Les pèlerins arrivent à la loge du Portier – Grand-Cœur prend congé d’eux. – Bon accueil du chef de la famille. – L’agneau pascal. – Une vision. – L’âme réveillée recherche les vertus chrétiennes.
Ils se hâtèrent d’arriver à un endroit d’où ils pouvaient voir la loge du Portier ; ils se sentirent d’autant plus pressés d’y arriver qu’ils savaient combien il est dangereux de se trouver par-là, surtout quand on y est surpris par la nuit. Ils allèrent donc jusqu’à la porte, et le Portier ayant entendu frapper, demanda qui était là. À peine le guide eut il prononcé les mots : « C’est moi, » que son ami le reconnut au ton de sa voix. (Car le guide, en sa qualité de conducteur de pèlerins, avait souvent eu occasion de s’y présenter.)
Le Portier s’empressa donc de descendre, et ayant ouvert la porte, il n’aperçut d’abord que le guide, les femmes se tenant derrière lui. – Eh ! Monsieur Grand-Cœur, quelle affaire vous amène par ici si tard ?
Grand-Cœur : – J’ai été chargé de la conduite de quelques pèlerins, et il faut que, selon le commandement de mon maître, ils logent ici cette nuit. Je serais arrivé il y a déjà quelque temps, si je n’avais eu à combattre un géant qui s’est fortement opposé à notre passage. Mais après une lutte longue et pénible, j’ai fini par le vaincre, et m’étant débarrassé de lui, j’ai pu continuer mon chemin, et amener les pèlerins en sûreté jusqu’ici.
Portier : – Ne voulez-vous pas entrer et demeurer chez nous jusqu’au matin ?
Grand-Cœur : – Non, je désire m’en retourner ce soir auprès de mon souverain.
Christiana : – Ah ! Monsieur, je ne sais comment me réconcilier avec la pensée que vous allez nous quitter. Vous avez été si aimable et si fidèle ; vous avez combattu si vaillamment pour nous ; vous vous êtes montré si compatissant, et vous nous avez donné de si bons conseils que je n’oublierai jamais votre conduite à notre égard.
Miséricorde, en soupirant : Que n’avons-nous ta compagnie jusqu’au terme de notre voyage ! Comment de pauvres femmes comme nous pourront-elles, sans le secours d’un ami ou d’un défenseur, se maintenir dans un chemin où l’on rencontre tant de maux ?
Jacques, le plus jeune des garçons, dit de son côté : Monsieur, soyez assez bon pour vous laisser persuader d’aller avec nous afin de nous être en aide, car nous sommes faibles, et le voyage est périlleux.
Grand-Cœur : – Je suis sous les ordres de mon maître : s’il m’accorde de vous accompagner pendant tout le voyage, je suis bien disposé à vous être utile. Mais vous avez manqué sur un point dès le commencement ; car lorsque le Seigneur me fit le commandement de vous accompagner jusqu’en ce lieu, vous auriez dû lui demander que je fisse tout le trajet avec vous, et il vous eût accordé cette faveur. Quoi qu’il en soit, pour le présent, il faut que je me retire. Ainsi donc, ma bonne Christiana, Miséricorde, et vous, mes braves enfants, au revoir.
Je vis ensuite que le Portier, M. Vigilant, interrogeait Christiana sur son pays et sa parenté, sur quoi elle répondit : Je viens de la ville de Perdition ; je suis une femme veuve, et mon mari s’appelait Chrétien le pèlerin.
— Comment ! s’écria le Portier, Chrétien était votre mari ?
— Oui, et ceux-ci sont ses enfants. Cette fille (montrant Miséricorde) vient aussi de ma ville natale.
Là-dessus le Portier tira la sonnette, suivant une coutume qui est observée en pareille circonstance, et aussitôt se présenta à la porte l’une de ces filles que l’on appelle du nom de Modestie. Le Portier lui ayant fait signe d’aller annoncer aux gens de la maison l’arrivée de Christiana et de ses enfants, elle y courut bien vite. Pendant que Christiana était là, dans l’attente, plusieurs s’empressèrent de venir à la loge. Mais qui pourrait dire la joie que causa parmi les assistants la nouvelle de son arrivée ? Au récit de la jeune fille, le palais retentit des acclamations les plus vives.
