Vous êtes sauvés par grâce, par la foi.(Ephésiens 2.8)
C’est aux Ephésiens, naguère idolâtres, sans Dieu et sans espérance dans le monde, que saint Paul adresse les paroles de notre texte. Il n’était besoin d’aucune circonstance particulière pour le déterminer à leur tenir ce langage. Leur parler ainsi, c’était tout simplement leur annoncer l’Evangile, dont la doctrine, quelque vaste qu’elle soit, se résume tout entière dans les paroles que nous vous avons lues. Il est probable toutefois que ces paroles ont, dans cet endroit, une intention particulière. Environnés de Juifs, mêlés à des Juifs, les nouveaux chrétiens avaient à craindre, même de la part des Juifs qui avaient comme eux embrassé le christianisme, les plus funestes influences. Les Juifs, avec leurs traditions et leur esprit tout légal, pouvaient leur intercepter les rayons, quelques rayons du moins, de la lumière évangélique. Car, même en acceptant Jésus-Christ, les anciens disciples de Moïse voulaient devoir quelque chose à leurs œuvres, et, jusqu’à un certain point, être sauvés par leurs œuvres. A peine proclamée, la bonne nouvelle allait donc être altérée, dénaturée. C’est à ce péril, ou peut-être à ce mal déjà flagrant, que saint Paul oppose l’autorité de sa parole. Quoi qu’on vous dise, semble-t-il crier aux Ephésiens, quoi qu’on vous allègue, sachez-le bien, vous êtes sauvés, non par vos mérites, mais par pure grâce, non par vos œuvres, mais par le moyen de la foi. Cette même voix de saint Paul gourmande, à toutes les époques, ces Juifs, non de naissance, mais de cœur, qui s’obstinent sans cesse à parler de justice où il ne peut être question que de grâce, à se prévaloir des œuvres au lieu de s’appuyer sur la foi. Car, dans l’erreur des Juifs, l’apôtre a découvert deux erreurs, auxquelles il oppose deux vérités. Les Juifs prétendent se sauver eux-mêmes, ce qui signifie, à le bien prendre, qu’ils prétendent n’avoir pas besoin d’être sauvés ; leur salut, que paieront leurs mérites, est, à leurs yeux, affaire de droit rigoureux et de justice pure ; on leur répond : Non, mais la grâce toute seule fera les frais de votre salut. Les Juifs se reposent sur leurs œuvres, c’est-à-dire sur des actions proprement dites, sur un déploiement extérieur de leurs forces ; non, leur dit saint Paul, vos œuvres, quelles qu’elles soient, vos œuvres comme œuvres, ne vous seront pas imputées : on ne vous imputera que votre foi. C’est par grâce et par la foi que vous pouvez être sauvés. Est-ce à dire, qu’il y ait deux moyens de salut ? La grâce fait-elle une moitié de l’œuvre et la foi l’autre moitié ? Les expressions mêmes de saint Paul nous défendent de le penser ; elles rapportent évidemment tout notre salut à la grâce ou à Dieu ; vous êtes sauvés par grâce, dit-il, et il ajoute même un peu plus bas : cela ne vient point de vous. Et pourtant l’apôtre dit aussi : vous êtes sauvés par la foi. Que vient faire ici la foi ? Dans quel rapport se trouve-t-elle avec la grâce ? Comment la laisse-t-elle subsister tout entière ? Comment l’homme peut-il être sauvé par sa foi (car assurément la foi c’est sa foi) et devoir néanmoins tout son salut à la grâce ? C’est ce que nous voudrions éclaircir. En général, il importe à chaque chrétien, et à chaque homme, de bien entendre cette partie de la théologie qui traite de la grâce et de la foi. Que ce qui est impénétrable reste impénétrable ; mais que ce qui est fait pour être compris soit bien compris. Prenons garde de n’avoir, entre nos mains, au lieu d’idées, que de vains mots. Ayons la clef de notre trésor, et osons l’ouvrir. Apprenons de l’Evangile et de l’expérience quels sont les rapports vrais, naturels, inévitables, de la foi avec la grâce ; sauvons-nous ainsi de ces malentendus qui glacent le cœur ou l’irritent, et qui, à l’ordinaire, font l’un et l’autre.
