Il n’est pas probable que, lorsque Matthieu Lelièvre fit paraître ses premiers livres, il eût la moindre prétention au titre d’historien. Son but était de faire connaître des hommes dans la communion spirituelle desquels il vivait, qui inspiraient et alimentaient sa vie religieuse et qu’il jugeait aptes à orienter l’Église dans la voie d’une consécration plus complète au service de Jésus-Christ.
Mais ces livres mêmes témoignent de longues. et patientes recherches, de sérieux efforts pour remonter aux sources et faire œuvre d’historien, en même temps qu’œuvre d’édification et de vulgarisation. Dans la suite, notre auteur prit goût à ce genre de travail, et quand il se livra à des, œuvres d’un caractère vraiment historique, comme : Le méthodisme dans les îles de la Manche ; l’Histoire des martyrs de Crespin ; De la Révocation à la Révolution, ou qu’il prépara les éditions successives de son John Wesley, il y apporta des qualités qui l’ont classé parmi les historiens. Vraisemblablement, c’est sous cette désignation que son souvenir demeurera le plus longtemps. Les articles de journaux doivent trop à l’actualité, toujours changeante, pour n’avoir pas une existence éphémère, sans compter qu’ils ne sont pas faciles à retrouver ; la parole publique, même si elle a électrisé des foules, a vite fait son temps. Un livre bien composé, riche d’informations et d’idées, a une valeur plus permanente. Or, dans le cadre où ceux de notre ami sont établis, ils ont tout à fait ce caractère. Dans aucune langue, vous ne pouvez rien avoir de plus complet, de plus pondéré, de mieux fait que sa IVe édition de la Vie de John Wesley, et vous ne trouverez pas d’étude sur les doctrines et l’enseignement du Réveil du xviiie siècle, connu sous le nom de méthodisme, qui surpasse sa Théologie de Wesley. Je serai moins positif en ce qui concerne l’édition des Martyrs de Crespin, à laquelle son nom est attaché, et son livre De la Révocation à la Révolution, ces sujets m’étant moins familiers. Je les tiens pour des œuvres de premier ordre, mais, sur leur compte, je suis bien aise de pouvoir donner, un peu plus loin, le jugement d’un homme parfaitement compétent.
J’ai aligné devant moi les ouvrages de notre auteur que, sauf les trois gros volumes de l’Histoire des martyrs de Crespin, je l’avoue en toute humilité, j’ai tous sous la main. Ils forment une œuvre imposante. Sauf erreur, il y en a seize. Et, en toute justice, il faudrait y ajouter la traduction du livre de William Arthur : La loi physique et la loi morale, une douzaine de brochures et de sermons, sa traduction ou adaptation des Mémoires de Peter Cartwright, le vaillant et excentrique prédicateur de l’Ouest américain, qui n’ont paru qu’en feuilleton, beaucoup d’articles de la Revue chrétienne, du Bulletin de l’Histoire du Protestantisme français, la série d’articles historiques qu’il publia dans le Journal des Écoles du Dimanche, de 1890 à 1908, pour la Fête de la Réformation, ainsi que sa contribution à l’Encyclopédie des Sciences religieuses, de F. Lichtenberger, sur des sujets anglais, irlandais, américains, qui, sans former un nombre de pages considérable, nécessita une documentation sûre et étendue. Que de veilles ! Etonnez-vous qu’il ait souffert de migraines, à un âge où beaucoup d’hommes ont leur pleine santé et sont encore jeunes !
