Le Ban de la Roche. — Misère de la population. — Le prédécesseur d’Oberlin, Jean Stuber. — Résultats de ses efforts. — Enfance et jeunesse d’Oberlin. — Sa vocation. — Ses études. — Son goût pour l’état militaire. — Départ pour le Ban de la Roche. — Œuvre spirituelle d’Oberlin. — Sa méthode d’évangélisation. — Société biblique de Waldbach. — Zèle missionnaire d’Oberlin. — Ses idées sur la vie future. — Conduite d’Oberlin lors de la Révolution. — Œuvre matérielle d’Oberlin. — Instruction primaire. — Création de salles d’asile. — Relèvement de l’agriculture, etc. — Encouragements donnés à Oberlin. — Sa mort.
Parmi les pasteurs réformés qui préparèrent les voies au Réveil, il en est un dont le nom est devenu singulièrement populaire et autour duquel s’est formée une sorte de légende. Il mériterait ainsi d’être cité en première ligne, si chronologiquement cette place ne lui était pas déjà due : c’est le vénérable pasteur du Ban de la Roche, Oberlin.
Avant de retracer sa vie et son œuvre, rappelons brièvement ce qu’était la contrée où devait s’exercer cette remarquable activité.
« Le Ban de la Roche, en allemand Steinthal, ainsi appelé du vieux château de la Roche, est un vallon latéral de la vallée de la Bruche, formé par les embranchements du Champ-du-Feu, dominé au loin par la chaîne du Donon, sur la limite de l’Alsace et du département des Vosges, contrée abrupte, sauvage, à peu près privée de cette verte parure de sapins dont se couvrent les autres parties de ces montagnes. »
[Annales de l’Est. Nancy, octobre 1889, p. 496. Grucker, Le pasteur Oberlin. — Voir aussi sur Oberlin : Vie d’Oberlin. Toulouse 1873 ; article Oberlin de l’Encyclopédie des sciences religieuses ; Course d’Empaytaz au Ban de la Roche (Appendice de l’ouvrage de Guers sur Le premier Réveil) ; Notice sur Oberlin (Archives du Christianisme, 1826, p. 433).]
Le climat, en ses brusques et violentes variations, a les rigueurs des pays du nord. Le vent du nord-est, le bourreau des chevaux (Rosschinder), comme l’appelaient les habitants, y fait rage, déracine les arbres, enlève les toitures, renverse les passants. De septembre en mai, la neige : c’est la Sibérie alsacienne. En été, des orages, qui causent des incendies. Le sol granitique est rebelle à la culture. Des 9000 arpents de terre, 2000 seulement étaient cultivés vers le milieu du dix-huitième siècle, et très mal ; ravagés souvent par les torrents des montagnes, ils justifiaient ainsi le dicton du pays : La femme emporte dans son tablier ce que l’homme a fauché pendant toute une matinée.
Le Ban de la Roche se compose de cinq villages où était disséminée une population très clairsemée, habitant des huttes de paille collées aux roches comme des nids d’hirondelles, ou blotties dans les replis des montagnes. Elle se nourrissait de pommes de terre, quand il y en avait, de pommes et de poires sauvages, d’herbe cuite dans du lait. Partout une extrême misère : telle famille n’avait qu’un seul vêtement un peu propre ; on se relayait pour aller le dimanche à l’église.
La contrée avait appartenu d’abord, jusque vers la fin du quinzième siècle, aux seigneurs de la Roche ; puis, après avoir passé par contrat de vente en différentes mains, le Ban de la Roche, par l’annexion de l’Alsace, devint domaine du roi de France, et fut donné en fief au baron d’Angevilliers, puis au marquis Voyer d’Argenson. Ce fut lui qui, en 1767, signa la nomination d’Oberlin comme pasteur de Waldbach.
On a pu dire que cette malheureuse contrée, pillée par ses seigneurs, ravagée par la guerre de Trente ans, désolée à deux reprises par de terribles famines, était restée comme en dehors de l’histoire, presque en dehors de la civilisation.
La Réforme y avait été introduite en 1618. Waldbach, Belmont, Bellefosse avaient des Églises ; mais quels pasteurs ! Tous ceux qu’on y envoyait, incapables ou impossibles ailleurs, s’y trouvaient comme dans un lieu d’exil ou de déportation. Ils se hâtaient de quitter le pays ou finissaient par s’abaisser au niveau de leurs paroissiens. Tel ne faisait plus de service. Tel autre était plus apte à instruire ses ouailles dans l’ivrognerie que dans le catéchisme. On en cite un qui, appelé en hâte chez un malade mourant, rencontre en sortant de chez lui un lièvre ; vite il rentre, prend son fusil en disant : « Le malade peut attendre, mais le lièvre n’attend pas ! »
Il faut faire cependant quelques exceptions, l’une en faveur de Nicolas Marmet, pasteur au Ban de la Roche en 1632, qui paraît avoir été un homme éclairé, mais qui faillit devenir la victime des idées saines qu’il cherchait à répandre. Ayant fait enlever une tête de Jean-Baptiste, en bois, qui se trouvait dans l’allée de l’église de Fouday, et devant laquelle s’inclinaient les femmes en entrant dans le temple (c’était un usage consacré depuis un temps immémorial), Marmet ne put qu’à grand’peine échapper à la colère de ses paroissiennes.
Il paraît s’être occupé avec zèle de l’église et de l’école, mais il ne put jamais obtenir que les parents procurassent à leurs enfants du papier, de l’encre et des plumes pour apprendre à écrire.
Citons aussi le pasteur Pelletier, de Montbéliard, dont le ministère commença en 1708. On se souvient encore de son œuvre au Ban de la Roche, et on y chante un cantique qu’il composa : chose singulière, ce cantique n’est pas dans les recueils et n’a été que traditionnellement conservé. Il est d’ailleurs d’une assez pauvre poésie.
