Thomas Wolsey – Son premier exploit – Il gagne Henri – Wolsey archevêque, cardinal, grand chancelier, légat – Son ostentation – Système d’espionnage – Vertus d’apparat – Première lutte entre l’Église et l’État – Un caractère hiérarchique
Au moment où tout semblait s’acheminer dans le sens d’une réformation, un prêtre puissant vint la rendre plus difficile. L’un des personnages les plus marquants de ce siècle paraissait alors sur la scène du monde. Un homme devait unir, sous Henri VIII, une extrême habileté à une extrême immoralité ; et cet homme devait fournir de nouveau un éclatant exemple de cette vérité salutaire, que l’immoralité est plus efficace pour perdre un homme, que l’habileté pour le sauver. Wolsey fut en Angleterre le dernier grand-prêtre de Rome, et quand sa chute vint étonner le royaume, elle fut le signal d’une chute plus étonnante encore, celle de la papauté.
Fils d’un riche boucher d’Ipswich, suivant une tradition qui semble bien justifiée, Thomas Wolsey était parvenu, du temps de Henri VII, aux fonctions d’aumônier, sur la recommandation d’un gentilhomme, sir Richard Nanant. trésorier de Calais, son ancien patron. Mais Thomas ne se souciait point de passer sa vie à dire la messe. A peine avait-il accompli son office, qu’au lieu de se livrer le reste du jour à la fainéantise, comme ses pareils, il s’efforçait de gagner les bonnes grâces des seigneurs qui entouraient le roi. Fox, évêque de Winchester, lord du sceau privé sous Henri VII, inquiet de l’influence croissante du comte de Surrey, cherchait un homme propre à la contre-balancer ; il crut le trouver en Wolsey. Les Surreys, nous l’avons vu, étaient grand’père et oncles d’Anne Boleyn, et c’était pour s’opposer à cette famille puissante que le fils du boucher d’Ipswich fut tiré de l’obscurité. Ceci n’est pas sans importance pour la suite de l’histoire. Fox se mit à louer Wolsey en présence du roi, et en même temps à encourager l’aumônier à se donner aux affaires publiques. Celui-ci ne fit pas la sourde oreillem, et bientôt il trouva une occasion de se pousser dans la faveur du prince.
m – Hæc Wolseius non surdis audierit auribus. (Polyd. Virg. 622.)
Henri VII ayant une affaire avec l’empereur, alors en Flandres, fit venir Wolsey, lui expliqua son dessein et lui ordonna de se préparer à partir. Le chapelain se promit de montrer à son maître comment il entendait le servir. Après midi, il prit congé du roi à Richmond. A quatre heures, il était à Londres, à sept heures, à Gravesend. Ayant voyagé toute la nuit, il se trouva le lendemain matin à Douvres au moment où le paquebot allait partir. Après trois heures de traversée, il arriva à Calais, y prit la poste, et le soir même il se présenta devant Maximilien. Ayant obtenu ce qu’il désirait, il repartit dans la nuit, et le surlendemain il reparut à Richmond, trois jours et quelques heures après son départ. Le roi l’ayant aperçu au moment où il se rendait à la messe, lui dit brusquement : « Pourquoi n’êtes-vous pas parti ? — Sire, répondit Wolsey, je suis revenu ; » et il remit au roi les lettres de l’empereur. Henri fut ravi, et Wolsey comprit que sa fortune était faite.
Thomas Wolsey
Les courtisans espéraient d’abord que Wolsey, nautonier inexpérimenté, briserait son navire contre quelque écueil ; mais jamais pilote ne navigua avec tant d’adresse. Quoiqu’il eût vingt ans de plus que Henri VIII, l’aumônier chantait, dansait, riait avec les compagnons du prince, et s’entretenait avec le roi d’histoires galantes et de Thomas d’Aquin. Sa maison était pour le jeune roi un temple du paganisme, le sanctuaire de toutes les voluptésn, et tandis que les conseillers de Henri conjuraient ce prince de laisser les plaisirs pour les affaires, Wolsey lui répétait souvent qu’il devait consacrer sa jeunesse aux lettres et aux divertissements, et lui laisser le pénible labeur de la royauté. Nommé évêque de Tournay durant la campagne de Flandres, Wolsey, de retour en Angleterre, avait reçu l’évêché de Lincoln et l’archevêché d’York. Trois mitres avaient, en une année, été posées sur sa tête. Il avait enfin trouvé la veine qu’il avait si ardemment cherchée.
n – Domi suæ voluptatum omnium sacrarium fecit. (Ibid. 623.)
Cependant, il n’était pas satisfait. L’archevêque de Cantorbéry demandait, en sa qualité de primat, que la croix d’York s’inclinât devant la sienne. Wolsey n’était pas d’humeur à l’accorder, et voyant que Warham ne voulait pas se contenter d’être son égal, il résolut d’en faire son inférieur. Il écrivit à Rome et à Paris. François Ier, qui voulait se concilier l’Angleterre, demanda la pourpre pour Wolsey, et l’archevêque d’York reçut le titre de Cardinal de Sainte-Cécile au delà du Tibre. En novembre 1515, un ambassadeur romain lui apporta le chapeau : « Mieux eût valu lui donner une cape de Tyburn ou une corde de six deniers, dirent quelques Anglais indignés ; ces chapeaux romains, ajoutaient-ils, n’ont jamais rien apporté de bon à l’Angleterreo. » Cela a passé en proverbe.
o – These romish hats never brought good into England. »(Latimer’s Sermons, p. 119.)
