Trinité dans la science. – Eloge de la foi chrétienne. – Comment la foi des croyants est individuelle. – Tous désirent le bonheur, et cependant tous n’ont pas la foi qui conduit au bonheur. Or cette foi ne se trouve que dans le Christ qui est ressuscité d’entre les morts ; lui seul peut délivrer de l’esclavage du démon par la rémission des péchés. – Ce n’est point par la force, mais par la justice, que le Christ a dû vaincre le démon quand les paroles de la foi sont confiées à la mémoire, il se forme dans l’âme une sorte de trinité, puisque les sons des paroles sont dans la mémoire, même quand l’homme n’en forme aucune pensée ; que, quand il y pense, la vision de la mémoire prend naissance, et qu’enfin la volonté unit le souvenir et la pensée.
1. Dans le livre précédent, le douzième de l’ouvrage, nous avons suffisamment cherché à établir la différence entre la fonction de l’âme raisonnable agissant dans les choses temporelles, qui ne renferme pas seulement la connaissance, mais s’étend aussi à l’action ; et l’autre fonction plus parfaite de la même âme consistant dans la contemplation des choses éternelles et se bornant à la connaissance. Il est à propos, ce me semble, de citer ici quelques passages des Ecritures, pour rendre cette distinction plus sensible.
2. Saint Jean commence ainsi son évangile : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu. C’est lui qui au commencement était en Dieu. Toutes choses ont été faites par lui, et sans lui rien n’a été fait. Ce qui a été fait, en lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas comprise. Il y eut un homme envoyé de Dieu, dont le nom était Jean. Celui-ci vint comme témoin pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui. Il n’était pas la lumière, mais il devait rendre témoignage à la lumière. Celui-là était la vraie lumière, qui illumine tout homme venant en ce monde. Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui et le monde ne l’a pas connu. Il est venu chez lui, et les siens ne l’ont pas reçu. Mais il a donné le pouvoir d’être faits enfants de Dieu, à tous ceux qui l’ont reçu, à ceux qui croient en son nom ; qui ne sont point nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu. Et le Verbe a été fait chair, et il a habité parmi nous (et nous avons vu sa gloire comme la gloire qu’un fils unique reçoit de son père) plein de grâce et de vérité (Jean I, 1-4) ».
La première partie de ce texte de l’Evangile que j’ai cité en entier se rapporte à ce qui est immuable et éternel et dont la contemplation nous rend heureux ; dans ce qui suit, les choses éternelles se trouvent mêlées aux choses temporelles. Par conséquent certaines choses y ont trait à la science, et d’autres à la sagesse, suivant la distinction établie dans le douzième livre. En effet ces paroles : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu ; c’est lui qui au commencement était en Dieu. Toutes choses ont été faites par lui et sans lui rien n’a été fait. Ce qui a été fait, en lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas comprise » ; ces paroles, dis-je, se rapportent à la vie contemplative et présentent un objet qu’on ne peut voir que par l’âme intellectuelle. Et, là, il est hors de doute que plus on fera de progrès, plus on deviendra sage. Mais, d’après ce qui suit : « La lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas comprise », la foi était évidemment nécessaire pour croire ce qu’on ne voyait pas. Par ténèbres, l’évangéliste entend ici les cœurs des hommes qui se détournent de cette lumière et sont incapables de la voir ; c’est pourquoi il ajoute : « Il y eut un homme envoyé de Dieu, dont le nom était Jean ; celui-ci vint comme témoin pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui ». Voici déjà qui s’est passé dans le temps et appartient à la science que procure la connaissance de l’histoire. Or, nous nous figurons Jean comme un homme, d’après la notion de la nature humaine imprimée en notre mémoire. En ceci croyants et incrédules sont d’accord : car tous savent ce que c’est que l’homme, dont ils ont connu la partie extérieure, c’est-à-dire le corps, par les yeux du corps, et la partie intérieure, c’est-à-dire l’âme, par eux-mêmes, puisqu’ils sont hommes : connaissance qui s’entretient par leurs rapports avec l’humanité, en sorte qu’ils peuvent saisir le sens de ces expressions : « Il y eut un homme dont le nom était Jean », puisqu’ils connaissent des noms pour en avoir entendu et en avoir exprimé eux-mêmes. Quant à ce qu’on ajoute : « Envoyé de Dieu », les croyants l’admettent, les incrédules en doutent ou en rient. Néanmoins les uns et les autres, à moins d’être du nombre de ces insensés extravagants, qui disent en leur cœur : « Il n’y a point de Dieu (Ps. XIII, 1) », tous en entendant ces paroles, ont la même pensée, savent ce que c’est que Dieu, ce que c’est que d’être envoyé par Dieu ; et s’ils ne le savent pas exactement, ils en ont du moins une idée quelconque.
3. Or, cette foi que chacun voit en son cœur, comme présente s’il est croyant, comme absente s’il est incrédule, nous la connaissons par un autre moyen que les sens. Il n’en est plus ici comme des corps que nous voyons de nos yeux corporels, et auxquels nous pouvons penser en dehors de leur présence, ou au moyen de leurs images imprimées en notre mémoire ; ni comme des choses que nous n’avons pas vues, dont nous nous formons, d’après celles que nous avons vues, une idée quelconque que nous confions à notre mémoire pour y recourir à volonté, et voir ces choses, ou plutôt pour voir en souvenir leurs images que nous avons fixées plus ou moins exactement ; ni comme d’un homme vivant, dont l’âme, bien que nous ne la voyions pas, nous est connue par la nôtre, dont les mouvements corporels attestent la vie à nos yeux, et que nous pouvons encore revoir par la pensée. Non : ce n’est pas ainsi que la foi se fait voir dans le cœur où elle habite, par celui qui la possède ; mais il la connaît d’une science très-certaine et par le cri de sa conscience. Et bien que l’on nous ordonne de croire, précisément parce que nous ne pouvons voir ce que l’on nous ordonne de croire, néanmoins nous voyons cette foi en nous, quand elle y est : parce que la foi aux choses même absentes, est présente ; parce que la foi aux choses extérieures, est intérieure ; parce que la foi aux choses qui ne se voient pas, est visible, et qu’elle se forme dans le temps au cœur des hommes, et en disparaît quand de fidèles ils deviennent infidèles. Mais quelquefois on croit à des choses fausses ; il est même reçu dans le langage de dire : On a ajouté foi à un tel, et il a trompé. C’est avec raison que cette sorte de foi – si elle mérite ce nom – disparaît du cœur, quand la vérité, une fois découverte, l’en expulse. Or il est désirable que la foi aux choses vraies devienne la réalité même. On ne peut pas dire en effet que la foi a disparu, quand on voit ce que l’on croyait. Mais peut-on encore lui conserver le nom de foi, après la définition que donne l’Apôtre dans l’Epître aux Hébreux, où il dit que la foi est la conviction des choses qu’on ne voit point (Héb. XI, 1) ?
4. Les paroles qui suivent : « Celui-ci vint comme témoin pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui », se rapportent, comme nous l’avons dit, à l’action temporelle. En effet, c’est dans le temps qu’on rend témoignage de la chose éternelle, qui est la lumière des intelligences. C’est pour rendre témoignage de cette chose qu’est venu Jean qui « n’était point la lumière, mais pour rendre témoignage à la lumière ». Car l’Evangéliste ajoute : « Celui-là était la vraie lumière, qui illumine tout homme venant en ce monde. Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui, et le monde ne l’a pas connu. Il est venu chez lui, et les siens ne l’ont point reçu ». Ceux qui savent notre langue comprennent toutes ces expressions d’après les choses qu’ils connaissent. De ces choses, les unes nous sont connues par les sens du corps, comme l’homme, par exemple, comme le monde, dont nous voyons si clairement l’étendue, comme les sons de ces paroles mêmes, car l’ouïe est aussi un sens ; les autres ne sont comprises que par la raison de l’âme, comme celles-ci par exemple : « Et les siens ne l’ont pas reçu ». Le sens est en effet : Ils n’ont pas cru en lui, et cette idée, ce n’est point par les sens du corps, mais par la raison de l’âme, qu’elle vient en nous. Quant aux paroles mêmes – je ne parle pas des Sons, mais de leurs significations – nous les avons apprises en partie par le sens du corps, en partie par la raison de l’âme. Ce n’était pas pour la première fois que nous les entendions, mais celles que nous avions entendues, – et non-seulement ces paroles, mais aussi leurs significations – nous les connaissions, nous les tenions dans notre mémoire, et nous n’avons fait que les reconnaître ici. Le dissyllabe « monde, par exemple, en tant que son, est une chose matérielle et se perçoit par le corps, c’est-à-dire par l’oreille ; mais ce qu’il signifie est aussi connu par le corps, c’est-à-dire par les yeux de la chair. En effet le monde, en tant qu’il est connu, est connu par la vue. Mais ce mot de quatre syllabes, crediderunt (ils ont cru), en tant que son, est aussi connu par l’oreille de la chair, puisqu’il est matériel ; seulement ce n’est plus le sens du corps, mais la raison de l’âme, qui en fait connaître la signification. En effet, si nous ne connaissions pas par notre âme ce que signifie : Ils n’ont pas cru, nous ne saurions pas quelle est la chose que n’ont pas voulu faire ceux dont on dit : « Et les siens ne l’ont pas reçu ». Le son du mot frappe donc extérieurement les oreilles du corps, et atteint le sens qu’on appelle l’ouïe. La forme de l’homme est également une connaissance imprimée en nous-mêmes, et extérieurement présente aux divers sens du corps : aux yeux, quand on le voit ; aux oreilles, quand on l’entend ; au toucher, quand on le tient et qu’on le touche ; notre mémoire en garde même l’image, incorporelle il est vrai, mais semblable à un corps. Le monde enfin, cette merveilleuse beauté, est aussi extérieurement présent et à nos yeux, et à ce sens qu’on appelle le toucher, quand nous en touchons quelque chose ; mais, au dedans de nous encore, notre mémoire en garde l’image à laquelle nous recourons par la pensée, quand nous sommes renfermés entre des murailles ou plongés dans les ténèbres. Du reste, nous nous sommes assez étendu, dans le onzième livre, sur ces images des choses matérielles, immatérielles elles-mêmes, mais semblables aux corps et appartenant à la vie de l’homme extérieur. Maintenant il s’agit de l’homme intérieur et de sa science des choses temporelles et changeantes. Quand, pour atteindre son but, cette science emprunte quelque chose à ce qui appartient à l’homme extérieur, ce doit être pour en tirer un enseignement à l’appui de la science rationnelle. C’est ainsi que l’usage rationnel de ce que nous avons de commun avec les animaux privés de raison, appartient à l’homme intérieur, et on ne peut dire qu’il nous soit commun avec les animaux privés de raison.
