Valeur infinie de la révélation dans un tel sujet. — Le Livre de Dieu nous dévoile ce que Dieu est pour nous, bien plus que ce qu’il est en soi (son caractère plutôt que son être) ; il nous révèle moins les mystères de son essence que les mystères de sa grâce, moins ses attributs que ses dispensations ; il projette pourtant ses lumières sur la nature divine, et ouvre des vues que la raison n’aurait point soupçonnées. — Notion générale de Dieu d’après l’Ecriture »
A ces révélations de la nature et de la conscience, derrière lesquelles la foi peut s’abriter dans la tourmente que nous traversons, nous devons, nous, chrétiens, joindre celles de l’Ecriture qui éclairent et assurent tout. Qu’il est précieux, en face de ces fluctuations de la pensée spéculative et des incertitudes qu’elles entretiennent et des troubles qu’elles engendrent, d’avoir un autre fondement pour sa foi. Rien de plus propre à faire sentir la valeur infinie de la révélation biblique. Cette lumière d’En-haut est nécessaire aussi dans les régions de la science ; elle l’est là autant qu’ailleurs. Aux théories métaphysiques, non moins qu’aux opinions traditionnelles, s’appliquent les déclarations que nous avons eu occasion de citer et que sanctionne l’expérience des siècles (Matthieu 11.27 ; Jean 1.18 ; 1 Corinthiens 1.21). Revenons donc au Livre divin avec les sentiments de gratitude, de confiance, d’abandon, qu’il doit nous inspirer. S’il ne répond pas aux curiosités de l’esprit, il satisfera les saintes réclamations de la conscience et du cœur. Ecoutons ce que Dieu a daigné nous enseigner de lui-même et de ses voies envers nous.
C’est ici, redisons-le, la grande question de la théodicée, car c’est celle qui intéresse essentiellement la foi et la vie de la foi. Ne déprécions pas l’œuvre de la philosophie, mais ne la surfaisons pas non plus. La philosophie épure la religion des erreurs et des superstitions populaires, — et certes c’est beaucoup, — mais elle réussit mieux à établir ce que Dieu n’est pas que ce qu’il est ; elle sait et dit peu de chose de certain en particulier sur ses attributs moraux, sur les dispensations de sa justice et de sa miséricorde, c’est-à-dire sur ce qui importe souverainement à la religion, et qui en constitue le fond vital. En somme, les services qu’elle rend sont plus négatifs que positifs. Elle fait toujours ce qu’elle fit lors de l’apparition du christianisme, où elle ouvrit la voie à la vérité en discréditant les croyances et les pratiques consacrées. Pour extirper la crédulité, elle court risque de déraciner la foi ; sous ombre de rationaliser, il lui arrive de volatiliser, ainsi que nous l’indiquions tout à l’heured. A force de vouloir percer le fondement et le fondement du fondement, elle va se perdre dans les abîmes qu’elle creuse. Elle est ici (la raison et l’observation le lui disent de concert) dans un ordre de choses qui la passe en mille sens ; elle doit par conséquent se contenter de cette lumière fragmentaire mais positive qui y brille à travers les ombres. Pour déterminer les attributs de Dieu, il faudrait sonder le fond de son être ; et n’est-ce pas manifestement l’impossible ? Il n’est pas un seul de ces attributs, même les plus certains (éternité, toute présence, etc.), que nous concevions réellement. Il y a là d’innombrables incompréhensibilités, d’où résultent d’irréductibles énantiophanies. La prétention de tout pénétrer et l’impossibilité d’y réussir enfantent ces théories hasardées qui, se heurtant et se renversant incessamment les unes sur les autres, entretiennent peut-être plus que tout le reste le trouble de notre temps. Du mystère l’antinomie, et, pour les esprits qui ne veulent croire qu’à la condition de comprendre, de l’antinomie le doute d’abord et ensuite la négation. Le criticisme kantien ébranla les antiques bases de la croyance, en relevant les oppositions que présentent à la raison spéculative les problèmes de la théodicée, de la Providence, de la création, où se neutralisent, selon lui, le pour et le contre. Aujourd’hui, tout est mis en question par l’opposition qu’on presse si généralement entre la notion de l’absolu, de l’infini, et celle de la personnalité divine. Et pourtant, que vaut tout cela en un tel sujet ? La réflexion et l’expérience ne nous répètent-elles pas ce que disait le patriarche il y a 3 000 ans : « Trouveras-tu le fond de Dieu en le sondant ? Ce sont les hauteurs des cieux, qu’y verras-tu ? Ce sont les profondeurs de l’abîme, qu’y connaîtras-tu ? » Si vous voulez concevoir Dieu pour croire, vous ne croirez point. Dieu n’est-il pas nécessairement incompréhensible en lui-même, quand il l’est à tant d’égards dans ses œuvres et dans ses voies ? La raison veut qu’en nous tenant aux grandes données de la conscience, de la nature et de la révélation, nous apprenions à marcher par la foi. Dès que Dieu nous a parlé par ses Prophètes et par son Fils (Hébreux 1.1), dès qu’il s’est révélé dans les Saintes Ecritures, c’est là surtout que nous devons le chercher, laissant à ceux qui rejettent cette lumière supérieure de le chercher ailleurs.