Il faut nous arrêter quelques instants au prédécesseur immédiat d’Oberlin, qui posa, avec un zèle et un dévouement vraiment évangéliques, les fondements de l’œuvre que son successeur accomplit. Jean Stuber était un homme apostolique. Ce fut la charité seule qui l’engagea à accepter, en 1750, la cure de Waldbach, au Ban de la Roche : il en eût obtenu très facilement une autre, s’il s’était laissé séduire par les avantages extérieurs.
Il trouva les habitants dans l’état le plus misérable. Leur principale ressource consistait à élever des porcs. Le lendemain de son arrivée, Stuber se fit conduire dans une des écoles. Il y vit les enfants du village entassés dans la chambre sale et obscure d’une pauvre cabane, babillant tout haut et criant comme s’ils eussent été dans la rue. « Où est le maître d’école ? » demanda le pasteur. — Les enfants lui montrèrent un petit vieillard décrépit, gisant sans force sur un grabat. Stuber s’approcha en disant : « C’est donc vous qui tenez l’école ? — Oui, Monsieur, dit le petit vieillard. — Et qu’apprenez-vous à vos enfants ? — Rien, Monsieur le pasteur. — Et pourquoi rien ? — Parce que je ne sais rien moi-même. C’est moi qui gardais autre fois les porcs ; mais quand je suis devenu vieux et faible, la commune m’a remplacé, et il faut maintenant que je garde les enfantsa. » Cela nous donne une idée de ce qu’était intellectuellement le Ban de la Roche.
a – Vie d’Oberlin. Toulouse, 1873, p. 15.
Stuber fit de grands et utiles efforts pour tirer sa paroisse de cette demi-barbarie. Il fonda une école digne de ce nom ; on commença à apprendre à lire ; la Bible s’introduisit dans les familles ; l’instruction religieuse se répandit peu à peu. Stuber voulut former des instituteurs, mais il eut à lutter contre les préjugés et l’ignorance des habitants, qui, accoutumés à considérer la profession de maître d’école comme la plus misérable, ne pouvaient souffrir l’idée que leurs fils entrassent dans une carrière si peu honorée.
Il fallait tout reprendre au début dans cet ordre de choses : aucun maître d’école, dans tout le Ban de la Roche, n’était encore en état de lire couramment, encore moins de saisir le sens de ce qu’il lisait. Si, à la fin de la leçon, on arrivait au bas d’une page se terminant par une phrase, ou même par un mot inachevé, on s’y arrêtait invariablement, et le lendemain on recommençait à la page suivante, en lisant la seconde moitié du mot entamé la veille, si peu l’on se souciait de ce que pouvait signifier ce qu’on avait lu !
Aussi quand Stuber introduisit l’usage de l’alphabet, on crut qu’il y avait quelque sortilège dans ces petits livres pleins de mots sans liaisons entre eux.
Grâce aux efforts persévérants du pasteur, cet état de choses se modifia peu à peu : tous, grands et petits, profitèrent de ses leçons ; le chant devint aussi une partie intégrante de son enseignement ; le culte, par là, acquit plus d’entrain et de vie, et Stuber eut la joie de recueillir, en partie du moins, ce qu’il avait si laborieusement semé.
Mais un autre devait entrer dans son travail, le reprendre, le continuer avec un zèle toujours grandissant, et faire produire à ce sol, si ingrat en apparence, une belle et riche moisson. C’était celui que Stuber lui-même se choisit pour successeur, Oberlin.
Jean-Frédéric Oberlin était né à Strasbourg le 31 août 1740. Son père était professeur au Gymnase protestant de cette ville ; son frère aîné s’est rendu célèbre par sa profonde connaissance des langues et de l’histoire de l’antiquité. Au foyer paternel, où les revenus étaient modiques, la vie était simple et sévère, mais ennoblie et égayée par le goût des lettres et des plaisirs de l’esprit.
L’éducation religieuse d’Oberlin, l’exemple des jeunes gens d’alors, qui se destinaient aux études libérales, le poussaient vers la théologie. Mais cette vocation fut balancée pendant quelque temps par un goût assez vif pour l’état militaire, qu’il tenait de son père. Le vieux Oberlin, quoique professeur, aimait à jouer au soldat. Les jours de congé, il conduisait ses sept fils (il avait aussi deux filles) hors de la ville, en colonne, par rang de taille, lui-même en tête et battant la marche sur un tambour.
La vocation théologique l’emporta chez le jeune Frédéric, mais ses goûts militaires persistèrent néanmoins. Oberlin conserva toujours, avec les vertus chrétiennes du pasteur, la bravoure intrépide, l’ardeur conquérante du soldat. On a dit de lui avec raison que s’il ne devint pas militaire, il resta toute sa vie apôtre militant. Lui-même aimait à s’appeler soldat de Dieu, et ce n’était pas là une simple métaphore.
Cette double disposition de charité chrétienne et de vaillance héroïque, qui fait le fonds et l’originalité du caractère d’Oberlin, se montra déjà chez l’enfant en maintes circonstances. On le voyait toujours prêt à se dépouiller de ses très modestes économies (il recevait à peine deux sous par semaine pour ses menus plaisirs) pour secourir les pauvres ; on le voyait prêt aussi à payer de sa personne, pour protéger les faibles persécutés ou maltraités.
Il fit ses études au Gymnase, sous la direction de son père, puis à l’Université. Il ne s’occupait pas seulement de théologie, mais s’intéressait aussi à l’histoire naturelle, à la physique, aux mathématiques et à la médecine.
Un de ses professeurs, Lorenz ayant été suspendu pour quelque temps par l’autorité ecclésiastique, pour des raisons dogmatiques, Oberlin voulut lui témoigner publiquement les sentiments de vénération qu’il conservait pour lui, et, tandis que la foule des étudiants évitait de rencontrer le professeur en disgrâce, Oberlin se rendait chez lui à l’heure où avait lieu le cours interrompu : il se bornait à s’annoncer et se retirait ensuite. Cela dura pendant tout le temps de la suspension de Lorenz.
Pour vivre, le jeune étudiant donnait des leçons et entra bientôt en qualité de précepteur chez le chirurgien Ziegenhagen. Il dut à cette circonstance ses connaissances médicales et son goût pour la botanique ; mais il lui dut aussi d’entrer en contact avec la piété intime et vivante que l’on respirait dans cette maison.