5. Or la foi, dont notre raison sent le besoin de parler plus longuement dans ce livre, celle dont la possession fait ce qu’on appelle les fidèles, et la privation, les infidèles – les infidèles, comme ceux qui n’ont pas reçu le Fils de Dieu venant chez lui – la foi, dis-je, bien qu’elle nous vienne par tradition, n’appartient cependant pas à ce sens du corps qu’on appelle l’ouïe, parce qu’elle n’est pas un son ; ni aux yeux de la chair, parce qu’elle n’est ni une couleur, ni une forme de corps ; ni au sens qu’on appelle le toucher, parce qu’elle n’a rien de palpable ; ni enfin à aucun sens corporel, parce qu’elle est une affaire de cœur, et non de corps. Elle n’est point non plus en dehors de nous, mais au plus intime de notre être ; personne ne la voit chez un autre, mais chacun la voit en soi. Enfin elle peut n’exister qu’en apparence et être supposée là où elle n’est pas. Ainsi, chacun voit en soi sa propre foi ; il la croit chez un autre sans la voir, et l’y croit avec d’autant plus d’assurance, qu’il aperçoit mieux les fruits qu’elle a coutume de produire par la charité (Gal. V, 6). C’est pourquoi elle est commune à tous ceux dont l’Evangéliste parle, quand il ajoute : « Mais il a donné le pouvoir d’être faits enfants de Dieu, à tous ceux qui l’ont reçu, à ceux qui croient en son nom ; qui ne sont point nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu ». Cette foi, dis-je, est commune, non pas à la manière d’une forme corporelle, visible pour tous les yeux, mais à peu près dans le sens où l’on dit de la figure humaine qu’elle est commune à tous les hommes, bien que chacun ait la sienne.
C’est en effet, avec la plus parfaite vérité, que nous disons que la foi de ceux qui croient la même chose provient d’une doctrine absolument une. Mais autre chose sont les objets de la foi, autre chose la foi elle-même. Ceux-là consistent en des choses que l’on dit être actuellement, ou avoir été, ou devoir être ; tandis que la foi est dans l’âme du croyant, visible seulement pour celui qui la possède, quoiqu’elle existe aussi chez les autres, non pas elle précisément, mais une autre toute semblable. Car c’est par le genre, et non par le nombre qu’elle est une ; et nous la disons une plutôt que multiple, à cause de la ressemblance et de l’absence de toute diversité. Quand nous voyons deux hommes parfaitement semblables, nous disons qu’ils n’ont qu’une figure pour les deux et nous en sommes étonnés. Il serait plus juste de dire qu’il y avait beaucoup d’âmes – à les prendre chacune en particulier – chez ceux dont il est dit aux Actes des Apôtres, qu’ils n’avaient qu’une âme (Act. IV, 32), que de se hasarder à avancer qu’il y a autant de fois que de fidèles, quand l’Apôtre dit : « Il y a une seule foi (Eph. IV, 5) ». Et cependant celui qui a dit : « O femme, ta foi est grande (Matt. XV, 28) » ; et à un autre : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté (Id. XIV, 31) ? » laisse assez entendre que chacun a la sienne. Mais on dit de la foi de ceux qui croient les mêmes choses, qu’elle est une, comme on le dit de la volonté de ceux qui veulent les mêmes choses ; bien que parmi ceux qui veulent les mêmes choses, chacun ne connaisse que sa volonté, et ignore celle de son voisin, bien que celui-ci veuille la même chose ; et si ce voisin manifeste sa volonté par des signes, on croit encore à cette volonté plutôt qu’on ne la voit. Assurément personne, ayant conscience de soi-même, ne s’approprie cette volonté ; seulement il l’entrevoit clairement.
6. Il existe, dans une nature vivante et douée de raison, une telle uniformité de tendance, que, bien que l’on ne connaisse pas la volonté de l’autre, il est cependant des volontés générales qui sont connues de chacun en particulier, tellement que l’individu, ignorant ce que veut tel autre individu, sait cependant ce que tous veulent sur certains points. De là cette charmante facétie d’un comédien, qui avait promis sur le théâtre de révéler dans la représentation suivante ce que tous les spectateurs penseraient et désireraient, et au jour fixé, au milieu d’une foule plus nombreuse que jamais, pendant que tous étaient silencieux et en suspens, s’écria, dit-on : Vous voulez tous acheter à bon marché et vendre cher. Cette plaisanterie de bouffon, imprévue et pourtant conforme à la vérité, rencontra au écho dans toutes les consciences, et d’immenses applaudissements éclatèrent. Or pourquoi la promesse de manifester la volonté de tout le monde excita-t-elle une si vive curiosité, sinon parce que chacun ignore la volonté des autres ? Et pourtant ce comédien ignorait-il celle-là ? Est-il personne qui l’ignore ? Et quelle en est la raison, si ce n’est parce qu’on peut raisonnablement former certaines conjectures sur les autres d’après soi-même, en vertu de l’uniformité des affections et des tendances de nos défauts ou de notre nature ? Mais autre chose est de voir sa propre volonté, autre chose d’établir des conjectures, même les mieux fondées, sur la volonté d’un autre. En fait de choses humaines, je ne suis pas plus certain de l’existence de Rome que j’ai vue, que de celle de Constantinople que je ne connais que sur le témoignage d’autrui. Ce bouffon, soit en se considérant lui-même, soit par l’expérience des hommes, était convaincu que tout le monde désire acheter à bon marché et vendre cher. Mais comme au fond c’est un défaut, chacun peut acquérir la justice à ce point de vue, ou tomber dans quelque autre défaut opposé à celui-là, de manière à lui résister et à le vaincre. J’ai connu un homme à qui on offrait un livre à acheter, et qui s’apercevant au bon marché que le marchand en ignorait la valeur, lui en donna, à son grand étonnement, le juste prix qui était bien plus considérable. Et si un homme était descendu assez bas dans le vice pour vendre à vil prix l’héritage de ses parents, et acheter à tout prix la satisfaction de ses passions ? Ce genre de luxe n’est pas impossible, je pense ; si on cherchait bien, on en trouverait des exemples, et même, sans chercher, on rencontrera peut-être des hommes qui, plus coupables que les personnages de théâtre et dépassant tout ce qui se débite et se représente sur la scène, achètent le déshonneur à grand prix, et vendent à vil prix leurs domaines. J’ai aussi connu des hommes qui, par générosité, achetaient des grains plus cher et les vendaient à meilleur marché à leurs concitoyens.
Ce que le vieux poète Ennius a dit : « Tous les mortels aiment la louange », il l’a dit d’après ce qu’il avait éprouvé de lui-même et de quelques autres, il l’a conjecturé de tous, et paraît bien avoir exprimé un goût universel. Si le bouffon eût dit : vous aimez tous la louange, personne de vous n’aime le blâme, on pourrait encore affirmer qu’il aurait exprimé une vérité générale. Cependant il y a des hommes qui détestent leurs propres défauts, qui se déplaisent à eux-mêmes sous ce point de vue, ne désirent point être loués par les autres, et sont même reconnaissants des reproches qu’on leur adresse, quand ils sont inspirés par la bienveillance et dans le but de les corriger. Mais si le comédien eût dit : Vous voulez tous être heureux, personne de vous ne veut être malheureux, cette fois il n’aurait rencontré que ce que chacun découvre au fond de sa volonté. Car quel que soit l’objet des plus secrets désirs, il se rattache toujours à cette aspiration si connue de tous et chez tous.
7. Tous désirant obtenir et conserver le bonheur, il est surprenant de voir combien les volontés sont différentes sur la nature du bonheur. Non que tous ne le désirent, mais tous ne le connaissent pas. Si, en effet, tous le connaissaient, les uns ne le placeraient pas dans la vertu de l’âme, les autres dans la volupté charnelle, ceux-ci dans l’une et l’autre, ceux-là et ceux-là encore dans mille et mille autres objets différents ; car pour déterminer ce que ç’est que la vie heureuse, chacun n’a consulté que son attrait. Comment donc tous éprouvent-ils une telle ardeur pour ce que tous ne connaissent pas ? Peut-on aimer ce qu’on ne connaît pas ? C’est une question que j’ai déjà traitée dans les livres précédents (Liv., VIII, ch. IV et suiv. ; liv., X, ch. IV.). Pourquoi donc tous désirent-ils le bonheur, et tous ne connaissent-ils pas le bonheur ? Serait-ce que tous savent en quoi il consiste, mais non où il est, et que de là proviendrait la divergence d’opinions, à peu près comme s’il s’agissait de trouver un lieu en ce monde où quiconque désire le bonheur serait sûr de le trouver, et comme si on ne cherchait pas aussi bien où est le bonheur qu’en quoi il consiste.