Ce n’était pas assez pour Wolsey ; il désirait pardessus tout la grandeur séculière. Warham, las de lutter avec cet arrogant rival, résigna les sceaux, et le roi les remit aussitôt au cardinal. Enfin une bulle l’établit légat à latere du siège romain, et plaça sous sa juridiction les collèges, les monastères, les cours ecclésiastiques, les évêques et le primat lui-même. Dès lors, grand chancelier d’Angleterre et légat du pape, Wolsey régla tout dans l’État et dans l’Église ; il fit entrer habilement dans ses coffres l’argent du royaume et des pays étrangers, et se livra sans contrainte à l’ostentation et à l’orgueil, ses vices dominants. Partout où il paraissait, deux prêtres les plus beaux et les plus grands qu’il pût trouver, (il les choisissait à la taille dans tout le royaume), portaient devant lui deux grandes croix d’argent, en honneur, l’une de son archevêché, et l’autre de sa légation pontificale. Chambellans, gentilshommes, pages, huissiers, chapelains, chantres, clercs, échansons, cuisiniers et autres serviteurs, au nombre d’environ cinq cents, parmi lesquels se trouvaient beaucoup de nobles et les plus beaux yeomen du pays, remplissaient son palais. Wolsey s’avançait au milieu de cette foule, vêtu de velours et de soie écarlate, gants et chapeau de même couleur, souliers brodés d’argent et d’or, ornés de pierres précieuses et de perles. Une espèce de papauté se formait ainsi en Angleterre, car la papauté se développe partout où germe l’orgueil.
Une pensée occupait Wolsey plus encore que le faste dont il s’entourait : c’était le désir de captiver le roi. Il dressa à cet effet l’horoscope de Henri, et fit faire une amulette qu’il portait toujours sous ses vêtements pour charmer son maître par des vertus magiquesp. Puis ayant recours à une nécromancie plus efficace, il choisit parmi les compagnons de débauche du jeune monarque les esprits les plus déliés, les caractères les plus ambitieux, et se les attachant par un serment secret, il les plaça à la cour pour y être ses oreilles et ses yeux ; aussi ne se disait-il pas un mot autour du monarque, surtout contre Wolsey, qu’une heure après le cardinal n’en fût informé. Si le coupable n’était pas en faveur, on le mettait à la porte sans miséricorde ; dans le cas contraire, le ministre lui faisait donner quelque mission lointaine. Les femmes de la reine, les chapelains du roi, ses confesseurs même étaient les espions du cardinal ; il prétendait à la toute-présence comme le pape à l’infaillibilité.
p – He calked [calculated] the king’s nativity… he made by craft of necromancy graven imagery to bear upon him, wherewith he bewitched the king’s mind. (Tyndale’s Expositions (Parker Soc.), p. 308.
Wolsey avait pourtant quelques vertus d’apparat ; généreux jusqu’à l’affectation envers les pauvres, il se montrait, comme chancelier, inexorable envers toute espèce de désordres, et prétendait surtout faire plier sous sa puissance les riches et les grands. Les lettrés seuls obtenaient de lui quelques égards ; aussi Érasme l’appelait-il « l’Achate d’un nouvel Énée. » Mais la nation ne se laissait pas entraîner par les louanges du savant hollandais. Wolsey, de mœurs plus que suspectes, double de cœur, infidèle à ses promesses, accablant le peuple de pesants impôts, plein d’arrogance envers tous, fut bientôt haï de toute l’Angleterre.
L’élévation d’un prince de l’Église romaine ne pouvait être favorable à la Réformation. Les prêtres, qu’elle encourageait, résolurent de tenir tête aux triples atteintes des lettrés, des réformateurs et de l’État ; ils eurent bientôt une occasion d’éprouver leurs forces. Les ordres sacrés étaient devenus, pendant le moyen âge, un passeport pour toute espèce de crimes. Le parlement, désireux de corriger cet abus et de réprimer les empiétements de l’Église, arrêta, en 1513, qu’un ecclésiastique convaincu de vol ou de meurtre, pourrait être poursuivi par les tribunaux séculiers. On excepta pourtant les évêques, les prêtres et les diacres, c’est-à-dire presque tout le clergé. Malgré cette timide précaution, un clerc hautain, l’abbé de Winchelcomb, commença la bataille en s’écriant dans l’église de Saint-Paul : « Ne touchez pas à mes oints, dit le Seigneur. » En même temps Wolsey se rendit auprès du roi, à la tête d’une suite imposante de prêtres et de prélats, et dit en levant la main vers le ciel : Sire, mettre en cause un religieux, c’est violer les lois divines. » Cette fois-ci, pourtant, Henri ne céda pas. C’est par la volonté de Dieu que nous sommes roi d’Angleterre, répondit-il ; les rois, nos prédécesseurs, n’ont reconnu d’autre supérieur que Dieu même, et nous maintiendrons les droits de notre couronne. » Henri avait compris que mettre le clergé au-dessus des lois c’était le placer au-dessus du trône. Les prêtres étaient battus, mais ils n’étaient pas découragés ; la persévérance est un trait qui se retrouve dans tout parti hiérarchique. Ne marchant pas par la foi, on marche d’autant plus par la vue, et des combinaisons habiles remplacent les saintes aspirations du chrétien. D’humbles disciples de l’Évangile devaient bientôt s’en apercevoir, car le clergé allait préluder par quelques attaques isolées aux grandes luttes de la Réformation.