième, dans sa triade. La σοφία est la force par laquelle le λόγος ἐνδιάθετος devient λόγος προφορικός. Elle pourrait donc bien n’être qu’un attribut du Père. Du reste, Théophile n’a pas le sentiment de ces inconséquences ; ses idées manquent de clarté et de précision.
On ne trouve dans Clément d’Alexandrie rien de bien précis sur la nature du Saint-Esprit et ses rapports avec Dieu et le Logos.
Irénée apporte la même réserve dans les questions relatives au Saint-Esprit que dans celles qui concernent le Logos. Cependant, ici encore, il va plus loin que ses devanciers : il affirme la personnalité éternelle du Saint-Esprit. L’Esprit est pour lui une personne distincte du Fils, et subordonnée au Fils comme le Fils l’est au Père. Nous avons déjà cité ce passage : Adest semper (Deo) Verbum et Sapientia, Filius et Spiritus,… ad quos loquitur, dicens : faciamus hominem (IV, 20). Plus loin, il attribue au Saint-Esprit un rôle dans l’œuvre de la création : Deus omnia Verbo fecit et Sapientia adornavit. Le Fils et l’Esprit sont les mains par lesquelles Dieu a formé et façonné l’homme (IV, proœm.). Ce sont deux serviteurs de Dieu, auxquels sont soumis à leur tour les anges et toute la hiérarchie céleste (IV, 7). Ils sont les organes de la révélation divine : le Saint-Esprit conduit les bienheureux au Fils et leur révèle le Fils, comme le Fils conduit au Père et révèle le Père (IV, 36). Toutefois, il est à remarquer qu’Irénée ne donne pas au Saint-Esprit le nom de Dieu ; au contraire, il le réserve expressément pour le Père et le Fils (III, 6).
L’originalité de la doctrine chrétienne de la Trinité a été contestée, comme celle de la doctrine du Verbe. On a invoqué des analogies :
1° — Avec certaines religions, comme celle des Indous, qui a sa trimourti, formée par Brahma, Vichnou et Siva ;
2° — Avec certaines philosophies, comme le néoplatonisme, qui enseigne aussi une sorte de triplicité divine : τὸ ὄν, ou τὸ ἕν, ὁ νοῦς, et ἡ ψυχή.
Nous pouvons répondre ici ce que nous avons répondu à ceux qui contestent, pour des motifs analogues, l’originalité de la doctrine chrétienne du Verbe. Les analogies qu’on signale, et que nous ne contestons pas, s’expliquent par le besoin qu’éprouve l’âme humaine d’affirmer le mouvement et la vie en Dieu. Mais, à côté de ces analogies, nous constatons entre les anciennes religions et philosophies, d’une part, et la doctrine chrétienne, de l’autre, des différences essentielles. En dehors du christianisme, tantôt c’est l’unité divine qui est sacrifiée, comme dans la religion hindoue, dont la trimourti est une sorte du trithéisme ; tantôt c’est la distinction des hypostases divines qui est effacée, comme dans la doctrine néoplatonicienne, où le ἕν, le νοῦς et la ψυχή ne sont que trois aspects successifs du même être, le principe premier, l’absolu. On pourrait ajouter que, dans les religions et philosophies antiques, la triplicité divine ne vise que les rapports de Dieu avec le monde, tandis que, dans l’Église chrétienne, il s’agit des rapports de Dieu avec lui-même.
Ici encore, c’est le fait chrétien qui est la véritable origine de la doctrine chrétienne. C’est la manifestation de Dieu comme Père, comme Fils et comme Saint-Esprit dans l’accomplissement du salut, qui a conduit à affirmer le Dieu Père, Fils et Saint-Esprit. De cette triple manifestation divine, on a conclu à une triplicité éternelle en Dieu. L’affirmation religieuse a, comme toujours, précédé et provoqué l’affirmation théologique et métaphysique.
