Nous avons, dans la Méthodologie, caractérisé la méthode de la Théologie systématique par les deux qualificatifs : analytique-synthétique, que nous n’avons plus à justifier ici.a Mais en dedans des limites tracées par cette méthode commune aux deux parties principales de la Théologie systématique, l’Ethique chrétienne sera soumise à certaines règles spéciales à elle, et que nous résumons en disant que la méthode particulière de l’Ethique chrétienne est à la fois abstraite ou principielle et pratique ; abstraite, en tant qu’elle connaît des principes ; pratique, en tant qu’elle suit ces principes dans leurs applications les plus générales. Si elle était exclusivement préoccupée des principes, elle deviendrait infructueuse ; si elle se faisait exclusivement pratique, elle tomberait dans l’empirisme et la casuistique. Ce sont là les deux aberrations opposées que nous allons examiner.
a – Voir Exposé, tome I. p. 156 à 189.
Etant donné un principe premier puisé soit en dehors de la révélation chrétienne, soit dans son sein, l’Ethique chrétienne pourrait se croire appelée seulement à étudier les caractères généraux de cette loi, à en analyser les éléments ou à en déduire les corollaires universels, sans se préoccuper des applications diverses que cette norme pourrait recevoir dans les faits et dans les cas concrets. L’Ethique chrétienne serait, en un mot, la science de la loi chrétienne, mais non des devoirs ; des principes, non de leurs applications.
Nous accordons que, tenue dans ces limites, la méthode dite principielle pourrait rester exempte d’erreur, à la condition que sa donnée primordiale fût juste. Mais la science qui en dériverait, privée de toute actualité, perdrait une grande partie de sa valeur effective ; car c’est dans les cas concrets que nous percevons l’idée morale ; c’est dans leurs applications que s’incorporent les principes, et une science morale exclusivement abstraite ne nous donnerait que les conditions idéales où les faits pourraient bien se réaliser, mais elle ignorerait celles où ils se réalisent en effet. L’Ethique exclusivement principielle nous représenterait un souverain qui règne, mais ne gouverne pas.
L’erreur opposée à celle que nous venons de combattre est celle qui consiste à ignorer ou à négliger les principes universels de l’ordre moral pour se renfermer dans le règlement des cas particuliers qui ont pu se produire ou se produisent en effet dans l’existence humaine. C’est ce qui a fait donner à cette façon de traiter la morale le nom de casuistique. Elle fut mise au service des sophistes de tous les temps, grecs, juifs et chrétiens, et dans ces deux derniers milieux, elle s’est incarnée de préférence dans le pharisaisme et le jésuitisme.
La casuistique de tous les temps est le résultat d’un compromis passé entre la conscience humaine qui représente en l’homme le droit de Dieu, et la nature qui demande à être exonérée, avec le moins de frais possible, de ses obligations supérieures. Elle est calculée sur une certaine proportion à établir entre le doit et l’avoir de l’homme, qui permette à celui-ci d’aller le plus loin possible dans la voie des satisfactions propres, sans avoir à compter avec Dieu comme législateur et comme juge. L’homme ne voulant ni ne pouvant atteindre à l’idéal moral absolu, la morale des casuistes n’a pas d’autre moyen, pour rassurer efficacement la conscience, que de rabaisser cet idéal jusqu’à l’homme, jusqu’au niveau de sa paresse ou de son impuissance, et à cet effet de substituer dans la morale, comme l’homme l’avait fait déjà si souvent dans la religion, le visible à l’invisible, de matérialiser la notion du bien, de morceler la vertu comme le paganisme avait fait la divinité. La connaissance morale ne sera plus dès lors conçue que comme un agrégat, un répertoire de préceptes visant des cas particuliers, isolés de la disposition du cœur, de l’état intérieur du sujet et des sentiments dont cet état se compose. Extériorisée et solidifiée dans des formes et des formules, la science morale a abandonné le sanctuaire de l’âme, d’où procèdent les vraies sources de la vie ; elle ignore, méconnaît ou renie la loi de l’esprit qui est celle de la liberté, la seule règle interprétative du bien, et elle ne s’occupe plus qu’à poser des questions captieuses, à inventer des « cas de conscience » qu’elle fera heurter les uns contre les autres, à créer de prétendues collisions de devoirs qui eussent été toutes résolues par une perception vraie de la règle morale supérieure, une et unique.
