Institution de la Religion Chrétienne

Introduction de l’édition Meyrueis
(1859)

IV.

La doctrine de la justification par la foi seule devait nécessairement amener la dogmatique à se fonder sur le principe que nous venons de reconnaître. Mais une vérité religieuse ne renverse pas en un jour de vieilles méthodes pour s’y substituer dans la science. Faire ce pas, fut un des principaux mérites de l’Institution. Voyons maintenant comment l’auteur, par plus de vingt ans de travail, a élevé sur cette base le majestueux édifice qu’il nous a laissé.

Nous l’avons déjà indiqué dans la citation qui précède : la connaissance de Dieu et de son œuvre créatrice, de Jésus-Christ et de son œuvre rédemptrice, du Saint-Esprit et de son œuvre de sanctification, de l’Eglise, envisagée comme dépositaire des moyens de grâce et de salut, telles sont les quatre grandes parties qui divisent l’ouvrage en autant de livres. La matière de chaque livre se partage en chapitres nombreux embrassant chacun un sujet clairement déterminé, et se subdivisant en autant de sections qu’il y a d’idées à développer. L’auteur commence d’ordinaire par l’exposition du sujet d’après l’Ecriture et l’analogie de la foi ; puis il discute les preuves et les objections dans les questions débattues ; il montre ensuite le côté pratique de la doctrine dont il s’agit, son application à la vie ; enfin, il se livre aune polémique étendue, et dont on regrette souvent le ton, contre les erreurs opposées. Telle est l’architecture de l’édifice. Mais il faut y entrer pour se pénétrer des richesses que l’auteur y a déposées. Une rapide analyse d’un si immense ouvrage ne saurait en donner l’idée ; aussi bien, le livre même est dans la main du lecteur, nous nous garderons de le retenir trop longtemps sur le seuil. Tout ce que nous désirons, c’est de lui montrer comment Calvin dans l’exécution, ramène tout au principe anthropologique, moral, pratique, que nous avons déjà signalé.

Le premier livre est consacré à la connaissance de Dieu en titre et qualité de Créateur et souverain Gouverneur du monde. Mais dès l’abord, point d’abstraction, car le premier chapitre ne traite guère que de la connaissance de nous-mêmes, ces deux connaissances étant « choses conjointes. » La somme de la vraie sagesse, « c’est qu’en cognoissant Dieu, chacun de nous se cognoisse. » Et voici le lien de ces deux idées : Nul ne peut porter sa pensée sur lui-même sans l’élever à Dieu, en qui nous avons la vie ; par ses bienfaits « qui distillent du ciel goutte à goutte, nous sommes conduits comme par petis ruisseaux à la fontaine. » Notre misère et notre ruine, notre ignorance et nos douleurs, tout nous presse de rechercher Dieu, tout nous « mène comme par la main pour le trouver. » Ceci n’est-il pas du Pascal anticipé ? Mais d’un autre côté, nul ne se connaîtra soi-même « jusqu’à ce qu’il ait contemplé la face de Dieu, et que du regard d’icelle il descende à regarder à soi. » La perfection de Dieu nous dit par un contraste criant, ce que nous sommes, et de là l’étonnement et l’humiliation de tous les hommes de Dieu à cette découverte.