Sa foi était d’ailleurs déjà vive et sincère. Tous les jours il se livrait à la lecture et à l’étude de quelques passages de l’Écriture sainte. Il disait lui-même que, comme le pain accompagne tous nos autres aliments jusqu’à la fin de notre vie sur la terre, de même l’étude de la Parole de Dieu doit accompagner tous nos autres travaux.
A vingt ans, il rédigea une sorte d’acte solennel par lequel il consacrait à Dieu son âme, ses forces, son être tout entier. Il était ainsi conçu :
« Dieu éternel et infiniment saint ! Je désire ardemment de pouvoir me présenter devant toi dans le sentiment d’une profonde humilité et avec confusion de cœur. Je sais bien qu’un ver de terre tel que moi est indigne de paraître devant le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs, surtout dans une occasion comme celle-ci, où il s’agit de former l’alliance avec toi. Mais n’est-ce pas toi, ô Dieu miséricordieux qui as fait le plan de cette alliance, qui me l’as fait offrir par ton Fils dans ta grâce infinie, toi qui y as disposé mon cœur ? Je viens donc à toi et je jure que je suis un grand pécheur ; je me frappe la poitrine et je dis avec le péager repentant : « O Dieu, sois apaisé envers moi qui suis pécheur ! » Je viens, parce que je me sais invité au nom de ton Fils, et je me repose entièrement sur sa justice accomplie ; mais je te supplie de vouloir, à cause de lui, me pardonner mon injustice et ne plus te souvenir de mes péchés. Oh I oui, je t’en supplie, réconcilie-toi avec ta créature infidèle. Je suis maintenant convaincu de tes droits sur moi, et je ne désire rien plus que t’appartenir. Dieu saint ! je me donne aujourd’hui à toi de la manière la plus solennelle. — Cieux, écoutez, et toi, terre, prête l’oreille. Je confesse aujourd’hui que le Seigneur est mon Dieu ! Je déclare aujourd’hui que je suis du nombre de ses enfants et que je fais partie de son peuple. Entends mes paroles, ô mon Dieu, et écris dans ton livre que je veux être entièrement à toi. Au nom du Seigneur et du Dieu des armées, je renonce aujourd’hui à tous les maîtres qui ont autrefois dominé sur moi, aux joies du monde, auxquelles je m’étais abandonné et aux désirs charnels qui étaient en moi ; je renonce à tout ce qui est périssable, afin que mon Dieu soit mon tout. Je te consacre tout ce que je suis et tout ce que j’ai : les facultés de mon âme, les membres de mon corps, ma fortune et mon temps. Aide-moi toi-même, ô Père de miséricorde, à n’employer tout qu’à ta gloire. Etre à toi sera mon humble et ardent désir durant tous les âges de la bienheureuse éternité. Si tu me charges dans cette vie d’en conduire d’autres à toi, donne-moi le courage et la force de me déclarer ouvertement pour toi. Fais-moi la grâce de ne pas me dévouer seul à ton service, mais que je puisse aussi persuader à mes frères de s’y consacrer.
J’ai la volonté, Esprit-Saint, de te demeurer fidèle jusqu’à la fin de ma vie, et si je suis soutenu par ta grâce. Permets-moi de pouvoir, durant les jours qui me sont encore accordés, acquérir ce qui me manque et améliorer mes voies. Que les choses de la terre n’exercent pas sur moi leur pouvoir, mais que pendant le temps si court de la vie, je ne vive que pour toi. Que ta grâce me rende capable non seulement de suivre cette route que j’ai reconnue la meilleure, mais encore d’être toujours plus actif en y marchant. Je remets à ta direction ma personne et tout ce qui m’appartient. Conduis toutes choses selon que ton infinie sagesse le trouvera bien. Je m’en remets à toi pour la disposition de tous les événements, et je dis sans aucune restriction : Que ta volonté soit faite et non la mienne ! Emploie-moi, Seigneur, comme instrument destiné à ton service. Regarde-moi comme faisant partie de ton peuple ; lave-moi dans le sang de ton fils bien-aimé ; revêts-moi de sa justice ; sanctifie-moi par son Esprit ; rends-moi de plus en plus conforme à son image ; viens avec lui purifier et fortifier mon cœur ; donne-moi de plus la consolation et accorde-moi que je passe ainsi ma vie dans le sentiment continuel de ta présence, ô mon Père et mon Dieu ! Et que, après avoir cherché à t’obéir et à me soumettre à tes volontés, tu me retires d’ici à l’heure et de la manière dont tu le trouveras bon. Permets qu’à l’instant de ma mort et aux portes de l’éternité, je me souvienne de ces engagements, et que j’emploie encore mon dernier soupir à ton service. Et alors, Seigneur, rappelle-toi, toi aussi, cette alliance quand tu verras toute l’angoisse que mon cœur éprouvera dans ces derniers instants, où je n’aurai peut-être pas la force de m’en souvenir. Oh ! mon Père céleste ! abaisse encore un regard de miséricorde sur ton enfant affaibli et se débattant avec la mort. Je ne veux pas te prescrire, ô mon Père ! de quelle manière me prendre à toi. Je ne veux pas te demander de me préserver alors de cruelles douleurs. Non, rien de tout cela ne sera l’objet de mes prières. Ce que je te demande avec instance, au nom de mon Jésus, c’est de pouvoir encore te glorifier dans le dernier jour de ma vie, de ne témoigner au milieu des souffrances que ta sage providence trouvera peut-être bon de m’envoyer que de la patience et de la soumission à ta sainte volonté. Et quand je serai descendu au sépulcre, si ces pages viennent à tomber entre les mains des amis que j’aurai laissés sur la terre, oh ! permets que leurs cœurs en soient vivement touchés ; accorde-leur la grâce non seulement de les lire comme exprimant mes propres sentiments, mais de sentir eux-mêmes ce qui y est exprimé. Enseigne-leur à craindre le Seigneur mon Dieu et à venir se réfugier avec moi à l’ombre de ses ailes pour le temps et pour l’éternité ; qu’ils aient part à tous les biens et à tous les avantages de l’alliance que l’on forme avec toi par Jésus-Christ, le grand médiateur. A lui, et à toi, ô Père, et au Saint-Esprit soient rendues des louanges éternelles par les millions de tes rachetés et par les esprits célestes, au travail et au bonheur desquels tu les associeras !