En effet, s’il consiste dans la volupté du corps, celui qui jouit de cette volupté est heureux ; s’il consiste dans la vertu de l’âme, celui qui possède cette vertu, le possède, et s’il consiste dans les deux, celui qui les réunit a trouvé le moyen d’être heureux. Quand donc l’un dit : Jouir de la volupté du corps, c’est être heureux ; et l’autre : Jouir de la vertu de l’âme, c’est être heureux : n’est-ce pas ou que tous les deux ignorent ce que c’est que le bonheur, ou qu’ils ne le savent pas tous les deux ? Comment donc tous les deux l’aiment-ils, si personne ne peut aimer ce qu’il ignore ? Serait-ce que le principe que nous avons posé comme indubitable et certain, à savoir que tous veulent être heureux, n’est qu’une fausseté ? Car, par exemple, si le bonheur consiste à vivre vertueux, comment celui qui ne veut pas être vertueux, veut-il être heureux ? Ne serait-il pas plus juste de dire : Cet homme ne veut pas être heureux, car il ne veut pas être vertueux, la vertu étant la condition obligée du bonheur ? Or, si pour être heureux il faut être vertueux, tous ne veulent pas être heureux, il y en a même bien peu, car beaucoup ne veulent pas être vertueux. Ainsi donc ce serait une erreur, le principe sur lequel Cicéron, l’académicien, n’a pas élevé le moindre doute (et pour les académiciens tout est douteux) lui qui, dans son dialogue, appelé Hortensius, voulant établir sa discussion sur une base incontestée, débute par ces mots : « Il est certain que nous « voulons tous être heureux ». Loin de nous la pensée de le dire ! Mais quoi alors ? Faudra-t-il dire que, quoique le bonheur ne soit pas autre chose qu’une vie vertueuse, on peut cependant désirer d’être heureux et ne pas vouloir être vertueux ? Ce serait par trop absurde. Ce serait dire : celui qui ne veut pas être heureux, veut être heureux. Peut-on entendre, peut-on supporter une telle contradiction ? Et cependant il le faut, s’il est vrai que tous veulent être heureux et que tous ne veulent pas la condition essentielle du bonheur.
8. Ou bien nous tirerons-nous d’embarras en disant que, chacun ayant placé le bonheur dans ce qui le charmait davantage, Epicure dans la volupté, Zénon dans la vertu, et d’autres dans d’autres choses, nous le ferons consister uniquement à vivre selon son attrait, en sorte qu’il sera toujours vrai d’affirmer que chacun désire d’être heureux, puisque chacun veut vivre le la manière qui lui plaît davantage ? Si cette proposition eût été énoncée au théâtre, chacun l’aurait retrouvée au fond de sa volonté. Mais Cicéron s’étant fait cette objection, y répond de manière à faire rougir ceux qui pensent de la sorte. « Des « hommes », dit-il, « qui ne sont point philosophes, il est vrai, mais qui sont toujours prêts à discuter, disent que tous ceux qui vivent à leur gré sont heureux », précisément ce que nous disions : vivre selon son attrait. Puis il ajoute : « C’est évidemment une erreur. Car vouloir ce qui ne convient pas, est une chose très-misérable ; et c’est un moindre malheur de ne pas obtenir ce qu’on désire que de désirer ce qu’on ne doit pas posséder ». Parole excellente et parfaitement vraie. Quel est, en effet, l’homme assez aveugle d’esprit, tellement étranger à tout sentiment d’honneur, tellement enveloppé des ténèbres de l’opprobre, qu’il appelle heureux, parce qu’il vit à son gré, celui qui vit dans le crime et la honte, assouvit ses volontés les plus coupables et les plus dégradantes, sans que personne s’y oppose, ou en tire punition, ou ose seulement hasarder un reproche, peut-être même aux applaudissements de la foule, puisque, selon la divine Ecriture : « Le pécheur est glorifié dans les désirs de son âme, et celui qui commet l’iniquité, reçoit des bénédictions (Ps. IX, 3) ? » Certainement, si ce pécheur n’avait pu accomplir ses criminelles volontés, tout malheureux qu’il serait, il le serait moins qu’il ne l’est. Sans doute une mauvaise volonté suffit à elle seule pour rendre malheureux ; mais le pouvoir de l’assouvir rend plus malheureux encore.
Ainsi donc, puisqu’il est vrai que tous les hommes désirent d’être heureux, qu’ils y tendent de toute l’ardeur de leurs vœux, et que tous leurs autres désirs se ramènent à celui-là ; puisque personne ne peut aimer ce dont il ignore absolument la nature et la qualité, et qu’il ne peut ignorer la nature de l’objet qu’il sait être le but de sa volonté : il s’ensuit que tout le monde connaît la vie heureuse. Or, tous ceux qui sont heureux ont ce qu’ils désirent, bien que tous ceux qui ont ce qu’ils désirent ne soient pas pour cela heureux ; mais ceux-là sont nécessairement malheureux qui n’ont pas ce qu’ils désirent, ou qui possèdent ce qu’il ne convient pas de désirer. Il n’y a donc d’heureux que celui qui tout à la fois possède tout ce qu’il désire et ne désire rien qu’il soit mauvais de posséder.
9. Puisque la vie heureuse est à ces deux conditions, puisque tous la connaissent, que tous la désirent, pourquoi les hommes, quand ils ne peuvent réunir ces deux conditions, préfèrent-ils avoir tout ce qu’ils désirent, plutôt que de n’avoir que de bons désirs, même sans la possession ? Est-ce donc par un effet de la dépravation humaine, que les hommes, sachant qu’on ne peut être heureux quand on n’a pas ce que l’on désire, ni quand on possède ce qu’on ne doit pas désirer, mais seulement quand on possède tous les biens qu’on désire et qu’on ne désire rien de mauvais : que sachant cela, dis-je, et ne pouvant réunir ces deux conditions nécessaires au bonheur, ils préfèrent ce qui éloigne du bonheur – car celui qui possède l’objet de coupables désirs en est bien plus éloigné que celui qui ne possède point l’objet de ses désirs – tandis qu’on devrait bien plutôt choisir et préférer le désir du bien, même sans la possession de l’objet désiré ? Car celui-là est bien près du bonheur, qui ne veut absolument que le bien, que ce qui le rendra heureux quand il le possédera. Et certainement ce n’est pas le mal, mais le bien, qui procure le bonheur, quand bonheur il y a ; et c’est déjà un bien et un bien d’un grand prix, d’avoir la bonne volonté, celle qui désire jouir des biens dont la nature humaine est capable, et nullement du mal qu’elle peut commettre ou posséder ; qui ne recherche les biens de cette misérable vie qu’avec prudence, tempérance, force, esprit de justice, et les acquiert dans la mesure de ses forces, de manière à rester bonne au milieu des maux, et à atteindre un jour le bonheur, quand tous les maux seront finis et tous les biens accomplis.
10. Conséquemment la foi en Dieu est surtout nécessaire en cette vie si pleine d’erreurs et de peines. Il n’est pas possible d’imaginer d’où viendraient les biens, particulièrement ceux qui rendent bon et ceux qui rendront heureux, s’ils ne descendent pas de Dieu sur l’homme pour l’enrichir. Mais quand, au sortir de cette vie, celui qui sera resté bon et fidèle au milieu de ses misères, entrera dans la vie heureuse, alors il lui arrivera ce qui est absolument impossible ici-bas, de vivre selon ses désirs. En effet, au sein de cette félicité, il ne voudra plus le mal, il ne voudra rien de ce qu’il n’aura pas, et il ne lui manquera rien de ce qu’il désirera. Il aura tout ce qu’il aimera, et ne désirera rien de ce qu’il n’aura pas. Tout ce qui sera là, sera bon, le Dieu souverain sera le souverain bien et appartiendra en jouissance à ceux qui l’aiment : et, pour comble de bonheur, on aura la certitude que cela durera toujours.
Sans doute, les philosophes se sont fait certains genres de bonheur, au gré de leurs caprices, comme s’il eussent pu, par leur vertu propre, ce qui est impossible à la condition humaine, vivre comme ils voudraient. Ils sentaient que pour être heureux, il faut absolument posséder ce qu’on désire, et ne rien souffrir de ce qu’on ne veut pas souffrir. Or, qui ne voudrait avoir à sa disposition le genre de vie qui lui plaît et qu’il appelle le bonheur, de manière à le faire toujours durer ? Mais qui le peut ? Quel homme désire, pour l’honneur de les supporter avec courage, même les incommodités qu’il veut et peut supporter quand il les éprouve ? Qui désire vivre dans les tourments, même parmi ceux qui sauraient y vivre vertueux à l’aide de la patience et sans s’écarter de la justice ? Tous ceux, justes ou pécheurs, qui ont enduré des maux de ce genre, soit qu’ils les aient désirés, soit qu’ils aient redouté de perdre ce qu’ils aimaient, tous savaient bien que ces maux seraient passagers. Beaucoup même tendaient courageusement, à travers des épreuves éphémères, à des biens qui ne devaient pas finir. Et certainement l’espérance rend heureux ceux qui souffrent ainsi des maux passagers, par lesquels on achète des biens qui dureront toujours. Mais être heureux en espérance, ce n’est pas encore être heureux, puisque c’est attendre par la patience un bonheur qu’on ne possède pas encore. Or, celui qui n’a pas cette espérance, qui souffre sans attendre cette récompense, celui-là a beau être patient : il n’est pas véritablement heureux, il n’est que courageusement malheureux. Car il ne cesse pas d’être malheureux parce qu’il le serait davantage, s’il supportait impatiemment son malheur.
Mais quand même il ne souffrirait pas en son corps ce qu’il n’y veut pas souffrir, il ne serait pas heureux pour autant, puisqu’il ne vit pas comme il veut. En effet, pour ne pas parler d’autres maux qui atteignent l’âme sans blesser le corps, dont nous voudrions être exempts et qui sont sans nombre, assurément il voudrait, s’il était possible de maintenir son corps dans cet état de santé et d’intégrité, et de n’en être jamais incommodé, il voudrait que cela dépendît de sa volonté, ou de l’incorruptibilité du corps lui-même. Or cela n’étant pas ou restant fort précaire, il ne vit certainement pas comme il veut. En effet, bien qu’il soit disposé à accepter et à supporter courageusement tout ce qui peut lui arriver de fâcheux, il aimerait cependant mieux qu’il ne lui arrivât rien et il fait tout ce qu’il peut pour se garantir. Il est donc prêt à l’alternative : il désire l’un, et il évite l’autre, autant que possible, et si ce qu’il évite lui arrive, il le supportera patiemment parce qu’il n’a pu obtenir ce qu’il désirait. Il fait donc effort pour ne pas être accablé, mais il voudrait être débarrassé du fardeau. Peut-ou dire alors qu’il vit comme il veut ? Serait-ce parce qu’il est disposé à supporter de bon cœur ce qu’il aurait voulu éviter ? Alors c’est vouloir ce qu’on peut, quand on ne peut pas ce qu’on veut. Pourtant voilà tout le bonheur – dirai-je ridicule ? dirai-je misérable ? – de ces fiers mortels qui se vantent de vivre comme ils veulent, parce qu’ils supportent volontiers et patiemment ce qu’ils voudraient bien pouvoir éviter. C’est là, disent-ils, le sage avis que donne Térence : « Si ce que tu veux est impossible, tâche de vouloir ce que tu peux (Andr., act. II, sc,. I, V, 5,6) ». Excellent conseil, qui le nie ? Mais conseil donné à un malheureux, pour l’empêcher d’être malheureux. Quant à celui qui possède réellement le bonheur que tout le monde désire, il ne serait ni vrai ni juste de lui dire : Ce que tu veux est impossible. Car, s’il est heureux, tout ce qu’il veut est possible, puisqu’il ne veut rien d’impossible. Mais cette vie n’appartient pas à notre condition mortelle ; elle n’est possible qu’au sein de l’immortalité. Et si l’immortalité ne peut être le partage de l’homme, c’est en vain qu’il cherche le bonheur : car il n’y a pas de bonheur sans l’immortalité.