Sans doute, Matthieu Lelièvre composait des livres et des articles de revues, même historiques, comme d’autres construisent des maisons ou dirigent quelque grosse industrie. On se tromperait toutefois si on s’imaginait qu’il les écrivait sans effort. Que d’après-midi il a passées dans les bibliothèques publiques à vérifier un texte, à chercher le sens d’une phrase obscure, à déchiffrer quelque vieux papier ! Des feuilles couvertes de notes de sa main, dont chaque ligne porte l’indication de documents à consulter, avec noms d’auteurs, numéros de volumes, d’années, de pages, quelques-unes barrées parce que le travail a été fait, et que je retrouve dans un vieux dossier sur lequel est écrit : « Travaux sur le xvie siècle, Conférences ou Publications », me remplissent de confusion. Elles m’ont rappelé ce que j’avais remarqué il y a longtemps, dans la Préface de sa Vie de Jean-Louis Rostan, à savoir qu’il n’avait pas réuni, classé, élagué moins d’un millier de pièces pour faire ce livre ; et qu’il n’y était arrivé qu’à force de bonne volonté. Car M. Lelièvre lui-même, tout passionné qu’il fût pour ses héros, avait autre chose à faire que des livres et devait subir les exigences ainsi que les contrariétés de la vie. On n’écrit pas toujours quand on veut, et il y a des jours où l’on ne trouve ni le temps ni le moyen de le faire. Alors, il faut saisir au vol les moindres moments ; et c’était souvent aux heures tardives d’une fin de journée, ou même pendant la tranquillité de la nuit, que sa plume marchait de son pas réglé. Je n’ai pas oublié ce qu’à cette époque il écrivait à propos de Hunt, l’apôtre des cannibales :
« Le travail que je livre au public m’a occasionné quelques fatigues, mais il m’a procuré de bien vives jouissances. J’ai souvent oublié le sommeil au milieu des Fidjiens, et les lueurs matinales du jour m’ont surpris plus d’une fois, tout absorbé par les scènes terribles ou touchantes de leur histoire. »
Quand nous lisons des pages qui semblent écrites d’un seul jet, tant leur style est clair, simple et élégant, nous nous imaginons parfois qu’elles n’ont pas demandé plus de peine à leur auteur qu’elles n’en demandent à leurs lecteurs. Elles sont souvent, même pour de grands talents, le prix de gros efforts.
Matthieu Lelièvre s’est complu à nous dire comment il a été amené à écrire la plupart de ses livres. Il avait besoin de se lier avec son public et à lui parler à cœur ouvert, et cette manière a contribué à rendre la lecture de ses ouvrages plus facile et sympathique.
Rostan, le premier en date, avait été l’ami et le collègue de son père ; jeune enfant, il avait appris à l’aimer et à le vénérer. La figure de ce fils des Alpes était éclairée pour lui par celle de Félix Neff et par tout ce qu’il avait conservé dans sa nature, si originale et si pure, de son pays natal. Jeune pasteur, Matthieu Lelièvre avait vu, dans la Drôme et dans la Vaunage, la profonde influence, la puissance de conversion et de sanctification que Rostan y avait eues. C’est un livre de piété, un trésor d’expérience religieuse, qu’il voulut réunir pour les amis et pour l’Église sur l’intrépide missionnaire que Dieu avait repris à lui.
Hunt et Taylor durent leur publication à l’esprit missionnaire dont M. Lelièvre était animé. Pouvait-on mieux faire, pour nourrir la piété de la jeunesse chrétienne qui prenait conscience de ses devoirs, que de lui donner l’exemple de ces deux hommes, dont l’un, pris aux rudes travaux des champs, ajouta un archipel des plus sauvages au Royaume de Dieu sur terre ? et l’autre, prédicateur original à poigne, comme le méthodisme américain du milieu du siècle passé en avait beaucoup, qui osa attaquer l’ennemi dans son antre, lui disputa ses victimes et fut un moyen de bénédiction pour toute la Californie ? C’était le temps où notre ami envoyait des Nouvelles missionnaires à plusieurs journaux, et celui où les pionniers du méthodisme américain l’attiraient beaucoup.
