Je crois avoir rempli la tâche que je m’étais fixée, celle d’exposer à quel moment et de quelle manière a été formé le recueil de nos quatre évangiles. Avant de finir, je dois encore examiner quelques opinions qui ont été avancées récemment sur ce sujet et qui diffèrent de celle que j’ai soutenue.
Et d’abord, à entendre Renan, il semblerait que ce recueil, si important pour la vie de l’Église, se soit formé spontanément et comme par un heureux accident : « Les évangiles, dit ce savant, restèrent jusque vers l’an 160, et même au delà, des écrits privés, destinés à de petits cercles. Chacun avait le sien, et longtemps on ne se fit nul scrupule de compléter, de combiner les textes déjà reçus… On ajoutait, on retranchait, on discutait tel ou tel passage… En réalité, au travers de tout ce cahot, l’ordre se faisait… Au milieu de la foule des évangiles, quatre textes tendaient de plus en plus à devenir canoniques, à l’exclusion des autres. Marc, pseudo-Matthieu, Luc et pseudo-Jean marchaient vers une consécration officielle » (L’Eglise chrétienne, p. 498 à 500). Mais parler ainsi, c’est simplement signaler un fait (vrai ou faux), non l’expliquer. Il arrive même à Renan de prononcer tôt après une parole qui rend le fait, si légèrement avancé par lui, tout à fait inadmissible. Après avoir stigmatisé « le verbiage fatigant des apocryphes » et, comme il ajoute, « le ion bassement familier de cette littérature de nourrice » (ibid., p. 507), il explique « ce triste abaissement par un changement total dans la manière d’entendre le surnaturel. » Mais qui ne se demandera comment, dans ce cas, il a pu se faire que l’époque où le goût du surnaturel se faussait de la sorte, ait précisément été celle dans laquelle nos quatre évangiles, si modérés et si sobres, « ces chefs-d’œuvre, » comme les appelle Renan lui-même, ont surnagé du milieu de toute cette misérable littérature où abondait le surnaturel le plus grossier, de telle sorte qu’au moment même où le goût s’altérait davantage, c’est ce qu’il y a de plus pur et de plus élevé qui a obtenu définitivement l’honneur de la canonisation et reçu le sceau de l’autorité divine !
Ad. Harnack, dans son écrit : Das Neue Testament um das Jahr 200 (1889), est à peu près d’accord avec Renan pour l’époque de la formation du recueil. Seulement il s’efforce de donner de cette apparition qu’il envisage, lui aussi, comme nouvelle à cette époque, une explication sérieuse. Il pense que la prérogative exclusive accordée à nos quatre évangiles entre 150 et 180 est provenue de la nécessité où s’est alors trouvée l’Église d’opposer une digue à l’invasion des doctrines montanistes et gnostiques. On choisit dans ce but, parmi la foule des anciens écrits chrétiens, qui avaient été admis indistinctement à la lecture publique dans les principales églises, ceux qui pouvaient le mieux servir au maintien de la doctrine traditionnelle, et cela en tenant compte moins de l’origine de ces écrits que de la nature de leur contenu et des services qu’ils pouvaient rendre à l’Église dans cette grande lutte. Cette explication fait sans doute comprendre la raison pour laquelle (à supposer que le recueil évangélique existât déjà) on fut poussé à lui donner, à cette époque-là, une-importance toute nouvelle. Mais elle ne saurait rendre compte de la formation du recueil lui-même, au point de vue des écrits qui furent admis à en faire partie. Comme l’a montré M. Barth, professeur à Berne, dans un judicieux travail sur cette questionh, il est difficile de croire que, si le recueil des évangiles eût été formé en vue du besoin polémique signalé par Harnack, on y eût admis d’un commun accord l’évangile de Jean, qui avait reçu un accueil si favorable de la part des gnostiques, et qui, depuis Basilide jusqu’à Valentin, était employé dans leurs écoles, au point que ce fut dans leur sein qu’il fut commenté pour la première fois. Le parti des Aloges rejetait même cet écrit comme imbu de gnosticisme. Une objection semblable s’élèverait à l’égard de Luc, cet évangile que devait rendre suspect à bien