11. Puisque tous les hommes désirent être heureux, si ce désir est sincère, ils veulent aussi être immortels : car sans cela ils ne pourraient être heureux. Du reste, quand on les interroge sur l’immortalité, ils répondent, comme pour le bonheur, qu’ils la désirent tous. Mais c’est en cette vie qu’on cherche, ou plutôt qu’on rêve un bonheur quelconque plus nominal que réel, tandis qu’on désespère de l’immortalité sans laquelle le vrai bonheur est impossible. En effet, comme nous l’avons dit et suffisamment prouvé plus haut, celui-là seul vit heureux qui vit comme il veut et ne veut rien de mauvais. Or, ce n’est pas vouloir une chose mauvaise que de vouloir l’immortalité, si, par la grâce de Dieu, l’âme humaine en est capable ; et si l’âme humaine n’en est pas capable, elle ne l’est pas non plus du bonheur. Car pour que l’homme vive heureux, il faut qu’il vive. Or, comment la vie continuera-t-elle à être heureuse chez celui qui meurt et que la Vie abandonne ? Mais quand la vie l’abandonne, ou c’est malgré lui, ou il y consent, ou il y est indifférent. Dans le premier cas, comment appeler heureuse une vie à laquelle on tient et dont on n’est pas maître ? Et si l’homme ne peut être heureux quand il désire sans posséder, à combien plus forte raison ne pourra-t-il l’être quand il se verra privé, non des honneurs, ou des biens, ou de tout autre objet, mais de la vie heureuse elle-même, puisque toute vie aura cessé pour lui ? Et quoiqu’il n’ait plus le sentiment de ses maux – car la vie heureuse ne cesse que parce que toute vie a disparu – il est cependant malheureux tant qu’il sent, parce qu’il sait qu’il perd malgré lui ce pourquoi il aime tout le reste et ce qu’il aime par-dessus tout le reste. La vie ne peut donc tout à la fois être heureuse et quitter quelqu’un malgré lui : car personne n’est heureux malgré lui. Par conséquent combien ne rend-elle pas plus malheureux l’homme qu’elle quitte malgré lui, elle qui le rendrait déjà malheureux si elle s’imposait à lui contre son gré ?
Que s’il consent à la perdre, comment l’appellera-t-on heureuse, quand celui qui la possède désire la voir finir ? Reste le troisième cas, l’indifférence de l’homme heureux : c’est-à-dire l’hypothèse où, toute vie lui faisant défaut, la vie heureuse l’abandonne, sans qu’il le désire, sans qu’il s’y refuse, son cœur restant paisible et prêt à tout. Mais ce n’est pas encore là la vie heureuse, puisqu’elle mie mérite pas même l’amour de celui qu’elle rend heureux. Est-ce en effet une vie heureuse, celle que n’aime pas celui qui la possède ? Et comment aimerait-on une vie à la conservation ou à la perte de laquelle on est indifférent ? A moins que les vertus mêmes que nous aimons en vue du bonheur, n’aillent jusqu’à nous détourner de l’amour du bonheur. Dans ce cas, nous cessons de les aimer elles-mêmes, puisque nous n’aimons plus la seule chose, pour laquelle nous les aimions. Ensuite que deviendra cet axiome si senti, si réfléchi, si clair, si certain, que tous les hommes désirent être heureux, si ceux qui sont heureux ne tiennent pas à l’être ? Que s’ils y tiennent, comme la vérité le crie, comme l’exige impérieusement la nature eu qui le Créateur souverainement bon et immuablement heureux en a mis le besoin, si, dis-je ceux qui sont heureux veulent être heureux, évidemment ils ne veulent pas que leur bonheur s’use et périsse. Or, ils ne peuvent être heureux qu’en vivant ; ils ne veulent donc pas que leur vie cesse. Donc tous ceux qui sont heureux ou veulent l’être, désirent être immortels. Or on n’est pas heureux, si l’on n’a pas ce que l’on veut ; donc la vie ne peut absolument être heureuse, si elle n’est immortelle.
12. La nature humaine est-elle capable de ce bonheur qu’elle reconnaît comme si désirable ? voilà une grave question. Mais si l’on consulte la foi qui anime ceux à qui Jésus a donné le pouvoir d’être faits enfants de Dieu, tout doute disparaît. Parmi ceux qui ont essayé d’appuyer cette thèse sur des raisonnements humains, un bien petit nombre, doués d’un grand génie, ayant beaucoup de loisirs, très-versés dans les subtilités des sciences, ont pu parvenir à trouver des preuves de l’immortalité de l’âme seulement. Néanmoins ils n’ont pu découvrir pour elle un bonheur permanent, c’est-à-dire véritable : car ils ont prétendu qu’après avoir goûté ce bonheur, elle rentrait dans les misères de cette vie. Et ceux qui n’ont pas osé partager cette opinion, mais qui ont cru que l’âme, une fois purifiée, jouirait sans son corps d’un bonheur éternel, ont émis sur l’éternité du monde des idées tout à fait contradictoires à leur opinion sur l’âme. Il serait long d’en donner ici la preuve ; mais nous croyons nous être suffisamment étendu sur ce sujet dans le douzième livre de la Cité de Dieu (Ch. XX).
Mais la foi chrétienne se fonde sur l’autorité de Dieu, et non sur le raisonnement humain, pour promettre l’immortalité, et par conséquent le vrai bonheur, à l’homme tout entier, à l’homme composé d’une âme et d’un corps. Voilà pourquoi, après que l’évangéliste a dit que Jésus a donné « le pouvoir d’être faits enfants de Dieu à ceux qui l’ont reçu » – c’est-à-dire, comme il l’explique en peu de mots, « à ceux qui croient en son nom » – après avoir ajouté comment seront faits enfants de Dieu ceux « qui ne sont point nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu » : pour ne pas nous décourager par la comparaison d’une si haute dignité avec ce poids d’infirmité humaine que nous voyons et que nous portons, il se hâte de dire : « Et le Verbe a été fait chair et il a habité parmi nous (Jean I, 12, 14) » ; pour nous convaincre, par le contraste, d’une chose qui eût semblé incroyable. En effet, si Celui qui est par nature Fils de Dieu, est devenu fils de l’homme par compassion pour les enfants des hommes – et cela est, puisque « le Verbe a été fait chair et a habité parmi nous » hommes – combien n’est-il pas plus croyable que ceux qui sont par nature enfants des hommes, soient faits enfants de Dieu par la grâce de Dieu, et habitent en Dieu, en qui et par qui seul ils peuvent être heureux, en participant à son immortalité ? C’est pour nous convaincre de cette vérité que le Fils de Dieu a daigné revêtir notre nature mortelle.
13. C’est peu de réfuter ceux qui disent : Dieu n’avait-il donc pas d’autre moyen de délivrer l’homme des misères de cette vie mortelle, que d’exiger que son Fils unique, Dieu éternel comme lui, se fît homme, en prenant une âme et un corps semblables aux nôtres, devint mortel et souffrît la mort ? c’est peu, dis-je, de leur répondre en affirmant que ce moyen était bon, que Dieu, en daignant nous délivrer par Jésus-Christ homme et Médiateur entre Dieu et les hommes, a agi d’une manière conforme à sa dignité. Il faut aussi leur prouver que si Dieu, dont le domaine sur toutes choses est absolu, ne manquait pas d’autres moyens également possibles, il n’y en avait pas, et n’y en pouvait avoir de plus convenable pour guérir notre misère. Était-il rien, en effet, de plus nécessaire, pour ranimer notre espérance, pour relever nos âmes abattues sous le fardeau de notre condition mortelle, les empêcher de désespérer de l’immortalité, que de nous faire voir combien Dieu nous estimait, et combien il nous aimait ? Or, était-il possible d’en donner une preuve plus claire, plus éclatante que celle-là : le Fils de Dieu, immuablement bon, restant ce qu’il était en lui-même, prenant de nous et pour nous ce qu’il n’était pas ; daignant, sans rien perdre de sa propre nature, revêtir la nôtre ; portant le poids de nos péchés, sans en avoir commis aucun ; et aussitôt que nous croyons à l’étendue de son amour, et que nous rentrons dans nos espérances perdues, nous versant ses dons, par pure générosité, sans que nous les ayons mérités en rien par des bonnes œuvres, après même que nous nous en sommes rendus indignes par nos fautes ?