Le mot même de trinité n’est pas un mot biblique ; mais la réalité que ce mot exprime est révélée dans la Bible. La Bible nous montre Dieu manifesté comme Père, Fils et Saint-Esprit, dans l’œuvre de la création et dans celle du salut. Elle affirme aussi la personnalité et la divinité éternelles du Fils et du Saint-Esprit, et, dès lors elle établit une éternelle distinction en Dieu. C’est cette distinction, cette triplicité mystérieuse dans l’unité, que l’Église a voulu exprimer par le mot de trinité.
Il est évident qu’on ne pouvait formuler la doctrine de la Trinité qu’après avoir préalablement formulé celles du Fils et du Saint-Esprit. Le développement de ces trois doctrines a marché du même pas, et a traversé les mêmes phases successives. Nous ne devons donc pas nous attendre à trouver au iine siècle une théorie métaphysique de la Trinité bien arrêtée, puisque la personnalité éternelle du Fils et du Saint-Esprit ne sont pas encore nettement affirmées.
Mais, bien longtemps avant que la formule théologique eût été trouvée, le fait religieux dont cette formule est l’expression était affirmé dans l’Église. Dès le commencement, les chrétiens croyaient à une triple manifestation de Dieu, comme Père créateur, Fils rédempteur et Saint-Esprit sanctificateur des hommes. Les plus anciennes règles de foi mentionnent le Père, le Fils et le Saint-Esprit. La formule d’administration du baptême, d’après Mathieu.28.19, les mentionnait aussi : εἰς τὸ ὄνομα τοῦ Πατρὸς καὶ τοῦ Υἱοῦ καὶ τοῦ Ἁγίου Πνεύματος. Leurs trois noms se trouvaient également dans la confession récitée par les néophytes. Enfin, on confondait le Père, le Fils et le Saint-Esprit dans une même adoration religieuse. Mais on ne cherchait pas à s’élever de cette triple manifestation de Dieu à la triplicité mystérieuse qui y correspond dans l’essence de Dieu même ; ou — pour parler le langage de l’école — on croyait à une trinité économique, sans songer encore à une trinité ontologique ou métaphysique.
Ici toutefois, comme à propos de la divinité de Jésus-Christ, la question métaphysique ne pouvait manquer de se poser, et cela pour les mêmes raisons : d’abord, à cause du développement normal de la foi aspirant à se rendre un compte scientifique de son objet ; ensuite, parce que la question métaphysique est impliquée dans la question religieuse. Nous avons dit que les premiers chrétiens adoraient le Fils et le Saint-Esprit : or, l’homme ne peut adorer ce qui n’est pas divin ; sa raison et sa conscience le lui défendent également. De plus, cette triple manifestation de Dieu, sur laquelle repose le salut, suppose à son tour un fondement ontologique, quelque chose d’objectif qui y corresponde en Dieu, et sans quoi l’œuvre du salut, soit comme rédemption, soit comme sanctification, serait impossible.
1. L’œuvre de la rédemption suppose un rédempteur. Le plan du salut ne pouvait être conçu par l’amour divin et réalisé dans l’histoire qu’à la condition qu’il y eût quelqu’un pour l’exécuter. Qui serait devenu l’Homme-Dieu, pour réconcilier l’homme avec Dieu, si le Verbe de Dieu n’avait pas été là, pour se charger d’une œuvre que lui seul pouvait accepter ? La bonne volonté du Père à notre égard serait demeurée vaine, si, dès le commencement, le Fils n’avait pu lui dire : « Me voici pour faire ta volonté. » — Je vais même plus loin, et je dis que, sans le Fils, qui rendait possible la réparation du mal — fruit possible de la liberté, — Dieu n’aurait pas créé des êtres libres. C’est parce qu’il avait par devers lui des ressources pour réparer toutes les ruines, qu’il se décida à créer la liberté, grosse d’imprévu et de catastrophes possibles.
2. De même, l’œuvre de notre sanctification suppose un sanctificateur, un Esprit capable d’agir sur des esprits, un Esprit de lumière et de sainteté, qui prend de ce qui est au Fils et nous l’annonce, qui connaît parfaitement le Fils et nous le révèle, et qui applique à nos cœurs tous les trésors et toutes les puissances de sa grâce.
