Le comte et la comtesse n’arrivaient pas seuls : Frédéric de Watteville les avait rejoints à Dresde et les accompagnait. Ami de collège de Zinzendorf, il allait devenir son compagnon d’œuvre ; Dieu permettait que les deux jeunes gens réalisassent ensemble les pieux desseins qui avaient occupé leur imagination d’enfant.
Schrautenbach, qui avait connu personnellement Watteville, nous en a laissé un portrait intéressant. C’était, selon lui, un noble caractère, à l’abri de tout soupçon et inspirant de la confiance à ceux-là même qui avaient appris à ne plus se fier à personne ; — affable, bienveillant pour tous, d’un commerce extraordinairement facile, sans prétentions, sans rien d’affecté ; — d’une fidélité à toute épreuve, tout dévoué à ses frères ; — humble, ennemi de toute espèce d’ostentation ; — cherchant avec soin à découvrir le bon côté de chacun ; — d’une grande pénétration, mais dont peu de gens se doutaient, parce qu’elle était tempérée par la bienveillance et le savoir-vivre ; — esprit vif, âme sereine ; — homme d’une grande énergie et l’employant à travailler au bien de ses semblables ou à supporter patiemment la souffrance ; — insoucieux de gloire et ne recherchant aucun genre de préséance ou de charge honorifique ; — d’une humeur singulièrement inégale, oublieux, distrait ; — l’éducation, la physionomie, les manières d’un gentilhomme.
Tel était l’homme que Dieu avait choisi pour être le Mélanchthon du comte de Zinzendorf et une des colonnes de la nouvelle église des Frères. A l’époque dont nous parlons, il était loin cependant d’avoir trouvé la paix de l’âme. Son développement n’avait point eu cette régularité rare que l’on admire chez le comte. Depuis sa sortie du pædagogium, Watteville avait passé la plus grande partie de son temps à Paris ; il avait vu le monde et l’avait aimé. Entraîné, comme chacun, par la fureur de l’agiotage, il avait gagné et perdu tour à tour des sommes énormes. La philosophie avait aussi exercé sur lui ses séductions et lui avait insensiblement fait perdre cette foi simple dans laquelle il avait été élevé.
Mais ni la sagesse du monde, ni sa folie n’avaient réussi à satisfaire cette âme d’élite. Dégoûté de bonne heure de ces vanités trompeuses, il venait essayer de retrouver la paix et la joie de son enfance, en se replaçant sous l’influence bienfaisante d’un ami qui lui inspirait autant de confiance que de respect. Pendant les premiers temps de son séjour à Hennersdorf et à Berthelsdorf, son cœur était encore partagé ; dans les réunions d’édification ou les conversations pieuses, il ressentait quelquefois de vives émotions, mais il n’était pas encore tout à fait détaché du monde. Les sévères habitants du château de Hennersdorf sentaient qu’il n’était pas entièrement des leurs ; aussi était-il peu recherché et pouvait-il disposer librement de la plus grande partie de son temps pour étudier ou méditer. Un travail intérieur se faisait en lui. Le comte, qui l’aimait tendrement, ne cherchait point à hâter sa conversion ; il respectait la délicatesse de cette nature et se bornait à l’encourager. Un soir pourtant c’était un mois seulement après leur arrivée — le voyant toujours triste, il le fit appeler auprès de lui et l’interrogea sur son état intérieur. Watteville lui avoua que son âme était dans le chaos le plus affreux et qu’il était aussi malheureux qu’il est possible de l’être. « Quelle idée te fais-tu de Dieu ? » lui demanda alors le comte. Watteville lui énuméra de son mieux les perfections qu’il attribuait à Dieu ; mais il ne songea pas à parler de son amour. Alors, Zinzendorf lui représenta Dieu comme étant par essence l’amour même, puis il lui lut ou lui chanta quelques cantiques célébrant l’amour du Seigneur ou dépeignant la misère de l’homme. Watteville se jeta à genoux et implora la miséricorde de Dieu, lui demandant de prononcer pour son âme cette parole toute-puissante : « Que la lumière soit ! »
Dieu accorda peu à peu à Watteville cette lumière qu’il demandait, et nous verrons bientôt le moment décisif où le jeune homme se consacra tout entier à son service. Les liens d’amitié qui l’unissaient au comte se resserrèrent toujours davantage. Deux autres hommes avaient part à leur intimité ; l’un était le pasteur Rothe, savant théologien, prédicateur éloquent et ministre zélé ; l’autre était Schæfer de Gærlitz, que Rothe leur avait amené. Schæfer était aussi un fidèle ministre de Christ, et il avait eu déjà beaucoup à s’offrir pour son Maître ; ses prédications avaient eu jadis une influence bénie sur Christian David, et c’était par Schæfer que le charpentier morave avait fait connaissance de Rothe et de Zinzendorf.