Mais qu’est-ce que connaître Dieu ? Cette grave question est le titre du second chapitre. Et la réponse revient à nous rappeler que connaître Dieu, ce n’est point spéculer sur sa nature insondable, mais l’adorer, le craindre, se confier en lui avec une vraie piété, chercher en lui toute sa félicité. Tout le reste sert à peu de chose. — Mais cette connaissance de Dieu est tellement nécessaire au cœur humain, « qu’elle se trouve naturellement enracinée en l’esprit des hommes. » C’est là la pensée du troisième chapitre, pensée que l’auteur exprime dans les termes mêmes de Cicéron « homme payen », pour la tourner aussitôt contre ceux qui prétendent que « la religion a été controuvée par l’astuce et finesse de quelques gens, afin qu’ils missent quelque bride sur le simple populaire. » La voix de la conscience, bourrelant les malfaiteurs les plus puissants qui n’avaient rien à craindre des hommes, ne répond-elle pas suffisamment à ce mensonge ? — Toutefois, une longue et triste expérience ne prouve que trop que cette connaissance naturelle de Dieu est étouffée, soit par la folie, soit par la malice des hommes. — Il faut donc qu’ils y soient ramenés par d’autres moyens. Voici bien, sans doute, le spectacle magnifique de la nature qui raconte la gloire de Dieu, voici l’admirable organisation de l’homme, ses nobles facultés, le gouvernement des nations par un Dieu puissant, sage et juste (et ici Calvin fait parler tour à tour l’Ecriture, les Pères, les historiens, les savants, les poètes de l’antiquité) ; mais tous ces moyens n’ont jamais suffi ; « tant et de si belles lampes allumées au bastiment du monde nous éclairent en vain. » — Si donc l’homme doit arriver à la connaissance de Dieu (les philosophes païens l’ont eux-mêmes reconnu), il faut que Dieu se révèle à lui. Or, Dieu s’est révélé, et il a voulu que ses révélations « fussent enregistrées ; car si l’on considère combien l’esprit humain est enclin et fragile pour tomber en oubliance de Dieu, combien aussi il est facile à décliner en toute espèce d’erreurs, on pourra veoir combien il a esté nécessaire que Dieu eust ses registres authentiques pour y coucher sa vérité, afin qu’elle ne périst point… » — Mais ces « registres », quel témoignage auront-ils de leur autorité divine et même de leur authenticité ? L’Eglise ? On l’a prétendu depuis Augustin (dont l’auteur commente ici le fameux passage sur ce sujet) ; mais puisque l’Eglise elle-même est fondée sur la parole des apôtres et prophètes, comment serait-elle le fondement de cette parole ? Non, il n’y a, pour les savants comme pour les simples, qu’un témoignage infaillible de la vérité divine des Ecritures, c’est le Saint-Esprit en nous. En d’autres termes, Calvin en appelle à l’expérience du croyant, à « une telle persuasion laquelle ne requiert point de raisons. » — « Il n’y a de vraye foi que celle que le Saint-Esprit scelle en nos cœurs. » (1.8.5). — Cette vérité, féconde en conséquences, peut être envisagée comme le principe fondamental de la dogmatique de Calvin, comme la base de toute sa théologie. Ce qui ne l’empêche pas de consacrer un long chapitre à exposer les preuves apologétiques de la vérité de la Bible, ni de réfuter rudement « les esprits escervelez » qui, sous prétexte des lumières du Saint-Esprit, méprisent la lettre de l’Ecriture. — Après cette digression sur l’Ecriture, Calvin revient à son sujet, la connaissance de Dieu, qu’il oppose à l’usage idolâtre de se faire des images de la Divinité. Il arrive ainsi au célèbre ch. 13, où, en 29 sections, il traite de la Trinité. Il s’explique d’abord longuement et clairement sur la valeur des termes théologiques, de Trinité et de personnes, admis dans l’Eglise pour exprimer l’Essence divine (on sait que Calvin et Farel provoqués par Caroli, refusèrent pendant un temps d’employer ces termes) ; il établit ensuite, avec une admirable connaissance des Ecritures, la preuve scripturaire de la divinité de Jésus-Christ et du Saint-Esprit ; puis, après une sobre spéculation sur le rapport des trois personnes, il se livre à une longue et violente polémique contre les adversaires de cette doctrine. — L’auteur passe ensuite à la création. Le chapitre le plus remarquable en ce sujet est celui qu’il consacre à la création de l’homme, à ses facultés et à son état primitif. — Enfin, ce livre Ier se termine par trois chapitres sur la Providence et le gouvernement du monde. Les adversaires de Calvin n’ont pas attendu sa doctrine de l’élection pour l’accuser de fatalisme, ils ont cru reconnaître cette erreur stoïcienne dans le sujet même de la Providence. Il est certain qu’il y a pleine harmonie dans le système de l’auteur ; ses vues sur le gouvernement de Dieu préparent ses vues sur l’élection ; il est certain aussi que, la logique aidant, il serait possible de tirer de l’une et de l’autre doctrine des conséquences terriblement menaçantes pour la liberté. — « Ceux qui veulent rendre ceste doctrine odieuse, calomnient que c’est la fantaisie des stoïques, que toutes choses adviennent par nécessité. Ceste opinion, c’est faussement et malicieusement qu’on nous la met sus. » (1.16.8.) Ainsi répond Calvin, et il réfute longuement l’inculpation de fatalisme. — Quiconque lit ses écrits, plus à la lumière de l’expérience chrétienne qu’à celle de la logique, restera parfaitement convaincu que ni sa doctrine de la Providence, ni celle de l’élection ne renferme en pratique la négation de la liberté morale, bien moins encore de la responsabilité. Quel écrivain trouva jamais des raisons plus énergiques pour porter l’homme à l’action, à l’obéissance, à la sanctification ? Dans le sens de Calvin, la foi en la Providence et en l’élection de grâce est pour le croyant une force, non un oreiller ; cette foi ne lui met point des entraves, mais lui donne des ailes.