Dans sa Préface à la IVe édition de John Wesley, notre auteur a raconté comment trois hommes, dont aucun n’était wesleyen, l’encouragèrent à écrire la vie de cet homme de Dieu : Frédéric Monnier, auditeur au Conseil d’Etat impérial, qu’il avait connu à l’Union de Paris ; Eugène Bersier, le futur orateur de l’Etoile, et Louis Bridel, le pasteur distingué de l’Église libre de Lausanne. Ils ne firent que souffler sur un feu déjà allumé. Toutefois, grâce à eux, lorsqu’en 1867, la Conférence méthodiste française ouvrit un concours pour la meilleure vie populaire de Wesley, Matthieu Lelièvre se trouva tout préparé à concourir. Son manuscrit fut couronné par le jury et son livre, bien qu’il fût loin d’être ce qu’il est devenu avec la IVe édition, eut la chance de tomber entre les mains de Charles de Rémusat, qui lui consacra un article de trente-six pages dans la Revue des Deux-Mondes. L’ouvrage reçut du public français un accueil empressé ; il s’en écoula une édition française de 2500 exemplaires, ainsi qu’une édition anglaise de 15 000. Il fut traduit en plusieurs langues. Un autre bonheur était réservé a sa IVe édition, l’édition définitive et, à notre sens, aussi parfaite qu’un ouvrage sur un tel homme, et dans les dimensions où il se tient, peut l’être. Elle fut traduite en anglais par le frère aîné de l’auteur, Jean-Wesley, qui fit ce tour de force de rendre parfaitement le livre dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle.
[Le livre eut, du vivant de son auteur, une 5e édition, en Belgique, et par les soins des Méthodistes épiscopaux, mais, à notre sens, moins réussie, comme forme, que la 4e. En traitant avec ses éditeurs, M. Lelièvre eut la précaution de dire qu’il ne s’agissait que de cette édition-là, attendu que l’ouvrage étant né d’une initiative de la Conférence méthodiste française, celle-ci doit en avoir la propriété. L’ouvrage devait aussi être désormais imprimé sans modification. « Le livre a sa forme définitive et doit la garder après que j’aurai disparu… » (Lettre particulière de M. L. à Th. R., du 12 mars 1924.)]
Dans Les Prédicateurs pionniers de l’Ouest américain, l’écrivain nous fait assister aux premiers jours de la colonisation de cet immense pays et à la lutte des prédicateurs méthodistes itinérants, dont Francis Asbury fut le chef, pour suivre le mouvement semi-barbare d’une population excessivement mêlée et la sauver par la proclamation de l’Évangile et l’éducation chrétienne. Comme ses prédécesseurs, il date d’une époque où son auteur, dans de nombreuses conférences, donnait la République des Etats-Unis en exemple à la nôtre, sans en cacher ou en méconnaître les faiblesses. Je trouve parmi quelques manuscrits de ces conférences-là un bout de papier où il avait noté évidemment la péroraison de l’une d’elles. Elle nous initie à l’esprit dans lequel il parlait et écrivait sur les choses d’Amérique entre 1870 et 1880 :
« Un siècle s’est écoulé depuis l’émancipation : deux guerres formidables : une au commencement qui a affranchi l’Amérique de l’étranger, une autre à la fin qui l’a affranchie de l’esclavage… Pendant ce siècle, tout a grandi merveilleusement : le pays qui s’est étendu jusqu’au Pacifique, la population qui a plus que décuplé, les institutions qui sont devenues toujours plus libérales, les mœurs qui se sont purifiées…
Or, Messieurs, quel est le roc sur lequel tout cela repose ? Quel est le lien qui rattache toutes les parties de ce vaste organisme ? Quelle est la raison d’être de tous ces progrès ? Cherchez bien, et vous arriverez à reconnaître que toute cette grandeur dérive de ce Livre que les Puritains du xviie siècle apportèrent sous leur manteau et qui fut la première charte de ce peuple.