C’est donc au nom d’un intérêt essentiellement religieux, — le suprême intérêt du salut, — que l’Église devrait être conduite à affirmer, par delà la triple manifestation de Dieu aux hommes, une distinction mystérieuse dans son essence éternelle. J’ajoute enfin que cette distinction essentielle et éternelle fait seule du Dieu de l’Évangile le Dieu vivant, le Dieu amour qu’il faut à la conscience religieuse, et qui seul peut être le Dieu créateur, au sens vrai et absolu du mot.
Aussi la question métaphysique se posa-t-elle aussitôt que commença la théologie de l’Église, c’est-à-dire dans le iie siècle, A mesure que se formulaient la doctrine du Logos et celle du Saint-Esprit, s’élaborait aussi la doctrine de la Trinité. Cependant, jusqu’à Tertullien et Origène, les idées sont encore flottantes et incertaines.
Justin Martyr, dans un passage déjà cité, affirme que les chrétiens adorent, en premier lieu, le Créateur, de toutes choses, en second lieu, Jésus-Christ, et, au troisième rang, l’Esprit prophétique, — ce qui semble établir une hiérarchie de trois hypostases subordonnées entre elles. Mais peut-être serait-ce dépasser la pensée de Justin que de donner à ces paroles une portée métaphysique, surtout si — comme nous avons vu qu’on peut le soutenir, — au lieu de faire du Saint-Esprit une personne distincte, il ne voit en lui qu’une des activités du Logos.
Théophile d’Antioche semble plus explicite, puisqu’il emploie le premier le terme de τριάς. « Les trois jours, dit-il, qui précèdent, dans le récit de la Genèse, la création des corps lumineux sont les types de la triade de Dieu, son logos et sa sagesse » — τύποι εἰσὶν τῆς τριάδος, τοῦ θεοῦ καὶ τοῦ λόγου αὐτοῦ καὶ τῆς σοφίας αὐτοῦ (Ad autol., II, 15). Mais on ne saurait voir là l’idée théologique de la Trinité, car, immédiatement après, Théophile ajoute : Τετάρτῳ δὲ τύπῳ ἐστὶν ἄνθρωπος ὁ προσδεὴς τοῦ φωτός, ἵνα ᾖ θεός, λόγος, σοφία, ἄνθρωπος. (Le quatrième [jour] est l’image de l’homme, qui a besoin de la lumière, pour que Dieu, le Verbe, l’Esprit, l’homme lui-même lui soient manifestés.) Quoi donc ? L’homme ferait-il partie de l’essence divine ? Ou s’agirait-il ici d’un Homme-type, tel que celui dont Valentin faisait le sixième éon de son ogdoade supérieure ? — Nous croyons qu’il faut voir dans ce passage une simple énumération des manifestations historiques de Dieu, et que cette énumération n’implique pas entre ses différents termes les rapports de distinction à la fois et d’unité qu’exprime le mot trinité.
Irénée, dans le passage cité : adest Deo semper Filius et Spiritus, etc., est certainement beaucoup plus précis. On peut dire que le fait ontologique de la Trinité est déjà ici implicitement affirmé ; mais Irénée, qui n’est pas un métaphysicien, ne l’énonce pas d’une manière rigoureuse.
Il fallut, pour donner une impulsion nouvelle au travail dogmatique sur la personne antéhistorique du Logos, sur le Saint-Esprit et sur la Trinité, l’apparition de deux hérésies nouvelles, celle des Monarchiens et celle des Aloges, qui eurent des partisans nombreux et puissants dans l’Église. — Ces deux sortes d’hérétiques avaient plusieurs traits communs. Ils s’attachaient au monothéisme strict, et voulaient défendre la monarchia Dei contre les tendances dithéistes qu’ils reprochaient à l’Église ; de là le nom de Monarchiens. Et ils niaient la réalité du Logos, qui ne constituait pour eux, ni avant ni après la création, ni avant ni après l’apparition de Jésus, une personne distincte à côté de Dieu. De là le nom d’Aloges (α privatif, et λόγος), qui leur est donné par Epiphane. Cette communauté de vue explique qu’on les ait tous indifféremment appelés tantôt Aloges et tantôt Monarchiens. Mais en réalité, ils forment deux groupes bien distincts : le premier, auquel Epiphane réserve le nom d’Aloges, reproduit avec quelques nuances les idées ébionites ; le second, auquel s’applique plus spécialement le nom de Monarchiens, prépare les voies à Sabellius, et se subdivise lui-même en différents groupes secondaires.