Le livre IIe va nous fournir des preuves nouvelles que Calvin, tout en exposant dans leur plénitude objective les doctrines distinctives du christianisme, n’abandonne jamais son terrain anthropologique.

Ce livre porte pour titre : De la cognoissance de Dieu, entant qu’il s’est monstré Rédempteur en Jésus-Christ, etc. — Mais avant la rédemption, la chute, le péché. L’auteur ne consacre pas moins de cinq longs chapitres à ce sujet, traité sous toutes ses faces, souvent avec profondeur, toujours avec un grand sérieux. De la question du péché, de la manière dont on l’envisage dépend toute la théologie. — Ici encore, tout en s’élevant jusqu’aux problèmes les plus redoutables que se soit posés l’esprit humain, tout en donnant des solutions parfois fort hardies, Calvin ne perd jamais de vue l’homme, la vie pratique. « Ce n’est pas sans cause que par le proverbe ancien a tousjours esté tant recommandée à l’homme la cognoissance de soy-mesme. » Voilà son premier mot. Et s’il pousse jusqu’à ses dernières conséquences le triste fait de la chute et du péché, son but pratique est très clair devant ses yeux : D’une part, nous porter à bénir Dieu qui continue pourtant à nous témoigner sa bonté, et nous rendre dépendants de la grâce qu’il nous offre ; d’autre part, « que nostre misérable condition et le sentiment d’icelle abate en nous toute gloire et présomption, et, en nous accablant de honte, nous humilie. » (2.1.1) ? Toutefois, il n’a pas ignoré le danger qu’il y aurait à accabler l’homme de son impuissance jusqu’à lui ôter le sentiment de sa responsabilité, lui qui, dès les premiers mots de son chapitre sur le « franc arbitre », établit si bien cet équilibre psychologique : « Or, voici le moyen qui nous gardera d’errer, c’est de considérer les dangers qui sont d’une part et d’autre. Car quand l’homme est desnué de tout bien, de cela il prend soudaine occasion de nonchalance. Et pource qu’on lui dit que de soy-mesme il n’a nulle vertu à bien faire, il ne se soucie de s’y appliquer, comme si cela ne lui appartenoit de rien. ? D’autre part, on ne lui peut donner le moins du monde, qu’il ne s’eslève en vaine confiance et témérité, et aussi qu’on ne desrobe autant à Dieu et à son honneur. » — Ces derniers termes renferment le vrai secret de la théologie de Calvin sur les points qui nous occupent, et j’ajoute le secret de toute sa vie : l’honneur de Dieu. — Aussi, est-ce ce principe suprême qui, dans la pratique, a toujours sauvé le système du Réformateur des conséquences désastreuses que la logique pourrait en déduire.

