Pourquoi vous charge-t-on d’ordonnances… établies suivant les commandements et les doctrines des hommes, lesquelles ont à la vérité quelque apparence de sagesse dans un culte volontaire et dans une certaine humilité, en ce qu’elles n’épargnent point le corps, et qu’elles n’ont aucun égard à ce qui peut satisfaire la chair ?
La loi de l’Evangile est une loi de perfection. Elle l’est par son principe même ; car, en donnant pour objet à notre foi l’union personnelle et intime de Dieu avec l’humanité, l’anéantissement et la mort volontaire de celui en qui, par qui et pour qui sont toutes choses dans les cieux et sur la terre, elle a demandé pour ce Dieu manifesté en chair tout notre cœur et toute notre vie ; Dieu s’étant fait un avec nous, nous devons être un avec lui ; or, avouer ceci, n’est-ce pas avouer que nous sommes appelés à la perfection ? Il est vrai que la loi de l’Evangile est une loi de liberté ; il est vrai que devant elle ont disparu, comme les étoiles devant le soleil, les minutieux et innombrables préceptes de l’ancienne loi ; mais c’est précisément parce qu’elle est parfaite ; tous ces commandements particuliers, qui paraissent étendre la sphère de l’obéissance, lui imposent réellement des limites ; par cela seul qu’une chose particulière est commandée, une autre ne l’est pas ; quelque nombreux que soient les préceptes, ils se laissent compter ; quelque reculée que soit la borne, elle est quelque part : cette loi peut être accablante sans être infinie. Eh bien, il est une autre loi qui est infinie sans être accablante : c’est la loi de la liberté, c’est-à-dire la loi de l’amour, qui est la liberté de l’âme ; l’amour n’accepte point, ne connaît point de limites. « L’amour de Jésus, dit l’auteur de l’Imitation, excite toujours à ce qu’il y a de plus parfait. Celui qui aime, court, vole ; il est dans la joie, il est libre, et rien ne l’arrête : il donne tout pour tout. L’amour souvent ne connaît point de mesure ; sa ferveur le fait déborder par delà toute mesure. Jamais il ne prétexte l’impossibilité, parce qu’il se croit tout possible et tout permis. »
Aussi, c’est à ceux qui ont accepté la loi de l’Evangile comme une loi de liberté ou d’amour que s’adressent des paroles comme celles-ci: Tendez à la perfection (2 Corinthiens 13.11). Soyez parfaits comme votre Père est parfait (Matthieu 5.48). Du moins, c’est pour eux seulement que ces préceptes ont un sens évident ; c’est à eux que le sacrifice entier de leurs personnes paraît simplement leur raisonnable service (Romains 12.1). Et quant à ceux qui ne sont pas encore sous le régime de cette sainte liberté de l’amour, des préceptes comme ceux-là les avertissent en les étonnant. De même que les premiers sont descendus du principe vers la conséquence, c’est-à-dire de la perfection de la charité en Dieu vers la perfection de l’obéissance dans l’homme, les autres, en rencontrant ce précepte, sont comme forcés de remonter de la conséquence jusqu’au principe, c’est-à-dire de la perfection de l’obéissance dans l’homme à la perfection de la charité en Dieu ; en se demandant compte du précepte, ils sont conduits à se demander compte du motif ; ils vont de la loi au législateur, de l’homme à Dieu, et, si l’on peut dire ainsi, de la croix du chrétien à la croix de Jésus-Christ. Et pour tout dire, la loi de la perfection trouvée dans l’Evangile leur a fait retrouver cette même loi au dedans d’eux-mêmes ; quelque étonnement qu’elle leur ait causé, ils découvrent que leur conscience y consent, que leur meilleur moi y souscrivait d’avance ; ils sentent que, même indépendamment de l’Evangile, ils sont appelés à la perfection ; que le commandement, suivant l’expression de saint Jean, est tout ensemble ancien et nouveau, et que la loi nouvelle n’a fait autre chose que regraver, à l’aide d’un ciseau divin, une loi primitive, une loi éternelle.
Cette loi de la perfection, que l’Evangile appelle aussi la loi de l’esprit (parce que l’esprit tend naturellement à la perfection), a pour adversaire la loi de nos membres ou la loi de la chair, qu’on pourrait appeler la loi de l’imperfection, parce que, incapable de nier absolument la loi, il faut bien qu’elle se contente de l’affaiblir ou de la dénaturer. Elle fait plus que de nous retenir, dans la pratique, au-dessous de nos devoirs et de notre destination ; elle nous fournit des raisonnements, elle nous enseigne un système à l’usage de notre infidélité ; elle trace des limites idéales là où l’amour n’en voit point ; elle distingue arbitrairement entre les préceptes et les conseils ; elle marque, tantôt plus loin, tantôt plus près, un point où il faut bien que chacun arrive, mais où il est loisible à chacun de s’arrêter ; il y a pour elle, dans la morale chrétienne, du nécessaire et du superflu ; et la perfection n’est à ses yeux qu’une spécialité, à laquelle on est déterminé par une vocation particulière, et que l’on cultive par goût plutôt que par devoir. Elle veut bien ne pas juger ceux qui la cultivent ; au besoin, elle les admire ; à eux, dit-elle, le beau ; son objet, à elle, c’est le bon ; or, on sait bien que le beau n’est que l’ornement du bon, et que nul n’est tenu d’être sublime. Mais ses jugements ne sont pas toujours si modérés ; et il ne faudra que la contredire sur ce point, insister sur la nécessité de ce qui lui paraît surérogatoire, pour lui arracher un aveu, qui est son dernier mot et le fond de sa pensée, c’est qu’au delà des limites qu’elle a tracées, tout n’est que fantaisie et chimère.
Il est vrai qu’il lui serait malaisé de nous montrer l’endroit où le grand fleuve de la vérité chrétienne se divise et commence à couler dans deux lits : l’un dont les flots continuent à marcher vers l’océan de Dieu, l’autre dont les ondes endormies croupissent et se perdent dans le sable, loin du but qui les appelait. Il lui serait bien difficile de trouver deux christianismes dans le christianisme, deux races distinctes dans la postérité spirituelle du second Adam, deux degrés d’obligation dans une grâce égale, deux esprits dans une même oeuvre. Il lui serait difficile d’établir, contre les déclarations de Jésus-Christ lui-même, que quelques-uns peuvent venir après lui, sans renoncer à eux-mêmes et sans se charger de leur croix ; que le royaume de Dieu doit être emporté de vive force par les uns, mais que par les autres il peut être conquis sans coup férir, et que, en faveur d’un certain nombre de chrétiens, l’Evangile déroge à cette sentence d’une teneur si absolue : Celui qui aime sa vie la perdra. Aussi est-ce sans avoir rien prouvé de tout cela, et en mettant sous ses pieds l’Evangile lui-même, que la loi de la chair établit son système, qui manque également de base et de limites. De limites, ai-je dit ; car pour avoir supposé que l’obéissance a des limites, on en vient involontairement à établir que la désobéissance n’en a point ; et l’on a d’avance accordé tout à la chair en refusant quelque chose à l’esprit. Mais la loi de la chair (et je vous crois trop familiers avec le langage de l’Evangile pour ignorer que ce qu’il appelle la chair c’est l’homme naturel tout entier, y compris son intelligence et sa moralité), la loi de la chair a suscité à la loi de la perfection un autre adversaire.