I. Aloges proprement dits. — Les Aloges parurent, selon Epiphane, en Asie-Mineure, vers 170, et se montrèrent les ardents adversaires de la doctrine du Logos. Ils rejetaient l’Évangile et l’Apocalypse de Jean. De là le nom d’Aloges, où se mêlait peut-être aussi une intention moqueuse (α, λόγος, sans raison). Ils combattirent aussi les Montanistes, dont ils ne pouvaient admettre les idées sur la prophétie et le chiliasme. — Parmi ces Aloges, ou parmi leurs ramifications — ἀπόσπασμα τῆς ἀλόγου αἱρέσεως, — Epiphane range les Théodotiens, disciples de Théodote le tanneur — ὁ σκύτευς — de Byzance. Théodote enseignait à la façon des anciens ébionites, que Jésus n’est qu’un ψιλὸς ἄνθρωπος. Tout en admettant, contrairement aux Ebionites, sa naissance miraculeuse, il ne voyait en sa personne aucun élément divin, et ne lui attribuait d’autre autorité que celle de sa vie sainte. — A côté de Théodote le tanneur, il faut placer Théodote le changeur — ὁ τραπεζίτης — qu’on a quelquefois confondu avec son homonyme. Pour lui, Jésus n’était qu’un homme, mais un homme à qui avait été communiqué le Saint-Esprit. Il avait une grande vénération pour Melchisédek, sur qui le Saint-Esprit avait, disait-il, reposé d’une manière toute spéciale, qu’il estimait supérieur à Jésus et qui remplissait, d’après lui, le véritable office de Médiateur. Delà le nom de Melchisédékites donné à ses disciples. — Citons encore Artémon, qui préférait Aristote à la Bible, et ne voyait en Jésus qu’un sage à la façon de Socrate. En somme, les Aloges de ce premier groupe reproduisent les doctrines de l’ébionitisme primitif.
II. Monarchiens proprement dits. — Ceux-ci reconnaissaient pleinement la divinité de Jésus-Christ, et ils allaient même plus loin que les docteurs de l’Église en ce sens. Mais ils étaient Aloges d’une autre manière, en niant que l’élément divin en Jésus fût une personne divine distincte du Père, et appelée le Logos. — Nous pouvons distinguer parmi eux trois nuances.
1. Praxéas. confesseur en Asie-Mineure, où il s’était fait une grande réputation de savoir et de piété, enseignait que le Père lui-même s’est incarné et a souffert sur la croix : d’où le nom de θεοπάσκιται, patripassiani, donné à ceux qui partagèrent ses idées. — Noétus, de Smyrne, appartient à la même école.
2. Bérylle, de Bostra, en Arabie, se sépare du patripassianisme pour incliner vers le sabellianisme, dont il est le précurseur immédiat. Il confesse, il est vrai, la divinité de Jésus-Christ ; mais il lui refuse une divinité qui lui soit propre — une θεότης ἰδία : c’est, dit il, la θεότης πατρική qui a habité en lui. Ce n’est clone pas le Logos, le Fils, qui s’est incarné en Jésus, comme l’enseigne l’Église. Ce n’est pas non plus, comme le dit Praxéas, le Père qui s’est directement incarné en lui. Jésus-Christ n’est qu’une simple manifestation du Père, une forme de son activité, un rôle, un personnage qu’il joue, — un πρόσωπον τοῦ θεοῦ, comme dira Sabellius. — Bérylle, convaincu par Origène, abjura publiquement ses erreurs.