d – Voir par exemple l’esthétisme panthéistique, de M. Renan, et le nihilisme idéaliste, de M. Vacherot.
La Bible nous dit ce que Dieu est pour nous, bien plus que ce qu’il est en soi. Ce qu’elle nous dévoile, c’est son caractère, pour ainsi parler, plutôt que son être. Ses révélations sont des manifestations, des attestations, autant que des enseignements ; c’est une histoire autant qu’une doctrine ; théodicée concrète, vivante, tout autre que celle de la métaphysique ; c’est de la foi, de la religion, plutôt que de la science ou de la théologie ; ou, si l’on veut, c’est une science, une théologie pratique qui, s’adressant à l’âme entière, a pour but essentiel d’éveiller et de régler la vie spirituelle, de nourrir les sentiments de confiance, d’adoration, d’amour, de repentir, de dévouement, dont se compose la vraie piété.
La Bible nous montre Dieu comme le Maître, de qui nous dépendons et pour le temps et pour l’éternité, comme le Juge, qui sonde les cœurs et rend à chacun selon ses œuvres, comme le Père céleste, qui fait tout concourir au bien de ses enfants, comme le Trois fois saint et le seul Bon, qu’environnent ensemble la justice et la miséricorde. Le Dieu de la Bible est le Dieu-Providence. Dans le Nouveau Testament Dieu se révèle en Christ à d’ineffables profondeurs ; et là encore il veut moins nous dévoiler les mystères de son essence que les mystères de sa grâce, moins ses attributs que ses dispensations. Sans doute, la Bible projette aussi ses lumières sur la nature et l’existence divine ; elle ouvre des vues que la raison n’aurait point soupçonnées (Trinité, par ex.) ; mais elle n’en découvre guère que ce qui tient à l’ordre du salut. Là, de même que partout ailleurs, domine le côté pratique ou religieux ; le côté proprement scientifique n’étant pas l’objet des révélations, n’en ressort qu’indirectement.
En thèse générale, la Bible manifeste les attributs de Dieu par ses actes ; elle les atteste plus qu’elle ne les expose ; elle les fait entrevoir ou pressentir plus qu’elle ne dit ce qu’ils sont ; elle les proclame plus qu’elle ne les détermine. A cet égard, comme à tout autre, la définition, la démonstration, l’exposition didactique, que recherche la science, ne se trouvent point dans la Bible. Alors même qu’elle donne des définitions de Dieu, car elle en a son enseignement est en réalité plus parénétique que théorique (Jean 4.24 ; 1 Jean 1.5 ; 4.8). La Bible est une révélation ; mais cette révélation est essentiellement un témoignage.
Et cette absence apparente de science est la science véritable, la seule possible et la seule certaine. Que pouvons-nous savoir de Dieu que ses rapports avec nous, et ces grands caractères de son être, et ces lois générales de sa Providence et de sa grâce qui nous font entrevoir ce qu’il est sans nous le laisser voir. C’est l’ombre et la lumière tout ensemble ; c’est ce symbole ancien, colonne de nuée pendant le jour, colonne de feu pendant la nuit, qui guidait Israël dans le désert, et dont la science non plus que la foi ne devraient jamais perdre le souvenir.
En relevant ainsi le mystère et en y insistant, je ne veux certes pas dire que nous ne puissions nous élever à une connaissance certaine de Dieu, et la rendre toujours plus exacte, plus profonde, plus intime. Ce serait m’inscrire en faux contre les aspirations les plus hautes de la raison et du cœur, de même que contre les enseignements et les préceptes de l’Ecriture. (Colossiens 1.10 ; 2 Pierre 3.18). Le sentiment religieux implique à un degré ou à l’autre la connaissance de la Divinité ; et si nous distinguons entre la connaissance pratique, qui caractérise la théodicée religieuse, et la connaissance théorique ou théologique, nous trouvons encore que la première n’est pas sans la seconde : la vie de la foi a nécessairement à sa base une doctrine de la foi. Mais de là à sonder ou à concevoir l’essence divine, il y a loin. Même pour les attributs et les conseils divins dont nous sommes les plus assurés, c’est le fait que nous possédons plutôt que la notion proprement dite (le οτι non le πως).
