Si la prière est en défaveur, c’est que l’on s’en fait en général des idées beaucoup trop grossières. On dirait souvent un maître ignorant ou faible, qu’il faut séduire ou gagner à force d’importunités.
Et pourtant, dans sa véritable idée, la prière constitue en grande partie le fond de la religion. Où elle manque, on peut dire que la religion manque avec elle.
La prière est la conscience actuelle des idées religieuses. C’est la religion passée en acte. C’est un mouvement volontaire de l’âme, qui cherche à sortir pendant un moment du monde visible, pour s’élancer dans le monde moral. C’est une communication spirituelle avec un ordre supérieur à la terre, dont le cœur sent fortement le besoin et la réalité. C’est un instant passé dans les cieux.
Ces communications, avec conscience et volonté, entre l’âme et le monde moral, supposent nécessairement deux termes : l’âme et le monde moral. Il y a donc en elles quelque chose de subjectif et quelque chose d’objectif. Pour arriver à une idée complète de la prière, il faut donc la considérer dans le sujet qui s’y livre, c’est-à-dire dans l’âme, et dans l’objet vers lequel elle s’élance, c’est-à-dire dans le monde invisible lui-même.
Quelles sont les idées que la prière réveille dans l’âme ? qu’est-ce qu’elle emporte pour celui qui s’y livre ?
Nous l’avons dit, c’est la conscience actuelle de la vie spirituelle ; c’est le retour volontaire et de prédilection vers un monde moral, complément nécessaire du monde sensible, et qui lui est infiniment supérieur.
Resserré dans un corps de boue, qui le sert, mais le gêne et le fatigue, luttant contre la souffrance et le besoin, emprisonné dans un monde dont la grandeur l’accable, dont la misère et la petitesse l’attristent ; se sentant infini et trouvant partout des limites, l’homme développé par la réflexion et possédant la conscience de lui-même pressent un autre monde, un autre ordre, d’autres lois, une autre félicité, une autre durée, un autre gouvernement et un autre chef. Il s’y élève par la contemplation ; il s’y réfugie dans ses peines ; il en embellit sa vie ; il en exalte ses espérances ; il s’élance au delà du borné, du temporel et du misérable, vers l’excellent, l’éternel et l’absolu. C’est la prière.
Quelles que soient les subtilités d’une philosophie sensualiste, elle est naturelle à l’homme. Elle le prend à son berceau, pour ne le quitter qu’à la mort. Elle reparaît dans toutes les phases des sociétés humaines. Partout l’homme est invinciblement entraîné par sa nature à compléter le visible par l’invisible, et à se mettre en communication avec le pouvoir mystérieux mais irrésistible que le monde entier et son propre cœur lui révèlent. Le sauvage adore le grand esprit ; l’africain implore son fétiche dans sa cabane de bambou ; et le chrétien prie dans son temple, au sein de tous les raffinements intellectuels et physiques dont l’entoure la civilisation la plus avancée de la terre. Tous satisfont à un besoin de leur nature, qu’ils ne se sont point donné. Tous, en accomplissant cet acte, sont hommes, et hommes par excellence. Ils exercent le plus glorieux privilège de l’humanité. Il y a beaucoup de légèreté sans doute à traiter avec dédain un acte qui occupe une si grande place dans l’histoire de l’humanité, et dans lequel ont pris leur source tant de conquêtes de l’intelligence, tant d’efforts magnanimes de la vertu.
Toujours et partout l’homme pressent un ordre qu’il ne voit pas, un chef qui ne lui parle pas. Différent en tout le reste, même dans ce qui se voit, il s’accorde en ce seul point. Il y revient sans cesse, après toutes les révolutions de son existence matérielle, intellectuelle et sociale. Est-ce présomption d’en conclure que, dans les profondeurs les plus intimes de son âme, le monde moral lui est donné ?
Telle étant la prière dans son idée la plus générale, pour la bien comprendre il faut analyser le monde moral.
Dès qu’on s’élance par la pensée au delà des choses sensibles pour s’élever à la contemplation et au sentiment du monde moral, ce que l’on rencontre d’abord, ce sont les lois du monde moral.