des églises l’usage dangereux qu’en faisait Marcion. On peut dire qu’à cette époque le quadrige sacré, s’il existait déjà, était comme écartelé par les partis opposés. Ainsi que le disait Irénée (Hær. 111, 11, 7), les Ébionites s’appropriaient Matthieu, les Marcionites Luc, les Docètes Marc, les Valentiniens Jean ; et, chose étonnante, c’est dans ce moment-là même que nous voyons surgir d’un accord unanime et en quelque sorte simultané, d’un bout à l’autre de la chrétienté, le recueil de nos quatre évangiles ! Ce que dit Harnack du N.T. en général (p. 110) s’applique tout spécialement au recueil évangélique : « Le N.T., dit cet auteur, est, partout où il surgit, quelque chose de soudain. » Au troisième quart du IIe siècle, l’accord se trouve fait, comme d’un coup, d’un bout de l’Église à l’autre. En Syrie, Théophile et Sérapion, en Egypte, Clément, en Asie, les évêques qui, quoique n’étant pas d’accord dans la dispute de la Pâque, « partent tous également de la supposition que Jean et les synoptiques ne peuvent se contredire, et sont des témoins inattaquables de l’histoire évangélique » (Zahn, Gesch. d. K. I, p. 192) ; en Grèce, Hégésippe, qui, après son voyage d’Orient en Occident et un séjour à Corinthe, déclare qu’il n’a rencontré dans aucune des églises visitées par lui le moindre dissentiment, quant aux choses de la foi ; en Italie, Justin, qui trouve, là, aussi bien que dans les autres églises de la chrétienté, les « Mémoires apostoliques, appelés évangiles, » lus dans les assemblées du dimanche ; en Gaule, Irénée, pour qui l’autorité de ce recueil égale la certitude des faits les plus patents de l’histoire et de la nature ; en Afrique, enfin, Terlullien, qui, malgré ses dissentiments avec l’Église, partage pleinement à l’égard des évangiles la conviction générale… Comment expliquer un accord aussi prompt et aussi unanime ? Il n’existait pas alors d’autorité centrale universellement reconnue de laquelle pût procéder un mot d’ordre valable pour l’Église entière. On le constate dans la dispute de la Pâque où Rome elle-même rencontra une opposition qu’elle ne put vaincre. Harnack en a appelé à un passage de Tertullien dans le De pudicitia, c. 40, où ce Père, s’adressant à l’évêque de Rome, parle d’assemblées d’églises qui se sont occupées de la question du Canon et ont rangé le Pasteur d’Hermas au nombre des apocrypha et falsa. Mais, d’abord, il ne s’agit point là d’un concile général, dont l’histoire n’aurait pas manqué de conserver le souvenir ; Tertullien dit expressément : « Par chaque assemblée de vos églises (ab omni concilio ecclesiarum vestrarum). » Il ne veut donc parler que de certaines assemblées provinciales des églises voisines de Rome ou tout au plus des églises d’Italie ; et rien dans les paroles de Tertullien ne fait supposer que ces assemblées eussent traité de la question du Canon en général ; il ne parle que d’une décision prise relativement au Pasteur d’Hermas.
h – Der Streit zwischen Zahn und Harnack über den Ursprung des N. Tchen Kanons (Neue Jahrbücher, II, p. 56 à 80). Je saisis avec empressement cette occasion d’exprimer publiquement à M. le-professeur Barth ma reconnaissance pour les inappréciables services qu’il a bien voulu me rendre dans la composition de cet ouvrage, et cela lors même que, sur plus d’un point, ses idées diffèrent de celles que j’exprime dans ces pages.
Holtzmann n’admet pas l’explication de Harnack. Aux décisions d’une assemblée ecclésiastique il substitue de simples pourparlers, des échanges de vues entre les évêques. Mais combien de temps n’eût-il pas fallu pour que se produisît par ce moyen compliqué un accord aussi unanime et simultané entre tant d’églises si différentes par leurs usages ecclésiastiques, si éloignées les unes des autres et si jalouses de leur indépendance ! Irénée, l’un des chefs du corps épiscopal de cette époque, n’eût pu ignorer de pareilles confabulations, ni, par conséquent, s’exprimer touchant le recueil évangélique dans le sens qui résulte naturellement de son témoignage cité plus haut (p. 11).
