Nous n’hésitons pas à étendre à toute l’Institution la remarque que nous venons de faire sur le quatrième livre. Scientifiquement, il n’est permis aujourd’hui, ni au théologien, ni au laïque qui prétend à de solides connaissances religieuses, de négliger l’ouvrage qui fut le fondement dogmatique de la Réforme française, et dont les neuf dixièmes au moins du Protestantisme porte aujourd’hui encore l’ineffaçable empreinte.
Que l’on veuille bien ne pas nous comprendre mal : Nous déclarons bien haut qu’en matière de vérité religieuse, nous ne reconnaissons comme maître aucun homme, et comme autorité aucun livre d’homme. Nous nous inclinons avec l’obéissance de la foi devant Celui-là seul qui put dire : « Je suis la vérité, je suis la lumière, je suis la vie. » Nous n’admettons, comme l’expression adéquate de sa révélation, que le Testament qu’il nous a donné par le Saint-Esprit. A tout le reste nous appliquons le grand principe de Paul : Examinez toutes choses, retenez ce qui est bon. Nous déclarons non moins haut que nous ne pensons point que les productions de l’esprit religieux d’une époque, même les plus excellentes et les plus illustres, soient propres à répondre à tous les besoins d’une autre époque. Ici, comme en toutes choses, nous croyons au progrès. Loin de nous l’idée de prêcher la perfectibilité de l’Evangile, qui fut parfait dès le jour où Jésus-Christ acheva son œuvre par l’effusion de son Saint-Esprit sur son Eglise. Mais ce qui est très perfectible, ce en quoi nous devons faire de continuels progrès, c’est la conception et l’exposition de la vérité chrétienne dans des applications toujours nouvelles, dans des résultats toujours plus riches et plus beaux, pour le salut de notre humanité déchue. Or, s’il en est ainsi, il est évident que nous trouverons dans un livre humain qui a trois siècles de date des formes vieillies, des procédés de polémique qui répugnent à notre sentiment, des opinions qui portent l’empreinte des erreurs du temps, en un mot, une insuffisance à répondre à tous les besoins intellectuels et moraux de notre époque.
Mais ces concessions abondamment faites, que de motifs appelaient impérieusement la reproduction du livre qui nous occupe ! En est-il aucun qui ait une telle importance historique d’abord ? Qui connaîtra bien la Réforme sans s’être familiarisé avec ses doctrines, et qui connaîtra ses doctrines sans avoir lu le livre qui en fut pendant deux siècles l’arsenal et l’étendard ? N’oublions pas, d’ailleurs, que ces immortels principes sont bien ceux qui soulevèrent le monde, renouvelèrent l’Europe, firent des milliers de martyrs, créèrent nos Eglises, et furent leur force, leur vie, leur consolation au sein des orages et des souffrances de plusieurs siècles. Pour revivre avec nos pères, pour les comprendre, pour sympathiser avec eux dans leurs combats et dans leur foi, il faut relire l’Institution, dont ils se nourrissaient, eux à qui les presses de Genève, de Hollande et d’ailleurs ne pouvaient en fournir assez.
Mais si l’importance historique de l’Institution est grande, sa valeur intrinsèque l’est plus encore. Dans quels ouvrages de théologie moderne retrouve-t-on cette richesse de pensée et cette clarté limpide de style, cette vaste érudition et cette vivante piété, cette profonde connaissance des Ecritures et cette mûre expérience de la vie chrétienne ? En lisant ce livre on fait à la fois un cours de dogmatique, de morale, d’exégèse, d’histoire du dogme et de patristique. Que ne renferme-t-il pas ? Nos discussions actuelles ? Qu’elles aient rapport à la doctrine ou à une question quelconque du gouvernement de l’Eglise, elles sont là avec tous les arguments pour et contre, et une solution le plus souvent conforme au bon sens et à la Parole divine. Et l’on se dit : « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. » Ces caractères, joints à l’esprit pratique de Calvin, et tous pénétrés de son principe anthropologique, rendent son livre immédiatement applicable à la vie. On oublie en le lisant la rudesse des formes et les restes de scolastique qui s’y trouvent, tant l’âme est élevée et édifiée par cette conscience austère et brûlante de zèle pour la gloire de Dieu.
Nous avons réimprimé les Commentaires de Calvin, et il est permis d’espérer qu’ils seront beaucoup consultés parmi nous. Mais l’auteur lui-même, se référant à son Institution, nous apprend quelque part qu’il ne s’est étudié à si grande brièveté dans ses livres exégétiques que parce qu’il avait exposé là toute sa pensée sur les grandes vérités de la foi. De sorte que, même pour la lecture des Commentaires, l’Institution est un complément indispensable.