C’est par là qu’il se manifeste, et c’est par là que nous-mêmes acquérons la certitude d’en faire partie. C’est son extrême limite ; mais cette limite nous enferme, comme la limite des choses visibles nous enferme par notre corps. L’homme est le point où ces deux mondes, comme deux immenses cercles, se touchent et se pénètrent. Nous sentons dans l’un des lois saintes, obligatoires, supérieures à notre nature sensible, mais pleinement libres et purement morales ; comme nous sentons dans l’autre des lois irrésistibles et fatales, sans moralité, sans liberté. La conscience, la sainteté, la pureté, le prix absolu du bien, l’horreur absolue du mal, la responsabilité jointe à l’affranchissement de la nécessité, la dignité de la personne : voilà le spectacle qui se présente le premier à l’âme contemplative ; voilà les idées qui la frappent ; voilà l’ordre qu’elle découvre d’abord dans ce monde où elle pénètre. Elle se sent agrandie, et pourtant elle n’a fait que se replier sur elle-même ; car toutes ces idées lui sont données par la conscience. Tout homme les porte toujours dans son sein. Il suffit qu’il veuille les chercher. Il trouvera dès le premier élan les lois du monde moral, fortes, pressantes, pures, incorruptibles. Il les trouvera claires, portant avec elles leur sanction ; aussi positives, aussi indubitables que les lois du monde physique, quoique d’une nature bien opposée. Et par la seule conscience de ces lois, il croira à un ordre moral, comme il croit à l’ordre physique qu’il voit de ses yeux et qu’il touche de ses mains.
Dès lors, il ne voit plus seulement les lois du monde moral ; il en voit, pour me servir d’une expression singulièrement impropre, le corps, la matière ; ou, pour parler un peu moins mal, la substance et la vie. Ce monde de la moralité, que révèle la conscience, est aussi celui de l’intelligence ; car ces deux qualités sont inséparables en ce sens que la moralité emporte toujours l’intelligence, et que la suprême moralité est aussi la suprême intelligence. C’est donc aussi le monde de l’ordre et de l’harmonie, le monde du bonheur en même temps que celui de l’innocence et de la vertu. Notre conscience et notre raison conspirent à la fois pour réunir, dans un idéal après lequel tout notre être soupire, le bonheur et la vertu. Après avoir trouvé, dès les premiers pas de notre voyage contemplatif hors du monde de la matière et de la nécessité, les lois du monde moral, nous rencontrons aussitôt, en faisant quelques pas de plus, la vie du monde moral. Et non seulement la vie, mais la société du monde moral ; car déjà l’expérience de la société humaine et la pleine certitude que les hommes sont des êtres moraux comme nous suffisent non seulement pour nous rendre respectable et sacré tout ce qui, comme nous, porte une conscience, est capable de vertu, mais aussi pour nous faire comprendre que les lois du monde moral embrassent d’autres êtres que nous ; que ce monde est un monde des esprits, et non pas de notre esprit. Dès lors il devient immense ; dès lors, la vie s’y étend à l’infini ; dès lors, l’âme humaine, dans laquelle un sentiment d’amour se trouve si vivement empreint, respire plus à son aise et attend un sort mieux fait pour elle. Cet ordre, cette harmonie que sa conscience lui révèle, cette vie supérieure et absolue qu’elle lui ordonne d’attendre, ne se resserreront pas dans une stérile unité. Ce sera un monde plein de rapports infinis ; ce sera une vie pleine d’action et de réaction ; ce sera une société dans laquelle tous les trésors mystérieux de l’intelligence, de l’affection et de la vertu, pourront se répandre et se renouveler sans cesse.