Rothe, Schæfer, Watteville et Zinzendorf formèrent donc entre eux une de ces petites associations intimes, telles que les aimait le comte, ayant pour but de combattre le royaume des ténèbres et d’étendre le règne de Jésus-Christ. Les moyens qui leur parurent les plus efficaces pour travailler à ce but étaient la prédication de l’Évangile faite comme démonstration d’esprit et de puissance et en vue d’amener les âmes à la conversion, la fondation d’établissements destinés à donner aux enfants une éducation chrétienne, la publication et la dissémination de livres utiles et édifiants, enfin un commerce fréquent avec des chrétiens de divers pays, commerce que l’on entretiendrait tant par des voyages que par une correspondance suivie.
Les quatre amis avaient souvent des conférences où ils échangeaient avec une grande liberté leurs pensées sur tout ce qui leur paraissait de nature à concourir au but qu’ils se proposaient. Rothe apportait à ces entretiens son éloquence entraînante, son esprit systématique, sa science profonde de l’Écriture sainte ; Schæfer, sa vivacité, son caractère entreprenant et hardi, sa connaissance du cœur humain, sa franchise quelque peu rude ; le baron de Watteville, son intelligence claire et précise, ennemie des ambages et des phrases inutiles, son caractère aimable et conciliant ; il cherchait la paix avec tous ; il aimait chacun et était aimé de chacun. Aussi, y avait-il quelque différend à aplanir, quelque malentendu à éclaircir, c’était toujours à lui que l’on avait recours pour cela. Zinzendorf, enfin, par son amour ardent pour le Seigneur Jésus, par son génie organisateur, était l’âme de l’association. Dans les choses indifférentes, il soumettait volontiers son opinion à celle de ses amis ; mais, une fois qu’il était convaincu qu’elle se fondait sur la Bible, rien ne pouvait la lui faire abandonner. Souvent, telle ou telle personne étrangère à l’association prenait occasionnellement part à ces conférences, et, n’entrant pas entièrement dans l’esprit qui les animait, faisait naître par ses objections des difficultés imprévues. Si ces objections en venaient à faire craindre au comte que la cause de Jésus-Christ pût en recevoir quelque préjudice, il ne pouvait s’empêcher d’éclater en larmes ; quelquefois même il se retirait dans la solitude, se jetait aux pieds du Sauveur et lui renouvelait la promesse de lui demeurer fidèle, dût-il être le seul à aimer encore sa croix.
C’était Zinzendorf aussi qui se chargeait principalement de la correspondance, des voyages et de la composition d’écrits populaires. Pendant l’année 1723, il fit paraître, tour à tour, un petit catéchisme et deux autres traités religieux. Le catéchisme était destiné à l’instruction des tout petits enfants ; il fallait se mettre à leur portée, aussi ce travail lui coûta beaucoup de peine. Il n’y avait cependant aucune gloire à en retirer ; il ne pouvait valoir à son auteur que les railleries du public. Zinzendorf eût pu les éviter en ne publiant pas sous son nom cet opuscule, mais ni sa fierté naturelle, ni son humilité chrétienne ne lui permettaient de reculer devant les railleries. On peut donc juger des gorges-chaudes que l’on fit de lui dans le beau monde, quand on vit colporter dans les foires ces petits livres in-16 imprimés à Lobau et portant ce titre naïf : Le lait pur de la doctrine de Jésus-Christ, ou demandes et réponses toutes simples, appropriées à l’intelligence des petits enfants, composées à bonne intention, pour la gloire du Sauveur, pour l’utilité des petits enfants et pour l’avantage des parents, par Le Comte Louis de Zinzendorf.
Le comte établit aussi une imprimerie, mais le gouvernement lui suscita des embarras à ce sujet et il se décida à la transférer à Ebersdorf, sous la protection du comte de Reuss. Elle y subsista jusqu’en 1726. On y imprima quelques petits écrits de Franke, les Psaumes, le Nouveau Testament, puis la Bible entière. Ces livres étaient vendus à bas prix, car on avait en vue de les répandre dans le peuple.