Enfin l’époque où reparaît ce chef-d’œuvre sans égal du seizième siècle est des plus graves. Le réveil de la foi et de la piété dans nos Eglises a ramené les esprits sérieux vers les études théologiques et religieuses. Mais ces études mêmes, en soulevant une à une toutes les questions, ont dû recevoir des solutions fort différentes, et de là, sur tous les points, les luttes dont nous sommes témoins. Les uns, regardant vers l’avenir plus qu’au passé, reprochent au Réveil d’être revenu simplement aux doctrines de la Réforme acceptées en bloc comme un héritage traditionnel ; les autres, voyant « les fondements renversés » et le doute couler à plein bord même parmi ceux dont la vocation est de prêcher la foi, se défient du travail de la pensée, s’effrayent de la science, répudient cette Eglise de l’avenir qu’on leur promet, et s’attristent d’un mouvement qu’ils ne peuvent ni réprimer ni mesurer dans ses résultats inconnus. Ailleurs encore monte le flot croissant des préjugés qui ne vont à rien moins qu’à faire de l’auteur de l’Institution un dangereux hérésiarque, à briser tout lien de communion chrétienne entre les deux grandes familles de la Réformation, à exclure du corps de Christ tout ce qui n’abjure pas Genève pour Wittemberg et Augsbourg. — De son côté, le catholicisme en est encore à puiser ses notions de la Réforme française dans les livres d’Audin, ou, ce qui ne vaut pas beaucoup mieux, dans les Variations de Bossuet, ou encore dans quelques traités polémiques de Calvin qu’on a donnés au monde comme des curiosités littéraires ; et après tout il persiste à ne voir dans le grand mouvement du seizième siècle qu’une révolution en faveur de la liberté, que le triomphe de la religion toute négative du libre examen. — Questions sérieuses, sans doute, et qui doivent être débattues jusqu’au bout, vidées et résolues sans aucune crainte pour la vérité de Dieu qui est éternelle ; mais questions que nous voyons partout compliquées de préjugés, de malentendus. Ne faudrait-il pas, avant toute discussion, s’efforcer de les dissiper ?
Dans ce but, nous présentons à chaque parti le livre de l’Institution, et nous disons à tous : Lisez ! — Hommes de la science et du progrès, consentez à suspendre pour un moment vos rêves d’avenir, à regarder une fois encore en arrière, à vous replonger dans ce seizième siècle que peut-être vous connaissez trop peu ; et après avoir relu, vous verrez si vous pourrez encore flétrir du nom d’orthodoxie et rejeter comme des formules ce qui aura saisi votre conscience, humilié et relevé votre cœur. Des formules, oh ! elles nous importent peu ; mais quel déplorable malentendu si, sous ce nom, vous alliez répudier la vérité et la vie, et si, sans en avoir le droit, vous accusiez un seul de vos frères d’avoir cru à des formules ! — Hommes du Réveil, lisez ! et quand vous serez pénétrés de la sainte spontanéité avec laquelle nos grands Réformateurs élaborèrent leur foi par les Ecritures librement interprétées et par le rude travail de la conscience et de la pensée, quand vous les entendrez en appeler sans cesse à l’expérience individuelle et au témoignage intérieur du Saint-Esprit comme démonstration suprême de la divinité des Ecritures elles-mêmes, peut-être redouterez-vous moins chez vos frères celte méthode d’arriver à la foi, peut-être la trouverez-vous moins que toute autre sujette à de terribles illusions, peut-être conclurez-vous que le Réveil lui-même s’est inspiré beaucoup moins de notre Réformation que de certaines écoles modernes et étrangères. — Frères luthériens, lisez ! et vous verrez que le livre qui servit d’étendard à l’Eglise réformée n’enseigne ni sur l’Eglise elle-même, ni sur le ministère de la Parole, ni sur la personne de Christ, ni sur la justification par la foi, ni sur les sacrements du baptême et de la cène, ce qu’on vous présente comme article de foi dans votre Formula Concordiæ, ou que vous avez entendu dans la chaleur de la polémique, ou que vous avez vu dans quelques congrégations réformées. Vous comprendrez que pour chercher et trouver entre les deux familles de la Réformation un fraternel consensus, les termes à réduire en synthèses ne sont pas le luthéranisme d’une part, et de l’autre un zwinglianisme superficiel, mais que la partie qui vous tend la main et vous propose une alliance de foi et d’amour, c’est l’Eglise réformée, avec sa pure doctrine et sa belle vie, scellées du sang de ses martyrs. — Catholiques sérieux, ouvrirez-vous le livre que nous vous présentons ? Ne vous laissez pas rebuter par une polémique acerbe, dont tous les partis usaient et abusaient au seizième siècle ; pénétrez au fond des choses, et vous y trouverez non des négations et des protestations seulement, ou des problèmes proposés aux spéculations des philosophes, mais cette vérité positive, apostolique, divine, apportée à un monde perdu dans les ténèbres du péché, par le Fils du Dieu vivant que nous adorons avec vous, vérité qui seule peut répondre aux besoins profonds des âmes. Conduits par Calvin lui-même au pied de la croix du Calvaire, vous y puiserez comme lui, avec le pardon, la paix et la vie.
Irons-nous plus loin ? convierons-nous au somptueux banquet préparé par le Réformateur ceux à qui le rationalisme philosophique a rendu absurde l’idée de toute révélation positive, ceux-là même que la spéculation a poussés de proche en proche jusqu’à l’abîme sans fond du panthéisme ? Pourquoi pas ? Justement parce que Calvin présente sans ménagements, avec toute l’énergie d’une conscience honnête, ces doctrines et ces faits du christianisme que Paul appelait « la folie de la croix ; » justement parce que, un siècle avant Pascal, il se montre assez fort pour accabler l’homme orgueilleux du poids de sa misère, et pour lui montrer ensuite le seul relèvement possible, — qui sait si cette méthode étrange, inaugurée par le Prophète de Nazareth, suivie par son plus grand missionnaire, et non sans succès, devant l’aréopage d’Athènes, n’atteindrait pas tel penseur trop sérieux pour trouver la paix auprès de Kant ou de Hegel ? « Quant aux hommes, cela est impossible, mais toutes choses sont possibles à Dieu. »
Nous laissons le lecteur dans la société du plus grand théologien du seizième siècle. Que l’Esprit de Dieu préside à leurs secrets entretiens !
Louis Bonnet