Remarquez qu’il ne s’agit pas pour l’homme naturel d’échapper d’une manière plutôt que d’une autre au juste empire de Dieu : il s’agit de lui échapper. Lorsque l’enfant prodigue se sépara de son père, après avoir réclamé sa part des biens paternels, il n’avait pas peut-être formé le dessein de dépenser son héritage dans la débauche, à laquelle il se peut même qu’il ne fût pas particulièrement incliné. Ce qui le décida, ce fut son, goût pour l’indépendance, ce fut l’impatience du joug paternel, et peut-être ne se livra-t-il à tant d’excès que pour se prouver à lui-même et mieux goûter sa liberté. Nous aussi, nous tous, nous voulons être libres, mais d’une autre liberté que celle de l’amour. C’est le désir de cette fausse et injuste liberté qui nous a fait sortir de la maison paternelle ; céder à ce désir a été le premier péché de l’homme, le péché dont tous les autres ne sont que les diverses formes ou les diverses conséquences. Mais, chose étonnante, et qui montre quelles profondes racines a jetées dans notre nature ce penchant à séparer notre volonté de celle de Dieu, c’est que, bien souvent, après avoir accepté l’Evangile, et par conséquent après nous être offerts à Dieu en holocauste vivant et perpétuel, sans rien réserver pour nous-mêmes, nous avons le secret de lui reprendre ce que nous lui avons donné, et de nous retrouver nous-mêmes dans le sacrifice que nous lui faisons, et au moyen même de ce sacrifice. Et ce n’est pas tout encore : c’est en affectant de mieux nous sacrifier, de mieux nous séparer de nous-mêmes, c’est en enchérissant en apparence sur la ferveur des plus zélés et sur la soumission des plus obéissants que nous assurons le succès de notre résistance à l’empire absolu de Dieu. Telle est la forme la plus subtile et la plus raffinée de la rébellion. Le succès en serait moins sûr si cette entreprise était préméditée ; ou plutôt c’est une entreprise qui n’aurait jamais lieu si elle était préméditée. On ne peut se proposer sérieusement un acte d’hypocrisie aussi détestable, ni peut-être un aussi pénible, un aussi long détour pour se remettre en possession de sa volonté. Cela ne se calcule point, c’est impossible ; car, dès que ce serait affaire de calcul, on calculerait tout différemment, on préférerait la voie la plus commune à cette voie extraordinaire, et l’on irait du premier coup au facile et au médiocre. Aucune tromperie n’est plus sûre que celle qui commence par tromper le trompeur lui-même ; aucun piège n’est plus infaillible que le piège où s’est laissé prendre celui même qui l’a tendu. Et c’est pour cela que l’insubordination du cœur sous la forme d’une soumission plus absolue et plus parfaite exerce une si grande séduction et a tant d’involontaires sectateurs. Ceux qui en donnent l’exemple sont en quelque sorte des imposteurs de bonne foi ; avant de tromper les autres, ils ont été trompés eux-mêmes ; mais par qui ? par leur propre cœur. Notre cœur est notre premier séducteur ; le cœur est trompeur, dit le prophète, et désespérément malin par-dessus toutes choses : qui le connaîtra ? personne ; non, pas même chacun le sien.
Et c’est parce que notre cœur, livré à lui-même, nous trompe continuellement, qu’il a fallu que Dieu plaçât auprès de nous un moniteur, un censeur qui ne se trompe jamais. Ce censeur, ce moniteur, c’est sa Parole. Ce n’était pas même assez que cette Parole une fois pour toutes ouvrît les yeux à l’homme naturel, espèce de sauvage, à qui il faut enseigner la vraie dépendance, et dans cette dépendance la vraie liberté. Même dans l’homme arraché à sa nature sauvage et discipliné par l’Evangile, il reste à vaincre un principe de révolte plus intérieur et plus caché ; il reste à extirper une racine d’amertume qui, si l’on n’y prend garde, ira chercher un terrain et puiser des sucs nourriciers dans le sein de la religion même ; il reste à signaler une infidélité qui ose accuser la fidélité même d’être infidèle, et dont le langage, dont les dehors, empreints d’une extraordinaire sainteté, séduiraient les élus eux-mêmes, s’ils pouvaient être séduits (Matthieu 24.24). Les apôtres ne tardèrent point à dénoncer à l’Eglise chrétienne un ennemi qui n’avait pas tardé à semer sa dangereuse ivraie au sein de cette Eglise, et les renseignements précis que saint Paul nous a laissés serviront dans tous les temps à reconnaître sous ses déguisements les plus divers ce faux ami de l’Evangile, qui, en nous présentant l’image d’une perfection fantastique, n’a d’autre but que de nous faire mépriser et par conséquent négliger la vraie perfection de la vie chrétienne.
Saint Paul ne s’engage pas pour cela dans de longs discours, et c’est à peine s’il attaque par des raisonnements les partisans de cette fausse perfection. Il ne fait guère qu’une chose : il annonce de quels prétextes et de quels faux semblants ce subtil ennemi de la perfection chrétienne saura couvrir son pernicieux dessein. Il nous avertit, comme saint Jean, de ne pas croire à tout esprit, et de ne pas nous engager dans une voie nouvelle sur la foi de quelques mots, qui sont également à l’usage de la vérité et de l’erreur. Il nous fait observer qu’il y a une fausse obéissance, une fausse humilité, une fausse mortification, comme il y a une obéissance, une humilité, une mortification véritables. Il nous apprend que l’imperfection peut facilement attacher à son front le masque d’une perfection plus grande, et que l’infidélité peut aisément se faire prendre non seulement pour la fidélité, mais pour la fidélité par excellence. Il nous conduit par là même à rechercher dans l’Evangile et dans notre conscience quels sont donc les caractères de la vraie fidélité. Cela suffit à saint Paul, et cela nous suffit ; car s’il ne nous dit pas quels sont ces caractères, tout ce qu’il a écrit, tout ce qu’il a dit, tout ce que ses compagnons d’œuvre [et] tout ce que Jésus-Christ lui-même ont enseigné, toute la teneur, tout l’ensemble de l’Evangile, nous expose amplement et clairement ce qu’il ne dit pas en cet endroit, ou ce qu’il ne fait qu’indiquer.
Quelles sont les séduisantes apparences dont l’erreur se revêtira pour nous faire négliger la perfection vraie et nous faire embrasser à sa place le fantôme de la perfection ? Les voici. C’est l’apparence d’un culte volontaire, c’est l’apparence de l’humilité, c’est l’apparence d’un saint mépris pour les besoins du corps.
La réalité de chacune de ces choses est essentielle au christianisme. S’agit-il d’un culte volontaire ? Dieu a déclaré, dès les jours anciens, qu’il se préparait un peuple de franche volonté, et ce peuple n’est autre que l’Eglise chrétienne. S’agit-il de l’humilité ? Dieu n’a-t-il pas dit qu’il enseignerait sa voie aux humbles ? Jésus-Christ n’a-t-il pas dit aux hommes : Laissez-vous enseigner par moi, parce que je suis doux et humble de cœur ? Saint Paul lui-même ne nous dit-il pas : N’aspirez point aux choses élevées, mais marchez avec les humbles ? S’agit-il enfin de la mortification de la chair ? Il est écrit que celui qui sèmera pour la chair moissonnera de la chair la corruption ; il est écrit : N’ayez pas soin de la chair pour satisfaire ses convoitises. Saint Paul, joignant l’exemple au précepte, se conduit de manière à pouvoir dire : Je traite durement mon corps, et je le tiens assujetti ; et Jésus-Christ avant lui, à qui appartenaient de droit toutes les richesses de la terre, Jésus-Christ, se refusant ce que la libéralité du Créateur n’a pas refusé aux renards et aux oiseaux de l’air, Jésus-Christ n’avait pas voulu avoir un lieu où reposer sa tête. Mais vous ne prétendez pas que nous allions tirer de l’Evangile tous les passages qui prouvent directement ou indirectement que la franche volonté, l’humilité de cœur, le sacrifice des convoitises charnelles sont essentiels au chrétien. Il faudrait, dans ce cas, vous réciter tout l’Evangile ; et à quoi bon, puisque d’avance vous êtes convaincus de cette vérité que nous avons seulement voulu rappeler avant d’aller plus loin ?