Mais il y a plus encore. Les lois du monde moral, la vie du monde moral, ne sont pas tout ce que l’âme rencontre dans sa course, et ne sauraient l’arrêter. Les lois qu’elle sent être les siennes, elle ne se les est point données. Elles viennent de plus haut qu’elle, revêtues d’une irréfragable autorité. Et pourtant elles portent l’empreinte de l’intelligence et de l’amour. Il y a donc au-dessus du monde moral une intelligence qui en est l’âme. La vie et la société du monde moral, après lesquelles notre âme soupire et qu’elle ne peut s’empêcher de regarder comme le complément nécessaire de la conscience, demandent, pour être réalisées, une puissance et une justice qui fassent régner l’ordre et le bonheur. Il faut un chef au monde moral. Dieu se présente donc tout à coup avec tous ses attributs. Il se présente à l’âme tout entière. Il vient lorsque l’âme l’appelle et qu’elle veut le recevoir ; il vient s’établir au centre de son intelligence et de ses affections. Ce n’est point une pensée fugitive qu’un flot de raisonnement amène et qu’un autre emporte ; c’est la vie, c’est la vérité, c’est la puissance, c’est la réalité devant laquelle toutes les autres s’effacent et disparaissent. Ce ne sont plus des lois impassibles ; ce n’est plus une vie idéale ; c’est une personne ; c’est une intelligence, une puissance, un amour, une volonté réelle, personnelle, en même temps qu’immense, qui nous presse, nous entoure de toutes parts, parle à notre âme par la conscience et par la nature, et vient confondre ainsi dans une grande unité les deux mondes qui se manifestent autour de nous et en nous-mêmes, et qui souvent semblent se combattre. Dieu esprit, Dieu tout-puissant, Dieu saint, Dieu maître, Dieu personne : dès que cette pensée a réellement pénétré dans l’âme, il faut qu’elle y règne. Est-il donc besoin de s’étonner si, quand l’âme s’élance dans le sein du monde moral, par l’acte sublime de la prière, elle franchit rapidement tous les pensers intermédiaires pour arriver jusqu’à Dieu, pour s’abîmer dans cette contemplation ravissante ? non seulement elle y trouve un intérêt qui efface tout autre intérêt, mais elle y trouve tout ce qu’elle a laissé derrière elle, et l’ordre, et la charité, et la vie, et le bonheur, et la vertu ; mais elle y trouve tout plus attrayant et plus beau, par le reflet qu’il reçoit de l’existence, de la puissance et de la bonté suprêmes.
L’acte de la prière embrasse donc le monde moral tout entier, mais le monde moral incorporé en Dieu. L’idée de Dieu est à la fois le dernier terme et l’âme de la prière. Si l’on veut exprimer en un seul mot plus sensible et plus réel le vrai fond de la prière, on dira donc que c’est un commerce actuel de l’âme avec Dieu.
Ce commerce est-il réciproque ? Par la prière l’âme s’élance vers le monde moral. Le monde moral réagit-il ? Elle s’élance vers son Dieu. Son Dieu se rapproche-t-il d’elle ?
Une réponse à’ cette question, qu’on peut appeler transcendante, est-elle donc indispensable ? Si la prière élève et ennoblit l’âme, en la ramenant à ce qu’il y a de plus grand et de plus beau dans sa nature, faut-il donc repousser ce bien, parce qu’on ne pourra pas en assigner avec précision les véritables sources ?