Faute de se retremper incessamment à cette source plus élevée, la morale, devenue casuistique, légale et formaliste, se montre tout à la fois lâche et tyrannique, elle dégénère en réglementation, tour à tour tracassière, méticuleuse et latitudinaire. Elle coule le moucheron et avale le chameau. Elle répète sur tous les tons à l’homme : Ne goûte pas, ne touche pas ! Elle lui ordonne de payer la dîme de la menthe, de l’aneth et du cumin, pour le dispenser du seul sacrifice radical et valable, celui du cœur, celui du moi (Matthieu 23.23) ; car, comme l’a dit Vinet, là où le moi subsiste encore, il est tout. Et c’est pour cela que la lettre tue à coup sûr, soit que l’homme la traite avec sérieux ou avec légèreté. Dans le premier cas, elle le désespère par l’impuissance toujours de nouveau constatée d’atteindre un idéal qui fuit sans cesse ; dans le second, elle le démoralise. Si serré en effet que soit le réseau des obligations légales jeté sur la volonté de l’homme, suffisant pour étouffer en lui toute spontanéité de ses mouvements, il ne le sera pas pour fermer toute issue à la licence, et le vieil habit laissera toujours percer l’égoïsme ou l’orgueil à travers ses déchirures.
Séparée de sa source vive, la loi de l’esprit et de la liberté, distraite des lumières et des voix intérieures, égarée dans le dédale des cas particuliers et accidentels, la morale casuistique, fille du scepticisme et mère du probabilisme, a toujours favorisé la domination des consciences et les usurpations des autorités humaines ; et l’individu, resté mineur et incapable de résoudre à lui seul les collisions suscitées à tout propos par une dialectique à la fois aiguisée et tortueuse, remet à un directeur de conscience la responsabilité de ses actes.
La morale casuistique a rencontré successivement trois grands adversaires dans l’histoire : Socrate, Jésus et Pascal ont été, chacun à sa manière et à des degrés bien différents, les représentants de l’esprit qui affranchit contre la lettre qui trompe et qui tue, contre la fausse liberté et la fausse servitude. Ils ont montré, avec une autorité et des succès inégaux, que c’est le dedans (l’intelligence pour Socrate, le cœur ou la volonté pour Jésus et Pascal) qui donne la véritable mesure de la vie morale et qu’il faut tout d’abord connaître et assainir, que c’est là que sont les sources de la vie (Marc 7.18-20). Et jamais l’hypocrisie, qui morcelle le commandement moral pour le détruire, n’a été plus énergiquement flétrie que dans l’apostrophe amenée par la polémique de Jésus avec les Pharisiens (Matthieu 23.23).
Sans tomber dans cet excès, et tout en reconnaissant dans les dispositions et les vertus du cœur le principe de toute conduite morale, la science morale pourra montrer une prédilection trop marquée pour les applications particulières, accorder à l’analyse ou à la prévision de ces cas trop de soin et trop de place. Cette tendance que, par opposition au légalisme consommé, nous qualifierons de littéraliste, pourra procéder d’un défaut de tempérament, d’une certaine timidité de caractère, ou d’une étroitesse de vues, peut-être d’un manque de vigueur philosophique chez le moraliste, plutôt que d’une conception erronée du principe moral, et moins encore d’une intention coupable, consciente et délibérée. Ce défaut a pu se produire soit dans l’enseignement public, populaire ou scientifique, soit dans la cure d’âmes. Quiconque enseigne la morale, sous quelque forme que ce soit, doit prendre garde de céder à la tentation de s’ériger en directeur d’âmes. En aucun cas, la science morale ne doit prétendre supprimer la recherche et la délibération personnelles. Elle doit savoir s’arrêter dans ses déterminations à la limite du droit de la conscience individuelle, et nous oserons dire que tout directeur de conscience a tort même en ayant raison.