14. Car ce que nous appelons nos mérites, ne sont pas autre chose que ses dons. En effet, pour que la foi agisse par la charité (Gal. V, 6), « la charité de Dieu est répandue en nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné (Rom. V, 5) ». Or l’Esprit nous a été donné après que Jésus a été glorifié par sa résurrection. Il avait promis de l’envoyer alors, et il l’a envoyé (Jean XX, 22 ; VII, 39 ; XV, 26) ; parce que c’était alors que s’était vérifié ce qui avait été écrit et prédit de lui : « Montant au ciel, il a conduit une captivité captive : il a donné des dons aux hommes (Eph. IV, 8 ; Ps. LXVII, 19) ». Ces dons, ce sont nos mérites, à l’aide desquels nous parvenons au souverain bien, l’immortelle félicité. « Dieu », dit l’Apôtre, « témoigne son amour pour nous en ce que, dans le temps où nous étions encore pécheurs, le Christ est mort pour nous. Maintenant donc, justifiés par son sang, nous serons, à plus forte raison, délivrés par lui de la colère ». Ceux qu’il appelait d’abord pécheurs, il les appelle ensuite ennemis de Dieu ; ceux qu’il disait justifiés par le sang du Christ, il les dit ensuite réconciliés par la mort du Fils de Dieu ; ceux qu’il faisait voir délivrés par lui de la colère, il les montre ensuite délivrés par sa vie. Ainsi, avant d’avoir reçu cette grâce, nous n’étions pas des pécheurs quelconques, mais pécheurs jusqu’à être ennemis de Dieu. Or, plus haut le même Apôtre nous avait appliqué, à nous pécheurs et ennemis de Dieu, deux expressions, dont l’une semble un terme radouci, mais dont l’autre est un terme effrayant, quand il disait : « En effet, le Christ, lorsque nous étions encore infirmes, est mort, au temps marqué, pour des impies (Rom. V, 6-10) ». Ces infirmes, il les appelle impies. Sans doute l’infirmité est peu grave par elle-même ; mais elle peut aller jusqu’à s’appeler impiété. Or, s’il n’y avait pas d’infirmité, il n’y aurait pas besoin de médecin ; et c’est le sens du mot hébreu « Jésus », en grec Soter en latin « Salvator ». La langue latine ne connaissait pas ce mot ; elle pouvait se le donner, et elle l’a pris dès qu’elle l’a voulu. Mais ces mots de l’Apôtre : « Lorsque nous étions encore infirmes, il est mort, au temps marqué, pour « des impies », se rattachent étroitement aux deux expressions de pécheurs et d’ennemis de Dieu qui viennent ensuite, comme s’il eût voulu rapprocher l’infirmité et le péché, l’inimitié de Dieu et l’impiété.
15. Mais qu’est-ce que cela veut dire : « Justifiés par son sang ? » Quelle est donc, je vous demande, la puissance de ce sang, pour que les croyants soient justifiés par lui ? et que signifient ces mots : « Réconciliés par la mort de son Fils ? » Serait-ce que Dieu le Père irrité contre nous, aurait déposé sa colère en voyant son Fils mourir pour nous ? serait-ce que son Fils était déjà si bien réconcilié avec nous, qu’il ait daigné mourir pour nous, tandis que le Père était encore irrité au point de ne pardonner qu’à condition que son Fils mourrait pour nous ? Et que signifie cet autre passage du Docteur des nations : « Que dirons-nous donc après cela ? si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? lui qui n’a pas épargné son propre Fils, mais qui l’a livré pour nous tous, comment ne nous aurait-il pas donné toutes choses avec lui (Rom. VIII, 31, 32) ? » Est-ce que si le Père n’eût pas été déjà apaisé il aurait livré son propre Fils pour nous, sans aucun ménagement ? Tout cela n’a-t-il pas l’air de se contredire ? d’une part, le Fils meurt pour nous, et par sa mort le Père se réconcilie avec nous ; d’autre part, comme si le Père eût été le premier à nous aimer, par égard pour nous il n’épargne pas son Fils et le livre pour nous à la mort. Je vois même que le Père nous a aimés plus tôt encore, non-seulement avant que son Fils mourût, mais même avant de créer le monde, ainsi que l’Apôtre en rend témoignage en disant : « Comme il nous a élus en lui avant la fondation du monde (Eph. I, 4) ». Et le Fils, que le Père ménage si peu, n’a pas été livré pour nous malgré lui ; car c’est de lui qu’on a dit : « Qui m’a aimé et s’est lui-même livré pour moi (Gal. II, 29) ». Donc le Père et le Fils et leur Esprit commun font tout ensemble et dans un parfait accord. Néanmoins nous avons été justifiés par le sang du Christ, et nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils. C’est ce que je vais expliquer du mieux que je pourrai et autant que cela me paraîtra nécessaire.
16. En vertu d’un certain décret de la justice divine, le genre humain a été livré au pouvoir du démon, le péché du premier homme se transmettant originellement chez tous ceux qui naissent de l’union de l’homme et de la femme, et la dette des premiers parents engageant tous leurs descendants. Cette tradition est consignée en premier lieu dans la Genèse, où après avoir dit au serpent : « Tu mangeras de la terre », Dieu a dit à l’homme : « Tu es terre et tu retourneras en terre (Gen. III, 14, 19) ». Ces mots : « Tu retourneras en « terre », contiennent un arrêt de mort contre le corps, qui n’aurait pas dû mourir, si l’homme eût persévéré dans l’état de justice où il avait été créé ; mais en disant à l’homme vivant : « Tu es terre », Dieu indique que l’homme tout entier a subi une déchéance. En effet : « Tu es terre », est l’équivalent de : « Mon esprit ne demeurera pas dans ces hommes, parce qu’ils sont chair (Id. VI, 3) ». Le Seigneur faisait donc voir par là que l’homme était livré à celui à qui il avait été dit : « Tu mangeras de la terre ». C’est ce que l’Apôtre explique plus clairement quand il dit : « Et vous, il vous a vivifiés, lorsque vous étiez morts par vos offenses et par vos péchés, dans lesquels autrefois vous avez marché, selon la coutume de ce monde, selon le prince des puissances de l’air, de l’esprit qui agit efficacement à cette heure sur les fils de la défiance, parmi lesquels nous tous aussi nous avons vécu, selon nos désirs charnels, faisant la volonté de la chair et de nos pensées ; ainsi nous étions par nature enfants de colère comme tous les autres (Eph. II, 3) ». Les fils de défiance sont les infidèles : et qui ne l’a pas été avant d’être fidèle ? C’est pourquoi tous les hommes sont originellement sous le prince des puissances de l’air, « qui agit efficacement sur les fils de défiance ». Et quand je dis originellement, j’entre dans la pensée de l’Apôtre qui s’accuse d’avoir été « par nature » comme les autres : par la nature dégradée par le péché, et non plus dans l’état de justice où elle avait été créée. Quant à la manière dont l’homme a été livré au pouvoir du démon, il ne faut pas entendre que ce soit par un acte ou un ordre de Dieu, mais seulement par sa permission, juste pourtant. Dès qu’il a eu abandonné le pécheur, l’auteur du péché a fait irruption. Et encore Dieu n’a pas tellement abandonné sa créature qu’il n’ait continué à lui faire sentir son action créatrice et vivifiante, et qu’il n’ait mélangé de beaucoup de biens les maux qui sont la peine du péché : car il n’a pas enchaîné sa miséricorde dans sa colère (Ps. LXXVI, 10). Et en permettant que l’homme fût au pouvoir du démon, il n’a pas pour cela perdu ses droits sur lui : puisque le démon lui-même n’est pas soustrait au pouvoir du Tout-Puissant, pas même à sa bonté. Car de qui les mauvais anges tiennent-ils leur existence, quelle qu’elle soit, sinon de celui qui donne la vie à tout ? Si donc, par un juste effet de la colère de Dieu, l’acte du péché a jeté l’homme sous l’empire du démon ; par la bienveillante réconciliation de ce même Dieu, la rémission des péchés arrache l’homme à l’esclavage du démon.
17. Ce n’est pas par la puissance, mais par la justice de Dieu que le démon a dû être vaincu. Cependant qu’y a-t-il de plus puissant que le Tout-Puissant ? quelle puissance créée peut être comparée à la puissance du Créateur ? Mais le démon, par l’effet de sa propre perversité, étant devenu avide de pouvoir, et ayant abandonné et combattu la justice ; et les humains suivant son exemple d’autant plus près qu’ils abandonnent ou haïssent davantage la justice, pour s’attacher au pouvoir, se réjouir de l’avoir acquis ou brûler du désir de l’obtenir : Dieu a pensé que pour arracher l’homme au pouvoir du démon, il fallait vaincre celui-ci, non par la puissance, mais par la justice, afin que les hommes, à l’imitation du Christ, vainquissent le démon par la justice, et non par la puissance. Non qu’il faille rejeter la puissance comme un mal : mais il faut rester dans l’ordre, qui assigne à la justice le premier rang. Et au fait, quel peut être le pouvoir des mortels ? qu’ils restent fidèles à la justice tant qu’ils sont mortels : le pouvoir leur viendra quand ils seront immortels. Comparé à celui-ci, le pouvoir des hommes qu’on appelle ici-bas des puissants, quelque grand qu’il puisse être, n’est qu’une faiblesse ridicule ; et là où les méchants semblent pouvoir davantage, la fosse se creuse pour le pécheur. Le juste au contraire chante et dit : « Heureux l’homme que vous instruisez, Seigneur, et que vous éclairez par votre loi. Il sera en paix aux jours de l’infortune, quand la fosse se creusera pour le pécheur. Car le Seigneur ne rejettera pas son peuple, et il ne délaissera pas son héritage, jusqu’à ce que la justice revienne au jugement, et près d’elle sont tous ceux qui ont le cœur droit (Ps. XCIII, 12-15) ».
Ainsi donc, si l’époque où le peuple de Dieu sera puissant est encore différée, Dieu « ne rejettera pas son peuple et il ne délaissera pas son héritage », quelques rigueurs, quelques indignités que celui-ci éprouve dans son humilité et dans sa faiblesse, « jusqu’à ce que la justice », à laquelle les hommes pieux restent fidèles dans leur infirmité, « revienne au jugement », c’est-à-dire reçoive le pouvoir de juger : honneur réservé aux justes, quand la puissance succédera en son temps à la justice qui l’aura précédée. En effet, la puissance accordée à la justice, ou la justice appuyée sur la puissance, constitue le pouvoir judiciaire. Or, la justice appartient à la bonne volonté ; ce qui a fait dire aux anges lors de la naissance du Christ : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et, sur la terre, paix aux hommes de bonne volonté (Luc. II, 14) ». Mais la puissance doit suivre la justice, et non la précéder ; voilà pourquoi elle a sa place dans la prospérité, (res secundœ, secundœ venant de sequor). En effet, deux choses, comme nous l’avons expliqué plus haut, constituent le bonheur : vouloir le bien et pouvoir ce que l’on veut. Or, ce serait un désordre, et ce désordre est impossible, si, comme nous l’avons également exposé, l’homme avait le choix de pouvoir ce qu’il veut, sans s’inquiéter de ce qu’il doit vouloir : tandis qu’au contraire il doit d’abord avoir une bonne volonté et ensuite un grand pouvoir. Or, une bonne volonté doit être exempte des vices dont l’effet est, quand ils dominent l’homme, de l’entraîner à vouloir le mal. Alors que deviendrait sa bonne volonté ? Il faut donc désirer aussi le pouvoir, mais le pouvoir de triompher des vices. Or, ce n’est pas pour vaincre leurs vices que les hommes désirent être puissants, mais pour dominer leurs semblables. Et à quoi bon, sinon pour être de vrais vaincus et de faux vainqueurs ; pour être réputés vainqueurs, sans l’être réellement ? Que l’homme désire donc être prudent, qu’il désire être fort, tempérant, juste, et qu’il souhaite le pouvoir de le devenir sérieusement ; qu’il ambitionne d’être puissant en lui-même, et chose étrange contre lui-même pour lui-même. Quant aux autres avantages qu’il a raison de désirer, mais qu’il ne peut encore posséder, comme l’immortalité, par exemple, et le bonheur véritable et parfait, qu’il ne cesse de les poursuivre de ses vœux et de les attendre avec patience.