Mais une remarque plus importante, c’est que la réalité de cette réaction n’est guère révoquée en doute que par ceux qui ne prient pas. C’est toujours la fameuse réponse, qui conserve ici toute sa profonde vérité : « Vous le connaîtrez si vous en êtes digne. » — Qu’opposer à une telle expérience, dont tant de gens se tiennent pour aussi certains que de leur propre existence ? Qu’opposer à l’Évangile, cette parole céleste, qui promet à chaque page une telle réaction, et qui lui-même en est une puissante, indubitable, dont la traînée profonde sillonne encore les siècles ? Des données prises dans l’ordre physique, dont les lois sont d’un tout autre ordre que celles du monde moral ; dans la philosophie de la sensation, si courte et si bornée qu’elle est incapable de rien expliquer, même ce qu’elle croit le mieux comprendre ? Elle repousse l’idée d’une telle réaction, parce qu’elle y verrait un effet sans cause, c’est-à-dire, dans son langage, sans cause matérielle. Laissez-la faire : elle va traiter de chimère l’idée de cause elle-même, parce qu’elle est incapable de l’expliquer dans son système, et fera de l’univers un vaste assemblage d’effets sans causes et sans liaisons. Qu’est-ce à dire au fond ? Sur quoi se fondent de pareilles prétentions ? C’est nier ces communications d’esprits parce qu’elles n’ont pas lieu d’après les lois ordinaires du monde physique ; parce qu’elles ne peuvent ni se voir ni se toucher. En d’autres termes c’est les nier, parce que ce sont des communications entre esprits et non entre corps. Mais peuvent-elles être autre chose, et qui jamais a prétendu qu’elles dussent être autre chose ? Prenons le monde en grand, avec ses clartés et ses mystères, avec ce mélange insondable de matière et d’esprit, de nécessité et de liberté, de régularité et d’arbitraire, qu’il nous présente à chaque pas, et jusque dans ses moindres détails ; prenons-le avec l’expérience des événements inexpliqués dont il fourmille, des pensées imprévues dont nous sommes pleins, et dont se compose en quelque sorte notre vie, avec ce grand fait inexplicable, imprévu, évidemment supérieur aux lois de la matière et aux chances de la vie humaine, qui a retourné tout à coup, avec une irrésistible puissance, la marche de l’humanité ; et nous ne craindrons plus d’espérer et de croire que le monde moral peut réagir sur l’âme qui s’élance vers lui, et que la prière, ce magnifique privilège de la race humaine, est un commerce réciproque qui témoigne d’une autre origine et d’une autre fin.
Mais le sujet est assez important pour qu’il vaille la peine de nous y arrêter un instant encore, afin de l’approfondir en précisant mieux nos idées.
On ne peut nier que, dans la chaîne de nos pensées et dans les événements de notre vie, il n’y ait quelque chose de spontané, d’imprévu et en quelque sorte de cosmique, que notre volonté ni celle d’aucun homme ne sont en état d’expliquer. Sans doute la volonté exerce une puissante influence ; sans doute nous ne sommes point soumis aux lois d’une irrésistible fatalité. Notre âme est libre dans ses choix. Mais la vie est mouvement. Tout influe sur elle, comme elle influe sur toutes choses. Et à côté de ce que notre volonté fait par choix, des pensées qu’elle accueille et qu’elle approfondit, ou qu’elle dédaigne et repousse, se trouve cette multitude de mouvements et de pensées qui lui tombent du ciel et qui la jettent dans des voies nouvelles. A côté du mouvement réfléchi de l’âme, que la volonté dirige d’après un plan, se trouve toujours le mouvement irréfléchi qui excite ou retarde l’autre, et qui souvent lui imprime irrésistiblement une direction contraire.
L’on ne peut nier encore que ces mouvements imprévus n’exercent une puissante influence non seulement sur la destinée de chacun de nous, mais encore, quand on les prend en masse, sur les destinées de l’humanité. En dernière analyse, les grandes phases de la vie de l’humanité sont les résultats des mêmes causes que celles de la vie des individus. Bien plus, la conscience et la réflexion y exercent une influence infiniment moins décisive, et c’est à des causes imprévues, accidentelles, et que j’appelle volontiers cosmiques, qu’il faut presque toujours tout rapporter.
Eh bien, si, dans ces destinées de l’humanité que nous serions tentés de considérer comme un tissu d’accidents, il se trouve un ordre, un plan, une direction constante et ferme, l’humanité n’est point abandonnée. Ce plan trahit l’action continue d’une intelligence puissante qui plane sur le genre humain. Quand le christianisme ne serait point là pour fournir une preuve irrécusable de sa présence, l’histoire tout entière en témoigne. Plus on l’a connue, plus on l’a comprise et plus cette persuasion a jeté de profondes racines dans les esprits les plus vigoureux et les plus éclairés. Il semble que de nos jours il est à peine permis d’en disputer encore. Or cette action générale, indubitable, se composant, en dernière analyse, de cette multitude d’actions particulières que nous éprouvons sans cesse et dont se forme en quelque sorte le tissu de notre vie, comment douter que celles-ci ne soient elles-mêmes comprises dans le plan qui préside à l’ensemble, quoique nous ne puissions pas comprendre encore la place qu’elles y occupent ? C’est un vaste édifice dont on suit les nombreux contours, dont on admire la savante disposition quand on le contemple d’assez loin pour en embrasser l’ensemble, et qu’on ne conçoit plus du tout quand on s’obstine à fixer de près ses regards sur un trait isolé. On a dit que le genre humain est inspiré. Je le crois du plus profond de mon âme, et il en vaut la peine. Mais comment peut-il l’être, si toute communication est à jamais rompue entre le monde moral, source de l’inspiration, et les individus qui composent l’humanité ?