Mon Dieu, Dieu de mes pères ! toi qui maintiens ton alliance et qui répands tes bénédictions jusqu’à mille générations, je te supplie humblement, puisque tu sais combien le cœur de l’homme est trompeur, de vouloir me faire la grâce d’entrer dans cette alliance avec toute sincérité de cœur, et de demeurer fidèle à cette consécration qui a eu lieu de moi dans mon baptême. Que le nom du Seigneur me soit en témoignage éternel, que je lui en ai signé la promesse avec la ferme et bonne volonté de la tenir.
Strasbourg, le 2 janvier 1760
Jean-Frédéric Oberlin. »
Il renouvela cet acte à Waldbach, le 1er janvier 1770. Sur une des marges se trouvent ces mots : « Seigneur ! aie pitié de moi ! 1822. »
Un peu plus tard, il perdit un frère qu’il aimait beaucoup. Il en fut profondément affligé ; ses pensées se tournèrent vers la mort. Elle n’est pas pour lui le roi des épouvantements ; au contraire, il la souhaite ; son désir tend à déloger ; il adresse de fréquentes prières à son bon Père céleste, lui demandant de le retirer de cette terre, séjour de l’erreur et du péché, et de le recevoir dans les demeures des bienheureux. La séparation d’avec les siens ne l’effraie pas : « Il ne me semble pas, dit-il, que je serai séparé d’eux en mourant ; seulement le maître de la maison m’assigne un autre logement, un peu plus éloigné de celui de mes parents… O Seigneur Jésus ! quand arrivera l’heure où tu viendras reprendre ton enfant ? »
Il était comme ces exilés que tourmente le mal du pays, et qui, tout en s’acquittant de leur tâche journalière, ne cessent de penser à la patrie quittée, mais rien que pour un temps.
Et cependant, avant de le recueillir dans le repos éternel, Dieu réservait à son serviteur une des carrières les plus remplies qu’il ait été donné de voir ici-bas.
Il sembla un moment qu’Oberlin allait pouvoir concilier ses deux penchants, le goût pour l’état militaire et la vocation pastorale. On lui offrit, au commencement de l’année 1767, la charge d’aumônier dans le régiment de Royal-Alsace. Il accepta avec joie, se mit à lire Voltaire et les encyclopédistes, afin de pouvoir combattre les jeunes officiers qui se piquaient d’être des esprits forts et faisaient parade de leur incrédulité. Notons, en passant, ce jugement qu’il porte sur Voltaire, et qui est aussi juste qu’impartial : « Voltaire a écrasé la superstition par l’incrédulité. »
Mais Oberlin allait laisser là les controverses philosophiques pour se livrer à l’œuvre même que Dieu lui destinait. Un jour, toujours au commencement de cette année 1767, un visiteur se présente chez lui : c’est Stuber, le pasteur du Ban de la Roche. Il avait entendu parler du zèle et de la piété d’Oberlin, et il espérait rencontrer en lui un successeur tel qu’il le désirait. Il alla donc le voir, le trouva dans une petite mansarde, travaillant sur un lit entouré de rideaux de papier. Au milieu de la chambre était un poêlon en fer suspendu au-dessus de la lampe qui brûlait sur la table de travail, et où cuisait une maigre soupe à l’eau : c’était son souper. Stuber s’écria : « Voilà qui est du Ban de la Roche ! … Vous êtes l’homme que je cherche. » Il lui exposa en détail le but de sa visite, ne lui cacha aucune des difficultés. Oberlin accepta avec joie, donna sa démission d’aumônier, et lorsqu’on eut pourvu à son remplacement dans cette charge, partit pour Waldbach en avril 1767.
L’œuvre était si grande qu’il fallait à l’ouvrier des forces plus qu’ordinaires. Aussi Oberlin s’empressa-t-il de revêtir toutes ces armes de Dieu dont parle l’apôtre.
La première, c’était la prière. Oberlin fut, comme tous les hommes du Réveil sans exception, un homme de prière.
Il avait coutume, surtout dans les dernières années de sa vie, de prier pour tous les membres de son Église l’un après l’autre, et il prenait à cet effet, tous les matins, son registre paroissial, afin de n’oublier personne.
Oberlin portait ainsi sa paroisse devant le Seigneur : le mal qu’il remarquait en elle l’affligeait tellement qu’on l’entendit souvent, pendant des nuits entières, pousser des soupirs, prier de toutes ses forces, et s’écrier à diverses reprises : « O ma paroisse, ma pauvre et chère paroisse ! »
Quand le pasteur s’était ainsi affermi et fortifié par la prière, son œuvre principale était la prédication de la Parole de Dieu. Sa manière de s’exprimer était simple, admirablement adaptée à l’intelligence de ses auditeurs ; il employait souvent des images qui auraient pu paraître peu convenables dans une église de ville, mais qui étaient ici parfaitement à leur place. Il aimait à raconter des traits de la vie de chrétiens distingués, comme aussi à voir dans la nature extérieure des images des choses invisibles.
Quand il voulait faire comprendre quelque dogme ou quelque mystère à son auditoire, il se servait de comparaisons et d’exemples empruntés à l’expérience de chaque jour.
Veut-il lui expliquer la divinité de Jésus-Christ : « Les philosophes, dit-il, ces grands raisonneurs, mettent en doute ce dogme : Comment Dieu a-t-il pu devenir homme et souffrir ? L’homme est homme et Dieu est Dieu. Les pauvres esprits ! Les hommes ne peuvent-ils pas se transformer en différents personnages ? Ainsi notre bourgmestre de Waldbach, quand il est en fonctions, est bourgmestre ; chez lui, il est époux, père ; quand il est au milieu de vous, il est votre parrain. »
Après avoir cité quelques autres exemples du même genre, il conclut : « Vous voyez donc qu’une seule et même personne peut remplir différents rôles. »
L’explication n’eût peut-être pas convaincu un philosophe sceptique ; mais elle produisait certainement son effet sur les paroissiens de Waldbach.