3. Mentionnons enfin Paul de Samosate, qui, tout en défendant énergiquement le point de vue strictement monothéiste et unitaire des Monarchiens, admettait cependant en Dieu un λόγος ἐνδιάθετος et un λόγος προφορικός. Mais il refusait à tous deux le caractère de la personnalité ; et il voyait simplement en Jésus-Christ un homme à qui avait été communiquée, dans une mesure exceptionnelle, la sagesse d’en haut — ou le Logos divin, — et qui, par la sainteté de sa vie, avait mérité des hommages exceptionnels et un nom presque divin. — Cet hérétique, qui appartient plutôt à la période suivante, fut combattu par les évêques syriens et formellement condamné au concile d’Antioche, en 269.
Il est facile de comprendre maintenant comment l’Église fut conduite, par sa lutte contre les Aloges et les Monarchiens, à préciser davantage sa doctrine du Fils, du Père et de la Trinité. Ce qu’il fallait accentuer, en face de cette double catégorie d’hérétiques, c’était, d’un côté, la réelle personnalité du Fils, en opposition avec les Aloges, de l’autre, sa pleine divinité, en opposition avec les Monarchiens. Car ce qui faisait la force de ces derniers, surtout sous la forme patripassienne, c’est qu’ils affirmaient la divinité absolue de Jésus-Christ, son identité d’essence avec le Père, contre la doctrine de la subordination, très accentuée alors par les docteurs de l’Église, et qui conduisait à rabaisser le fils au rang des créatures. Par là, le monarchianisme donnait une plus grande satisfaction aux besoins religieux des fidèles.
Le seul moyen efficace de les combattre, c’était donc de combler la lacune de l’enseignement de l’Église, c’est-à-dire d’affirmer la personnalité éternelle du Fils et sa divinité essentielle — ce que plus tard on appela l’homoousie ; — cela devait conduire à reconnaître en Dieu une distinction éternelle, une trinité ontologique, base et support de la trinité révélée. Ce travail, qui sera accompli dans la période suivante, Tertullien et Origène le préparent dans celle que nous étudions, en combattant le monarchianisme.
Tertullien composa tout un livre Adversus Praxeam. Il fut conduit par sa polémique même à accentuer très fortement la personnalité et la divinité du Fils et la distinction des trois hypostases, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Il fut le premier à employer le mot de Trinitas, qui indiquait la triplicité dans l’unité. Il parle, dans un de ses traités, de la Trinitas unnius divinitatis, Pater et Filius et Spiritus sanctus (De pud., 21). Et, dans son ouvrage centre Praxéas (c. 3), il demande la foi en un Dieu unique, mais ayant en lui une distinction : Deum unicum quidem, sed cura œconomia sua esse credendum. Il insiste sur la distinction et affirme que le Fils est autre que le Père, l’Esprit autre que le Fils et que le Père ; mais il insiste également sur l’unité : chacun des trois termes participe à la même divinité.
Du reste, Tertullien fut amené à affirmer d’une manière directe et formelle cette unité d’essence qu’il reconnaissait entre les trois hypothèses divines. Comme Praxéas prétendait que la distinction de ces trois hypostases compromettait l’unité de Dieu, Tertullien écarte l’objection en disant que la substance de Dieu est une, que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont de même essence, et qu’ils sont d’ailleurs un par les sentiments et les volontés.