Il me paraît évident qu’un résultat aussi ferme, aussi prompt et aussi universel que celui que nous avons constaté, ne peut, surtout en matière religieuse, avoir été que l’œuvre du temps. Le fait devait exister déjà d’une manière latente pour apparaître si brusquement au dehors comme institution généralement admise. Ainsi que le dit Jülicher (p. 314) : « Il ne faut pas exagérer l’influence du montanisme et de la gnose sur ce développement du Canon… Quand même il n’y aurait jamais eu un seul gnostique, les livres de lecture publique de l’an 100 seraient devenus probablement les livres sacrés de l’an 200… » Et encore : « Ce n’est pas l’idée d’un Canon qui a amené la formation des recueils destinés à l’usage ecclésiastique ; mais c’est de l’existence de ces recueils qu’est provenue la canonisation des écrits qu’ils renfermaient. » C’est là le fait que me paraît avoir établi Zahn, avec un vaste déploiement d’érudition, dans son Histoire du Canon du N.T. C’est également le fait que j’ai cherché à démontrer dans ces pages. Ce n’est pas dans la seconde moitié du IIe siècle, mais vers la fin du premier, qu’il faut placer la formation du recueil des quatre évangiles ; et ce qui l’a provoquée, ce n’est nullement l’apparition des sectes montanistes ou gnostiques qui n’eut lieu qu’un quart de siècle plus tard ; c’est simplement le couronnement apporté par la composition du IVe évangile à la narration du plus grand événement de l’histoire, incomplètement renfermée dans les trois premiers. Ceux-ci avaient circulé dans l’Église pendant une vingtaine d’années à côté de la tradition orale, « la voix vivante et encore demeurante » dont parlait Papias ; cette voix s’éteignait maintenant avec la mort des derniers témoins de la vie de Jésus, tels qu’Aristion ou le presbytre Jean. On sentit alors de plus en plus la nécessité de se rattacher aux documents écrits, émanant du milieu même dont la personne de Jésus avait été le foyer lumineux. Ces écrits se répandirent, soit détachés, soit réunis. La confiance des églises résultait, de la connaissance que l’on avait de leur origine, et cette confiance s’affermissait par l’impression due à leurs propres caractères internes par lesquels ils contrastaient si complètement avec les produits apocryphes contemporains. Ils furent ainsi reçus et lus publiquement dans les principales églises de la chrétienté, Éphèse, Antioche, Alexandrie, Rome ; et ce fut cet emploi dès longtemps établi dans les grandes métropoles qui, au moment voulu, lorsque les circonstances en firent plus vivement sentir le besoin, rendit possible l’apparition unanime et la canonisation générale de ce recueil. Jülicher dit parfaitement (p. 317) : « Le Canon primitif [c’est-à-dire sans doute le groupe des quatre évangiles] fut essentiellement la codification et la légalisation de ce que la coutume avait consacré. »
Renan admire beaucoup l’Eglise, « qui de gaieté de cœur se mit ainsi dans le plus cruel embarras, en réunissant des écrits dont les contradictions crevaient les yeux » (L’Église chrétienne, p. 101). « Jamais, ajoute-t-il, on ne vit mieux l’honnêteté de l’Église qu’en cette circonstance. » Cette louange s’appliquerait mieux à l’époque de 180, où cet auteur place la formation du recueil évangélique, qu’à celle où nous la plaçons nous-même ; car à la plus ancienne de ces deux dates, les discussions exégétiques et critiques n’étaient pas encore soulevées, comme elles le furent bientôt par les Aloges, Marcion, Celse, etc. Il n’en reste pas moins vrai que la calme assurance de l’Église, bravant sans sourciller toutes les différences si frappantes entre nos récits évangéliques, est une preuve éclatante de sa parfaite loyauté.