Souvent aussi, c’étaient les découvertes de la science qu’il savait rendre accessibles à ses auditeurs et faire servir à la démonstration des vérités religieuses.
Vers la fin du siècle, on parlait beaucoup de l’invention des ballons, des montgolfières. Dans un de ses sermons, Oberlin compare ces ballons qui tendent à monter dans les airs, à rompre les cordages qui les attachent à la terre, parce que l’air qui les remplit est plus léger que l’atmosphère épaisse où nous vivons, il les compare à nos âmes, qui, elles aussi, dès que l’Esprit de Dieu les remplit, veulent s’affranchir des liens terrestres, s’élever vers les cieux, monter, monter toujours vers leur véritable patrie.
Il rapportait tout à l’Écriture sainte : elle était la source intarissable où il allait puiser les eaux vives ; elle fut l’objet des études les plus persévérantes de sa part ; aussi peut-on dire que sa prédication était biblique pour le fonds et pour la forme, car il était convaincu que la Parole de Dieu elle-même est le moyen le plus efficace d’exercer une influence bénie sur les âmes. Ses sermons étaient pour la plupart écrits avec le soin le plus consciencieux, et lorsque le temps ne lui permettait pas de le faire, il en rédigeait du moins un plan très détailléb.
b – L’Église libre a donné plusieurs de ces plans de sermons d’Oberlin.
Oberlin avait établi, de concert avec plusieurs de ses paroissiens, une Société chrétienne. L’objet principal de cette association consistait dans la prière en commun et dans des entretiens sur des sujets religieux. Malheureusement, des haines et des jalousies furent suscitées contre ces réunions, et, au bout de deux ans, Oberlin, jugeant qu’elles faisaient encore plus de mal à ceux qui ne s’y rendaient pas que de bien à ceux qui y prenaient part, se décida à dissoudre la Société.
Cependant il continua l’œuvre d’édification que la Société avait commencée. Ainsi il avait chez lui, le vendredi matin, une réunion pour ceux de ses paroissiens qui parlaient allemand. Là, il était tout à fait comme en famille. Dans les années de sa vieillesse, on aurait cru voir un grand-papa racontant des histoires à ses petits enfants. Quelquefois, il s’arrêtait, prenait une prise de tabac, et faisait ensuite circuler la tabatière autour de lui, car on peut dire qu’il ne possédait rien pour lui seul, il partageait toujours avec les autres.
Lorsque, après avoir lu quelques versets de l’Écriture sainte, il avait passé environ une demi-heure à les expliquer à ses auditeurs en les appliquant à leurs besoins, il avait coutume de demander : « Est-ce assez, chers enfants, êtes-vous fatigués ? » Ordinairement on répondait : « Non, cher papa, continuez encore un moment, s’il vous plaît. » Le bon vieillard reprenait alors, répétant de temps en temps la même question, jusqu’à ce que ses auditeurs, se sentant fatigués, ou craignant que leur pasteur ne le fût lui-même, le priassent de s’arrêter en le remerciant de tout ce qu’il avait dit.
Il se servait des conversations particulières, des visites, en un mot de toutes les occasions qu’il rencontrait sur son chemin, pour instruire et édifier ses paroissiens, en sorte que personne ne le quittait sans avoir reçu quelque bénédiction, au moins en tant que cela dépendait du pasteur.
Il répandit aussi largement l’Écriture sainte : son zèle à cet égard était si connu que la Société biblique britannique et étrangère entra en correspondance avec lui, dès qu’elle fut fondée. Il se forma à Waldbach un comité composé d’Oberlin, de son fils Henri et de M. Daniel Legrand : ce comité fut l’un des principaux centres de propagation de la Bible en France, et il avait déjà mis en circulation plus de dix mille Bibles et Nouveaux Testaments, avant que la Société biblique de Paris fût formée. Ce fut une lettre d’Oberlin au comité d’administration de la Société de Londres, qui suggéra à ce dernier l’idée d’établir des comités bibliques de dames en Angleterre. Oberlin racontait en effet comment trois femmes pieuses de sa paroisse, Sophie Bernard, Marie Scheppler et Catherine Scheidecker, prirent part à ses travaux évangéliques, soit en lisant des morceaux de l’Écriture à leurs voisins, soit en leur prêtant là Bible elle-même.
Oberlin était aidé dans sa tâche pastorale par la digne compagne qu’il avait choisie, son associée infatigable, Madeleine-Salomé Witter. Elle rivalisait avec lui de charitable dévouement, de soins affectueux pour les paroissiens de Waldbach. Il eut le malheur de la perdre après quinze années de mariage. Mais une domestique, pauvre orpheline entrée toute jeune à son service, y resta jusqu’à sa mort, et continua ce ministère de bonnes œuvres avec une abnégation héroïque, avec un véritable fanatisme de charité et de sacrifice. C’est Louise Scheppler, qui partagea avec son maître les bénédictions du Ban de la Roche et à laquelle l’Académie française, en 1829, accorda le grand prix Montyon.
L’œuvre d’Oberlin n’était pas toujours facile : dans bien des occasions, le naturel violent et grossier des montagnards du Ban de la Roche ne se pliait pas aux exhortations de leur pasteur, surtout quand il contrariait certaines habitudes invétérées de désordre et de dissipation, quand il combattait l’ivrognerie, la paresse, la brutalité, les cris et le tapage nocturnes, le dimanche, après la danse. Ils s’insurgeaient contre cette ingérence tyrannique dans leur vie privée, contre ce cagot, disaient-ils, qui voulait les empêcher de prendre une goutte d’eau-de-vie pour se réchauffer le ventre, ou d’administrer une petite raclée à leurs femmes quand elles les ennuyaient de leurs grogneriesc. » L’hostilité se changea à deux ou trois reprises en révolte ouverte et, sans le sang froid et le courage d’Oberlin, on aurait pu lui faire un mauvais parti.
c – Annales de l’Est, art. cité, p. 503.