La Bible, Messieurs, la Bible crue et pratiquée, a été jusqu’à présent la grande École de libéralisme des temps modernes : elle a fait la Hollande, la Suisse, l’Angleterre, les Etats-Unis… En dehors d’elle, la France en est la preuve, la liberté est précaire… Quelle différence entre ce siècle là-bas et ici ! …
La sagesse que montre notre peuple dans cette troisième et décisive expérience de la République, nous fait espérer qu’il saura profiter des expériences de ses devanciers, et que tournant le dos aux pharisiens qui dénaturent la religion et aux sceptiques qui la méconnaissent, il ira demander à la religion de la Bible comment on fonde la liberté et comment on la fait vivre… »
L’Histoire du Méthodisme dans les Îles de la Manche fut publiée, comme nous l’avons dit, à l’occasion du Centenaire. Quoique composée un peu rapidement, elle est copieuse et renferme cent cinquante pages d’un intérêt spécial pour les protestants français ; celles consacrées à la Réforme huguenote dans ces îles et au régime presbytérien sous lequel elles vécurent pendant une centaine d’années. Il y a là quelques chapitres qui doivent avoir nécessité à l’auteur un rude labeur, pour lequel son sens historique l’a beaucoup aidé et qu’il fut le premier à écrire. Ils parurent également dans le Bulletin de l’Histoire du Protestantisme français en 1885. Quand il aborda les commencements du méthodisme, en 1783, son travail fut plus facile : les luttes de celui-ci, pour conquérir la liberté, son action, son développement, ses missions et ses missionnaires, forment une lecture singulièrement attachante.
C’est pour compléter l’œuvre de Paul Cook, et sur des documents réunis par lui, que notre auteur publia, en 1897, la seconde partie de la Vie de Charles Cook, un volume où il mit sa peine et son cœur, qui n’a pas moins de 375 pages, et qui, grâce au Résumé de la première partie, qu’il a placé en tête de sa propre rédaction, peut suffire à ceux qui ne peuvent acquérir la première partie, maintenant épuisée en librairie. Paul Cook avait eu quelques scrupules à écrire la vie de son père, et avait été embarrassé pour parler de polémiques auxquelles, bien malgré lui, son père s’était trouvé mêlé, quand ces discussions étaient à peine refroidies. Mais cette Vie méritait trop d’être achevée, et il était trop nécessaire de raconter jusqu’au bout ce chapitre de l’histoire des Églises de France et des travaux missionnaires de l’Église méthodiste française, pour que Matthieu Lelièvre n’y vît pas un impérieux devoir. Il le remplit avec beaucoup de tact et une connaissance minutieuse des faits qu’il avait à raconter.
Le même esprit, le même souci le guidèrent quand il écrivit l’histoire de deux gentilshommes bretons : Pierre de Pontavice, en 1904, et Armand de Kerpezdron, en 1913, tous les deux missionnaires méthodistes et pasteurs réformés, l’un mort encore jeune parmi ses amis de Beuville (Calvados), à la fin de 1810 ; l’autre décède à Mer (Loir-et-Cher), en 1854, âgé de 82 ans. Le premier était né à Fougères (Ille-et-Vilaine), le second à Josselin (Morbihan). Tous les deux étaient d’origine catholique, bien entendu. La tempête révolutionnaire de leur pays les jeta sur les îles normandes, soldats découragés d’une cause perdue. Ils y furent convertis, initiés par de lentes épreuves et une éducation religieuse nouvelle aux vérités évangéliques, et le méthodisme insulaire les rendit à leur pays, soldats pieux et zélés de la cause de Christ. Sous leur format de deux cents et quelques pages, ces deux biographies me paraissent être des modèles du genre.
Si, parmi ces volumes également bons sous le rapport de l’enseignement et de l’édification, je devais faire un choix, mes préférences iraient d’abord à la IVe édition de la Vie de Wesley, ensuite à la Théologie de Wesley, et, en troisième lieu, aux Prédicateurs pionniers.