Or, parmi la multitude des assistants qui accourent sur le seuil de la porte, il y en eut quelques-uns des plus graves qui souhaitèrent la bienvenue à Christiana : Entre, toi, femme de ce brave homme, lui disaient-ils ; entre, ô bienheureuse ! Avec tout ce qui t’appartient.
Elle entra donc, elle et ses enfants, de même que sa compagne. Ils ne furent pas plutôt introduits dans la maison qu’on les mena dans une chambre spacieuse, et sur l’invitation qui leur fut faite, ils prirent chacun un siège. On envoya en même temps appeler le chef de la famille pour accueillir les nouveaux hôtes. Il ne tarda pas à faire son apparition, et vu la connaissance intime où ils étaient les uns des autres, ils se saluèrent mutuellement par un baiser. – « Soyez les bienvenus », leur dit-il ; « vous, les vaisseaux de la grâce de Dieu, vous êtes les bienvenus auprès de nous qui sommes vos amis sincères ! »
Comme c’était très avant dans la nuit, qu’ils se trouvaient fatigués du voyage, et qu’ils se ressentaient encore de l’impression produite par la vue des lions et de la terrible bataille, les pèlerins témoignèrent le désir d’aller prendre du repos le plus tôt possible. Mais, dirent les habitants de la maison, il faut auparavant que vous vous restauriez ; or, on venait de leur préparer un agneau avec l’assaisonnement ordinaire. (Exod. 12.21 : Et Moïse appela tous les Anciens d’Israël et leur dit : Choisissez et prenez du menu bétail pour vos familles et immolez la Pâque.) ; (Jean. 1.29 : Le lendemain, il voit Jésus venant à lui, et il dit : Voici l’Agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde.) Il est bon de remarquer que le Portier ayant été informé d’avance de leur arrivée, avait été l’annoncer à ceux du dedans. Lors donc qu’ils eurent soupé, et qu’ils eurent terminé le chant et la prière, ils voulurent aller se livrer au repos. Maintenant, dit Christiana, s’il nous est permis de faire un choix sans abuser de notre liberté, nous voudrions coucher dans la chambre qu’occupa mon mari lorsqu’il était ici. Le maître consentit volontiers à cette proposition, et les fit monter dans cette chambre où chacun prit possession du lit qui lui était destiné. (Jean. 1.39 : Il leur dit : Venez et vous verrez. Ils allèrent donc, et ils virent où il demeurait, et ils restèrent auprès de lui ce jour-là ; il était environ la dixième heure.) Quand tout le monde fut couché, Christiana et Miséricorde entrèrent en conversation sur des sujets en rapport avec la circonstance.
Christiana : – Lorsque mon mari partit en pèlerinage, j’étais bien loin de penser que je dusse jamais suivre ses traces.
Miséricorde : – Vous ne vous attendiez pas non plus à habiter le même appartement, ni à coucher dans le même lit, comme cela vous arrive aujourd’hui.
Christiana : – Je comptais bien moins encore sur la perspective de voir un jour son visage, et d’adorer avec lui le Seigneur notre Roi ; et voici que maintenant j’ai cette consolante assurance.
Miséricorde : – Écoutez… N’entendez-vous pas quelque bruit ?
Christiana : – En effet, je crois entendre le son d’une mélodie, ce qui témoignerait de la joie qu’a pu causer notre arrivée dans la maison.
Miséricorde : – C’est vraiment admirable ! Mélodie dans la maison, mélodie dans le cœur, mélodie encore dans le ciel, par ce que nous sommes venus en ce lieu.
C’est ainsi qu’elles s’entretenaient jusqu’à ce qu’enfin elles s’endormirent. Le lendemain, à leur réveil, elles reprirent leur conversation. Christiana commença de la manière suivante :
— Pourquoi as-tu ri dans la nuit pendant que tu dormais ? Tu rêvais, sans doute.
Miséricorde : – Il est vrai que j’ai fait un rêve, et que j’ai vu dans ce rêve des choses très intéressantes ; mais es-tu bien sûre que j’aie ri ?