Oui, sans doute, l’obéissance du chrétien est une obéissance volontaire, puisque c’est l’obéissance de l’amour ; et à nul autre titre elle ne pourrait l’être. Soit qu’on aime, soit qu’on n’aime pas, l’obligation est la même, il faut obéir ; et si l’on n’aime pas, l’obéissance est pénible, parce que la loi n’est pas aimable à celui aux yeux de qui le législateur ne l’est pas. Le choix n’est pas entre obéir et ne pas obéir, et saint Paul l’a bien exprimé en parlant de lui : Car encore que j’évangélise (et le simple chrétien dira : encore que je serve Dieu), je n’ai pas de quoi m’en glorifier, parce que la nécessité m’en est imposée ; et malheur à moi si je n’évangélise pas ! (1 Corinthiens 9.16-17). Si je le fais de bon cœur, j’en aurai la récompense (sans doute ! et la récompense est déjà dans son cœur) ; mais si c’est à contre-cœur, je n’ai fait que m’acquitter de la charge qui m’a été donnée. Vous le voyez : le choix n’est pas entre obéir et n’obéir pas, mais entre obéir de bonne ou de mauvaise grâce, de bon cœur ou à contre-cœur, par force ou par amour. Or ce qui caractérise le chrétien, ce n’est pas seulement d’obéir, mais d’obéir de bon cœur, à moins pourtant qu’on ne dise (et nous y souscrivons) qu’on n’obéit vraiment que quand on aime, ou, en d’autres termes, que l’obéissance n’est accomplie que dans l’amour. Mais je vous supplie de vous rappeler que l’amour accomplit l’obéissance et ne l’abolit pas, non, pas plus que la foi n’abolit la loi ; que celui qui aime obéit avec joie, mais qu’il obéit ; qu’il obéit mieux, mais qu’il obéit ; que si le bien qu’il fait est devenu pour lui un plaisir, ce bien n’a pas, pour cela, cessé d’être un devoir ; ce dont certes il s’apercevra trop aisément dans les intermittences ou dans les défaillances de son amour ; car alors il s’avouera que le bien qu’il faisait hier avec joie, il faut qu’il le fasse aujourd’hui sans joie. Rien, rien dans le progrès le plus sublime de la vie spirituelle ne peut abolir l’obéissance, et la vie spirituelle ne saurait être en progrès là où l’obéissance est en déclin : la marque du progrès est de mieux obéir. La franche volonté est un caractère du chrétien ; l’obéissance en est un autre ; ils marchent ensemble, ils concourent, ils croissent d’une même croissance ; la franche volonté augmente avec l’obéissance, l’obéissance avec la franche volonté, car elles ont un même principe, et ne sont que deux formes d’une même vie.
C’est cette union intime, cette solidarité, pour ainsi dire, de la franche volonté et de l’obéissance que voudrait rompre le prince du mal. Il cherche à nous persuader que l’un des éléments exclut l’autre, ou qu’ils ne peuvent, du moins, que s’affaiblir l’un l’autre. Votre volonté, semble-t-il nous dire, ne sera franche que lorsque vous oublierez que vous obéissez, ou plutôt lorsque vous aurez le sentiment de ne pas obéir. Etrange idée ! comme si celui qui suit volontairement sa chaîne n’avait plus de chaîne ! (Eh ! ne la sentira-t-il pas dès qu’il s’arrêtera ?) Comme si l’amour, dont on veut faire l’ennemi de l’obéissance, était autre chose qu’un médiateur, un moyen de conciliation entre l’obéissance et la liberté ! Mais enfin, c’est ainsi que nous sommes séduits ; on nous enlève, au nom de l’amour, le principe de l’obéissance, et pour nous apprendre, dit-on, à rendre à Dieu un service plus digne de lui, on nous enseigne à n’obéir qu’à nous-mêmes. Autant vaudrait nous dire encore une fois : « Vous serez des dieux ! » car, si nous n’obéissons pas ou si nous n’obéissons qu’à nous mêmes, que sommes-nous ? Au moins est-il certain que nous ne sommes plus des hommes ; et puisque les anges obéissent, nous ne sommes plus, comme il est écrit, un peu inférieurs aux anges : nous leur sommes supérieurs de beaucoup. Après cela, qu’on parle tant qu’on voudra de service et de culte : il n’y a pas de culte sans obéissance ; la profusion des actes, la diversité des pratiques, la plénitude des sacrifices n’y font rien : nous n’employons pas notre volonté à obéir, nous nous retrouvons tout entiers où il fallait nous perdre, nous protestons à genoux contre notre dépendance, et nous nous élevons si haut, non point pour nous approcher de notre principe, mais pour être hors de la portée de la loi ; nous faisons plus qu’elle ne demande pour ne pas faire ce qu’elle demande. Tout nous est bon, tout nous est facile, plutôt que d’obéir.
Je sais bien qu’on peut, dans un dessein tout opposé, dans la pensée de mieux obéir à Dieu, s’imposer des devoirs imaginaires, qui prennent la place et le temps réclamés par des devoirs plus réels. Mais, outre qu’une telle erreur n’est pas commune puisque celui qui est pressé d’obéir ne s’égare point si aisément, une telle erreur est de celles pour lesquelles Dieu lui-même est indulgent. C’est ce chaume ou ce bois que le feu pourra consumer, mais sans atteindre le fondement sur lequel on a élevé ces constructions éphémères. Le vœu des fils de Récab, qui s’étaient interdit à eux-mêmes et à leurs descendants l’usage du vin, ne correspondait à aucun commandement et même à aucun principe de la loi de Dieu ; peut-être était-il peu judicieux ; peut-être y avait-il peu de sagesse à engager, avec les vivants, ceux qui n’étaient pas nés encore : toutefois les enfants de Récab furent bénis, et l’Eternel protesta qu’il ne manquerait jamais d’y avoir quelqu’un des descendants de Récab qui assisterait toujours devant lui (Jérémie 35.19). Ce que Dieu bénit dans cette occasion, c’est ce qu’il bénit toujours, et sans quoi rien ne peut être béni : l’obéissance. Les Récabites avaient cru remplir un devoir ; les Récabites avaient obéi. Il semble que Dieu ne voulut pas voir autre chose ; le principe de l’obéissance est trop précieux, trop fondamental, trop facilement négligé, pour que Dieu, quand il le rencontre, s’enquière trop sévèrement de la forme dans laquelle il a été réalisé ; il ne chicane pas, si j’ose parler ainsi, sur le vêtement du principe, car, à ses yeux comme aux yeux du bon sens, le corps est plus que le vêtement, et parce que l’abstinence que les Récabites se prescrivaient n’avait rien en soi de mauvais, il la bénit, jugeant dans sa divine sagesse que l’obéissance ne saurait être trop encouragée, ni les scrupules de l’obéissance, trop tendrement ménagés.
Mais faire ce que Dieu ne demande pas, précisément parce qu’il ne le demande pas, entrer dans une certaine voie parce qu’il ne l’a pas indiquée, aller au delà de ses commandements pour n’être plus, s’il est possible, dans sa juridiction, se prescrire à soi-même des devoirs difficiles pour avoir le plaisir de s’obéir à soi-même, ce culte tout volontaire, comme saint Paul le désigne, n’est pas le culte de Dieu, mais celui d’une idole. Cette idole, c’est le moi humain, qui, brisé dans la conscience par la croix de Jésus-Christ, s’obstine, tout brisé qu’il est, à se relever, et se relève d’autant plus haut qu’on l’avait fait descendre plus bas. Perfides suggestions de l’indestructible ennemi ! combien d’âmes n’avez-vous pas ramenées au monde par le chemin d’une dévotion extraordinaire et d’une piété raffinée ! ramenées au monde par cela seul que vous les avez soumises à l’empire illégitime du moi ! mais ramenées au monde dans tous les sens, sachons-le bien, parce qu’il est impossible de remettre le moi sur le trône sans subir toutes les conséquences de cette malheureuse restauration ; parce qu’il est impossible que celui qui n’en veut faire qu’à sa volonté ne fasse jamais d’autre mal que celui-là même ; parce qu’il est impossible que l’homme naturel, réintégré, se contente de l’aliment que lui offre une dévotion arbitraire et fantastique ; parce qu’il est impossible que les passions ordinaires de l’homme animal soient vaincues dans une âme qui n’est pas soumise ; parce qu’enfin les intérêts de la spiritualité, qui peuvent suffire à une âme unie à Dieu par une obéissance pleine d’amour ou par un amour plein d’obéissance, ne sauraient suffire à une âme irrégénérée, qui, dans ces pratiques sévères de dévotion et dans ce service assidu de Dieu, n’a réellement cherché qu’elle-même. Cette âme, quoi qu’il en semble, n’est point sortie du monde ; et peut-être y a-t-il entre elle et les âmes franchement mondaines cette seule différence, qu’étant aussi près du danger qu’aucune d’elles, elle s’en croit plus éloignée : cette erreur même fait qu’elle en est plus près.