Le premier de ces ouvrages a été l’œuvre de prédilection de Matthieu Lelièvre. Je ne suis pas loin de penser qu’on n’y pourrait rien changer, rien ajouter, sans le gâter. Dans des limites trop réduites pour que l’auteur ait pu être abondant, il ne laisse dans l’ombre rien d’essentiel ; il est bien ordonné et bien écrit. J’en ai fait, qu’il me soit permis de l’indiquer, une sorte de preuve récemment. Un autre travail que celui-ci m’avait conduit à relire bon nombre d’ouvrages sur John Wesley, en français et en anglais, ainsi que bien des portions du Journal de J. Wesley lui-même. Et, naturellement, j’étais amené à remarquer la diversité des narrations, des appréciations. C’est toujours chez M. Lelièvre que je trouvais le plus de précision, de clarté et de bon sens. Cela n’avait qu’un inconvénient : les autres auteurs, je pouvais les résumer à ma façon, ajouter, retrancher, changer. M. Lelièvre, il fallait le copier ; pas moyen de toucher à sa pensée ou à son style sans l’altérer !
Sans en dire tout à fait autant de sa Théologie de Wesley, qui est plutôt une œuvre de sa vieillesse, — mais lentement élaborée dans son esprit, — quand il ne songeait ni à en faire un cours pour des candidats au saint ministère, ni un livre, — je la tiens, en considérant les limites où, elle aussi, se trouve renfermée, pour un travail soigné et achevé, qui gagne à être relu et étudié. La théologie de Wesley n’était pas toujours très profonde ni très originale ; l’évangéliste inventait moins qu’il n’adaptait ; c’était un constructeur qui savait se servir des matériaux que d’autres avaient mis à pied d’œuvre, et qu’ils n’avaient pas toujours su employer. Mais elle était pratique, claire, scripturaire. Et son interprète a magnifiquement exposé sa pensée, sans se priver toujours de laisser voir la sienne, ou de la compléter par celles de quelques théologiens méthodistes plus contemporains, ce qui ne gâte rien.
Naturellement, parmi ses autres livres d’un caractère biographique et historique, l’apport de Matthieu Lelièvre à la Vie de Charles Cook a une valeur unique pour nous. Cela noté, ma prédilection va aux Prédicateurs pionniers de l’Ouest américain. Rostan, si pieux, si personnel, avec ses 600 pages serrées, est le double trop long pour les gens de notre siècle ou de notre tempérament. Hunt même, qui est d’un bon tiers moins volumineux, et qui n’est jamais lourd, ainsi que les autres, que je regarde avec émotion, et dont j’ai parlé avec amour, n’ont pas tout à fait pour moi le charme des Pionniers, d’un style si coloré, si élégant, si rapide. C’est une œuvre de jeunesse, écrite par morceaux ; elle vous rafraîchit et vous entraîne.
Matthieu Lelièvre préluda à ses études huguenotes par des articles et des conférences de vulgarisation dont il trouva les éléments dans des ouvrages d’histoire protestante et des publications érudites. Dès 1865, il donna à la Revue Chrétienne, un Essai sur la poésie protestante au xvie siècle, et, en 1879, un résumé des deux gros volumes de O. Douen : Clément Marot et le Psautier huguenot. Une conférence sur la Révocation de l’Édit de Nantes fut faite par lui à Nîmes, à Jersey et peut-être ailleurs, au cours de la décade suivante. Mais je lui ai ouï dire que c’est en préparant la réimpression d’un volume publié en Hollande en 1688, retrouvé en Suisse en 1880, et qui lui fut adressé pour L’Évangéliste : Un Déporté pour la Foi, quatre lettres du sieur Serres, de Montpellier, qu’il prit goût aux documents originaux et conçut le projet d’exploiter, de façon plus spéciale, le filon qui venait de s’entr’ouvrir devant lui. Il voulut donc étudier l’histoire sur les sources originales, au lieu de résumer et vulgariser les travaux des historiens. Justement, bientôt après, son livre sur le méthodisme dans les îles de la Manche lui en fournit l’occasion en le portant vers les documents mêmes du xvie siècle. Mais c’est en éditant Crespin qu’il allait s’y livrer à fond et y acquérir une rare maîtrise. C’est ce labeur qui lui fournit la matière de ses communications à l’Assemblée générale de la Société du Protestantisme français, à son Bulletin, ainsi que celle de beaucoup de ses Portraits et récits huguenots, et des articles annuels du Journal des Écoles du dimanche.