Incapable de se relever lui-même de sa profonde déchéance, l’homme n’est pourtant pas abandonné de Dieu, qui lui offre un moyen admirable de salut en Jésus-Christ (ch. 6). Pour l’y préparer et l’y disposer, Dieu lui donne une loi morale qu’il ne pourra pas observer. Le but de cette loi, l’exposition complète des commandements qu’elle renferme, la similarité et les différences des deux Alliances occupent ici notre auteur dans ses chapitres 7 à 11. On a souvent reproché aux Réformateurs d’avoir confondu l’esprit de l’Ancien Testament et celui du Nouveau. Nul, après avoir lu ces deux derniers chapitres, ne fera avec justice ce reproche à Calvin ; au contraire, nous pensons que même la théologie moderne peut y puiser, sur l’harmonie du plan de Dieu, de profondes vérités, auxquelles elle fera bien de sacrifier plus d’une funeste erreur.

Parvenu à ce point de sa course, déjà bien longue, Calvin peut enfin élever sa pensée de l’homme déchu vers Celui qui est venu le sauver. Il traite donc ici du Rédempteur et de la rédemption. « Or il estoit tant et plus requis que cestuy qui devoit estre nostre Médiateur fust vray Dieu et homme. » Tels sont les premiers mots de cette partie fort remarquable de l’Institution, où l’auteur établit abondamment par les Ecritures, et défend contre toutes les objections des incrédules la nécessité de l’incarnation du Fils de Dieu, la réalité de son humanité, l’union en lui des deux natures, son triple office de Prophète, de Sacrificateur et de Roi, son œuvre rédemptrice accomplie par sa mort expiatoire, sa résurrection et son retour dans la gloire (ch. 12 à 16). Un dernier chapitre clôt dignement ce livre en montrant que l’œuvre de Jésus-Christ a réellement mérité à l’homme pécheur la grâce de Dieu et le salut éternel. C’est ici que, pour la troisième fois, mais tout à fait ex professo, Calvin démontre, en épuisant les déclarations de l’Ecriture, l’expiation du péché par le sang de la croix. Est-ce pour cela qu’on a affirmé de nos jours qu’il n’a point enseigné cette doctrine ? Pourquoi pas ? Les mêmes hommes qui ne savent ou ne veulent pas la voir dans le Nouveau Testament ne peuvent-ils pas, avec autant de raison, la dénier à l’Institution ?

Le grand salut est objectivement accompli. Mais comment l’homme pécheur, encore irrégénéré, pourra-t-il se l’approprier ? C’est à cette question si importante que va répondre le troisième livre, intitulé : De la manière de participer à la grâce de Jésus-Christ, des fruits qui nous en revienent, et des effects qui s’en ensuivent. Trouver un rapport assez intime et vivant pour que l’œuvre rédemptrice de Jésus-Christ accomplie hors de nous se réalise en nous, tel est, aujourd’hui encore, un des problèmes les plus difficiles de la dogmatique, une des questions les plus perplexes de l’expérience chrétienne. D’ordinaire, on recourt immédiatement à la foi, et Calvin n’y manquera pas. Mais, avec ce tact exquis que l’on pourrait appeler en lui un bon sens religieux, il a senti que ce lien entre les deux termes dont il s’agit n’est point noué encore, et qu’il doit l’être par une force plus grande et plus pénétrante que tout ce qui est de l’homme. Et cette force est à ses yeux « l’opération secrète du sainct Esprit. » Aussi longtemps que nous sommes hors de Christ et séparés de lui, « tout ce qu’il a fait ou souffert pour le salut du genre humain nous est inutile et de nulle importance. » Il faut que « nous soyons faits un avec lui. » Voilà une grave application du principe anthropologique que nous retrouvons partout dans ce livre. « Or, combien que nous obtenions cela par foy, néantmoins puisque nous voyons que tous indifféremment n’embrassent pas cette communication de Jésus-Christ, laquelle est offerte par l’Evangile, la raison nous induit à monter plus haut, pour nous enquérir de la vertu et opération secrète du sainct Esprit, laquelle est cause que nous jouissons de tous ses biens » (3.2,1). Et l’auteur consacre à cette pensée si profondément vraie son premier chapitre.