Et pour passer maintenant au second mot d’ordre des partisans d’une perfection imaginaire, l’humilité, il y en a une vraie, il y en a une fausse. Par cette dernière nous n’entendons point une humilité hypocrite ou un déguisement volontaire de l’orgueil, non, mais une humilité qui se trompe elle-même en choisissant mal son objet. Car, s’il est vrai qu’on ne peut trop s’abaisser, cela n’est pas vrai de tout abaissement, et celui qui s’abaisse, mais non devant Dieu ou au nom de Dieu, s’abaisse mal à propos. Je dis plus, nous devons à Dieu même, nous devons au principe qui nous porte à nous humilier devant lui de ne point nous humilier devant un autre. Si tout chrétien est prêt à reconnaître en soi « le premier des pécheurs », si tout chrétien, regardant chacun de ses frères comme plus excellent que lui-même, brigue plus volontiers la dernière place que la première, aucun chrétien ne prosternera sa dignité d’homme et de chrétien devant un titre, ou une fortune, ou un nom. Au contraire, on reconnaîtra le chrétien à la noblesse modeste de son maintien et à la douce liberté de sa parole en présence des riches et des puissants de la terre ; celui qu’intimide l’appareil de la grandeur, l’éclat de la gloire humaine, ou même la supériorité du talent et du savoir, celui qui, dans un homme, verrait, sans pouvoir dire quoi, autre chose qu’un homme, celui qui, devant un des privilégiés de la fortune ou de la nature, s’annulerait dans les démonstrations d’une obséquiosité servile, celui-là, s’il est chrétien, il le cache bien soigneusement, ou plutôt, à vrai dire, ce qu’il cache si bien n’est rien. Vous en convenez sans peine, mais vous dites peut-être en vous-mêmes qu’il ne s’agit pas de cela, car jamais on ne songera à faire passer pour de la religion, encore moins pour un perfectionnement de la religion, l’abaissement volontaire d’un homme devant un homme. Non, certainement ; mais le principe qui met un homme aux pieds d’un homme peut mettre un homme aux pieds d’un ange, d’un saint, d’un martyr, ou de celle que tous les âges appelleront bienheureuse. Il y a moyen, par une humilité mal entendue, de faire passer à d’autres qu’à Dieu la gloire dont Dieu lui-même a déclaré qu’il ne la donnerait point à un autre. Parce que tel ou tel parmi les enfants des hommes nous paraît beaucoup plus excellent que nous-mêmes, et l’a été peut-être en effet, nous le plaçons, par nos hommages, à côté de ce Dieu jaloux à côté de qui il ne faut placer personne. Est-ce une simple erreur ? Ne gagnons-nous rien (du moins selon l’homme naturel) à nous humilier ainsi ? Ces prétendus intermédiaires que nous plaçons entre Dieu et nous sont-ils des moyens de communiquer avec lui, ou des moyens de nous passer de lui ? Est-ce dans l’intérêt de l’esprit ou dans l’intérêt de la chair que, non contents de l’unique Médiateur qui nous a été donné, nous plaçons entre nous et lui d’autres médiateurs, moins puissants, nous le savons bien, mais aussi moins saints, qui, s’ils ne nous représentent pas toute la grâce, ne nous représentent pas non plus toute la loi, et en diminuant Jésus-Christ comme Sauveur, le diminuent comme Législateur et comme Roi ? Mais je crois vous entendre : Allez, nous dites-vous, allez dire ceci à nos frères de l’Eglise romaine ; cela ne nous regarde pas, et nous prenons en pitié comme vous toute cette mythologie qu’ils ont greffée sur l’arbre de l’Evangile. Quand cela ne regarderait qu’eux directement, cela vous regarderait indirectement comme hommes ; car cette erreur est une erreur humaine, que vos pères ont partagée, que vous partageriez vous-mêmes si vous étiez nés dans le sein de cette Eglise, et qu’elle a tirée du même fonds d’où vous tirez toutes les vôtres. Mais est-il vrai que cette humilité fausse ou mal entendue vous soit complètement étrangère ? Il faut que vous en jugiez.
Comme nous ne parlons aujourd’hui que de ceux qui affectent une perfection supérieure à celle dont l’Evangile nous a tracé l’image, et non pas de ceux qui cherchent des prétextes pour rester au-dessous de ce modèle, nous n’avons pas à vous entretenir de cette perfide et funeste humilité qui les porte à refuser les grâces de l’Evangile parce que, disent-ils, ils en sont indignes, comme si l’on pouvait être digne d’une grâce, et comme si l’idée de grâce ne supposait pas celle d’indignité ! Nous parlons ici, avec saint Paul, de ceux qui veulent enchérir sur le christianisme, et qui, comme si le christianisme ne les humiliait pas assez, cherchent curieusement autour d’eux quelque autre sujet de confusion ou quelque autre moyen d’abaissement. En vérité, s’il a été permis à saint Paul de dire aux Athéniens qu’il les trouvait dévots à l’excès, nous pourrions dire de ceux-ci qu’ils sont excessivement humbles ; car le dernier degré de l’abaissement ne leur suffit pas, et l’on dirait qu’ils cherchent une place au-dessous du néant. Mais savent-ils, ou ne savent-ils pas qu’au delà de tout il n’y a rien, qu’on ne peut faire un vide dans le vide, et que ce qu’il y a au delà de l’humilité chrétienne n’est plus de l’humilité, mais du mensonge ou de la bassesse ? Ecartons cette dernière idée, tenons-nous-en à celle de mensonge, et que ce soit, je le veux bien, un mensonge tout involontaire. Si c’est de l’humilité que de confesser « qu’on est conçu et né dans le péché, enclin au mal, incapable par soi-même d’aucun bien », est-ce encore de l’humilité que de se persuader qu’on est un pur néant devant Dieu, non seulement en œuvres et en sentiments, mais en nature même, et que ce Dieu nous absorbe incessamment comme nous absorbons, à chacune de nos aspirations, l’air qui nous environne ? Si c’est de l’humilité, en même temps que de la raison, que d’avouer que les voies de Dieu ne sont pas nos voies, que ses pensées ne sont pas nos pensées, est-ce encore de l’humilité que de nous interdire d’apprécier ses dispensations d’après l’idée du bon et du juste qu’il a mise en nous, et après cela, néanmoins, de nous exhorter les uns les autres à admirer ces mêmes dispensations, comme si nous pouvions les admirer sans les mesurer à quelque chose ? Si c’est de l’humilité que de déclarer que nous sommes sauvés par grâce, absolument par grâce, et que Dieu met en nous tout ce qu’il y trouve de bon, est-ce encore de l’humilité que de regarder comme indifférent tout ce qui se passe en nous, et tout ce que nous faisons, afin, disons-nous, de maintenir intacte la doctrine du salut gratuit ? Si c’est de l’humilité que de compter uniquement sur la force de Dieu et d’avouer que « c’est quand nous sommes faibles que nous sommes forts », est-ce encore de l’humilité que de s’interdire tout acte de volonté, de se perdre dans une contemplation passive et béate, et d’attendre que Dieu nous pousse à faire sa volonté, quand la première impulsion de Dieu, nous devons l’avouer, est celle qui nous pousse à chercher sa volonté ? Si c’est de l’humilité que de se croire aussi aveugle que faible, et d’attendre de Dieu le conseil ainsi que la force, est-ce encore de l’humilité que de renoncer à faire usage de sa raison, d’interroger des signes dans les cieux et sur la terre, comme si la conscience n’était pas le premier des signes, ou enfin de faire, si j’ose m’exprimer ainsi, de la Parole de Dieu une devineresse ? Si c’est de l’humilité que de reconnaître que ce même esprit humain appelé par l’Ecriture « une lampe divine qui sonde les plus grandes profondeurs », est en même temps, pour ce qui concerne le salut, un aveugle incapable de trouver sa route, est-ce encore de l’humilité que de le mépriser là même où il n’est point méprisable, et de négliger, sous prétexte des abus qu’on en a pu faire, des talents dont il nous sera demandé compte ainsi que de tous les autres, et dont nous devions seulement user avec actions de grâces ? Si c’est de l’humilité que de reconnaître que « ce qui est grand devant le monde est abominable devant Dieu », si c’est de l’humilité que d’avouer que dans le royaume de Dieu les premiers seront les derniers, est-ce encore de l’humilité que de confier sans discernement à des ignorants ou à des esprits faibles, uniquement parce qu’ils ont la foi, les intérêts spirituels les plus délicats et le gouvernement de l’Eglise de Christ ? C’est en nous faisant passer, en toutes ces choses, au delà de l’humilité, que l’ennemi introduit dans notre champ, pour le dévaster, mille autres ennemis, et même l’orgueil. Et même l’orgueil ! Ne devrions-nous pas dire : et surtout l’orgueil ? car rien ne se touche de plus près que la fausse humilité et l’orgueil ; ajoutez-y l’indolence spirituelle, l’esprit de secte, le fanatisme ; vous n’aurez encore qu’une liste incomplète des maux qu’amène à sa suite cette dangereuse illusion.