Un petit mystère a longtemps plané pour moi sur l’édition de l’Histoire des martyrs de Crespin, par D. Benoît et M. Lelièvre. Je savais quelle peine notre frère s’était donnée pour mener à bonne fin ce gros travail, et j’avais cru comprendre que l’accueil qui lui fut fait avait été plutôt froid. Lui, toujours très ouvert, et généralement heureux quand on le mettait sur le chapitre de ses publications, que ce fût par la correspondance ou dans la conversation, s’était montré à ce sujet d’une discrétion qui n’était pas tout à fait dans ses habitudes et que j’avais respectée. M. le pasteur Ch. Bost, du Havre, m’en a donné la clé.
Après m’avoir rappelé qu’en 1883 la Société des Livres religieux de Toulouse prit la décision d’éditer l’Histoire des martyrs de Crespin par les soins du pasteur Daniel Benoît, et que cela déplut à la Société de l’Histoire du Protestantisme, attendu que Toulouse ne lui paraissait pas indiquée pour cette publication, s’étant spécialisée dans des ouvrages d’un autre genre, M. Charles Bost poursuit :
« M. D. Benoît publia le premier volume de Crespin, en 1885, avec une introduction et des notes succinctes… Il se rendit compte alors qu’il avait assumé une tâche trop lourde et la passa à Matthieu Lelièvre. M. Lelièvre travailla, à Paris, dans la Bibliothèque du Protestantisme français. Il eut le mérite de voir aussitôt ce qu’exigeait son œuvre. Il consulta les éditions anciennes, les éditions successives de Crespin, où, à chaque fois, le volume était augmenté ou corrigé ; chercha dans les écrits du temps la confirmation ou la correction des récits fournis. Surtout, il se mit à correspondre avec des historiens d’Ecosse, d’Angleterre et de Hollande, pour connaître les sources originales auxquelles avait puisé Crespin pour ses récits d’Angleterre et de Flandre, et il observa, pour la France, qu’une bonne partie du livre de Crespin, qui concerne Paris, a été textuellement copiée dans un volume du pasteur de Chandieu, pasteur à Paris au xvie siècle, au temps même des martyrs. Les deux volumes que publia Matthieu Lelièvre, le IIee en 1887, le IIIe en 1881), représentent un travail immense et d’une très grande valeur. Les notes en sont excellentes. M. Lelièvre, ayant constaté que des recherches du même ordre auraient dû être faites pour le Ier volume, a inséré dans un supplément de son IIIe volume de notes qui se rapportent au Ier. Mais quand le travail fut achevé et que M. N. Weiss, secrétaire-bibliothécaire de la Société d’Histoire, fut appelé à en rendre compte dans le Bulletin, il se contenta d’écrire à ce propos un article assez court, où il parlait en même temps de l’édition de l’Histoire Ecclésiastique de Th. de Bèze. Il remercia en gros MM. Benoît et Lelièvre pour leur Crespin, loua d’un mot la valeur des notes érudites, parla « de ces beaux livres », mais ne mit pas du tout en lumière l’importance de l’édition. Sûrement, il craignait, en louant trop fort l’auteur (qu’il avait cependant conseillé et aidé), de louer aussi la Société de Toulouse (Bulletin, tome XXXVIII, 1889, p. 555). M. Weiss ni personne ne revinrent jamais, dans le Bulletin, sur cette édition, bien que M. Weiss renvoyât toujours à l’édition de Toulouse quand il avait à citer Crespin.