Mais Tertullien n’est pas toujours conséquent avec lui-même. Il n’affirme pas toujours avec une égale netteté l’éternelle personnalité du Fils et du Saint-Esprit, la distinction éternelle des hypostases divines. Il ne s’est pas entièrement affranchi des idées théologiques qui avaient prévalu jusque-là, et l’on retrouve dans ses études les traces de l’ancien point de vue, d’après lequel le Fils et le Saint-Esprit n’étaient pas éternellement personnels, mais procédaient de Dieu au moment ou à l’occasion de la création. Ainsi Tertullien dit quelque part que le Fils n’a pas été de toute éternité à côté du Père. « Il fut un temps où le Père était seul, n’ayant rien à côté de lui, que lui-même » — Ante omnia Deus erat solus, quia nihil aliud extrinsecus prœter illum (Adv. Prax., 5). Ceci, à la rigueur, pourrait s’entendre du monde, et ne pas exclure l’éternité du Fils, considéré comme étant en Dieu, et non en dehors de Dieu. Mais voici qui est plus décisif et ne laisse place à aucune équivoque : « Il fut un temps où le Fils même n’existait pas, en sorte que Dieu n’était pas encore le Père » — fuit tempus quum et Filius non fuit, qui Dominum patrem faceret (Contra Hermogenem, 3). Il est vrai que, « même alors, Dieu n’était pas absolument seul : il avait avec lui sa raison, qui était en lui-même » — cœterum ne tune quidem solus ; habebat enim secum quam habebat in semetipso rationem suam (Adv. Prax., 5). — Mais ce n’est pas là une hypostase, une personnalité distincte : c’est le Logos immanent et impersonnel de Justin et de son école, qui rappelle le λόγος ἐνδιάθετος ; de Philon, et qui ne devient personnel que lorsque Dieu le fait sortir de lui pour servir d’organe à son activité créatrice : Protulit sermonem, dit Tertullien (Adv. Prax., 8), sicut radix fructicem, fons fluvium, sol radium, — images qui rappellent celles de Justin, et font même songer aux théories émanatistes des gnostiques. Dans certains passages aussi, il insiste avec excès sur la subordination du Fils (Adv. Prax., 7, 9, 26).
De même, le Saint-Esprit nous est présenté quelquefois comme procédant du Père et du Fils, après que Dieu a prononcé hors de lui son Verbe, « comme le fruit procède à la fois de la racine et de la tige » — tertius est Spiritus a Deo et Filio, sicut tertius a radice fructus et frutice (c. 8). Dès lors, la distinction des trois hypostases n’est pas éternelle.
En résumé, les idées de Tertullien ne sont pas encore bien arrêtées. C’est un homme de transition. On rencontre chez lui des points de vue divers et contradictoires, qu’il n’a pas su ramener à l’unité et mettre d’accord. Par un côté de sa doctrine, il est le précurseur d’Origène, et même d’Athanase et des docteurs de Nicée, puisqu’il proclame déjà l’homoousie de la trinité ontologique ; par un autre côté, il appartient à l’ancienne école, qui distinguait le Logos immanent et le Logos émanant, et n’attribuait la personnalité qu’au second, en le subordonnant fortement à Dieu.
Origène fit faire à la doctrine de l’Église un pas plus décisif. Il affirma d’une manière plus nette et plus ferme la personnalité éternelle du Fils et du Saint-Esprit ; et, par conséquent, il statua au sein de l’essence divine une triplicité éternelle et nécessaire. Il revêtit d’une forme scientifique les affirmations d’Irénée, et dépassa même Tertullien. — C’est par sa polémique contre les Monarchiens qu’il fut conduit, lui aussi, à accentuer avec force la personnalité divine du Fils et du Saint-Esprit.
I. En ce qui concerne le Fils, Origène affirme son éternelle personnalité divine, et sa subordination au Père :
1° Divinité et personnalité éternelle du Fils. — a) Origène s’élève d’abord contre l’habitude générale de l’appeler Logos, et d’en faire une Parole. Cette expression lui paraît compromettre sa personnalité réelle, et conduire à la théorie de l’émanation. Aussi veut-il qu’on remplace le nom de Logos par celui de Fils — υἵος ; — qui indique un être personnel, substantiel, une οὐσία réelle et distincte (Comment, in Joh.).
b) Il proteste aussi contre les expressions et les images qui font de la production du Logos une émanation de la substance du Père, — par exemple, les mots προβάλλειν et προβολή, ou les images tirées par Justin du rayon de soleil et du souffle qui s’exhale, et par Tertullien, de la tige et de la racine de l’arbre (De princ, IV, 28). Aussi remplace-t-il ces images par celle de la génération. Le Père, dit-il, engendre le Fils — γεννᾶ τὸν υἵον — comme un être distinct de lui, autre que lui, et pourtant semblable à lui, qui est son image parfaite et vivante, le reflet de sa lumière, l’empreinte de sa majesté et de sa gloire — ἀπαύγασμα φωτὸς ἀϊδιόυ, χαρακτὴρ τῆς δόξης.