Maintenant il peut sans lacune passer au côté subjectif du rapport cherché, je veux dire la foi. « Mais pource que la foy est son principal chef-d’œuvre (du Saint-Esprit), la plupart de ce que nous lisons en l’Escriture touchant sa vertu et opération, se rapporte à icelle foy… » L’auteur traite ici ce grand sujet de la manière la plus complète ; il l’envisage sous toutes ses faces selon les Ecritures, interprétées à la lumière de l’expérience ; il redresse les erreurs du catholicisme et réfute les objections de l’incrédulité. Ce chapitre 2 n’a pas moins de 43 sections ; c’est tout un traité sur la matière.

L’œuvre intérieure commencée par le Saint-Esprit produisant la foi, se poursuit et devient repentance, régénération du cœur et de la vie. C’est là le sujet du chapitre 3 : « Combien que j’ay desjà enseigné en partie comment la foy possède Christ, et comment par icelle nous jouissons de ses biens, toutesfois cela seroit encores obscur, si nous n’adjoustions l’explication des fruits et effets que les fidèles en sentent en eux. Ce n’est pas sans cause que la somme de l’Evangile est réduite en pénitence et rémission des péchés. Parquoy en laissant ces deux articles, tout ce qu’on pourra prescher ou disputer de la foy, sera bien maigre et desbifé (édit. lat. jejuna et mutila), voire du tout inutile » (3.3.1). Ici Calvin insiste sur cette idée très digne de remarque que la foi précède la repentance et la produit. Il consacre ensuite deux chapitres polémiques (4 et 5) à la confession, aux satisfactions humaines, aux indulgences, au purgatoire. Quant à la confession, il rejette les dangereuses erreurs du catholicisme ; mais il conserve la confession scripturaire, libre à l’égard des personnes, pleine de confiance, et très propre à rendre la paix à telle conscience travaillée et chargée. Inutile, du reste, d’ajouter que selon le Réformateur, la vraie confession se fait par le chrétien aux pieds de son Dieu-Sauveur. L’autre n’est qu’un moyen de rendre celle-ci plus complète, plus sincère.

La vie chrétienne est formée : comment se développe-t-elle ? à quels signes reconnaître ses progrès ? Ces questions se sont présentées à Calvin et il y répond ici dans une suite de chapitres (6 à 10) que ne liront pas sans étonnement ceux qui ne voient en lui qu’un théologien froid et sec. N’était le style, toujours reconnaissable à son énergie, on serait tenté d’attribuer à saint Bernard, à Kempis ou à quelque autre mystique du moyen âge telle de ces pages sur la vie de l’homme chrétien. Faire consister cette vie de l’homme chrétien dans le renoncement à nous-mêmes, se manifestant par l’obéissance, par la charité envers tous les hommes, par l’amour pour Dieu, par la patience à « souffrir la croix ; » inspirer au croyant ce renoncement par les plus puissants motifs ; lui montrer sa consolation suprême dans « la méditation de la vie à venir, » sans lui permettre ni découragement, ni dégoût de la vie présente ; lui donner des directions pleines de sagesse sur l’appréciation et l’usage des biens de la terre et de la pauvreté, voilà ce qui dénote dans le Réformateur une notion trop profonde de la vie intérieure, pour qu’elle soit en lui autre chose que le fruit de l’expérience.