Le silence fut tel, dans le monde savant, que M. H. Hauser, professeur d’Université, auteur d’un ouvrage extrêmement utile sur les Sources de l’Histoire de France, publié en 1909 (xvie siècle, II, François Ier et Henri II), ne nomma même pas la réédition de Toulouse en étudiant les éditions diverses du Martyrologe. Il écrivit : « Il nous manque un travail critique où seraient étudiés les matériaux de Crespin », ignorant absolument que M. Lelièvre avait fourni ce travail dans ses notes. Je portais sur le cœur ce déni de justice depuis quelques. années, lorsque, à l’occasion d’une demande de renseignements relative au Martyrologe, j’ai cru devoir rappeler dans le Bulletin ce que fournissait l’édition Lelièvre. Ces pages ont été lues alors par M. H. Hauser qui, très honnêtement, a avoué ses torts et rendu hommage à M. Lelièvre. J’ai pu faire lire cette amende honorable à Matthieu Lelièvre sur ses vieux jours, à la fin de 1928, et il m’a été doux de lui procurer cette joie. (Vous trouverez tout ceci rappelé dans le Bulletin LXXVII, année 1928, p. 178 et 477.) » Evidemment, il y avait eu dans l’édition de M. Lelièvre une lacune. Au lieu de se borner à un simple Avertissement (tome II), il aurait dû, une fois son labeur de détail achevé avec le vol. III, écrire une introduction d’ensemble, où il aurait ramassé, en les énumérant, toutes ses découvertes, indiquant en même temps de façon précise les diverses éditions anciennes dont il s’était servi, les décrivant en, bibliographe et disant à qui appartenaient les exemplaires rares qu’il avait eus en main. Cet exposé aurait nettement appris, et d’un seul coup, tout ce qu’on devait à sa patience. On peut donc dire que l’ouvrage n’est pas parvenu, comme édition, au point où une expérience plus longue l’aurait conduit. Mais, tel qu’il est, il est remarquable et d’une suprême utilité. On y trouve, dans les notes, beaucoup d’observations qui ont été, depuis, présentées par d’autres comme nouvelles, et on ne dira jamais assez de bien des services que rend la table alphabétique immense qui termine l’œuvre. »
Le livre : De la Révocation à la Révolution est une sorte de réponse que notre historien se donna à lui-même à une question que ses travaux sur le Réveil au sein du protestantisme français, sa Vie de Charles Cook notamment, avait posée devant son esprit : Comment se fait-il que l’Église du Désert ait donné naissance à l’Église médiocre du dernier quart du xviiie siècle ? Pourquoi a-t-il fallu que le Réveil vint en grande partie du dehors au xixe siècle ? Comment expliquer l’effondrement de l’Église huguenote en 1793 et les démissions peu édifiantes de ses pasteursa ? Je savais que la réponse de Matthieu Lelièvre avait été jugée sévère par des hommes comme N. Weiss et Frank Puaux ; que d’autres, sans parler si péremptoirement, faisaient plus grande que notre auteur la part des circonstances atténuantes. Je me demandais si ces trois hommes, Matthieu Lelièvre, Weiss et F. Puaux, quoique animés d’un amour égal pour les Huguenots, étaient, après tout, capables de voir les choses du même œil : l’un fils du Réveil et homme de Réveil, beaucoup plus protestant que calviniste, les autres, traditionalistes à fond, gardiens patentés du patrimoine protestant français ; si fiers d’avoir les Huguenots pour pères qu’ils en étaient, sans doute, venus à n’en point voir les défaillances ou à se croire obligés, par amour filial, de les couvrir. Mais je reconnais que, sur ce point encore, le lecteur a besoin d’une autre autorité que la mienne, et suis aussi heureux que reconnaissant de passer la plume à mon honoré collègue du Havre, M. le pasteur Charles Bost, qui connaît fort bien, le sujet et a souvent parlé de tout cela amicalement avec Matthieu Lelièvre. Voici tout uniment ce qu’il m’a écrit :
a – Préface de l’ouvrage cité, p. VI.