L’absence de tout ménagement envers la chair est le dernier des traits qui donnent à la fausse perfection une apparence de sagesse. Aucun prétexte, il faut l’avouer, n’eut plus d’apparence. Cet instrument dont notre âme fut pourvue, afin de se manifester aux autres et peut-être à elle-même, et afin de correspondre au monde sensible, objet tout ensemble et théâtre de son activité, cet instrument, dis-je, car le corps n’est pas autre chose, a failli à sa destination. Et tandis que, dans tous les autres êtres, la matière obéissante et docile reproduit exactement l’idée dont elle est la forme, le corps semble avoir violé les clauses du contrat qui l’associait à l’âme. Il semble, ai-je dit, car il n’est en lui-même ni docile ni indocile ; mais l’âme, lorsqu’elle cessa d’être unie au Père des esprits, glissa rapidement sur une pente au sommet de laquelle nul autre que Dieu ne la retenait ; elle glissa, si l’on peut parler ainsi, du monde de l’esprit vers celui de la matière, de la sphère des principes ou de la raison vers la sphère des instincts, et elle sentit d’autant plus par les sens extérieurs qu’elle sentait moins ou plus confusément par le sens intérieur, qu’on peut appeler le sens des choses divines. Et nul ne sait jusqu’où elle descendrait si la pitié de Dieu, hélas ! ou si l’orgueil ne la retenait sur cette pente ; car, il ne faut pas l’oublier, le premier péché fut un péché d’orgueil, et l’orgueil, tout ennemi qu’il est de Dieu, ne consent pas à toute espèce d’abaissement : souvent même il nous en inspire l’horreur. Mais enfin, l’équilibre a été rompu ; le corps, notre ancien serviteur, n’est plus qu’un ennemi, vainqueur ou subjugué, mais un ennemi ; ou plutôt le corps a changé de maître : il sert toujours, mais au lieu de servir l’esprit, il sert la chair, oui, le corps sert la chair ; car la chair et le corps ne sont pas une même chose : ils sont souvent distingués l’un de l’autre dans l’Evangile ; ils le sont dans notre texte même, où saint Paul nous montre les partisans d’une sainteté factice durs envers le corps, de peur de flatter la chair ; le corps ou les membres, que nous devrions, selon l’expression de saint Paul, faire servir à la justice et à la sainteté (Romains 6.19), servent, sous les ordres de la chair ou du principe animal, à l’impureté et à l’injustice. Le corps est donc un serviteur qu’il faut rendre à son véritable maître, qui est l’esprit : mais le véritable ennemi de l’esprit, c’est la chair ; et aussi, dans l’Evangile, ce n’est pas le corps, c’est la chair qui est condamnée ; car c’est de la chair et non du corps que nous servons, dit saint Paul, à la loi du péché (Romains 7.25). Jésus-Christ, revêtu mystérieusement de cette chair profondément et universellement infectée, a condamné le péché dans sa chair (Romains 8.3), quoiqu’il l’eût vaincue, ou quoique, ainsi qu’il le dit lui-même, le Prince du monde n’eût rien en lui (Jean 14.30). Il a solennisé sur la croix la malédiction de la chair, en livrant à la destruction son corps innocent et pur uni à cette même chair ou à ce principe animal, auquel il n’accorda jamais rien. C’est qu’il représentait l’humanité tout entière dont la chair a été maudite, et qui n’aurait jamais su et n’aurait jamais voulu croire que, pour vivre à l’Esprit, il faut mourir à la chair, si la mort de Jésus-Christ homme n’avait proclamé l’universelle et irrévocable malédiction de la chair.
Après cela, tout était clair ; on savait que la chair devait mourir ; on n’était chrétien qu’à ce prix : on savait que ceux qui sont à Christ ont crucifié (d’avance et en principe) la chair avec ses convoitises (Galates 5.24), et qu’ils s’engagent à la sacrifier toujours de nouveau. Mais il vint des hommes qui, voulant être plus chrétiens que Jésus-Christ, étendirent au corps ce qui ne devait s’entendre que de la chair, et conclurent de la destruction de la chair à la destruction du corps. Ici la méprise était facile ; la chair est unie au corps, et il est impossible dans certains cas, d’atteindre la chair sans blesser le corps. On les confondit, et parce que Jésus-Christ avait condamné la chair, on condamna le corps. Cette méprise n’était pas nouvelle, et elle n’est pas même particulière à l’Eglise chrétienne. Elle est, au contraire, de tous les temps et universelle. La voix de la conscience, l’expérience, avaient dénoncé la chair comme un grand ennemi ; mais on ne vit pas derrière elle un ennemi plus grand dont il fallait avoir raison ; on ne vit pas que l’âme était le vrai coupable, et on accusa, chose inique, le corps, cet organisme attaché au service de l’esprit, d’être le principe et l’auteur du mal. Bien des sectes lui déclarèrent une guerre acharnée, et ne surent voir que dans un suicide plus ou moins prolongé le remède du grand mal qu’on était forcé de s’avouer. Quoique le christianisme ait été infecté de cette erreur, il en est si peu le principe que, si vous le comparez aux autres religions, vous trouverez qu’il a réhabilité le corps. Le christianisme ne nous a jamais représenté le corps comme un appendice arbitraire et importun de l’esprit, mais comme une partie essentielle de l’homme ; le christianisme a honoré le corps en l’appelant à être le temple du Saint-Esprit ; le christianisme a honoré nos membres en les destinant, comme nous l’avons déjà rappelé, à être des instruments et, pour ainsi dire, des armes de justice et de sainteté ; le christianisme, enfin, admet le corps glorifié à partager la destinée de l’esprit glorifié. Ce n’est donc pas au corps qu’il a déclaré la guerre.
Voici ce qu’il a fait. Il a condamné la chair comme principe de péché. Mais ne pouvant séparer l’un de l’autre la chair et le corps, qui sont deux et qui sont un, il a bien fallu qu’il consentît à ce que le corps souffrît, dans certains cas, de ce que souffrirait la chair. Le glaive des bourreaux qui mutilait les martyrs condamnait le péché dans leur chair, mais en même temps détruisait leur corps. Le zèle de la foi, autre glaive, autre flamme, use prématurément, chez l’apôtre, les forces du corps qu’une activité plus modérée et de plus longs intervalles de repos auraient maintenues quelques années de plus. Mais dans ces cas la destruction du corps n’est point cherchée pour elle-même, n’est point le but ; et réellement elle ne l’est jamais pour le chrétien. Le chrétien conserve son corps pour l’employer, et combien souvent même il le conserve en l’employant ! Si le chrétien ne l’épargne pas, c’est quand le service de Dieu le veut ainsi ; si même, à l’ordinaire, il le traite durement, s’il le tient assujetti, c’est que, dans ce corps, il y a une chair de péché qu’il faut traiter durement et tenir assujettie ; mais il ne va pas au delà de ce but, car il ne lui est pas permis de détruire le temple du Saint-Esprit ; et la dureté, ou plutôt la sévérité plus ou moins grande avec laquelle il traite son corps, ne va jamais, sauf les cas extraordinaires dont nous avons parlé, jusqu’à détruire ou seulement à diminuer les forces d’un corps dont il doit compte au Seigneur. A prendre l’ensemble des faits, ce sont les mondains qui détruisent leurs corps, et les chrétiens qui conservent les leurs.