Voilà pourquoi nous repoussons, comme aussi périlleuses qu’illusoires, ces théories présomptueuses qui se figurent plonger jusqu’aux dernières profondeurs de l’Infini, et d’après lesquelles nous comprendrions Dieu mieux que nous ne nous comprenons nous-mêmes : théologies ou théogonies dont les prétentions démontrent à première vue l’inanité. Il n’est pas d’écarts où ne puisse être entraînée la logique dans cette région des pures idéalités. Que d’étranges théodicées s’y sont produites de nos jours ! On avait fini par y perdre le sentiment ou le dogme fondamental de la personnalité divine, que relèvent peu à peu les protestations de la conscience et de l’Ecriture.
En dehors même de l’ontologie idéaliste, on dépasse fréquemment les limites où devraient s’arrêter la raison et la foi. Voyez, sur la question des attributs divins, ces essais sans cesse renouvelés pour les classer et les expliquer en quelque manière en les déduisant les uns des autres : constructions systématiques, que crée ou renverse chaque mouvement de la pensée spéculative. Dans notre connaissance si incomplète et par là si défectueuse de Dieu, nous ne pouvons contempler que par parcelles la perfection suprême (cabod — δοξα) qui fait son essence. Il en est — et cette comparaison reste encore infiniment au-dessous du vrai — il en est comme de la lumière du soleil, que nous divisons en rayons distincts pour les étudier chacun à part. Mais, de même que c’est la combinaison des rayons qui fait la lumière du soleil, de même c’est la réunion des attributs qui fait le caractère ou l’être divin.
« Pour savoir ce qu’il est, il faut être lui-même. »
L’aveu d’ignorance dans ce qui est décidément au-dessus de l’esprit humain, est le propre de la vraie science : et c’est certainement le cas, au-delà d’un certain point, pour les profondeurs de l’existence et de l’essence divine. Allez jusqu’au possible, si vous le trouvez bon et que vous ne sachiez pas vous contenter du certain ou du probable : cherchez, raisonnez, spéculez, c’est votre droit ; mais votre devoir serait de dire modestement, après ces grands travaux de découverte : Il me semble qu’il doit en être ou qu’il peut en être ainsi.
Revenons au Livre des révélations pour marquer les grands traits de son enseignement.
La Bible représente Dieu comme le seul Eternel (Deutéronome 6.4 ; Ésaïe 42.8), comme le Créateur, le Conservateur, le Régulateur des mondes, et l’objet suprême de l’adoration des hommes et des anges. Tout ce qui, à part lui, est appelé Dieu, n’est rien (Psaumes 96.5 ; Ésaïe 40.19 ; Jérémie 10.7-16 ; 1 Corinthiens 8.4 ; 10.19 ; Galates 4.9).
Le Dieu de la Bible est le Dieu vivant, expression singulière, mais forte, aussi vraie vis-à-vis du panthéisme idéaliste ou naturaliste qu’elle l’était vis-à-vis du polythéisme.
Il serait peu utile d’exposer longuement les attributs divins, tels que les donne la Bible : il suffira de les indiquer.
Partant du monothéisme, qu’elle pose d’entrée et maintient partout à sa base, la Bible attribue à Dieu la spiritualité (Jean 4.24) — on l’a contesté pour l’Ancien Testament ; mais en combien d’endroits n’est-il pas dit que Dieu ne saurait être représenté par rien de ce qui est sur la terre ni dans les cieux ! (Psaumes 139.1-24 ; Deutéronome 4.15 ; Ésaïe 40.25 ; 46.5), — l’éternité, l’immutabilité, la toute puissance, la toute présence, la toute science, la souveraine sagesse, la sainteté, la justice (qui est la sainteté veillant à l’ordre et au bien universel), la bonté, la miséricorde, la fidélité ; elle lui attribue l’infinie béatitude, et parle en termes magnifiques de sa majesté et de sa gloire.