Vous êtes sauvés, dit l’apôtre : par conséquent vous étiez perdus. Cette dernière idée n’est pas une idée simple. La perdition de l’homme se compose de deux éléments, ou se présente sous deux aspects. L’homme est condamné, l’homme est mort dans ses fautes et dans ses péchés. Mais ces deux faits ne font-ils que s’ajouter l’un à l’autre ? N’ont-ils pas de rapport plus intime ? Ils en ont un si intime, que la vraie difficulté n’est pas de les lier, mais de les distinguer. En quoi consiste la condamnation ? quelle en est pour ainsi dire la matière et l’étoffe ? N’est-ce pas, avant tout, par-dessus tout, notre séparation spirituelle d’avec Dieu ? A quoi de plus rigoureux que l’interruption de toute relation avec Dieu pouvait être condamné un être qui est fait pour Dieu, et qui n’est pas plus propre à vivre hors de Dieu, que l’oiseau à vivre hors de l’air et le poisson à vivre hors de l’eau ? Or, cette asphyxie perpétuelle de l’être moral n’est pas autre chose que cette mort dont nous parlions tout à l’heure d’après saint Paul, cette mort spirituelle dans laquelle le péché nous a précipités, et à laquelle nous nous sommes condamnés nous-mêmes avant que Dieu nous y condamnât. La condamnation peut renfermer autre chose, mais à coup sûr elle renferme cette mort, et cette mort nécessairement est la partie principale, le fond même de la condamnation. Toutefois, sous un certain rapport, la condamnation et la mort sont bien réellement deux, comme Dieu et l’homme sont deux. Si dans le fait de la perdition nous considérons la justice de Dieu, la perdition est condamnation ; si nous regardons à l’homme, nous voyons surtout la mort. L’homme est perdu dans deux sens : en ce que Dieu le renie et en ce qu’il renie Dieu ; ce double renoncement, cette répulsion réciproque, cette fuite, si on l’osait dire, du Créateur loin de la créature dont la méchanceté offense ses divins regards, et de la créature loin du Créateur, dont la seule pensée lui cause un effroi mêlé de haine, une haine remplie d’effroi, voilà ce qui s’appelle la perdition de l’homme, voilà de quel abîme Paul a vu sortir les Ephésiens lorsqu’il leur dit : Vous êtes sauvés.
Vous étiez perdus. Ces mots ne signifient-ils que ceci : dangereusement exposés, gravement compromis, éclipsés et non pas éteints ? Non ; ces mots signifient, pour ce qui est de la peine : condamnés en dernière instance, sans appel et sans recours, et pour ce qui est de la déchéance morale : morts ; ce mot en dit assez. Quand vous aurez vu un arbre déraciné et jeté loin de son lieu, y retourner, s’y replanter, s’y redresser de lui-même, vous pourrez croire, sans le comprendre néanmoins, que l’homme, également déraciné, puisse par lui-même se planter de nouveau dans le terrain de la réconciliation et de la vie, et reprendre dans le jardin de Dieu son ancienne place et ses anciens honneurs. Le mot perdu a donc dans cet endroit un sens complet, absolu, irrévocable. Il n’y a plus de ressource, hormis celles qu’il n’est donné à personne d’imaginer ni de prévoir.