C’est cette distinction que ne savent ou ne veulent pas faire ceux dont saint Paul reprend l’erreur dans mon texte. Et il est vrai que, s’ils ont voulu enchérir sur l’esprit de mortification de l’Evangile, c’était la seule manière. En se tenant exactement dans les termes du principe évangélique, qui est la mortification de la chair et non la destruction du corps, il leur était impossible d’aller, dans l’application, plus loin que l’Evangile. Ils ne pouvaient rien dire qu’il n’eût dit, rien pratiquer qu’il n’eût au moins suggéré. Si aucun chrétien n’est appelé, selon l’Evangile, à quelque chose de moins qu’à crucifier sa chair, que veulent de plus ces chrétiens ? On ne saurait le concevoir. Mais en sortant de ces limites, ils ont la campagne ouverte devant eux. Il n’y a ni fin ni trêve aux supplices du corps et de l’âme ; on peut, selon le degré d’exaltation dont on est atteint, s’élever jusqu’à l’horrible, ou, dans le sens de ces chrétiens, jusqu’au sublime ; et, comme la perfection est la règle de tous, il est clair que, si cette perfection est la vraie, l’Eglise ne sera, dans son état régulier, qu’un établissement de tortures sans mesure comme sans but, un véritable champ de carnage, et pour le coup l’infidèle aura raison de reprocher au chrétien sa religion de sang. Mais qu’importe ? dans cette perpétuelle et générale immolation, une seule victime aura été oubliée ; la volonté de l’homme naturel, le moi lui seul aura été épargné ; seul il vivra parmi cette mort ; seul il triomphera dans ce champ de destruction ; et cette grande bataille, engagée, ce semble, contre lui seul, n’aura laissé debout que lui seul.
Vous ne viendrez pas nous alléguer votre Maître livrant aux bourreaux sa chair innocente. Vous laisserez ce sophisme aux adversaires de l’Evangile. Mais prenez garde, quand ils disent que la religion de Jésus-Christ est une religion ennemie de la vie, de la société et de la nature, de ne pas leur donner raison par vos actes. Ils auraient tort encore, mais vous en seriez responsables ; car c’est vous qui auriez attaché au fait capital de l’Evangile cette déplorable conséquence. Ou bien, est-ce qu’en effet vous raisonneriez ainsi ? est-ce que vous penseriez que, parce que Jésus a laissé sa vie entre les mains des méchants, ou parce que Jésus a scellé de son sang les lettres de grâce qu’il est venu vous apporter, vous devez, sans but (car n’ayant pas le sien, vous n’en avez point), multiplier dans votre vie d’oiseuses privations et de stériles douleurs ? N’est-ce pas le contraire que vous devez penser ? Ne devez-vous pas penser que ce qui regarde Jésus-Christ ne vous regarde pas, et que votre tâche à vous se réduit à ces deux choses : crucifier en vous la chair de péché, et offrir vos corps à Dieu en sacrifice vivant et saint, c’est-à-dire les dévouer à son service pour tout ce qu’exigera l’intérêt de son règne et le bien de vos frères ? C’est là, dit l’apôtre, votre service raisonnable ; mais, au delà, qu’y a-t-il de raisonnable ? qu’y a-t-il d’évangélique ? qu’y a-t-il d’utile ? qu’y a-t-il de saint ? Que pouvez-vous dire en faveur de vos pratiques, à moins que vous ne disiez que vous voulez expier vos péchés ? A la bonne heure ; mais si vous voulez les expier, sachez qu’après tous les supplices dont votre chair peut être le théâtre, vous serez encore loin de compte.
Quand on vous voit multiplier les œuvres surérogatoires, on est tenté de croire que vous avez traversé, sans vous y arrêter beaucoup, le champ des obligations les plus immédiates. Souffrirez-vous que je vous le dise ? Si vous n’aviez voulu entrer dans cette seconde carrière qu’après vous être bien assurés de l’étendue de la première, vous n’y seriez jamais entrés. Si vous aviez su que la première tâche est infinie, vous n’auriez pas même songé à la seconde ; or sachez qu’en effet la première est infinie. Le principe de votre erreur, ou ce qui vous y retient, c’est d’ignorer cela. Et si vous l’ignorez, c’est que vous n’avez pas encore compris cet Evangile que vous voulez perfectionner. Oui, la crucifixion de la chair et de ses convoitises (sans y ajouter cette destruction du corps qui n’est qu’un suicide) est à elle seule une tâche infinie ; et comme il n’y a que l’amour qui puisse la mesurer, il n’y a non plus que l’amour qui ose l’entreprendre. Elle est belle pour lui, elle l’attire, elle le fait palpiter d’un saint enthousiasme ; car les sacrifices dont elle se compose ont pour résultat la gloire du Père et l’amour du prochain ; mais elle n’en est pas moins infinie. Si vous le saviez, vous n’en seriez jamais sortis. On ne vous aurait pas vus courir après ces douloureuses délicatesses, après ces recherches cruelles d’une prétendue perfection, et négliger grossièrement des devoirs à hauteur d’appui et des sacrifices à votre portée. Car voici ce qu’on a remarqué cent fois : c’est que des hommes simples, qui n’entendent pas même les termes techniques de votre spiritualité, s’acquittent plus régulièrement et plus complètement que vous des devoirs les plus prochains et les plus essentiels. Vous pouvez le plus, et ne pouvez pas le moins ; vous savez voler, et ne savez pas marcher.
Qui vous inspire de courir si loin pour chercher votre croix ? Elle est plantée à votre porte. Pourquoi poursuivre l’innocent quand le coupable est sous votre main ? Cet innocent c’est votre corps, ce coupable c’est votre chair, je veux dire le vieil homme avec toutes ses passions. Voilà la victime qui vous est livrée et que vous devez sans cesse immoler. Personne ne vous a dit de chercher des supplices ; ce n’est pas l’esprit de l’Evangile, où vous lisez que le Fils de l’homme n’est pas venu pour détruire la vie des hommes, mais pour la conserver (Luc 9.56). Mais, sans chercher les supplices, vous les trouverez dans la tâche qui vous est imposée. Soumettre dans un seul cas une seule de vos passions favorites, déraciner une seule des habitudes qui vous sont chères, renoncer par humilité ou par désintéressement à l’emploi d’une seule de vos forces, laisser passer devant vous, laisser intercepter par d’autres des occasions que votre naturel vous porte à saisir avidement, en un mot refouler le péché à mesure qu’il prend l’essor, peser de toute votre vigueur, de tout votre poids sur les portes que ce prisonnier s’efforce de rompre, avoir incessamment les yeux, les bras, l’esprit tendus vers ce but unique, je vous le demande, cette seule action toute négative, toute de silence, toute de refus, cette immobile énergie d’un esclave enveloppant dans ses propres chaînes, étouffant dans une longue étreinte son propre esclave incessamment révolté, cette action, dirai-je, ou cette passion, a-t-elle des bornes connues, a-t-elle une autre fin que celle de la vie ? Votre part est la meilleure au point de vue de la nature ; car, à supposer que vous souffriez autant et même plus que les chrétiens plus simples, vous avez des souffrances de votre choix ; souffrir de la sorte, c’est agir ; et qui ne sait tout ce qu’il y a de jouissance cachée dans l’action et dans la liberté ? Ceux, au contraire, dont je vous propose l’exemple acceptent toujours et ne choisissent jamais ; ils ne vont au-devant d’aucune douleur inutile, mais ils se soumettent à toutes les douleurs utiles ; ils ne commandent jamais, ils obéissent toujours ; et lorsque le monde, qui ne les comprend pas, s’imagine, à la vue de leurs combats, qu’ils cherchent la souffrance, il est dans l’erreur ; non, ils n’ont cherché que le devoir, et n’ont trouvé la souffrance qu’à l’occasion du devoir. Ce n’est donc pas action que leurs souffrances, c’est passion toute pure, et combien cette seule circonstance élève leurs souffrances au-dessus des vôtres ! Encore une fois, cherchez-vous des supplices ? essayez de ceux-ci. Cherchez-vous votre croix ? elle est à votre porte.