Mais il savait ramener les plus récalcitrants et ses efforts avaient d’admirables résultats.
Un trait caractéristique et qui, à lui seul, en dit plus que beaucoup de descriptions de ce réveil, nous est raconté par Empaytaz dans le récit d’une visite qu’il fit au Ban de la Roche en 1819. On sait que la vie d’une Église se traduit par l’intérêt qu’elle porte aux œuvres d’évangélisation et de mission : le christianisme égoïste n’est pas du christianisme. Or, au Ban de la Roche, on ne s’occupait pas seulement de soi, mais aussi des autres. Un jour, un industriel, M. Daniel Legrand, racontait devant une chrétienne tout le bien que le pasteur Lissignol faisait à Montpellier, comment son manque de ressources était souvent une entrave à son zèle ; en particulier, il disait que Lissignol désirerait faire tous les ans un ou deux voyages dans les paroisses du midi de la France qui manquaient de pasteurs, afin de leur annoncer l’Évangile, mais il était dans l’impossibilité de donner suite à ce projet, si quelques enfants de Dieu ne venaient pas à son secours. L’auditrice de M. Legrand, sans rien dire à personne, retourne chez elle, réfléchissant à ce qu’elle pourrait faire pour aider Lissignol dans son évangélisation. Ne trouvant pas d’autre expédient, quoique pauvre elle prend la résolution de vendre une vache, et aussitôt qu’elle l’a fait, elle court chez M. Legrand lui remettre la plus grande partie du prix qu’elle en a retiré, le priant de faire passer cet argent au pasteur de Montpellier.
Au moment du départ d’Empaytaz, Oberlin, en l’accompagnant de ses bénédictions, lui remit 20 fr. pour la Société continentale : c’était le reste du prix de la vache !
Il faut ajouter que l’argent était extrêmement rare au Ban de la Roche : un sou, raconte encore Empaytaz, mit au comble de la joie une veuve, qui se vit par là à même de se procurer, pour deux jours, du sel à manger avec ses pommes de terre. On peut ainsi mesurer le sacrifice que l’humble chrétienne dont nous avons parlé s’était imposé pour l’œuvre de Dieu.
Mais les paroissiens n’étaient tels que parce que tel était leur pasteur. On a trouvé dans les papiers d’Oberlin la note suivante, datée du 1er août 1774 : « Pour la conversion des païens de la côte de Malabar. Louis XVI, notre cher roi, a fait remise aux pauvres Français du droit de joyeux avènement : loué soit Dieu, qui nous a donné un roi si bienfaisant ! Voici une pièce de 24 sols que peut-être il m’aurait fallu donner au roi, s’il avait voulu poursuivre ses droits. Je la destine donc à la conversion des païens, en demandant très humblement à Dieu deux grâces : la première, qu’il daigne y mettre une riche bénédiction ; la seconde, qu’il veuille la mettre sur le compte de notre cher et pieux roi. Oui, mon Dieu ! que ce soit Louis XVI que tu veuilles récompenser de ce que mon pauvre et humble sacrifice pourra faire de biend ! »
d – Vie d’Oberlin, p. 105.
Que ne pouvait-on pas attendre d’une pareille charité jointe à une pareille foi !
Il y a tout un aspect de la vie d’Oberlin qui est d’un intérêt très particulier : c’est ce qu’on pourrait appeler Oberlin chez lui. Un livre publié récemmente nous donne des détails pleins de charme sur la vie intime de ce serviteur de Dieu. Sa maison était, paraît-il, un sanctuaire orné de reliques, c’est-à-dire d’images. Il n’y avait pas un coin qui ne fût mis à profit. On retrouvait l’utile et l’industrie, à côté de la piété partout. Toutes choses disaient que les pensées des habitants se tournaient constamment vers le Dispensateur de tout bien, qu’on glorifiait en faisant un digne usage de ses dons. Beaucoup de paroles de la Bible sur les murs. Dans la chambre et le cabinet d’Oberlin, les éléments de ses travaux si divers, des herbes recueillies pour préparer une sorte de thé, des couleurs, une imprimerie, etc. ; sur sa table étaient ouverts, le jour où l’auteur du récit visita la maison, deux volumes, la Bible et le Paradis perdu, de Milton ; puis, des dessins sous verre, figures triangulaires, spirales, les couleurs de l’arc-en-ciel, etc., le tout avec des inscriptions détaillées. C’étaient des représentations de l’Apocalypse, des idées mystiques de Swedenborg et de Lavater, les différents départements du ciel, une classification de nos demeures, marquant les occupations qui y seront les nôtres et les degrés par lesquels nous passerons après cette vie, pour être complètement purifiés et arriver à la perfection. Oberlin avait en effet des idées particulières sur le monde invisible, ses relations actuelles avec le monde visible : il croyait aux apparitions des esprits : il vit, dit-il, plusieurs fois sa femme après sa mort, et ces apparitions apportèrent un grand soulagement à sa douleur. Il prenait aussi, dans un sens positif et matériel, les descriptions de l’Apocalypse : pour lui, la demeure des rachetés portait réellement la dénomination de « Nouvelle Jérusalem » ; elle était composée de douze palais en pierres précieuses de différentes couleurs, et, à chacun de ces palais se rapportait le nom d’un des apôtres. Il paraît que, lorsqu’il commença à manifester ces idées, son consistoire conçut des inquiétudes et fit même une sorte d’enquête ; mais il reconnut bientôt que le mieux était de s’en rapporter à la prudence du pasteur, sans le troubler à cause de théories dont il aimait à s’occuper.
e – Souvenirs d’Alsace : correspondance des demoiselles de Berckheim. 2 vol. Neuchâtel-Paris, 1889, t. I, p. 119 et suiv.
Oberlin n’y attachait pas d’ailleurs une importance extrême : « L’Évangile me suffit, disait-il, et je craindrais de perdre, à des choses extraordinaires, sinon dangereuses, un temps que je dois employer d’une manière utile pour moi et pour les autres.