c) Enfin, il brise avec la tradition de ses devanciers, qui enseignent tous — sauf Irénée — que le Logos n’est devenu une personnalité distincte qu’au moment de la création, de sorte qu’il y eut un temps où le Père était seul, et n’était pas même le Père. Il affirme formellement la personnalité éternelle du Fils, son éternelle génération par le Père — πατὴρ ἀεὶ γεννᾷ τὸν υἵον. — Il établit dès lors une distinction éternelle entre le Père et le Fils, et il la fonde sur des raisons métaphysiques, dépassant par là Irénée qui s’était borné à constater le fait. Après avoir exalté les perfections du Fils, il ajoute : « Si Dieu est parfait et s’il y a quelque perfection à avoir un tel Fils, pourquoi Dieu se serait-il privé de cette perfection ? Comme une lumière ne peut être sans éclat, de même Dieu ne peut jamais avoir été sans son Fils, sans le reflet de sa majesté. » — Ainsi, Origène justifie la génération éternelle du Fils en partant du principe que « Dieu est parfait ; » il aurait pu la déduire avec plus de solidité du principe que « Dieu est amour. » Du reste, il était encore conduit à cette même affirmation par sa doctrine de la création éternelle, ayant le Fils pour organe.
2° Mais la subordination du Fils n’est pas accentuée avec moins de force par Origène que son éternelle divinité. Origène est conduit à y insister par sa polémique contre les Monarchiens et contre la théorie de l’émanation. Il pensait mieux sauvegarder par là la personnalité réelle et distincte du Fils et la μοναρχία τοῦ θεοῦ. Sans doute, le Fils n’est pas pour lui une créature, bien que certaines expressions semblent indiquer le contraire ; — ainsi cette manière de désigner le Fils : πρεσβύτατον πάντων τῶν δημιουργημάτων (Cont. Cels., V), ou encore les termes de ποιεῖν et de κτίζειν employés au lieu de γεννᾷ. — Mais « le Père est infiniment plus élevé au-dessus du Fils, que le Fils au-dessus des créatures » (Comment, in Joh.). Le Père seul doit être appelé ὁ θεός αὑτόθεος, ἀληθινὸς : « Le Fils n’est Dieu que par une communication de la divinité. » Ce sont les mêmes idées qu’exposera plus tard Arius. A propos du passage de Matthieu 19.17 : « Il n’y a qu’un seul bon », Origène dit que le Fils, étant l’image du Père, est aussi l’image de sa bonté — εἰκὼν τῆς ἀγαθότητος αὐτοῦ ; — mais qu’il n’est pas, comme le Père, l’immuablement et absolument bon — ὁ ἀπαραλλάκτος ἀγαθός — (De princ, I, 2). Et Origène donne à cette subordination, à cette infériorité du Fils un fondement métaphysique, lorsqu’il dit que le Fils est « autre que le Père par son essence » — ἕτερος, ὡς ἐν ἄλλοις δείκνυται, κατ οὐσίαν καὶ ὑποκείμενόν ἐστιν ὁ υἱὸς τοῦ πατρὸς— (De Oratione, 15).
Aussi le rôle du Fils n’est-il qu’un rôle d’intermédiaire Il est l’instrument de Dieu en toute chose, mais il n’est le premier principe de rien. Ce n’est pas lui qui crée et qui conserve le monde ; c’est le Père qui le crée et le conserve par lui. Par lui aussi le Père se révèle, soit dans l’ancienne alliance, au sein du peuple juif, soit dans la nouvelle, au sein de l’Église chrétienne, soit enfin dans la philosophie ancienne, au sein du paganisme. De même, le Fils doit être l’intermédiaire et l’intercesseur entre nous et Dieu, dans nos prières, mais non l’objet de nos prières. Origène veut qu’on prie le Père par le Fils et au nom du Fils, mais non qu’on invoque directement le Fils : « Ce ne serait pas convenable », dit-il — ἀτοπώτατον. — Il serait également inconvenant de prier à la fois le Père et le Fils, car alors il faudrait employer le pluriel et dire : παράσχεσθε, ἐπιχορηγήσατε, σώσατε, ce qui est contraire à l’esprit et à l’essence même du monothéisme chrétien (De orat, 15).