Christiana : – Oui, tu as ri, et tu y allais même de bon cœur ; mais, je t’en prie, Miséricorde, veuille me dire ce qui occupait alors ton esprit.
Miséricorde : – Il me semblait que j’étais assise dans un lieu solitaire, et que là je m’étais mise à considérer la dureté de mon cœur. Je n’étais pas encore demeurée longtemps en cet endroit, que je crus apercevoir un assez grand nombre de personnes réunies autour de moi, me regardant et voulant connaître le sujet de mon inquiétude. Elles m’écoutèrent donc pendant que je continuais ainsi à me plaindre de la dureté de mon cœur. C’est alors que quelques-unes d’entre elles se moquèrent de moi ; d’autres me traitèrent de folle ; il y en eut même qui commençaient à me pousser brutalement. En ce moment, j’élevai mes regards vers le ciel, et il me sembla voir quelqu’un porté sur des ailes, se dirigeant vers moi. Ce personnage s’approchait sensiblement, lorsqu’il me cria : « Qu’as-tu, Miséricorde ? » Il n’eut pas plutôt pris connaissance de la cause de mes chagrins qu’il fit résonner à mes oreilles cette précieuse parole : « Que la paix soit avec toi ! » Puis, il essuya mes larmes avec son mouchoir, il me revêtit d’or et d’argent, il me mit un collier au cou, des boucles aux oreilles, et posa sur ma tête une superbe couronne. (Ezéch. 16.8-13 : Et je passai près de toi et je te vis, et voici, ton temps était là, le temps des amours ; et j’étendis sur toi le pan de mon manteau et je couvris ta nudité ; je te fis serment et j’entrai en alliance avec toi, dit le Seigneur l’Eternel, et tu fus à moi.) Il me prit ensuite par la main et m’invita à le suivre, ce que je fis volontiers. Il me mena sur les hauteurs où se trouve une grande porte d’or. Comme il n’avait qu’à heurter pour la faire ouvrir, nous entrâmes sans difficulté. De là je le suivis jusqu’au pied d’un trône sur lequel était assis un grand personnage dont j’entendis la voix me dire : « Sois la bienvenue, ma fille ! » Tout parut briller en cet endroit comme le scintillement des étoiles, ou plutôt comme la splendeur du soleil ; je crus y voir aussi votre mari. Là-dessus je me suis réveillée ; mais ai-je ri véritablement ?
Christiana : – Si tu as ri ! Oui, certainement, et il y avait bien quelque raison pour cela, autrement tu ne te serais pas trouvée au milieu de tant de félicité. Permets-moi donc de te dire que tu as eu un rêve excellent, et que, comme tu as commencé par en reconnaître une partie vraie, tu finiras par te convaincre que le reste l’est également. « Le Dieu fort parle une première fois, et une seconde fois à celui qui n’aura pas pris garde à la première, par des songes, par des visions de nuit, quand un profond sommeil tombe sur les hommes, lorsqu’ils dorment dans leur lit. » (Job. 33.14,16 : Et pourtant Dieu parle une fois, Même deux, mais on n’y prend pas garde.) Nous n’avons pas besoin, quand nous sommes couchés, d’être éveillés pour parler avec Dieu ; il peut, si cela lui convient, nous visiter pendant que nous dormons, et nous faire entendre sa voix. Il arrive souvent que notre cœur veille pendant le sommeil, et Dieu peut alors lui parler par des voix, par des proverbes, par des signes et des similitudes, tout comme si nous étions éveillés.
Miséricorde : – Eh bien, je suis contente de mon rêve ; car j’espère le voir accompli avant qu’il soit bien longtemps, et cela encore à ma grande joie.
Christiana : – Je crois qu’il est temps de nous lever, et de savoir ce que nous devons faire.
Miséricorde : – Pour moi, je serais d’avis, au cas où l’on voudrait nous conseiller de passer ici quelques jours, que nous acceptassions l’invitation sans hésiter, car je tiens à me lier plus étroitement avec ces dames de la maison. Mon jugement est que Prudence, Piété et Charité, ont une physionomie très agréable en même temps que très sérieuse.
Christiana : – En tous cas, nous verrons ce que l’on nous proposera.