Mais si Harnack se trompe en faisant descendre la formation du recueil de nos quatre évangiles canoniques jusque vers les années 160 à 180, Zahn, d’autre part, n’exagère-t-il pas la vérité de sa thèse en faisant remonter jusqu’à la fin du Ier siècle, non seulement le recueil des évangiles, mais celui de presque tout le N.T. ? Me sera-t-il permis, à moi, ignorant, de penser que ces deux illustres savants se sont, dans cette question, partagé et l’erreur et la vérité ? S’il est impossible de faire descendre, avec Harnack, la formation du groupe évangélique jusqu’au moment où il apparaît au grand jour d’un bout de l’Église à l’autre, d’autre part il n’est pas moins impossible, à ce qu’il me paraît, de faire remonter, avec Zahn, jusqu’à la fin du Ier siècle la réunion canonique de la plus grande partie des écrits du N.T. Il y a eu dans la formation du Canon un développement graduel que l’on peut se représenter de la manière suivante : Vers la fin du Ier siècle, et comme le fruit le plus mûr de l’âge apostolique arrivé, si j’ose ainsi dire, à son automne, apparaît le quadruple évangile qui resta le principal aliment de l’Église pendant la première partie du IIe siècle. C’est autour de ce noyau que se groupent bientôt les collections plus ou moins riches d’écrits apostoliques qui se forment graduellement dans les églises. Les premiers de ces écrits qui furent ajoutés aux évangiles, furent sans doute les épîtres de Paul, d’une collection desquelles nous avons déjà trouvé une trace chez Ignace, puis chez Aristide, et dont la liste se lit enfin expressément dans le Fragment de Muratori. A ce recueil plus ou moins complet dans les différentes églises fut jointe de bonne heure l’Apocalypse de Jean (voir Justin) avec quelques-unes des épîtres catholiques (1re de Jean et 1re de Pierre, chez Polycarpe). Ce troisième groupe renferme aussi l’épître de Jude et la seconde de Jean dans le Fragment de Muratori. Il fut complété sans doute, vers la fin du IIe siècle ou au commencement du suivant, par l’admission de l’épître de Jacques et de la seconde de Pierre.
Il me paraît que l’on peut appliquer tout spécialement au groupe des quatre évangiles ce que feu le professeur Landerer a dit si bien du Canon du Nouveau Testament en général (Encyclop. de Herzog, 1re éd., VII, p. 278) :
« Il s’entend de soi-même que la canonisation des écrits du Nouveau Testament n’a pas eu lieu en vertu d’une convention expresse entre les chefs des principales églises. Il est dans la nature des choses que ce développement partit à la fois de points différents, parmi lesquels, comme l’a pensé Reuss, l’Asie Mineure a peut-être joué un rôle principal. Le fait qu’un résultat aussi identique s’est produit, est provenu essentiellement d’une nécessité interne, non que nous prétendions statuer pour l’Église une inspiration subite par laquelle elle serait arrivée au clair ; mais il y eut réellement chez elle un instinct, cet instinct de la vérité dans lequel s’enveloppe la direction providentielle et qui, à travers tous les incidents apparents et toutes les erreurs humaines, auxquels libre cours est laissé, tient cependant les rênes de la marche de l’Église. »
Et certes l’Église de tous les temps a eu lieu de se féliciter et de rendre grâces de ce que la chose ait suivi cette marche. Dans la mesure où l’homme aurait, mis du sien dans la formation du recueil évangélique, dans cette même mesure l’esprit de parti, les tendances locales, les sympathies et les antipathies individuelles auraient joué un rôle dans la composition de cette partie la plus importante du Canon. Au lieu d’y trouver le Christ dans sa plénitude, tel que Dieu l’a donné à la terre, nous l’y trouverions tel que l’homme avec ses préjugés et ses étroitesses n’aurait pas pas manqué de le faire, mutilé et amoindri. L’Église n’aurait point possédé ce Christ complet, ce Christ aux quatre faces, que nous présente le quadruple évangile avec ses contradictions apparentes et son unité réelle ; ce Christ de Matthieu, en qui se révèle toute la richesse de l’œuvre de Dieu dans le passé Israélite, ce Christ de Luc, germe vivant de l’avenir du monde régénéré, ce Christ de Marc, agissant, parlant, vivant sous nos yeux, dans sa glorieuse et incomparable présence, enfin ce Christ de Jean, planant au-dessus du passé, du présent et de l’avenir, ainsi que le Dieu éternel, dont il est la visible image.
Harnack termine son instructif et intéressant ouvrage par la citation de ce mot de Clément Romain : Ὁ Χριστὸς ἀπὸ τοῦ Θεοῦ καὶ οἱ ἀπόστολοι ἀπὸ τοῦ Χριστοῦ ; ajoutons : καὶ τὰ εὐαγγέλια ἀπὸ τῶν ἀποστόλων, et nous aurons la généalogie des écrits qui vont nous occuper.