II. En ce qui concerne le Saint-Esprit, Origène accentue très nettement sa personnalité réelle et distincte. Il s’élève contre l’opinion qui identifie le Saint-Esprit, soit avec le Père, soit avec le Fils, en le réduisant à n’être qu’une force ou un attribut de l’un ou de l’autre. Il combat aussi l’opinion des Monarchiens, qui n’en faisaient qu’une manifestation historique du Père. Il voit dans le Saint-Esprit une hypostase distincte du Père et du Fils (Comment, in Joh.).
Mais il subordonne le Saint-Esprit au Fils, comme il subordonne le Fils au Père. Comme le Fils est l’intermédiaire, l’organe de l’action du Père, le Saint-Esprit est l’instrument de l’action combinée du Père et du Fils, mais seulement dans un champ assez restreint. Le Père agit sur toutes les créatures existantes, parce que, étant l’être existant par lui-même — ὁ ὤν — lui seul peut leur communiquer et leur continuer l’être. Le Fils n’agit que sur les créatures douées de raison — τὸ λογικὸν — Le Saint-Esprit n’agit que dans le sein de l’Église juive ou chrétienne. Ainsi, le cercle d’action va en se rétrécissant ; mais l’action devient plus intime et plus spirituelle (De princ, I, 3, 5).
III. En ce qui concerne la Trinité, il ressort de ce qui précède qu’Origène admet trois hypostases distinctes — d’après Origène τρεῖς ὐποστάσεις — qui ne sont pas seulement des manifestations de Dieu dans le temps et dans l’espace, mais qui constituent au sein de Dieu une distinction éternelle et nécessaire. Ces deux affirmations, de la personnalité éternelle du Fils et de la distinction éternelle dans l’essence de Dieu, constituent un double progrès d’Origène sur ses devanciers. Mais il n’établit pas l’égalité d’essence entre les trois termes de la Trinité, ce qui est une grave lacune. Il y a, d’une hypostase à l’autre, une subordination progressive, une hiérarchie décroissante, non pas morale, mais substantielle, ou essentielle (ἕτερος κατ᾽ οὐσίαν). Ce point est d’une importance capitale ; car, si les trois hypostases ne participent pas à la même essence divine, la divinité de Jésus-Christ manque de fondement métaphysique, et l’unité divine repose également, non sur un fondement métaphysique, mais sur un fondement moral. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont pas un par l’unité d’essence ou de substance, mais seulement par l’union des volontés, ou plutôt par la subordination absolue de la volonté du Fils et du Saint-Esprit à la volonté du Père.
Ajoutons que la théorie d’Origène sur la création éternelle affaiblit singulièrement sa notion de la Trinité métaphysique. Si Dieu ne peut pas s’abstenir de créer, et si le Fils et l’Esprit sont les intermédiaires nécessaires de son activité créatrice, ne semble-t-il pas que c’est précisément en vue de la création que Dieu engendre éternellement son Fils et fait éternellement procéder de lui son Esprit ? Dès lors, la distinction éternelle du Père, du Fils et du Saint-Esprit n’est plus ce qui constitue la vie divine, abstraction faite du monde et antérieurement à lui. Ce n’est qu’une condition de l’activité éternellement créatrice de Dieu, et c’est cette éternelle activité créatrice qui constitue, à vrai dire, la vie divine.
Nous revenons ainsi à ce point de vue d’une trinité économique, — manifestation de Dieu dans le temps et dans l’espace, que nous croyions avoir dépassé pour nous élever à la notion d’une trinité métaphysique ou ontologique. Ce qui a manqué à Origène, c’est de comprendre que le Fils et le Saint-Esprit suffisaient au Père pour en faire le Dieu éternellement actif, vivant et heureux, le Dieu-Amour, sans qu’il eût besoin de créer éternellement le monde, pour se donner à lui-même un objet d’activité.
Nous verrons comment, dans la période suivante, la doctrine d’Origène fut corrigée et complétée par la double affirmation de l’homoousie, — c’est-à-dire de l’unité d’essence entre le Père et le Fils, — et de la Trinité ontologique, antérieurement au monde et abstraction faite de lui.