18. Quelle est donc la justice qui a vaincu le démon ? Pas d’autre que celle de Jésus-Christ. Et comment le démon a-t-il été vaincu ? Parce que ne trouvant rien en Jésus-Christ qui méritât la mort, il l’a néanmoins fait mourir. Evidemment il est donc juste que les débiteurs qu’il enchaînait soient libérés, quand ils croient en Celui qu’il a fait mourir quoiqu’il ne dût rien. Voilà en quel sens on dit que nous sommes justifiés par le sang du Christ (Rom. V, 9). Ainsi ce sang innocent a été répandu pour la rémission de nos péchés. Voilà aussi pourquoi le Christ se dit, par la voix du Psalmiste, libre entre les morts (Ps. LXXXVII, 6). Car seul il est mort affranchi de la dette de la mort. C’est ce qui lui fait dire dans un autre psaume : « J’ai payé ce que je ne devais pas (Ps. LXVIII, 5) » : et par dette ici il entend le péché, espèce de rapine commise contre la loi. Aussi a-t-il dit de sa propre bouche, d’après l’Evangile : « Voilà que le « prince de ce monde est venu, et il n’a rien trouvé en moi », c’est-à-dire il n’y a trouvé aucun péché ; « mais afin que tous sachent que je fais la volonté de mon Père, levez-vous, sortons d’ici (Jean XIV, 30, 31) ». Et il s’en va à sa passion, pour acquitter, lui qui ne devait rien, la dette que nous avions contractée. Ce droit si bien fondé sur l’équité aurait-il triomphé du démon, si le Christ eût voulu agir en vertu de la puissance, et non par la justice ? Mais il a rejeté au second rang ce qu’il pouvait, pour mettre au premier rang ce qu’il fallait. Voilà pourquoi il fallait qu’il fût homme et Dieu. S’il n’eût pas été homme, il n’aurait pu être mis à mort ; s’il n’eût pas été Dieu, on n’aurait pas cru qu’il ne voulait pas ce qu’il pouvait, mais bien qu’il ne pouvait pas ce qu’il voulait ; nous ne croirions pas qu’il a préféré la justice à la puissance, mais bien que la puissance lui aurait fait défaut. Mais maintenant il a enduré pour nous des souffrances humaines, parce qu’il était homme ; et s’il ne l’eût pas voulu, il aurait pu ne pas souffrir, parce qu’il était Dieu. La justice a emprunté des charmes à l’abaissement, parce qu’il aurait pu, s’il l’eût voulu, ne pas supporter cet abaissement, en vertu du pouvoir qui est si grand dans la divinité. C’est ainsi qu’en mourant, quoique armé d’une si grande puissance, il nous a fait apprécier, à nous mortels impuissants, la justice et la puissance qu’il nous a promises. Il a fait l’un en mourant, et l’autre en ressuscitant. En effet, qu’y a-t-il de plus juste que de souffrir pour la justice jusqu’à la mort de la croix ? Et qu’y a-t-il de plus puissant que de ressusciter d’entre les morts et de monter au ciel avec la chair même dans laquelle il a été immolé ? Il a donc vaincu le démon d’abord par la justice, ensuite par la puissance : par la justice, puisqu’il était sans péché et que le démon a commis une souveraine injustice en le faisant mourir ; par la puissance, puisqu’étant mort, il est ressuscité pour ne plus jamais mourir (Rom. VI, 9). Cependant il aurait vaincu le démon par la puissance, quand même il n’aurait pu être tué par lui : quoique au fait c’est une plus grande preuve de puissance de vaincre la mort même en ressuscitant, que de l’éviter en vivant. Mais c’est pour une autre raison que nous sommes justifiés par le sang du Christ, quand nous sommes arrachés au pouvoir du démon par la rémission des péchés : et cette raison, c’est que le Christ a vaincu le démon par la justice, et non par la puissance. En effet, c’est en vertu de l’infirmité qu’il a revêtue en prenant notre chair mortelle, et non en vertu de sa puissance immortelle, que le Christ a été crucifié. Et l’Apôtre dit de cette infirmité : « Ce qui est faiblesse en Dieu est plus fort que les hommes (II Cor. I, 25) ».
19. Il n’est pas difficile de voir que le démon est vaincu, du moment que celui qu’il a tué est ressuscité. Il y a quelque chose de plus grand, d’une raison plus profonde, à voir ce même démon vaincu, alors qu’il croyait tenir la victoire, c’est-à-dire quand le Christ était mis à mort. Car alors ce sang, appartenant à un homme absolument innocent, était répandu pour la rémission de nos péchés : en sorte que le démon était obligé de relâcher ceux qu’il enchaînait à juste titre, les coupables qu’il tenait sous l’empire de la mort, de les relâcher, dis-je, et à bon droit, par celui qu’il avait fait mourir quoiqu’innocent de tout péché. C’est par cette justice que le fort a été vaincu, c’est par ce lien qu’il a été enchaîné, afin qu’on pût ravir ce qu’il possédait (Marc III, 27), et changer en vases de miséricorde les vases de colère qui étaient chez le démon, avec lui et avec ses anges (Rom. IX, 22, 23). Ce sont les paroles mêmes que Notre Seigneur Jésus-Christ fit entendre à l’apôtre Paul, au premier moment de sa vocation, d’après le récit de l’Apôtre lui-même. En effet, entre autres choses qu’il entendit voici ce qu’il rapporte : « Je ne t’ai apparu que pour t’établir ministre et témoin des choses que je t’ai fait voir et de celles pour lesquelles je t’apparaîtrai encore, te délivrant des mains du peuple et de celles des gentils vers lesquels je t’envoie maintenant, pour ouvrir les yeux des aveugles, afin qu’ils se convertissent des ténèbres à la lumière et de la puissance de Satan à Dieu, et qu’ils reçoivent la rémission des péchés et une part entre les saints par la foi en moi (Ac. XXVI, 16-18) ». Voilà pourquoi la même Apôtre, exhortant les fidèles à rendre grâces à Dieu le Père, leur disait : « Qui nous a arrachés de la puissance des ténèbres et transférés dans le royaume du Fils de sa dilection, en qui nous avons la rédemption pour la rémission des péchés (Col. I, 13, 14) ». Dans cette rédemption le sang du Christ a été donné pour nous comme rançon, mais une rançon qui enchaîne le démon au lieu de l’enrichir, tellement que nous sommes dégagés de ses chaînes, et qu’il ne peut plus entraîner avec lui, dans le filet du péché, à l’abîme de la seconde mort, qui est la mort éternelle (Apoc. XXI, 8), aucun de ceux que le Christ, exempt de toute dette, a rachetés au prix de son sang versé pour nous sans qu’il y fût obligé. Désormais ils meurent dans la grâce du Christ à laquelle ils appartiennent, connus, prédestinés et élus avant la fondation du monde (I Pierre I, 20), puisque le Christ est mort pour eux de la mort de la chair seulement, et non de celle de l’esprit.
20. Bien que la mort de la chair ait pris son origine dans le péché du premier homme, cependant son saint usage a fait de très-glorieux martyrs. Voilà pourquoi, non-seulement la mort, mais tous les maux de ce monde, les douleurs et les travaux des hommes, quoique résultant du péché, et surtout du péché originel, qui a enchaîné la vie à la mort, ont dû subsister après la rémission des péchés, pour donner à l’homme l’occasion de combattre pour la vérité, pour exercer la vertu des fidèles, afin que le nouvel homme se préparât par un nouveau testament à une vie nouvelle, à travers les maux de ce monde, en supportant courageusement la misère que lui a attirée une vie coupable, en se félicitant humblement de la voir bientôt finir, en attendant avec patience et fidélité le bonheur qui sera le partage immortel de la vie future complètement affranchie.