Vous me direz que l’amour transforme tout, rend tout supportable. J’allais vous le dire. Dieu me garde en effet de voir toute la vérité dans le lugubre tableau que je viens de tracer ! A Dieu ne plaise que j’oublie que la joie du chrétien se retrempe sans cesse et reverdit comme la palme, au sein de ces eaux d’amertume ! Oui, l’amour transforme tout ; mais n’oubliez pas: que, loin de retrancher un seul de ces sacrifices, il les multiplie. L’amour transforme tout, c’est vrai ; mais l’orgueil aussi transforme tout, pensez-y bien, et craignez que l’orgueil ne soit le vrai charme de vos douleurs. Que cette crainte est légitime, quand il s’agit de douleurs cherchées, de douleurs choisies, où le moi triomphe en s’anéantissant, et ne meurt, pour ainsi dire, que pour ressusciter plus vivant et plus fort ! Voulez-vous, par un seul exemple, comprendre toute notre pensée ? Lequel, à votre avis, souffre le plus dans son orgueil, de celui qui fait en public, en détail, à plusieurs reprises, une confession humiliante qu’on ne lui demandait pas, ou de celui qui, en particulier, en tête à tête, se laisse reprendre par un de ses égaux, par un de ses inférieurs, par un homme peut-être dont il se croyait lui-même le guide et le censeur naturel ? Lequel jugez-vous plus humble, de celui qui prévient la critique en se l’infligeant, ou de celui qui la subit sans la prévenir ? Eh bien ! dans ces deux hommes vous avez l’idée de ces deux classes de chrétiens dont les uns acceptent toutes les épreuves sans en chercher aucune, et dont les autres cherchent mille et mille épreuves sans en accepter aucune. Les uns ont la juste idée de la perfection chrétienne, les autres poursuivent une perfection imaginaire ; les uns sont dans les termes de l’Evangile, les autres n’y sont pas ; du reste, ils ont tous leur récompense et leur consolation : les uns l’orgueil, les autres l’amour. Omnes acceperunt mercedem suam : vani vanam.
Après tout ce que nous avons dit, pourriez-vous encore vous attendre, en supposant que vous n’eussiez point lu l’Evangile, à y trouver des préceptes dans le sens de cette prétendue et mensongère mortification ? Nullement ; et afin que vous ne vous trompiez point à ce silence, saint Paul l’accentue pour ainsi dire et l’articule en vous déclarant, dans les paroles qui précèdent mon texte, que de semblables ordonnances (il veut parler de l’interdiction de certaines viandes) ne sont fondées que sur des doctrines et des commandements d’hommes. Il y a plus encore : alors même que ces observances auraient eu un meilleur principe, saint Paul ne leur est pas favorable, les regardant, dit-il, « comme pernicieuses par leurs abus ». Ce n’est pas qu’il condamne, comme exercices ou comme moyen de mieux vaquer aux devoirs du culte, certaines abstinences que notre Seigneur lui-même semble avoir autorisées ; mais voyant, dans toutes les souffrances cherchées, un prétexte de se soustraire aux souffrances imposées, et comme un passage souterrain par où le nouvel homme peut retourner vers les traditions de l’ancien, il en signale le danger plutôt qu’il n’en établit la légitimité et l’avantage ; et ce que Jérémie, au nom de l’Eternel, avait dit d’un culte idolâtre, saint Paul semble ne pas craindre de l’affirmer de cette autre idolâtrie : Je n’ai point commandé cela, je n’en ai point parlé, et je n’y ai jamais pensé (Jérémie 19.5). Saint Paul était bien placé, ce me semble, pour parler ainsi. Il en était de lui comme de ces braves qui, couverts d’honorables cicatrices, peuvent refuser un cartel. Il pouvait crier à ses compagnons d’armes de réserver leur sang pour ces champs de bataille où lui-même avait répandu le sien. Il n’aurait pas eu bonne grâce, du sein d’une vie commode et lâche, à décrier ces pieux excès ; il aurait eu tort en ayant raison. Mais de quelle autorité ne revêtait pas ces avertissements une vie toute consacrée à la lutte contre le péché, à la lutte contre le monde, une vie toute de sacrifices et toute de sacrifices utiles, une vie de fatigues, de privations, de périls, d’opprobres, d’amertumes, dont chacune avait eu sa raison et son but, un crucifiement perpétuel, non seulement des convoitises du vieil homme, mais des affections qui ne sont pas interdites au nouveau, un douloureux enfantement du monde à l’Evangile, une mort de tous les jours, une croix de toutes les heures ! Ah ! que peu d’hommes, après lui, ont traité le même sujet avec la même autorité, et que c’est bien avec la rougeur sur le front que ceux qui lui succèdent dans le ministère viennent comme lui protester contre des excès dont ils ne sont que trop innocents ! Il faut le faire néanmoins ; mais il faut se dire à soi-même, et il faut dire à tous, que si une fausse mortification est dangereuse, le manque de mortification l’est bien davantage, et que si la témérité est coupable, la lâcheté l’est bien plus encore.
Nous avons condamné la perfection fantastique de la vie chrétienne dans les principes sur lesquels elle se fonde. Mais elle a pris soin de se condamner elle-même en se montrant. Ses œuvres et ses effets parlent contre elle. L’histoire des diverses écoles qu’elle a créées se rattache étroitement à celle des épreuves les plus affligeantes et des plus sensibles affronts qu’ait subis l’Eglise chrétienne. Suivez à travers les âges ses pas destructeurs, et voyez de quelles ruines le terrain se couvre après elle. Et d’abord, avec la prétention d’élever, si l’on peut dire ainsi, le christianisme au-dessus de lui-même, elle l’a toujours amoindri et dégradé. Cela devait être. Comme au delà de tout il n’y a rien, comme on ne saurait ajouter quelque chose à l’infini, il est inévitable que tout ce qu’on prétend ajouter à la vérité ne s’y unit point, mais s’y oppose, ne l’augmente point, mais la diminue. Car, de ce que la loi est complète, de ce que Dieu a commandé tout ce qui était digne de lui et bon à l’homme, il faut en conclure hardiment que tout ce qu’il n’a pas commandé il l’a défendu. Si la condamnation atteignait également sous l’ancienne alliance quiconque retranchait quelque chose du commandement de Dieu et quiconque y ajoutait quelque chose (Deutéronome 12.32), ceci n’était qu’un symbole et un avertissement pour les membres de la nouvelle alliance. L’erreur que nous combattons était prévue ; le même principe qui portait à l’un de ses pôles l’imperfection de l’obéissance, devait porter à son autre pôle la perfection fantastique ou d’invention humaine ; si cette perfection n’était pas selon la vérité, elle devait donc être contraire à la vérité ; si elle n’ajoutait rien à la perfection vraie, elle ne pouvait que la diminuer ; si elle ne complétait pas le christianisme, elle ne pouvait que le mutiler. Le principe étant un principe d’infidélité, les résultats devaient répondre et ressembler au principe, et une fausse perfection ouvrir la porte à de trop vraies imperfections. Et c’est ce qu’on a vu. Christ a été diminué de toutes les manières par cette ferveur infidèle ; diminué dans sa nature, dans sa dignité, dans sa nécessité ; diminué dans sa pureté et dans sa sainteté. Il n’est pas une de ces écoles qui, en tendant à l’excès certaines cordes qui devaient rester flottantes, n’ait relâché d’autant celles qui devaient être tendues. Il n’est pas une de ces écoles qui n’ait signalé son passage par la destruction ou l’affaiblissement de quelqu’une des vérités fondamentales de la religion ou de la morale. En sorte que, quand il serait vrai que les partisans de ces écoles auraient, pour leur propre compte, trouvé dans leur perfection idéale la perfection vraie du christianisme, comme un plus petit cercle est enfermé dans un plus grand, comme le moins est compris dans le plus (et nous ne l’admettons point), toujours est-il que ce superflu dont ils jouissent aurait coûté à la multitude son nécessaire, et que leur luxe, comme celui des despotes avares, aurait été composé de la misère publique. Car s’il ne leur est pas possible d’entraîner le peuple dans la sublimité de leurs voies, il ne leur est que trop possible de lui faire accepter des erreurs qui s’accordent avec le relâchement aussi bien qu’avec l’exaltation ; il ne leur est que trop facile d’accréditer des hérésies, qui, paraissant compatibles avec le plus haut degré de ferveur, le sont à plus forte raison avec la franche médiocrité où se réduit le commun des chrétiens. Oui, ces erreurs énervantes, assoupissantes, affadissantes, qui font peu à peu descendre le christianisme au niveau de la morale mondaine, ce sont, quoi qu’il en semble, ces exaltés, ces fervents, ces enthousiastes qui les ont propagées : on s’est prévalu de leur zèle pour embrasser des erreurs commodes, mais quant à leur zèle, bien ou mal entendu, on le leur a laissé ; on a su extraire de leur dévotion des doctrines de relâchement, mais content de s’être approprié un fruit empoisonné, on s’est gardé de prendre l’enveloppe.