L’auteur n’a point encore abordé de front la doctrine capitale de la Réforme, le point central de la dogmatique au seizième siècle, la justification par la foi, dans son rapport avec les œuvres. C’est ici seulement que Calvin traite cette grande vérité, et l’on ne conçoit guère la raison de la place qu’il lui assigne. Pourquoi pas immédiatement après le riche chapitre sur la foi, dont la justification est le premier fruit ? Quoi qu’il en soit, ce n’est pas faute d’en avoir reconnu l’importance, car ce sujet n’occupe pas moins de huit longs chapitres (11 à 18) tant il y avait à enseigner, à discuter, à réfuter sur cette doctrine. Après avoir épuisé pour la prouver toutes les déclarations de l’Ecriture, élucidées par une lumineuse exégèse, l’auteur cite l’homme au tribunal de Dieu et le convainc sans réplique qu’il ne saurait y subsister autrement que par la justice dont le couvre son Sauveur. Il y a dans cette redoutable démonstration une force qui s’élève souvent jusqu’à l’éloquence. Quant aux objections que Calvin réfute si victorieusement, ce sont les mêmes, ou à peu près, qu’on oppose aujourd’hui encore à la glorieuse doctrine apostolique. Nul ne lira ce traité sans un vif intérêt, ni sans en retirer une solide instruction, alors même qu’il n’admettrait pas telle vue ou tel argument de l’auteur.

La justification par la foi seule est la source de la liberté chrétienne, envisagée dans ses rapports avec la société humaine et avec les jouissances de la vie. Calvin consacre à ce sujet un chapitre (19) qu’il est intéressant de comparer avec la pratique établie par lui dans l’Eglise de Genève. Ensuite il traite ici, sans que l’on puisse voir par quelle raison d’ordre, de l’Oraison. Ce chapitre, qui n’a pas moins de 52 sections, et qui renferme entre autres une exposition de l’Oraison dominicale, est riche d’expérience chrétienne.

Entre ce chapitre sur la prière et un dernier sur la résurrection, l’auteur développe longuement dans quatre chapitres (21 à 24) ses vues sur une doctrine qui, aux yeux de la postérité, a marqué de son cachet toute la théologie calviniste, je veux dire la doctrine de la prédestination. Tandis que la plupart des autres vérités évangéliques, plus ou moins modifiées par la pensée individuelle, sont admises encore dans les Eglises réformées telles à peu près que Calvin les avait comprises et exposées, nous croyons qu’il est à peine aujourd’hui quelques rares chrétiens qui puissent partager en plein ses convictions sur la doctrine dont il s’agit ici. Non que ces convictions lui soient particulières ; il les trouvait chez saint Augustin, qu’il cite sans cesse dans ces pages, et l’un et l’autre croyaient fermement les avoir puisées dans les Ecritures. En présence des redoutables questions que soulèvent dans la conscience humaine les faits de l’existence du mal, de la chute, des causes efficientes du salut des uns, de la condamnation des autres, les esprits soumis aux enseignements de la Parole de Dieu ont tous cherché une théodicée dans une certaine harmonie entre la souveraineté de Dieu et la liberté de l’homme. Selon qu’ils ont pressé plus ou moins tel ou tel ordre de déclarations de l’Ecriture, ils ont incliné plus ou moins vers la souveraineté divine ou vers la liberté humaine. Peu sont allés, dans ce dernier sens, jusqu’à nier une élection de grâce, diminuant l’œuvre de Dieu pour faire tout dépendre de l’homme, semi-pélagianisme aussi peu conforme aux faits de l’expérience qu’aux enseignements de l’Ecriture. Mais, en admettant l’élection de grâce, qui, bien comprise, est pour le fidèle une source à la fois d’humiliation, d’assurance et de paix, tous, ou à peu près, s’accordent à croire que la Bible n’enseigne point un décret de réprobation ; tous aussi s’accordent à penser que Dieu possède par devers lui le secret de concilier cette élection avec la liberté et la responsabilité de l’homme, soit que celui-ci accepte ou rejette le salut qui lui est offert.