Et maintenant, dit l’apôtre, vous qui étiez perdus, vous êtes sauvés. Je ne m’arrête pas à chercher si, aux yeux de saint Paul, les Ephésiens étaient en état ou en voie de salut au moment où il leur dit : Vous êtes sauvés ; ce que ces paroles signifient certainement, c’est que tous les frais de leur salut avaient été payés, que tout ce qui pouvait se faire sans eux avait été fait, en un mot qu’il ne tenait qu’à eux d’être sauvés ; mais nous n’insistons pas même sur cette signification si probable de la déclaration apostolique, et nous n’y voulons trouver qu’une seule pensée, que chacun assurément y trouvera ainsi que nous : Il y a un salut, un moyen d’échapper à la condamnation et de se sortir de la mort ; ce moyen s’appelle la grâce, ce moyen s’appelle aussi la foi.
Mais non, nous nous exprimons mal. Le moyen, en toutes choses, c’est ce qui se trouve entre la cause et l’effet, et ce qui les lie. Or, pour que la grâce fût un moyen, il faudrait qu’il y eût quelque chose en deçà, quelque chose plus haut, et certainement il n’y a rien. La grâce n’est donc pas le moyen de notre salut ; elle en est le principe, la source, la raison, la cause. Notre salut sort tout entier de la grâce ou de la volonté miséricordieuse du Père des esprits, comme l’oiseau sort tout entier de l’œuf, comme le fruit sort tout entier du rameau, quoiqu’il ait fallu la chaleur pour faire éclore l’œuf et la main pour cueillir le fruit. La grâce est donc la cause, la source du salut ; la foi n’est que le moyen ; ou, si vous le voulez, il y a deux grâces, celle qui s’accomplit hors de nous, et que l’apôtre appelle simplement la grâce, et une autre qui s’accomplit en nous, et que l’apôtre appelle la foi. En principe, la grâce est une, mais elle a divers moments, divers lieux, diverses formes. Il y a plusieurs dons, mais tout est don. Grâce hors de nous, grâce en nous, voilà l’Evangile.
Ainsi donc les termes du texte ne désignent ni deux moyens, puisque la grâce n’est pas un moyen, ni deux moitiés d’un tout, puisque la grâce est tout. La grâce est le tout, dont la foi est une partie. Vous êtes sauvés par grâce, voilà la vérité générale ; vous êtes sauvés par la foi, voilà la vérité particulière. En d’autres termes, il faut, pour que le salut se consomme, que la grâce produise la foi.
Mais puisqu’il est évident que, dans la grâce, tout n’est pas foi, il est naturel de nous demander : En avant et indépendamment de la foi, lorsque la foi n’est pas encore, qu’y a-t-il ? Ou autrement, avant de nous donner la foi, qu’est-ce que Dieu nous a donné ? qu’est-ce que Dieu a fait pour nous ?
Il a pardonné. Ici les termes, les conceptions mêmes nous manquent ; car le Dieu éternel a pardonné de toute éternité. Il a remis la dette avant qu’elle fût contractée ; il s’est apaisé avant de frapper. Baissons les yeux devant ce mystère, et parlons librement le langage que Dieu nous permet de parler. Dieu a pardonné. Ce mot ne semble pas avoir besoin d’explication. Tout le monde entend que pardonner c’est remettre la peine qu’une offense avait méritée, c’est remettre l’offenseur dans la position où il était avant d’avoir offensé. Telle est l’intention du pardon ; et si nous ne considérons le pardon que dans son intention, l’idée d’un homme qui pardonne est suffisante pour nous faire concevoir l’idée d’un Dieu qui pardonne ; et, à vrai dire, c’est par la première seulement que nous pouvons nous élever à la seconde. Mais si nous regardons au pardon comme fait accompli, au pardon effectué, une grande différence se présente. Un souverain qui fait grâce, un particulier qui renonce à la vengeance, n’en ont pas moins conféré une grâce effective et pleine, encore que l’objet de leur clémence reste le même absolument ou le même à leur égard, ou encore qu’il éprouve l’effet de leur générosité sans en connaître la source. Changé ou non changé, il n’en est pas moins gracié. C’est ainsi qu’il en va dans l’ordre