Et ce ne sont pas seulement les vérités de l’Evangile que ces sectaires ont altérées : ils ont porté atteinte à des dogmes non moins sacrés, qui ne sont pas dans l’Evangile parce que l’Evangile les suppose, de même qu’on ne voit pas les fondements d’une maison précisément parce que ce sont les fondements et parce qu’ils soutiennent tout. Ces affections premières, ces éternels instincts de la nature, sans lesquels la vie n’est pas une vie humaine, sans lesquels l’homme n’est pas homme, et qui, propices à notre faiblesse, divisent, pour ainsi dire, en plusieurs espaces modérés l’échelle invisible par où notre âme s’élève à son suprême objet, ces affections, ces instincts, ils les ont niés, et, autant qu’il pouvait dépendre d’eux, ils les ont détruits. Que ceci soit un dommage immense apporté à la religion prise en elle-même, c’est ce dont ne peuvent douter les vrais philosophes, qui de tout temps ont reconnu deux vérités également importantes : l’une, que l’Evangile, et l’Evangile seul, nous ramène à la nature ; l’autre, que l’Evangile veut avoir affaire à des hommes véritables, complets, non à des fantômes sous le nom d’hommes, qu’on ne peut être vraiment chrétien à moins d’être vraiment homme, et que la foi ne porte de vrais et de bons fruits que dans des âmes franchement humaines. Ce n’est donc pas rendre service au christianisme que de nier l’homme ou une partie de l’homme, comme le font ces théologies, car c’est l’altérer dans son essence ; mais, de plus, c’est le décrier. Le monde n’a que trop de peine à accepter l’Evangile dans sa simplicité ; mais enfin, quand on le lui montre tel qu’il est, il ne peut s’empêcher de le trouver beau, excellent, et convenir qu’il est beau, qu’il est excellent ; c’est, involontairement, reconnaître qu’il est vrai. Combien donc ne sont-ils pas coupables ou malheureux, ceux dont les inventions arbitraires rendent confus un caractère si distinct, et qui, en défigurant la vérité, fournissent à ses adversaires un moyen de la méconnaître, et un prétexte pour la nier ! Ne sera-t-il pas terrible, lorsqu’un jour on aura ouvert les yeux, d’avoir à se dire : C’est à cause de moi que la voie de la vérité a été blasphémée ! (2 Pierre 2.2). C’est parce qu’en la couvrant ou de ronces ou de fleurs, je l’ai effacée, qu’on ne l’a plus discernée, et qu’on a prétendu qu’elle n’existait point. C’est parce que l’ennemi a pu dire, en montrant au doigt les fantômes de mon imagination : Voilà l’Evangile ! que tant d’âmes simples se sont détournées de l’Evangile, et ont, les unes longtemps, les autres jusqu’à la fin, langui et dépéri loin du courant de cette eau vive. Est-ce là un résultat assez déplorable de ma présomption et de ma témérité ? et si je trouve dans le cœur de Dieu assez de clémence pour effacer ma faute, trouverai-je dans mes yeux assez de larmes pour la pleurer ?
Enfin, il faut le dire, ces systèmes d’une perfection arbitraire ont parlé hautement contre eux-mêmes par les chutes de leurs sectateurs. Il n’y a personne, dit saint Jacques, qui ne bronche en plusieurs choses (Jacques 3.2), personne, pas même le chrétien, car jusqu’à la fin de ses jours il voyage en compagnie de l’ennemi ; et si la marque indispensable de la vérité d’une doctrine était l’infaillibilité morale de ceux qui la professent, le christianisme lui-même ne serait pas vrai. Mais il est d’une éternelle vérité, comme d’une éternelle nécessité, que l’orgueil marche devant l’écrasement, et que plus quelqu’un s’élève, plus il sera abaissé. Que cette hauteur où s’élèvent ces esprits téméraires vous fasse mesurer d’avance la profondeur de leurs chutes. Le mondain peut tomber aussi bas, mais tombant de moins haut, il est moins entièrement brisé, et ces fractures connaissent des remèdes. Le chrétien, qui ne veut pas être sage, comme dit saint Paul, au delà de ce qu’il faut être sage (Romains 12.3), tombe moins qu’il ne ploie, et il n’a pas encore touché la terre que la main paternelle l’a déjà relevé. Mais il n’en est pas ainsi de celui qui, s’obstinant à perfectionner la perfection même et faisant le procès à celui qui l’a formé, ose lui dire : « Que fais-tu ? tu n’as pas d’adresse à ton ouvrage » ; de celui qui dit à son père : « Qu’engendres-tu ? » et à, sa mère : « Qu’as-tu enfanté ? » (Esaïe 45.9,10). Ce n’est pas sans y avoir pensé qu’on a prétendu que l’esprit du mal hante plus volontiers chez les amateurs de l’extraordinaire en religion, et qu’un premier esprit de ténèbres revient avec sept autres esprits plus méchants que lui dans ces maisons si pompeusement ornées (Matthieu 12.44-45). Personne n’a jamais donné à l’Eglise de plus déplorables scandales que ces esprits subtils et altiers ; aucune route n’a jamais abouti à des abîmes plus profonds ; et cela est si vrai que la dignité de ce lieu et de cette chaire s’oppose absolument à ce que nous donnions à cette assertion toutes les preuves dont elle est susceptible, tant ces preuves sont accablantes, tant elles sont honteuses ! Quel puissant motif d’apprécier et de respecter cette recommandation de l’apôtre : N’aspirez point aux choses élevées, mais marchez avec les humbles ! (Romains 12.16).
Mais pour échapper aux périls d’une fausse élévation, comme pour répondre aux desseins et aux grâces de votre Créateur, pour ne tomber ni dans les pièges de la chair, ni dans les pièges de l’orgueil, aspirez à des choses plus élevées que toutes celles que le monde ou l’esprit de secte appellent injustement des choses élevées. Ni à droite, ni à gauche, enfants de la promesse ! ni à droite, ni à gauche, mais en haut ! en haut, c’est-à-dire dans la pratique de tous les devoirs que Dieu vous a donnés à remplir ; en haut, c’est-à-dire dans un amour simple pour celui qui vous a aimés, et dans la recherche assidue de sa gloire au mépris de la vôtre ; en haut, c’est-à-dire en bas, dans l’exactitude, non scrupuleuse et légale, mais tendre et zélée, de l’obéissance chrétienne, dans une humilité vraiment humble, dans cette simplicité d’enfant qui s’accorde si admirablement avec la raison de l’homme fait, dans l’acceptation intelligente mais docile des grâces que Dieu vous a faites et des vérités qu’il vous a enseignées ! Ne cherchez pas un moyen terme entre deux excès, en déterminant la place de la vérité d’après la place de l’erreur ; mais élevez-vous à cette hauteur d’où vous n’apercevez plus de milieu, plus de distance entre deux erreurs qui ne sont plus à vos yeux qu’une même erreur, qu’un même péché sous deux formes différentes. Dominez-les l’une et l’autre de toute la hauteur de votre simplicité chrétienne. Et d’abord, demandez à Dieu cette inappréciable simplicité, dont les uns sont si éloignés, et dont tant de causes conspirent à éloigner les autres. Oh ! qu’elle est belle, oh ! qu’elle est rare et difficile cette simplicité ! Oh ! qu’elle doit être difficile en effet, puisqu’elle n’est pas autre chose que la fidélité, pas autre chose que la foi ! Oh ! qu’il nous faut la demander et la redemander à Dieu, afin que nous finissions par n’avoir, sur lui-même et sur nous, d’autres pensées que ses pensées. Puissions-nous du moins avoir la simplicité de demander, puisqu’il nous a été si solennellement promis qu’il sera donné à quiconque demande, et que tous ceux qui cherchent trouveront ce qu’ils ont cherché !