Et tout cela pratiquement ; la théodicée des Livres saints est moins de la science que de la foi, répétons-le. Ce sont des impressions ou des dispositions morales qu’elle tend à produire, plutôt que des notions spéculatives ; c’est la vie par la vérité. Le point de vue religieux est tout ; le point de vue théologique ou métaphysique n’est rien, du moins quand il est seul. De même du mystère de piété (Dieu manifesté en chair), qui ouvre un nouveau jour dans le monothéisme biblique : il n’est révélé aussi qu’en rapport avec le triple fait où se résume l’état de l’homme et son relèvement, condamnation, justification, régénération : Dieu juste et sauveur. Partout l’esprit de cette parole de saint Paul : Si quelqu’un présume savoir quelque chose (en restant dépourvu de la charité, substance du christianisme pratique), il n’a encore rien connu comme il faut connaître. (1 Corinthiens 8.1-2 ; 13.2).
Il y a là une sainte grandeur, devant laquelle s’inclinent ensemble la conscience et la raison. Si elles n’en peuvent tout concevoir, elles sont forcées d’en tout adorer ; le fait révélé s’impose au cœur, là même où le mystère étonne l’esprit. C’est, sous la simplicité du langage, la notion théiste la plus haute, à égale distance des erreurs contraires du déisme et du panthéisme ; d’un côté le dogme de l’union mystique met les âmes dans le rapport le plus intime avec Dieu, d’un autre côté le dogme de la Création pose une différence essentielle, par conséquent une séparation radicale entre le seul Eternel et tout ce qui n’est que par lui. En comparant cette théodicée si élevée et si puissante en même temps que si populaire, avec les théodicées philosophiques, toujours si abstraites et souvent si étranges, en observant le pêle-mêle de la science de nos jours, on se sent porté à répéter avec l’apôtre : Le monde n’ayant pas connu Dieu par la sagesse, etc. (1 Corinthiens 1.21).
A cela se rapporte une grande déclaration de Jésus-Christ, qui s’est déjà présentée à nous, mais qu’il peut être bon de rappeler : « Nul ne connaît le Père que le Fils et celai à qui le Fils aura voulu le révéler » (Matthieu 11.27). Jésus-Christ a été la révélation de Dieu sur la terre, du Dieu saint et bon, notre Juge et notre Père céleste, dont la justice et la miséricorde (ces deux attributs qui constituent en quelque manière la religion pour des êtres tels que nous), s’appellent, s’harmonisent, se magnifient l’une l’autre dans l’Evangile. Le Dieu qui habite l’éternité et l’immensité, le Dieu que l’observation et la spéculation sont exposées à perdre dans ses grandeurs, se manifeste à l’humble foi, à cette foi qui fait voir l’invisible (Hébreux 11.27) ; et tandis que les plus hautes intelligences s’efforcent souvent en vain d’arriver jusqu’à lui en sondant ses œuvres et ses voies, des hommes sans culture, des enfants en qui s’est éveillé le sens religieux et moral, le trouvent, le voient partout, et entretiennent avec ce céleste Ami une douce et constante communion d’esprit et de cœur : Dieu au-dessus de tout, que les Cieux, même les Cieux des Cieux, ne sauraient contenir, et Dieu avec nous, notre Emmanuel, Dieu de près et Dieu de loin, selon l’expression du prophète, unissant ce que la philosophie nomme immanence et transcendance, et qu’elle réussit aussi peu à concilier dans l’ordre métaphysique, que la justice et la miséricorde dans l’ordre moral. Dieu, non seulement sensible au cœur, suivant le mot de Pascal si souvent cité, mais en quelque sorte visible à l’œil dans les dispensations de sa Providence et de sa grâce, surtout dans le grand mystère de piété (Jean 14.9). — Théodicée voilée à bien des égards par la nature même des choses, mais aussi haute et profonde que simple et saisissante, qui répond mieux que toute autre aux mystérieux pressentiments de l’âme humaine. Théodicée historique et didactique tout ensemble où les faits soutiennent les enseignements et les rendent si impressifs et si effectifs. Ce qu’elle a été dans le monde depuis dix-huit siècles, ne dit-il pas qu’elle est la vérité et la vie, à part les témoignages directs qui le constatent ? Le Fils unique qui est dans le sein du Père, c’est lui qui nous l’a fait connaître. (Jean 1.18). A qui irions-nous’ ? Seigneur ! tu as seul les paroles de la vie éternelle. (Jean 6.68).
Quelle admirable union de la majesté, de la sainteté et de la simplicité dans la théodicée de l’Ecriture ! Avec quelle vérité l’on peut répéter au point de vue dogmatique, de même qu’au point de vue moral, le mot de Rousseau : « Voyez les livres des philosophes, avec toute leur pompe, qu’ils sont petits près de celui-là ! »