L’Ethique chrétienne ne sera donc ni exclusivement principielle, ni exclusivement pratique, mais, dans tout énoncé de principes, elle se montrera soucieuse des conséquences et des applications, comme de toute détermination pratique elle saura faire le retour au principe. Même lorsqu’elle traitera des détails minimes de l’existence humaine, il sera facile de reconnaître au discernement qu’elle apportera dans le choix de ses exemples, à la fermeté unie à la légèreté de sa touche, et, pour ainsi dire, à l’accent de son langage, qu’elle est restée maîtresse des hauteurs, et que, si elle en est descendue, c’est sciemment et pour un temps fixé par elle-même.
Jésus et les apôtres, Paul surtout dans ses épîtres, nous ont donné de remarquables exemples de cette alliance du caractère principiel et de la visée constamment pratique de la morale. Paul ne s’oublie jamais dans le détail ; il ne laisse jamais aux menus préceptes le temps de se répandre comme des enfants perdus loin de la forteresse des principes. Toujours il les y ramène pour diriger de là ses nouvelles sorties. Il est remarquable de voir, dans les épîtres aux Corinthiens en particulier, avec quelle aisance et quelle promptitude, avec quelle sollicitude aussi l’apôtre rattache aux dogmes chrétiens les plus capitaux les directions morales les plus temporaires et les plus locales (comp. 1 Corinthiens 8.11, où la conduite à tenir dans l’usage des viandes est rattachée au souvenir de la mort de Christ).
Dans les épîtres aux Romains, aux Ephésiens et aux Colossiens, en revanche, nous admirons la sollicitude avec laquelle il redescend du dogme à la morale, et des axiomes de la morale chrétienne à leurs plus lointains corollaires.
Quelle place la méthode que nous venons de définir assigne-t-elle à la doctrine du péché ?
Nous avons déjà reconnu que cet objet ne pouvait revendiquer dans la science l’égalité de rang avec le bien, comme la méthode aprioristique y conduit inévitablement.b Il n’en résulte pas que la nôtre exclue toute mention de cet objet.
b – Voir Exposé, tome I, p. 63 et suiv. Critique de l’Idéalisme.
Tout le bien moral, en effet, dans le christianisme comme ailleurs, se fait sous la condition d’une lutte engagée entre le bien et le mal et d’une victoire remportée sur le mal. La vie dans le bien commence par une mort au mal. La sainteté de Christ lui-même s’est trouvée modifiée par la présence du mal autour de lui ; il a dû réaliser l’idéal de la perfection au sein d’une humanité corrompue et d’une nature vouée à la mort. La vie chrétienne à son tour se meut, avons-nous dit, comme celle du Maître, entre ces deux pôles : mourir et ressusciter. Mais la morale ne peut imposer ces principes et ces obligations au chrétien sans avoir fait le diagnostic très exact du principe qu’il s’agit de combattre et de détruire. Ce ne sera pas pour le comprendre, puisque comprendre le mal, c’est le légitimer ; mais seulement pour le constater, l’analyser et le définir à titre de fait absolument incompréhensible et contradictoire en soi. Possédant d’ailleurs l’idéal réalisé du bien dans la personne et dans la vie de Jésus-Christ, la morale chrétienne a le moyen de sonder le mal plus à fond, de le dégager plus sûrement de toutes les apparences dont il s’enveloppe, de le juger de plus haut que toute autre morale n’a pu le faire. Elle statuera par conséquent d’une façon beaucoup plus rigoureuse l’opposition des deux principes. La doctrine du mal ne fera donc pas l’objet d’une des parties principales de l’Ethique chrétienne, mais seulement, comme la doctrine du péché dans la Dogmatique, d’une section subsidiaire.