Il y a donc communication constante, efficace, réelle, entre le monde que nous habitons, entre l’humanité dont nous sommes partie intégrante, et cette intelligence forte et bienfaisante qui plane au-dessus de lui. Il y a réellement et sans cesse action et réaction entre les deux mondes.
Après ces réflexions, auxquelles nous espérons qu’un grand nombre de nos lecteurs donneront leur assentiment, est-il encore présomptueux de conclure que l’âme humaine, en s’élançant vers le monde moral par la prière, peut espérer de trouver une réaction dans ce monde moral après lequel elle soupire ?
La matière étant soumise à des lois qui emportent pour notre esprit l’idée de nécessité, ce ne sera jamais sur le monde matériel que nous pourrons reconnaître la réaction immédiate du monde moral, par suite des communications de l’âme avec lui dans la prière ; car toujours les effets matériels, quels qu’ils soient, pourront s’expliquer par une cause physique. Rien n’est plus grossier, rien n’est plus charnel, rien ne trahit davantage l’enfance de la religion, et rien n’est plus propre à remplir de dégoût les âmes plus éclairées, plus élevées et plus pures, que la prétention de changer par des prières le cours des choses naturelles. C’est dans l’esprit, monde de la liberté et de la spontanéité, que cette réaction doit s’opérer et qu’elle peut être sentie. C’est là qu’elle amène des changements qu’il faut bien attribuer à cette cause, car de toutes, c’est encore celle qui les explique le mieux.
Nous désirons qu’on nous comprenne bien. Nous n’entendons pas nier les effets matériels dans le monde visible. Nous disons que, par la nature des choses, de tels effets, s’il s’en rencontre, peuvent toujours être expliqués autrement, à moins de miracles positifs, que nous ne supposons pas. Les vrais effets de la prière, ceux qu’il est juste d’attendre, ceux que l’expérience confirme tous les jours et qu’il est absurde de nier, quelque opinion qu’on se forme sur leur origine, se manifestent dans l’âme. Ce sont de puissantes et bienfaisantes modifications de l’âme elle-même ; c’est une réaction immédiate et réelle du monde moral sur l’âme qui s’élance vers lui ; c’est une réaction de la vie spirituelle sur elle-même : c’est tout ce qu’on voudra ; car, dans ce moment, je ne m’attache plus à la cause, mais aux effets ; toujours est-il que ces effets sont immenses et certains. Fille de la vie religieuse, la prière nourrit sa mère. Elle seule fait pénétrer la religion dans les parties les plus profondes et les plus vitales de l’âme. Elle seule en fait un sentiment, une affection, un désir, une espérance, une passion même, au lieu d’une connaissance morte, d’une pensée qui traverse l’esprit sans laisser aucune trace dans la vie. L’homme est un être actif, qui se développe par l’activité et s’affaiblit par l’inertie. La prière est l’activité appliquée aux parties les plus élevées de la vie intellectuelle. Elle fortifie toutes les facultés de l’âme qui sont en rapport avec elle. Elle combat toutes les causes qui tendent sans cesse à ramener l’âme vers la terre et à l’enlacer dans les choses matérielles et passagères. C’est à la fois le bouclier et l’épée de l’esprit contre la chair.
Ainsi, c’est dans la prière que l’âme trouve toujours avec abondance une nouvelle force, une nouvelle activité de tous les sentiments vraiment humains et religieux.