Quant à Calvin, entraîné par la logique en traitant ce redoutable sujet, il conclut que s’il y a un décret d’élection, il y en a un aussi de réprobation. Voici sa doctrine telle qu’il la définit : « Nous appelons prédestination le conseil éternel de Dieu, par lequel il a déterminé ce qu’il vouloit faire d’un chacun homme. Car il ne les crée pas tous en pareille condition ; mais ordonne les uns à vie éternelle, les autres à éternelle damnation » (3.21,5).

Cette double prédestination, précédant tous les temps et la création du monde, Calvin l’attribue au « conseil éternel et immuable » de Dieu. « Nous disons que ce conseil, quant aux élus, est fondé en sa miséricorde, sans aucun regard de dignité humaine ; au contraire, que l’entrée de vie est forclose à tous ceux qu’il veut livrer à damnation » (3.21,7). Il faut bien remarquer que Calvin ne prouve la réprobation éternelle, qui n’est nulle part enseignée dans l’Ecriture, que par une conclusion logique : Il y a une élection, donc aussi une réprobation. « Ceux que Dieu laisse en eslisant, il les réprouve » (3.23,1). Admettre l’élection et rejeter la réprobation sans s’inquiéter de la logique, est à ses yeux « puéril et une sottise trop lourde. »

Rien dans les développements et dans les preuves n’adoucit la crudité de cette opinion. Calvin est convaincu qu’il y va de « l’honneur de Dieu » à ce que le côté humain disparaisse dans ses mystérieux rapports pour laisser seule et incontestée la souveraineté divine.

Il semble, au premier abord, qu’avec une si impitoyable doctrine Calvin abandonne tout à fait le principe anthropologique que nous avons reconnu ; bien plus, on se demande s’il ne va pas tomber dans toutes les désastreuses conséquences du fatalisme. Chose remarquable ! il n’en est rien. Aucune partie de son livre ne fait cette impression, et l’on sait ce que fut l’action de sa vie entière. Il suffit que le Maître dont il proclame l’absolue souveraineté soit, non un aveugle fatum, mais le Dieu de l’Evangile dont la miséricorde triomphe de toutes nos erreurs ; il suffit que Calvin déclare, avec l’austère énergie de son âme, à ceux qui périssent, que « nul ne périra sans l’avoir mérité, » aux élus, qu’ils le sont selon l’Esprit de sainteté, pour être saints et irrépréhensibles devant Dieu ; il suffit qu’il rappelle aux uns et aux autres que le dessein éternel de l’élection, qui est secret, se manifeste par la vocation, par la Parole, à laquelle nous devons croire et obéir pour travailler à notre salut avec crainte et tremblement ; il suffit de cela pour neutraliser dans la pratique une conception épouvantablement fausse à force d’être logique. Cela seul explique la sérénité avec laquelle un homme aussi consciencieux se meut parmi ces terribles écueils : « Combien toutesfois que ceste dispute de prédestination soit estimée comme une mer orageuse, si est-ce que la navigation y est seure et paisible, et mesme joyeuse, sinon que quelqu’un affecte de son bon gré se mettre en danger » (3.24.4).

Nous n’analyserons pas le quatrième livre, non que l’importance en soit moindre que celle des autres ; mais nous devons nous borner, et d’ailleurs la plupart des sujets traités ici se laissent difficilement résumer. Des vingt chapitres que renferme ce dernier livre l’auteur en consacre douze aux diverses questions relatives à l’Eglise, avec force polémique contre le catholicisme ; un aux vœux monastiques ; six aux sacrements, et un dernier au gouvernement civil. On ne peut assez s’étonner qu’à notre époque de renouvellement ecclésiastique, où toutes les questions qui touchent de près ou de loin à l’Eglise sont agitées en tous sens, on n’ait pas éprouvé un besoin plus universel de prendre en sérieuse considération cette voix imposante de notre Réforme. Quoi ! on veut reconstituer nos Eglises, et l’on ne daigne pas même s’enquérir de leurs origines, ni écouter les conseils d’une expérience de trois siècles ! Libre à chacun de rejeter les vues du grand Réformateur ; mais sera-ce sans l’avoir entendu ?

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