A côté de toutes les occupations qui rentraient dans son département propre, Zinzendorf ne négligeait pas l’évangélisation et la cure d’âme de ses vassaux ; il s’était constitué, selon le désir que nous lui en avons vu exprimer, le diacre du pasteur Rothe. Voici comment se passait le dimanche à Berthelsdorf : après le sermon et le catéchisme, le pasteur et ses paroissiens, réunis dans l’église, s’entretenaient des sujets qui venaient d’être traités ; chacun pouvait exprimer librement ses pensées, proposer au pasteur ses objections ou lui demander les explications qu’il désirait. Cette conversation était suivie d’une prière, après laquelle le comte édifiait à son tour l’assemblée en lui chantant des cantiques qu’un de ses domestiques, Tobie Friedrich, accompagnait sur l’orgue avec une grande habileté. Ces cantiques étaient souvent des improvisations ou, plus exactement, des inspirations. Plus tard, les Frères commencèrent à les recueillir avec soin, à mesure qu’elles se produisaient, et on en trouve un nombre assez considérable dans leur Psalmodie. L’après-midi, la paroisse se réunissait au château, et le comte répétait point par point le sermon que l’on avait entendu le matin.
Il est inutile de dire que cette vie active, paisible et régulière dont nous venons de tracer le tableau, était souvent interrompue soit par des circonstances imprévues, soit par les devoirs qu’imposait au comte la charge qu’il avait à Dresde, soit enfin par ses fréquents voyages ; car il avait pour principe de ne pas les éviter, quand l’occasion s’en présentait, mais de les faire tourner au profit de son œuvre d’évangélisation et d’union spirituelle.
Il n’y avait encore que peu de temps que le comte et ses amis étaient réunis, lorsque, dans le mois de mars 1723, un détachement de gendarmes à cheval vint arrêter Watteville et le conduire dans les prisons de Dresde, comme prévenu de complicité dans un meurtre récemment commis par un officier suédois. Une lettre de Watteville avait été trouvée dans les papiers du coupable, et quelques expressions de cette lettre, mal interprétées, avaient donné lieu de le soupçonner de connivence. Il ne fut pas difficile au comte de prouver l’entière innocence de son ami ; mais ce malentendu avait valu à Watteville six semaines de prison.
Peu après, le comte s’en retourna à Dresde, pour revenir bientôt en Lusace, d’où il fit, dans le courant de l’année, un voyage en Silésie et un autre à Prague, à l’époque du couronnement de l’empereur Charles VI comme roi de Bohême. Zinzendorf obtint du monarque une audience particulière, dans laquelle il saisit l’occasion de confesser avec franchise et avec amour le nom du Seigneur Jésus ; il s’enhardit même à exhorter respectueusement l’empereur à demeurer ferme dans la foi et dans la prière. Nous empruntons à une lettre adressée par Watteville à son père quelques détails sur ce voyage et cette entrevue :
« Comme le comte de Zinzendorf, dit-il, avait à se rendre à la cour impériale pour quelques affaires de famille, j’ai pu profiter de cette occasion pour faire le voyage avec lui. Mais sa compagnie a été pour moi d’un profit plus grand encore, car elle a servi, par la volonté de Dieu, au bien de mon âme, qui aurait couru beaucoup plus de dangers si je m’étais hasardé seul dans ce grand monde. Je n’aurais peut-être pas été assez fort pour résister à mainte tentation, si je n’avais eu son exemple sous les yeux. Nous ne trouvâmes pas la cour à Prague, elle était à deux milles de là, au château de chasse de Brandeis… Le comte de Zinzendorf a eu l’honneur d’être admis à baiser la main à l’empereur en audience particulière, après lui avoir adressé un discours qui mérite bien que je vous en fasse part. L’empereur l’a écouté les yeux fermés et avec la plus grande attention, et l’a assuré de sa protection d’un air très satisfait… J’admire les voies de Dieu dans toutes ces circonstances… Autant le comte de Zinzendorf fait peu de cas du monde, autant le monde l’honore ; on le préfère même à des personnes d’un rang supérieur au sien, et qui se donnent beaucoup de peine pour obtenir les honneurs qu’il cherche à éviter autant que possible. Sa conduite dans ce voyage m’a beaucoup édifié et m’a fait voir en lui des qualités qui ne m’étaient pas encore si bien connues. »