Elle y puise toujours une excitation nouvelle du sentiment du devoir ou de la conscience. La vue de l’ordre terrestre tend à l’affaiblir ; car, quand on n’en voit qu’une portion bornée, il est tout physique, tout fatal. Il froisse la conscience par son opposition souvent flagrante avec l’ordre moral dont la conscience porte les lois. Il provoque à l’épicuréisme, à l’égoïsme, et tend à présenter le devoir comme une chimère ou comme une duperie. Il faut s’élancer par la pensée au delà de cet ordre borné pour en pressentir un autre. Pour résister à cet entraînement de l’ordre physique, qui tend à le matérialiser, il faut que, par la prière, l’homme sache se replier sur lui-même, vivre avec sa conscience, se réfugier dans le monde moral, et converser avec le Dien qui le gouverne et qui l’anime. Alors tout reprend sa place, et le monde matériel, et le monde invisible, et la conscience, et la vertu, et l’avenir, et Dieu même.
C’est encore par de telles pensées que la prière, non seulement ravive la conscience, mais élève et nourrit la foi. La foi, c’est le pressentiment que l’âme recèle d’un autre ordre et d’une autre existence. Elle ne vient point du raisonnement ; c’est une émanation spontanée des profondeurs les plus intimes de l’âme. La prière nous y ramène, nous fait vivre avec elle. Elle-même est un produit de la foi. Or, plus on vit avec ce qui est spontané, intime, immatériel, céleste dans l’homme, plus on y croit, plus on aime à s’y appuyer dans toutes les épreuves de la vie. Plus on est plein du pressentiment d’un ordre meilleur, plus on a de résignation pour toutes les imperfections et les douleurs de l’ordre actuel. Cet abandon de la confiance et de l’amour est le fruit le plus immédiat et le plus certain de la prière.
Je ne veux point m’appesantir plus longtemps sur des détails que mes lecteurs peuvent compléter sans peine. S’ils ont prié, ils auront connu combien la prière exalte la charité ; combien l’image anticipée du monde supérieur, où elle nous transporte pour quelques instants, ennoblit les hommes à nos propres yeux, les élève dans notre estime, et rend plus étroits et plus doux les liens qui nous unissent à eux. Ils auront connu combien la charité, qui dérive de cette source, est à la fois plus chaleureuse dans ses affections, plus étendue dans ses objets, plus inépuisable dans ses efforts et ses sacrifices, que celle qui dérive d’une sensibilité maladive ou des affections bornées de la famille. Ils auront compris surtout que cette charité ne s’élève vraiment vers son éternel et suprême objet que par la prière. Vous avez beau connaître Dieu, vous ne l’aimerez que quand votre âme tout entière se sera élancée vers lui, aura contracté l’habitude de sortir du monde pour converser avec lui, et sera pleine de la pensée que Dieu répond à son amour. Jusque-là, vous n’aimez point Dieu ; mais là est la prière, et avec elle l’amour.
Ces effets sont produits en nous par le contact du monde moral avec notre cœur. Plus le contact est profond et immédiat, plus ces effets sont sensibles. — Et c’est par là que l’on peut comprendre ces paroles fréquentes de l’Évangile et surtout des apôtres, où les plus beaux effets de la prière sont promis à l’intercession de Jésus-Christ.
Jésus-Christ a mis le monde moral à notre portée. Il nous l’a fait voir plus distinctement. Il l’a fait apparaître et en quelque sorte marcher devant nous. Il nous en a démontré la certitude, même par des faits matériels. Il l’a manifesté dans sa personne, tel que nous le portons dans notre cœur, tel que nous pouvons le comprendre, le saisir et le reconnaître. Là, il est dégagé de tous ces alliages par lesquels le monde matériel le souille et le corrompt dans notre pensée. Et, quand notre âme veut s’élancer vers le monde moral par la prière, avec un tel guide elle ne risque pas de s’égarer. C’est donc en nous rapprochant de Jésus, en nous nourrissant en quelque sorte de sa vie, en le voyant toujours entre nous et les sommités ardues du monde moral, entre notre âme et Dieu, que les sentiments dont nous venons de tracer le tableau peuvent passer dans notre propre vie et s’y constituer en une puissance directrice et consolatrice. Si l’homme, tel que nous le sentons en nous-mêmes, nous paraît encore bien peu digne de ce monde parfait que notre conscience nous fait pressentir, et de ce Dieu vers lequel notre âme s’élance par la prière, l’homme, tel que nous le voyons en Jésus, accomplit toutes les conditions de la destinée humaine. C’est l’homme parfait d’un monde parfait. Et l’existence de ce type pur et complet de l’humanité nous rend le courage de nous élever vers le monde qui fut fait pour elle, même avec nos imperfections.