« L’ouvrage n’est pas établi sur des sources manuscrites ou sur des documents nouveaux. Mais l’auteur a dépouillé avec soin la collection du Bulletin, ainsi que des ouvrages modernes et anciens ; parmi ces derniers un certain nombre de publications très rares qui lui avaient été confiées par M.- F. de Schickler et la Bibliothèque du Protestantisme. On y trouve les renseignements les plus précieux sur les abjurations, les pasteurs apostats, les prisonniers pour la foi… Tous les chapitres ne sont pas de même valeur, mais ceux qui concernent les prisonniers, ceux surtout consacrés aux galériens, et notamment au témoignage des forçats, devraient être republiés, comme groupant des documents qui n’ont été nulle part ailleurs utilisés et qui sont magnifiques. Le tout témoigne d’une patience et d’une ténacité de recherches qui passent de beaucoup l’ordinaire.
On sait que. ce livre suscita une polémique. M. Lelièvre avait conclu de diverses citations que le protestantisme français, lorsque Louis XIV abattit sur lui le coup de la Révocation, était dans un, état douloureux de déchéance morale et religieuse.
Personnellement, Je crois que M. Lelièvre a attribué une valeur excessive au témoignage que fournissent sur le protestantisme d’alors des sermons de jeûne, où les prédicateurs ne ménageaient pas leurs troupeaux, et je tiens son jugement pour trop sévère. Mais les réponses de M. Weiss, et surtout celles de M. Puaux, ne me satisfont pas entièrement. Ces Messieurs, dans l’intimité, disaient que M. Lelièvre, sans s’en douter, avait cédé à une impulsion méthodiste, et avait condamné les Églises du xviie siècle, de la même manière que les méthodistes du début du xixe siècle avaient condamné les Églises nationales du temps et leur tiédeur. Je trouvais, à part moi, qu’eux, pour exalter les martyrs, oubliaient trop facilement les innombrables apostats, et notamment les pasteurs infidèles, dont quelques-uns, à la Révocation, étaient devenus des traîtres. M. Lelièvre n’avait pas voulu voir que la lumière, il avait montré les ombres. Son récit, dans l’ensemble et par ce fait même, était plus vrai que tant de publications qui transforment en héros tous les réformés d’alors, et ne parlent pour ainsi dire jamais de ce qui est si douloureux pour notre conscience d’aujourd’hui. On m’a reproché, à moi aussi, d’avoir fait sortir de la nuit certains traits pénibles à connaître de ces temps de souffrance huguenote, M. Lelièvre était d’avis qu’un historien de l’Église a le droit — le devoir — de dire toute la vérité. Avant moi, par exemple, il a écrit, page 514 : Les auteurs protestants, Antoine Court à leur tête, ont eu tort de voiler les atrocités commises par les Camisards. Si je crois devoir adoucir certaines de ses condamnations, il en est beaucoup que j’oserais prononcer comme lui. »
Je crois cette appréciation juste.
Sur ce, je vais remettre les ouvrages de Matthieu Lelièvre à leur place, car voici quelques semaines qu’ils encombrent un peu la table où j’écris. J’ai toujours aimé les sentir là, tout près, même quand il se passe des mois et des saisons sans que je les rouvre. Ils sont tous bons, et quelques-uns sont mes amis de toujours. Si j’ai pris quelque peine à écrire les pages que je viens de leur consacrer, ce n’est pas leur faute. Ils ne m’ont jamais fait que du bien. S’ils n’ont pas enrichi leur auteur, ils ont sûrement enrichi la vie de beaucoup de ceux qui les ont lus.