Car le démon expulsé du domaine et des cœurs des fidèles, sur lesquels il régnait à raison de leur condamnation et de leur infidélité, quoique condamné lui-même, le démon, dis-je, n’a permission de les combattre que durant cette existence mortelle, et dans la mesure où le juge utile à leurs intérêts. Celui dont les saintes Ecritures nous disent hautement par la bouche de l’Apôtre : « Dieu est fidèle et il ne souffrira pas que vous soyez tentés par-dessus vos forces ; mais il vous fera tirer profit de la tentation même, afin que vous puissiez persévérer (I Cor. X, 13) ». Or, ces maux pieuse ment supportés par les fidèles servent ou à expier les péchés, ou à-exercer et éprouver la vertu, ou à faire ressortir la misère de cette vie afin de faire désirer plus vivement et chercher avec plus d’ardeur cette autre vie, où le bonheur sera véritable et immortel. Mais là-dessus nous nous en tenons à ce que dit l’Apôtre : « Or, nous savons que tout coopère au bien pour ceux qui aiment Dieu, pour ceux qui selon son décret, sont appelés à être saints. Car ceux qu’il a connus par sa prescience, il les a aussi prédestinés à être conformes à l’image de son Fils, afin qu’il fût lui-même le premier-né entre beaucoup de frères. Et ceux qu’il a prédestinés il les a appelés ; et ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés et ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés ». De ces prédestinés pas un seul ne périra avec le démon ; pas un seul ne restera sous la puissance du démon jusqu’à la mort. Puis l’Apôtre ajoute ce que j’ai déjà cité plus haut : « Que dirons-nous donc après cela ? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Lui qui n’a pas épargné même son propre Fils, mais qui l’a livré pour nous tous, comment ne nous aurait-il pas donné toutes choses avec lui (Rom. VIII, 32) ? »
21. Pourquoi la mort du Christ n’aurait-elle pas eu lieu ? Bien plus, pourquoi, parmi les innombrables moyens que le Tout-Puissant avait à sa disposition, pour nous délivrer, n’aurait-il pas donné la préférence à celui-ci ? Sa divinité ne perdait rien, ne subissait aucun changement. Et son Fils, en revêtant notre humanité, procurait aux hommes cet immense avantage, que la mort temporelle et nullement due de celui qui était tout à la fois Fils éternel de Dieu et fils de l’homme, les délivrerait de la mort éternelle qu’ils avaient méritée. Le démon tenait nos péchés sous sa main, et par eux nous clouait justement à la mort. Celui qui n’en avait pas commis, les a pardonnés, et a été condamné à la mort par le démon contre toute justice. Or, son sang a été d’un tel prix, que celui même qui avait fait souffrir au Christ une mort temporelle et imméritée, n’a pu retenir dans la mort éternelle aucun de ceux qui l’avaient encourue, dès qu’ils ont été revêtus du Christ. « Ainsi, Dieu témoigne son amour pour nous, en ce que, dans le temps où nous étions encore pécheurs, le Christ est mort pour nous. Maintenant donc, justifiés par son sang, nous serons, à plus forte raison, délivrés par lui de la colère ». « Justifiés par son sang », dit l’Apôtre ; évidemment en ce que nous sommes délivrés de tous les péchés ; mais délivrés de tous les péchés parc que le Fils de Dieu, qui n’avait pas de péché a été mis à mort pour nous. « Nous serons donc délivrés par lui de la colère ». Car la colère n’est pas chez Dieu comme chez l’homme un trouble de l’âme. C’est la colère de celui à qui l’Ecriture sainte dit ailleurs : « Pour vous Seigneur des vertus, vous jugez avec calme (Sag. XII, 18) ». Eh bien ! si c’est là le nom de la juste vengeance de Dieu, qu’est-ce que la vraie réconciliation avec lui sinon la fin de ce courroux ? Nous étions ennemis de Dieu, exactement dans le même sens que les péchés sont ennemis de la justice ; ces péchés une fois remis, toutes ces inimitiés disparaissent, et Dieu se réconcilie avec le juste qu’il justifie lui-même. Mais ces ennemis, il les aimait déjà : puisqu’il « n’a point épargné même son propre Fils, mais qu’il l’a livré pour nous tous », dans le temps où nous étions encore pécheurs. L’Apôtre a donc raison d’ajouter ensuite : « Car si lorsque nous étions ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils », mort qui a procuré la rémission des péchés, « à bien plus forte raison, réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie » : sauvés par sa vie, après avoir été réconciliés par sa mort. Qui peut, en effet, douter qu’il donnera sa vie à ses amis, lui qui leur a donné sa mort quand ils étaient ses ennemis ?
« Non-seulement cela », continue l’Apôtre « mais nous nous glorifions en Dieu par Notre Seigneur Jésus-Christ, par qui maintenant nous avons obtenu la réconciliation ». « Non-seulement », dit-il, nous serons sauvés, « mais nous nous glorifions, non pas en nous, mais en Dieu », ni par nous, mais « par Notre Seigneur Jésus-Christ, par qui maintenant nous avons obtenu la réconciliation », dans le sens que nous avons expliqué plus haut. Après quoi l’Apôtre ajoute : « C’est pourquoi, comme le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché, ainsi la mort a passé dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché (Rom. V, 8-12) ». Et la suite du texte, où l’Apôtre parle plus au long des deux hommes : l’un, le premier Adam, celui qui a transmis à sa postérité deux maux héréditaires, le péché et la mort ; l’autre, le second Adam, qui n’est pas homme seulement, mais aussi Dieu, qui, en payant pour nous ce qu’il ne devait pas, nous a affranchis des dettes de notre père et des nôtres. Et comme le démon nous tenait tous sous son esclavage à cause du premier Adam qui nous avait engendrés par sa concupiscence viciée et charnelle, il est juste qu’il nous laisse tous libres à cause du second Adam qui nous a régénérés par sa grâce spirituelle et immaculée.
22. Il y a bien d’autres points de vue dignes d’attention et de réflexion dans l’incarnation du Christ, qui déplaît tant aux orgueilleux. Par exemple, elle fait comprendre à l’homme quelle place il tient parmi les êtres que Dieu a créés, puisque la nature humaine a pu être unie à Dieu si étroitement que deux substances, et par là même, trois : Dieu, l’âme et la chair, n’aient formé qu’une personne. Ainsi ces esprits orgueilleux et méchants, qui interviennent, en apparence pour aider, en réalité pour tromper, n’osent plus se préférer à l’homme par la raison qu’ils n’ont pas de corps ; surtout, le Fils de Dieu ayant daigné mourir dans la chair, ils ne peuvent plus se faire adorer comme dieux par la raison qu’ils sont immortels. En outre, la grâce de Dieu, accordée sans aucuns mérites antérieurs, éclate visiblement dans le Christ fait l’homme : car le Christ lui-même n’avait point mérité antérieurement d’être si étroitement uni au vrai Dieu que le Fils de Dieu ne fît qu’une seule personne avec lui ; mais il n’a commencé à être Dieu que du moment où il a été homme : ce qui fait dire à l’évangéliste : « Le Verbe a été fait chair (Jean I, 14) ». Autre avantage : l’orgueil de l’homme, principal obstacle à son union avec Dieu, a pu être confondu et guéri par le profond abaissement d’un Dieu. Par là encore l’homme mesure la distance qui le séparait de Dieu, et peut apprécier ce que lui vaut le remède de la douleur, puisqu’il ne revient que par l’entremise d’un médiateur, qui, comme Dieu, vient au secours des hommes, et, comme homme, se rapproche d’eux par l’infirmité. Ensuite quel plus beau modèle d’obéissance, pour nous qui nous étions perdus par désobéissance, que celui de Dieu le Fils, obéissant à Dieu le Père jusqu’à la mort de la croix (Phil. II, 8) ? D’ailleurs où pouvait-on nous montrer une plus belle récompense de l’obéissance que dans la chair d’un si grand médiateur, ressuscité pour la vie éternelle ? Enfin il était digne de la justice et de la bonté du Créateur que le démon fût vaincu par cette même créature raisonnable qu’il se flattait d’avoir vaincue, et provenant de ce même genre humain que la faute d’un seul avait vicié dans son origine et livré à son pouvoir.
23. Assurément Dieu pouvait prendre la nature humaine, qui devait servir de médiatrice entre Dieu et l’homme, ailleurs que dans la race d’Adam, de celui qui avait souillé par son péché tout le genre humain ; il avait bien créé Adam lui-même, sans lui donner de parents. Il pouvait donc, ou de cette manière, ou de toute autre, créer un autre Adam pour vaincre celui qui avait vaincu le premier. Mais il a jugé convenable de tirer de la race vaincue l’homme qui devait servir à vaincre l’ennemi du genre humain. Néanmoins, il a voulu le faire naître d’une Vierge, que l’Esprit et non la chair, la foi et non la passion, ont rendue féconde (Luc. I, 26-38). Ici point de cette concupiscence sensuelle, origine commune des esclaves du péché originel ; c’est bien au-dessus de ses atteintes, par la foi et non par l’union charnelle, que la sainte virginité a été fécondée ; il fallait que le fruit qui devait naître de la race du premier homme, tînt de lui son origine, et non son crime. En effet, ce qui naissait ici n’était plus une nature viciée par la contagion originelle, mais un remède, l’unique remède à tous les vices de l’humanité. Ce qui naissait, dis-je, c’était un homme qui n’avait point de péché, qui n’en pouvait jamais avoir, et qui devait rendre la vie, en les délivrant du péché, à ceux qui ne pouvaient naître sans péché. Car, bien que la chasteté conjugale dirige à bonne fin la concupiscence charnelle dont le siège est dans les parties sexuelles, toutefois cette concupiscence a des mouvements involontaires qui prouvent assez ou qu’elle n’a pu exister dans le paradis terrestre avant le péché, ou que, si elle y existait, elle n’était pas de nature à se soustraire parfois à l’empire de la volonté.
Mais telle que nous l’éprouvons maintenant, elle combat, nous le sentons, la loi de l’esprit, elle stimule la passion charnelle, même en dehors de l’union conjugale ; si on lui cède elle ne s’assouvit qu’en péchant ; si on lui résiste, elle s’agite sous le frein : et peut-on douter que ces deux inconvénients aient été inconnus dans le paradis à l’homme encore innocent ? Car, là, l’innocence excluait tout péché, et le bonheur, tout trouble. Donc il était nécessaire que cette concupiscence charnelle fût bannie, quand une Vierge concevait Celui en qui l’auteur de la mort ne devait rien trouver qui méritât la mort, bien qu’il dût la lui donner, pour être à son tour vaincu par la mort de l’auteur de la vie : lui le vainqueur du premier Adam et le maître du genre humain, vaincu par le second Adam et perdant ses droits sur le peuple chrétien, lequel est délivré, au milieu du genre humain, du crime de l’humanité par celui qui était exempt de crime, quoique membre de la race humaine : en sorte que le trompeur a été vaincu par l’espèce qu’il avait vaincue par le crime. Et tout cela s’est fait pour que l’homme ne s’enfle pas d’orgueil, pour que « celui qui « se glorifie, se glorifie dans le Seigneur ». En effet le vaincu n’était qu’un homme, et il a été vaincu parce qu’il voulait être dieu, tandis que le vainqueur était homme et Dieu ; et le fils d’une Vierge a vaincu, parce que Dieu ne se contentait pas de le gouverner comme les autres saints, mais s’était humblement revêtu de lui. Or, ces précieux dons de Dieu et tant d’autres qu’il serait trop long de rechercher et d’exposer ici, n’eussent point existé, si le Verbe n’avait pas été fait chair.