Voilà sans doute un moyen de rendre déjà la prière plus active et plus efficace ; j’ai presque dit plus humaine ; de la faire descendre de l’idée, toujours vague, à la pratique, toujours plus claire et plus positive. Mais il faut autre chose encore. L’homme n’est pas seulement un esprit, c’est aussi un être sensuel, car il est uni à des organes qui sans cesse réagissent sur son âme. Il est entouré de causes et de distractions sensuelles. Il est en proie à mille émotions, dont les sens sont la source première. Son esprit puise dans la nature corporelle, avec laquelle il est mis en rapport par les sens, non seulement la première impulsion qui met en jeu les facultés qui lui sont propres, mais les couleurs dont il teint toutes ses pensées, même les plus immatérielles, mais ces brillantes images qui agissent fortement sur lui, parce qu’à la fois elles sont attrayantes et claires. Il faut tenir compte de cette disposition, non seulement pour en éviter les résultats fâcheux, mais pour en tirer des résultats utiles. L’homme est esprit, et comme tel sa pensée est libre et absolue ; mais elle est vague, et par là même peu capable de lutter contre les formes arrêtées des objets sensibles. Pour agir puissamment sur l’homme, il faut qu’elle entre dans des relations étroites avec l’action ; il faut qu’elle revête des formes qui la mettent en rapport avec les sens et avec l’imagination. La prière, dans les conditions actuelles de l’humanité, ne doit donc pas résider uniquement dans l’idée ; il faut qu’elle prenne l’homme jusque dans sa partie sensible et dans les réalités de la vie. Il faut donc qu’elle ait quelque chose de sensible et de matériel, qu’elle revête des formes.
Les formes les plus générales de la prière sont d’abord celles du temps et du lieu, conditions indispensables de tout ce qui passe de l’idée à l’action et à la réalité. C’est par là que la prière prend du corps, qu’elle se mêle avec la vie, qu’elle trouve un point d’appui dans les habitudes, qu’elle devient une habitude elle-même. Environnés de besoins et de distractions, il est impossible que le mouvement intérieur de la prière ne soit pas pour nous mille fois interrompu par d’inévitables nécessités. Ces interruptions deviendraient bientôt la vie entière, et ces intérêts temporels régneraient bientôt exclusivement sur les affections et l’intelligence, si une part certaine, régulière, n’était faite à ces pensées, à ces mouvements par lesquels l’âme s’élève au-dessus du monde qu’elle habite, vers le monde qu’elle attend. Il faut donc non seulement la prière abstraite et pure, mais il faut des prières dans un temps et dans un lieu déterminés d’avance. Il faut que la liaison des idées et la force de l’habitude viennent lutter sans cesse contre les distractions du dehors et rappeler forcément le ciel parmi le tumulte de la terre.
C’est encore ce qui explique la nécessité, ou du moins la haute convenance d’user des formes du langage, pour revêtir et incarner en quelque sorte la prière. Aussi longtemps que la pensée n’est point précisée par la parole, elle est vague ; elle n’a point pour ainsi dire la conscience d’elle-même ; elle arrive donc avec peine au dernier degré de force et de clarté. Mais si elle s’exprime par des paroles, alors elle devient claire, précise et distincte ; alors elle éveille dans l’âme des sentiments dont la conscience est plus forte et plus nette.