Rien n’égale en effet la simplicité et la naïveté de sa foi. Parlant un jour de la sanctification à ses amis, il leur dit : « Mes chers amis, travaillez toujours sur vous-mêmes, sanctifiez vos cœurs, ne vous écartez jamais du sentier de la vertu, restez toujours fidèles à ce bon papa céleste, qui ne nous abandonne jamais ! » Parfois, ce sont des remarques pleines de finesse et de pénétration : il parle de l’union des chrétiens et de la douceur de cet accord de sentiments qui fait, dit-il, que l’on est amis avant d’être connaissances. Et toujours revient la pensée de la mort, du départ désiré : il donne rendez-vous à ses amis au delà du tombeau : « Nous nous entr’aiderons, dit-il, nous nous prêterons une main secourable. »
Mais, malgré ce désir, malgré ces épreuves, Oberlin accomplissait sa tâche avec une fidélité toujours égale à elle-même. Précisément, le moment où les demoiselles de Berckheim étaient allées le voir était une heure de crise pour le Ban de la Roche et pour la France entière : c’était l’époque de la Révolution. Oberlin la salua avec enthousiasme : elle réalisait ses plus belles espérances, et lui-même, dans sa modeste sphère, avait déjà, par l’inspiration de l’Évangile, appliqué autour de lui les principes qu’elle proclamait. Quand vint le décret de la Convention, ordonnant de suspendre l’exercice du culte, il ne se troubla pas. Chaque commune devait se choisir un président : un orateur, désigné par celui-ci, était chargé de prononcer, dans les jours d’assemblée, un discours sur quelque sujet moral et patriotique. Oberlin fait alors réunir la commune, lit le décret de la Convention, et l’assemblée nomme immédiatement président le maître d’école. Celui-ci désigne Oberlin pour être l’orateur des clubs populaires, et ce choix est confirmé par les applaudissements redoublés des assistants.
Montrant alors aux citoyens qu’il n’y a dans le village qu’un seul local suffisant pour les contenir, Oberlin les amène au temple, leur fait accepter pour jour et heure d’assemblée les jour et heure du culte, choisit la chaire pour tribune, et commence ainsi : « D’après le décret de la Convention, je dois vous parler contre les tyrans, et nous devons nous occuper ensemble de leur destruction. » Il explique alors ce qu’il faut entendre par tyrans et ce qu’ils font. « Ici, ajoute-t-il, dans notre paisible Ban de la Roche, nous n’avons certainement pas de tyrans de cette espèce, et il serait par conséquent superflu de parler contre eux. Mais je puis vous nommer et vous décrire des tyrans qui demeurent non seulement dans le Ban de la Roche, mais dans vos maisons et même dans vos cœurs. Ce sont vos péchés, etc., etc., et le seul moyen de les abattre et de les détruire, c’est la foi en Jésus-Christ. » Puis, après avoir parlé quelques moments, il propose de chanter un psaume, ce qui a lieu. C’est ainsi qu’en changeant simplement les noms du culte et du temple, Oberlin continue à prêcher la Parole de Dieu, et ses paroissiens continuent à venir l’écouter.
Dans ces clubs où Oberlin annonçait l’Évangile d’une manière si originale, non seulement il insistait sur les droits que proclamait la Révolution, mais sur les devoirs qu’elle imposait ; un de ses discours, sur « la vraie manière d’être républicain, » qu’il prononça à l’occasion d’une fête civique, est particulièrement remarquable. Sa maison était aussi l’asile des proscrits de la Terreur, qu’il recevait au péril de sa vie.
D’ailleurs la conduite irréprochable d’Oberlin, ses sentiments civiques et patriotiques hautement professés, ne devaient pas le mettre à l’abri des défiances aveugles du fanatisme jacobin. Dénoncé, arrêté, il fut conduit à Schlestadt, et jeté en prison.
Mais son incarcération ne dura que peu de temps, et le 9 thermidor le rendit à la liberté, à sa famille et à ses paroissiens. Il s’était en effet acquis à la reconnaissance publique des droits autres que ceux qui provenaient de son œuvre spirituelle, et il nous reste maintenant à dire quelques mots de cette partie matérielle de son activité.
La première de ses préoccupations, dans cet ordre de choses, fut l’instruction populaire. Quand il arriva à Waldbach, on voulait lui bâtir un presbytère convenable, à la place de la maison délabrée, à peine habitable, où il entrait. Il refusa : il voulut qu’on bâtit d’abord une école (l’ancienne, construite en bois, était pourrie), montrant ainsi l’importance capitale et supérieure qu’il attachait à l’instruction de la jeunesse. Il traça lui-même le plan de cette maison d’école ; il prit sur ses maigres appointements tout ce qu’il était possible de prendre. Des donateurs du dehors, sympathiques à Oberlin et à son œuvre, firent le reste ; les revenus de la cure s’élevaient en effet à 1100 francs certaines années, et d’autres fois à 400 : quelquefois ils restaient au-dessous de cette dernière somme. Oberlin tirait aussi quelques ressources, pour lui et surtout pour sa paroisse, de pensionnaires qu’il recevait et auxquels il donnait des leçons ; mais la plupart du temps, pour ses œuvres de philanthropie, dans ce pays où tout était à faire, il dut recourir à la générosité d’amis étrangers.
Pour son école, Oberlin rédigea un plan d’études parfaitement approprié aux besoins du lieu et de l’époque : on apprenait aux élèves ce que c’était que la propriété, le salaire, l’achat, l’emprunt, les procès ; on les exerçait à rédiger des quittances, des comptes courants, des lettres de change ; on leur donnait des notions d’agriculture ; on leur enseignait le chant, le dessin, le levé des plans, et même la taille des plumes.
Un autre point très important dans cet enseignement, c’était que l’éducation y était inséparable de l’instruction. Oberlin voulait non seulement instruire, mais moraliser, civiliser la jeunesse, lui donner des habitudes d’ordre, de propreté, de bonne tenue, de politesse même, qualité peu commune en général dans les campagnes, et qui frappe agréablement les visiteurs du Ban de la Roche. Il parvint aussi, sinon à extirper le patois du pays, inintelligible ou à peu près aux étrangers, du moins à le reléguer dans l’intérieur de la famille et à lui substituer le français comme langue publique et officielle. Par là, Oberlin conquit véritablement le Ban de la Roche à la France.