Enhardi par la faveur du monarque, Zinzendorf se hasarda à lui demander une grâce. Il ne s’agissait point de ses intérêts propres, ni même de ceux de ses coreligionnaires évangéliques ; c’était en faveur des misérables restes d’une secte hérétique contraire aux principes de la Réformation qu’il dépensait ainsi son crédit à la cour. Au milieu de la mêlée théologique du xvie siècle, un mystique silésien, Gaspard de Schwenkfeld, avait rejeté l’inspiration de l’Écriture et énoncé quelques doctrines bizarres, anathématisées par les docteurs luthériens Mélanchthon et Flacius Illyricus. Ses disciples formaient encore, au commencement du xviiie siècle, une petite secte dont les membres étaient connus pour leur vie simple, paisible et laborieuse. Cependant, à l’instigation de quelques théologiens luthériens, le clergé catholique s’était fait accorder par le gouvernement l’autorisation de forcer les schwenkfeldiens à abjurer leurs erreurs. Zinzendorf entendit de la bouche même d’un ministre de l’empereur que, puisque ces gens-là ne voulaient pas se soumettre, on les forcerait à émigrer. Aussitôt il s’émeut et adresse à l’empereur cette requête :
« Que V. M. Impériale et Catholique agrée mes remerciements les plus humbles et les plus dévoués pour l’audience qu’elle m’a fait la grâce de m’accorder. Mais, comme il ne serait pas juste de s’éloigner d’un si grand monarque sans lui avoir demandé aucune faveur, Votre Majesté ne me rebutera point si je l’implore très humblement en faveur des schwenkfeldiens de Silésie, qui souffrent les traitements les plus durs. Je ne prends point la défense de leur doctrine ; mais, Sire, quand il s’agit de convaincre les âmes des hommes, les moyens matériels sont par trop insuffisants : ils ne réussissent qu’à faire des hypocrites ; et ce qui tient à cœur à Votre Majesté, c’est pourtant la véritable conversion de ceux qui sont dans l’erreur. » On ne tint pas compte de l’intercession de Zinzendorf et la persécution continua.
Le même esprit de large tolérance, la même charité active qui le pressait de se faire le champion de la liberté de conscience en faveur de ceux même dont il désapprouvait les opinions, eurent à se déployer souvent. Ainsi, deux ans après, pendant un séjour qu’il fit à Dresde, mourut dans cette ville une femme appartenant à la secte de Gichtel.
[Les disciples de Gichtel se séparaient de la communion de l’Église et se proposaient d’atteindre à la perfection angélique, en gardant le célibat, en s’abstenant de tout soin terrestre et en se livrant à la contemplation et à divers exercices ascétiques. Les restes de cette secte se sont perpétués jusqu’à nos jours.]
Les autorités civile et ecclésiastique s’accordèrent à lui refuser les honneurs de la sépulture. Le comte adressa aussitôt une représentation pressante au surintendant Lescher : « J’apprends, écrivait-il, que le corps de cette femme doit être jeté à la voirie, parce qu’elle s’est séparée de l’Église et des sacrements, et qu’elle se trouve par conséquent en état d’excommunication. J’apprends qu’il a été interdit de faire pour elle un cercueil. Certes, je n’approuve point le séparatisme, mais je le considère comme une faiblesse qu’il faut savoir supporter, à cause de la droiture de l’intention, et j’ai une horreur extrême pour les mesures que l’on a prises. » Zinzendorf montre ensuite les conséquences funestes qu’entraînera cette manière de faire, qui ne manquera pas d’aigrir les esprits et d’amener une recrudescence de séparatisme ; il déclare qu’un zèle si contraire à la charité et à l’esprit de Dieu attirera infailliblement les jugements du ciel, et il invite le surintendant, s’il y a en lui une étincelle de l’amour de Jésus, à redresser cette iniquité. Enfin, il déclare que si l’on s’y refuse, il fera de cette affaire la sienne propre, bien qu’il ignore jusqu’au nom de la défunte, et cherchera à obtenir en plus haut lieu la permission de l’enterrer honorablement. « Pour moi, ajoute-t-il, je consentirais sans peine à être, après ma mort, jeté à la voirie, plutôt que d’agir jamais contre ma conscience. En pareil cas, la sépulture la plus ignominieuse devient la plus glorieuse ; l’infamie se change en triomphe. »