24. Pour revenir à la distinction qu’il s’agit d’établir, tout ce que le Verbe, fait chair pour nous, a fait et souffert dans le temps et dans l’espace, appartient à la science et non à la sagesse. Quant au Verbe, considéré en dehors du temps et de l’espace, coéternel au Père et partout tout entier, tout ce qu’on en peut dire de conforme à la vérité, est parole de sagesse : par conséquent le Verbe fait chair, qui est le Christ Jésus, renferme tout à la fois les trésors de la sagesse et de la science. C’est ce que l’Apôtre écrit aux Colossiens : « Car je veux que vous sachiez quelle sollicitude j’ai pour vous, pour ceux qui sont à Laodicée et pour tous ceux qui n’ont pas vu ma face dans la chair, afin que leurs cœurs soient consolés, et qu’ils soient unis eux-mêmes dans la charité, pour parvenir à toutes les richesses d’une parfaite intelligence, et à la connaissance du mystère de Dieu, qui est le Christ Jésus, en qui tous les trésors de la sagesse et de la science sont cachés (Col. II, 1-3) ». Et qui peut savoir jusqu’à quel point l’Apôtre connaissait ces trésors, jusqu’où il y était entré et quelles grandes choses il y avait découvertes ? Pour moi, m’en tenant à ce qui est écrit : « Or, à chacun est donnée la manifestation de l’Esprit pour l’utilité car à l’un est donnée par l’Esprit la parole de sagesse, à un autre la parole de science selon le même Esprit (I Cor. XII, 7, 8) » ; si la distance entre la sagesse et la science consiste en ce que la première appartient aux choses divines et la seconde aux choses humaines, pour moi, dis-je, je les reconnais toutes les deux dans le Christ, et tout fidèle les y reconnaît avec moi. Et quand je lis : « Le Verbe a été fait chair et il a habité parmi nous », dans le Verbe je reconnais le vrai Fils de Dieu, dans la chair je reconnais le vrai Fils de l’homme, et les deux réunis, par une ineffable surabondance de grâce, en la personne unique du Dieu-Homme. Ce qui fait que l’Evangéliste ajoute : « Et nous avons vu sa gloire, comme celle qu’un fils unique reçoit de son père, plein de grâce et de vérité (Jean I, 14) ». Si nous rattachons la grâce à la science, la sagesse à la vérité, ce ne sera pas nous écarter, je pense, de la distinction que nous cherchons à établir entre ces deux choses.
En effet, dans l’ordre des choses qui se-sont faites dans le temps, le point culminant de la grâce est l’union de l’homme à Dieu dans la même personne ; et, dans l’ordre des choses éternelles, on attribue avec raison la souveraine vérité au Verbe de Dieu. Mais comme ce même Fils unique du Père est plein de grâce et de vérité, il en résulte que dans ce qu’il a fait pour nous dans le temps, il est celui en qui nous sommes purifiés par la foi, pour le contempler à jamais dans les choses éternelles. Quant aux principaux philosophes païens qui ont pu comprendre les perfections invisibles de Dieu par les choses qui ont été faites, comme ils raisonnaient sans le Médiateur, c’est-à-dire sans l’Homme-Christ, et qu’ils n’ont cru, ni aux prophètes qui annonçaient sa venue, ni aux apôtres qui le disaient arrivé ; ils ont retenu la vérité dans l’injustice, ainsi qu’on l’a dit d’eux. En effet, vivant dans ce bas monde, ils n’ont pu que chercher quelques moyens d’arriver aux objets sublimes qu’ils avaient compris ; et ils sont ainsi tombés aux mains des démons menteurs, qui leur ont fait changer la gloire du Dieu incorruptible contre une image représentant des oiseaux, des quadrupèdes et des reptiles (Rom. I, 20, 18, 23). Car c’est sous ces formes qu’ils ont créé ou adoré des idoles. Donc le Christ est notre science et aussi notre sagesse. C’est lui qui nous donne la foi aux choses temporelles, c’est lui qui nous apprend la vérité sur les choses éternelles. Par lui nous allons à lui, par la science nous tendons à la sagesse : et cependant, nous ne nous éloignons pas de ce seul et même Christ « en qui tous les trésors de la sagesse et de la science sont cachés ».
Mais, pour le moment, nous ne parlons que de la science, nous réservant de parler plus tard de la sagesse, si Dieu nous en fait la grâce. Toutefois ne donnons pas aux mots une acception si étroite, que nous nous interdisions d’appeler sagesse la science des choses humaines, et science la sagesse qui s’occupe des choses divines. L’usage, élargissant le sens des mots, applique souvent à l’une et à l’autre la dénomination de sagesse ou de science. Cependant l’Apôtre n’eût pas écrit : « A l’un est donnée la parole de sagesse, à un autre la parole de science », si ces deux dénominations n’avaient chacune un sens particulier, suivant la distinction que nous établissons à cette heure.
25. Voyons enfin le résultat de cette longue discussion, à quoi elle conclut, où elle a abouti. Tous les hommes désirent être heureux, et cependant tous n’ont pas la foi qui purifie le cœur et conduit au bonheur. Ainsi donc c’est par cette foi, que tous ne veulent pas, qu’il faut tendre au bonheur que personne ne peut ne pas vouloir. Chacun voit dans son cœur qu’il veut être heureux, et ; sur ce point, l’accord est si universel, qu’on ne se trompe jamais en jugeant de l’âme des autres d’après la sienne ; en deux mots, nous savons que c’est là le vœu de tous. Or, beaucoup désespèrent d’être immortels, bien que, sans cela, ce qu’ils désirent, c’est-à-dire le bonheur, soit impossible. Cependant ils voudraient être immortels s’ils pouvaient l’être, mais ne croyant pas le pouvoir, ils ne vivent pas de façon à pouvoir le mériter. La foi est donc nécessaire pour parvenir au bonheur, à la jouissance de tous les biens, soit de l’âme, soit du corps. Or, que cette foi repose sur le Christ qui est ressuscité d’entre les morts dans sa chair, pour ne plus jamais mourir ; que personne ne puisse être délivré que par lui de l’empire du démon au moyen de la rémission des péchés ; que la vie soit nécessairement malheureuse avec le démon, et que cette vie, ou plutôt cette mort, soit sans terme : voilà encore ce que cette même foi nous enseigne. J’en ai parlé dans ce livre comme je l’ai pu et aussi longtemps que je l’ai pu ; et déjà j’en avais traité longuement dans le quatrième livre de cet ouvrage (Ch. XIX-XXI), mais dans un but différent : là, pour faire voir pourquoi et comment le Christ a été envoyé par le Père dans la plénitude du temps (Gal. IV, 4) et réfuter ceux qui prétendent que Celui qui envoie et Celui qui est envoyé ne peuvent être égaux en nature ; ici, pour établir la distinction entre la science active et la sagesse contemplative.
26. Nous avons cherché à découvrir dans l’une et dans l’autre, et en montant, pour ainsi dire, par degrés, une certaine trinité particulière (sui generis) appartenant à l’homme intérieur, comme déjà nous en avions cherché une dans l’homme extérieur. Notre but était d’exercer notre intelligence sur des objets d’un ordre inférieur, afin d’arriver dans la mesure de nos forces, et si cela est possible, à contempler au moins en énigme et à travers un miroir (I Cor. XIII, 12), la souveraine Trinité qui est Dieu. L’homme qui confie à sa mémoire les paroles de la foi, sans même en comprendre la signification, comme on retient, par exemple, des mots grecs, ou latins ou de toute autre langue qu’on ignore : cet homme n’a-t-il déjà pas en son âme une certaine trinité, à savoir : le son des mots que sa mémoire conserve, même quand il n’y pense pas ; puis la pensée qui naît du souvenir, quand il y songe, et enfin la volonté qui unit le souvenir et la pensée ? Cependant nous ne dirons pas que, dans cette opération, il agisse selon la trinité de l’homme intérieur : c’est bien plutôt selon la trinité de l’homme extérieur, puisque le souvenir qu’il se rappelle, quand il le veut et autant qu’il le veut, ne se rattache qu’au sens corporel qu’on appelle l’ouïe, et qu’il n’y a dans sa pensée autre chose que des images d’objets matériels, c’est-à-dire de sons. Mais s’il sait et se rappelle le sens des paroles, c’est déjà une opération de l’homme intérieur ; cependant on ne peut pas encore dire qu’il vive selon la trinité de l’homme intérieur, à moins qu’il n’aime les enseignements, les préceptes, les promesses renfermés dans ces paroles. Il peut même se les rappeler et y penser, tout en les croyant faux et en cherchant à les réfuter. Ainsi la volonté qui unit le souvenir de la mémoire et l’impression qui en résulte dans le regard de la pensée, complète, elle troisième, une sorte de trinité ; mais on ne vit pas selon cette trinité quand on repousse comme fausses les impressions de la pensée. Mais quand on les croit vraies et qu’on aime ce qu’il y a à aimer, alors seulement on vit selon la trinité de l’homme intérieur : car l’homme vit selon ce qu’il aime.
Or comment aimer ce que l’on ignore, mais que l’on croit ? Nous avons déjà traité cette question dans les livres précédents (Liv., VIII, ch. et suiv., ; Liv., X, ch. I, etc.), et prouvé que personne ne peut aimer ce qu’il ignore complètement, et que quand on est dit aimer l’inconnu., c’est en vertu de quelque chose de connu. Maintenant nous disons, pour conclusion de ce livre, que le juste vit de la foi (Rom. I, 17), de la foi qui agit par la charité (Gal. V, 6), en sorte que les vertus mêmes qui règlent la vie, la prudence, la force, la tempérance et la justice, se rapportent toutes à cette même foi, sans quoi elles ne seraient pas de véritables vertus. Du reste, quelle que soit leur valeur, elles ne peuvent en cette vie dispenser de la rémission de tous les péchés, et celle-ci ne s’obtient que par celui qui a vaincu, en versant son sang, le prince des pécheurs. Toutes les connaissances qui résultent de cette foi et de cette conduite pour l’âme du fidèle, quand elles sont contenues dans la mémoire, vues par le regard de la pensée et acceptées par la volonté, forment une certaine trinité particulière (sui generis). Mais l’image de Dieu, dont, avec son aide, nous parlerons plus tard, n’est point encore ici. C’est ce qui sera mieux démontré quand nous aurons fait voir où elle est. Le lecteur s’en convaincra par le livre suivant.