Il avait introduit dans l’école une sorte de hiérarchie militaire et un système de discipline qui rehaussait le maître aux yeux de l’élève et rehaussait l’élève à ses propres yeux : chaque écolier pouvait à son tour commander à ses camarades divisés en pelotons et l’autorité suprême était entre les mains du maître d’école.
Oberlin s’occupa aussi avec sollicitude de l’instruction des jeunes filles : il trouva moyen de recruter, de former des institutrices, des conductrices, comme il les appelait, chargées d’enseigner aux jeunes filles les ouvrages de femmes, surtout le tricotage, à peu près inconnu dans la contrée. A ces conductrices il confia également la garde et la première instruction des enfants en bas âge, absolument négligés alors, qui devaient s’instruire en jouant, sous une surveillance maternelle, écouter des histoires amusantes, regarder des images, recevoir ces premières impressions, leçons ineffaçables et décisives pour l’avenir.
Nous trouvons dans cette institution, due au génie pédagogique d’Oberlin, le germe et le premier essai de ce que deviendront plus tard les salles d’asile, et dans cette instruction donnée à la première enfance, une anticipation sur ce qu’on nous présente aujourd’hui comme une nouveauté : l’enseignement par les choses.
Mais ce n’était encore là qu’une partie de l’œuvre matérielle d’Oberlin : pour être complet, il faudrait parler du relèvement de l’agriculture qu’il sut mener à bonne fin au milieu de toutes sortes de difficultés ; — de l’élève et de la nourriture du bétail ; — de la formation d’artisans qu’il envoyait lui-même en apprentissage dans les pays voisins, et qui revenaient au Ban de la Roche exercer les métiers de serrurier, de forgeron, de menuisier. Il faudrait parler aussi des voies de communications, des routes, du pont sur la Bruche, de tous ces travaux qu’Oberlin entreprit seul, au milieu des railleries de ses paroissiens, bientôt émerveillés et entraînés par son esprit d’initiative…
Mais on a ditf, avec un rare bonheur d’expression, que la gloire d’Oberlin, c’est qu’en racontant sa vie il est presque impossible d’être complet et de tout dire !
f – Grucker, Annale de l’Est, art. cité.
Que de choses, en effet, que de belles et bonnes choses dans cette activité de soixante années consacrées à la même paroisse !
Au reste, à part les résultats spirituels et matériels qui, à la vérité, lui tenaient le plus à cœur, Oberlin recueillit des encouragements qui lui furent précieux. Des témoignages de sympathie, de vénération lui venaient de toutes parts. Au Ban de la Roche même, il trouva des auxiliaires dévoués dans la famille Legrand, de Bâle, qui vint s’y fixer et y introduisit la fabrication des rubans. De partout, d’ailleurs, on se faisait gloire de s’associer à ses efforts, de contribuer par des dons, par des souscriptions d’argent aux créations utiles, aux institutions bienfaisantes qu’il multipliait autour de lui.
En 1774, une colonie d’émigrés protestants d’Amérique le demanda comme pasteur ; la révolution américaine l’empêcha de répondre à cet appel qu’il avait accepté, et il resta jusqu’au bout dans son premier champ de travail, à la grande joie de ses paroissiens.
Ses relations avec le pouvoir civil étaient des plus cordiales : le préfet du Bas-Rhin, Lezay-Marnésia, l’appelait « un homme divin. » Plusieurs personnalités célèbres, de Gérando, François de Neuchâteau, l’abbé Grégoire, l’honorèrent de leur amitié et s’honorèrent de la sienne ; l’empereur de Russie, Alexandre, lui fit parvenir le flatteur témoignage de son estime. Le modeste presbytère de Waldbach devint comme un but de pieux pèlerinage, et l’humble pasteur eut plus d’une fois à se défendre contre la curiosité importune de touristes indiscrets.
Les distinctions honorifiques ne manquèrent pas non plus à Oberlin. La Convention mit son nom à l’ordre du jour d’une de ses séances. En 1818, la Société royale d’agriculture lui décerna la grande médaille d’or, et, en 1819, le gouvernement de la Restauration le nomma chevalier de la Légion d’honneur.
Mais une autre récompense l’attendait bientôt, cette couronne incorruptible de la gloire que le Seigneur a promise à ceux qui l’aiment. Déjà deux de ses neuf enfants avaient rejoint leur bienheureuse mère dans le repos céleste : son fils aîné, Frédéric, était tombé sur le champ de bataille de Wissembourg, et son troisième fils, Henri, qui était médecin, était mort en 1817. L’heure du délogement, depuis si longtemps souhaité, approchait pour le chef de la famille. Ce fut le 1er juin 1826, à l’âge de quatre-vingt-six ans, qu’il s’éteignit au milieu de sa chère paroisse, transformée à tous les points de vue et bénissant celui qui lui avait apporté, avec le salut de l’âme, la civilisation et le bien-être du corps.
On lui fit de magnifiques funérailles : tous les habitants du Ban de la Roche, sans parler des étrangers de tout culte venus de loin, défilèrent en larmes devant le cercueil, pour contempler une dernière fois les traits de leur pasteur, de leur bienfaiteur, de leur père.
En achevant le tableau de ce ministère si fidèle et si rempli, ne peut-on pas dire que si Oberlin ne fut pas à proprement parler un homme du Réveil, il fut tout au moins un homme de Réveil ?
Et, du reste, quand le Réveil se manifesta, il eut avec ceux qui en furent les instruments de fréquentes et cordiales relations. Aurait-il pu en être autrement, et qu’avait fait le pasteur du Ban de la Roche, par son activité, par ses efforts pour la dissémination des Écritures, par son zèle pour l’avancement du règne de Dieu, sinon tracer la voie et souvent fournir des exemples à ceux auxquels l’œuvre du Réveil se rattache directement ?