La réaction de la parole sur l’âme, la vivacité des impressions qu’elle produit et qu’elle laisse, est une chose trop connue pour que je m’arrête à la démontrer. La prière en offrirait de nouveaux exemples s’il en était besoin encore. Elle a fait trouver mille fois des trésors d’une éloquence forte et chaleureuse aux âmes les plus simples et les plus communes. L’on a dit de certains orateurs qu’ils s’enivrent de leurs propres paroles. C’est en eux un grand mal sans doute ; mais ici c’est un bien ; c’est le bien dont on a besoin et que nul autre moyen ne peut produire au même degré. Il faut s’enivrer de la prière, et que ce moment si court soit du moins un moment passé dans les cieux. Tout le bien qu’elle peut produire est en effet à ce prix.
Mais outre ces formes générales qui peuvent convenir à toute prière, il en est de particulières qui peuvent aider l’âme à se rapprocher de chacun des éléments dans lesquels nous avons analysé le monde moral.
Nous avons d’abord trouvé les lois du monde moral. Elles sont données par la conscience et constituent l’idéal de la perfection humaine.
L’examen de la conscience et le retour sur soi-même, l’attention soutenue prêtée à cette loi divine qui parle au fond du cœur ; le rappel de la vie passée et sa comparaison avec la règle qui aurait dû la diriger, voilà donc le premier acte de la prière, et la première forme particulière qu’elle doit revêtir. C’est une conversation avec soi-même.
Le second élément est la vie du monde moral, vie de communion et de charité. Penser à l’humanité avec respect et avec amour ; chercher la société des hommes pour les rendre meilleurs et se rendre meilleur avec eux ; s’entretenir avec eux de ces grands objets de l’espérance humaine, qui déjà honorent et embellissent la vie ; voilà pour ainsi dire l’apprentissage de ce monde invisible vers lequel l’âme veut s’élever et que la charité seule peut ouvrir ; voilà la seconde forme particulière qui peut la soutenir dans son vol vers les choses invisibles : c’est la conversation avec les hommes pieux.
Enfin nous avons vu que le dernier élément du monde moral c’est son chef, Dieu, dans lequel viennent se réunir et se confondre tous les autres. C’est donc vers lui que l’âme doit s’élever ; c’est à lui qu’elle doit se réunir ; c’est pour s’approcher de lui qu’elle doit réserver toutes les forces de son intelligence et de son amour. C’est donc à lui qu’elle doit parler ; c’est devant lui qu’elle doit se répandre ; c’est sa présence qu’elle doit sentir, et sa voix sainte qu’elle doit entendre. La troisième forme de la prière doit donc être la conversation avec Dieu. Et cette forme est tellement essentielle, la personnalité de Dieu lui donne une telle importance, qu’elle a fait presque méconnaître les autres. Bien des gens ne voient dans la prière que la conversation avec Dieu : ils ont tort sans doute, car nous avons fait sentir qu’il y a autre chose ; mais ce tort n’est pas bien grave, car la conversation avec Dieu emporte ordinairement tout le reste.
Il est une institution qui réunit ces trois formes particulières en une seule, et avec les formes générales dont nous venons de parler ; une institution qui fait de la prière une chose sensible, à laquelle l’imagination peut se prendre, qui la pose dans le temps et dans le lieu avec ordre et régularité, qui lui donne un corps par la parole, qui rappelle l’individu à sa conscience, l’homme à la société humaine, la créature à son Créateur, qui réunit dans une même solennité, la conversation avec la conscience, avec les hommes et avec Dieu. Elle est à la fois source d’instruction, d’émotion, d’amour et de piété. Elle seule peut transmettre de génération en génération ce trésor d’une religion vivante et sociale, que nous avons reçu de nos pères comme un précieux dépôt. Tous les peuples en ont senti la nécessité. Tous ont compris que la religion vit ou meurt avec elle. Elle présente le spectacle le plus sublime et le plus pur qu’une réunion d’hommes puisse offrir. Jésus en a fait présent à son Église dont elle forme le lien, et qui en a reçu son nom. Ses premiers disciples y puisèrent ces sentiments de charité, de courage et d’espérance, qui leur firent braver la mort. Pourquoi le raffinement de notre siècle croit-il pouvoir s’en passer ?