temporel. Mais nous n’avons pas déjà oublié ce que c’est, pour l’homme, que d’être perdu. Etre perdu, ce n’est pas seulement être condamné, c’est être mort dans ses fautes et dans ses péchés, et cette mort spirituelle suffit à sa condamnation. Rester dans cette mort, c’est rester dans la condamnation : la condamnation, sans cette mort, ne serait plus possible ou ne serait plus la condamnation ; car il n’y a plus de condamnation réelle pour celui qui jouit de cette communion de volonté et de pensée avec Dieu, laquelle est la vie de notre âme comme la séparation en est la mort. D’après cela, vous comprenez sans doute que ce changement de cœur, dont l’absence ne réduit pas à rien le pardon accordé par un homme à un autre homme, est essentiel dans l’œuvre de clémence de notre céleste roi. Ce changement n’est pas la condition préalable du pardon divin ou de la grâce, dont le caractère, au contraire, est d’être inconditionnel ; ce changement du cœur, des pensées, de la vie, ce changement de tout l’homme, cette nouvelle naissance, est la réalisation, et, comme on pourrait parler, la substance même du pardon, de même que la mort spirituelle est l’étoffe de la condamnation. Et c’est dans ce sens qu’un apôtre a exprimé en ces termes le fait de la rédemption : Vous avez été rachetés de la vaine manière de vivre que vous aviez apprise de vos pères[i], et qu’un autre apôtre, exposant aux regards de ses disciples la récompense finale de leur fidélité et l’accomplissement des promesses de Dieu, leur dit que Dieu les a prédestinés à être conformes à l’image de son Fils[j].
[i] 1 Pierre 1.8
[j] Romains 8.28
Les deux idées de pardon et de régénération sont donc unies aussi étroitement que les deux idées de condamnation et de mort spirituelle. Je ne dis pas, remarquez-le bien, que cette mort spirituelle, cette mort vivante, soit toute la condamnation, ni que cette régénération ou cette nouvelle vie de l’âme soit tout l’effet du pardon ; je dis seulement que la mort spirituelle est le principal élément de la condamnation, et que la régénération du cœur est la consommation de la grâce et le fond même du salut.
Cela ne nous oblige pas à confondre ce qui est distinct, ce qui veut être distingué. La rémission des péchés, l’abolition de notre dette, le dessein arrêté de traiter l’homme pécheur comme innocent, le pardon, en un mot, scellé et garanti par le plus grand des sacrifices, tout cela est autre chose que la grâce de la nouvelle naissance. Mais, après ces réserves faites, une supposition nous est permise. Supposons que le décret miséricordieux de notre Créateur soit demeuré enseveli dans son sein ; ou plutôt supposons que l’amnistie soit restée un secret entre le Père éternel et le Fils éternel ; supposons que, pour procurer ce pardon, pour faire entériner ces lettres de grâce, le Bien-aimé du Père ait répandu son sang, ou dans quelque autre monde bien loin de nos yeux, ou sur la terre, si l’on veut, mais à notre insu. Tout est consommé ; seulement nous n’en savons rien ; nous ne savons pas même que quelque chose ait été projeté. Serons-nous sauvés ? Vous pourrez me dire qu’en vertu de ces grandes mesures, bien qu’elles nous soient inconnues, nous ne trouverons pas dans l’autre monde, au sortir de celui-ci, les peines dont nous pensions être menacés. J’y consens, mais je demande encore : Serons-nous sauvés ? Serons-nous sauvés, à moins qu’alors notre ignorance ne cesse, et que la bonne volonté de Dieu ne nous soit alors révélée, en un mot, que l’Evangile ne soit annoncé aux morts ? Quand l’Evangile ne vous aurait donné sur ce point aucune lumière, vous répondriez : Non, nous ne pouvons être sauvés par une grâce qui ne nous change point, et nous ne saurions être changés par une grâce qui ne nous a point été révélée.
Aucun de vous, je le crois, ne me démentira ; aucun même ne me demandera la preuve de ce que j’avance. Je suppose pour un moment que tous mes auditeurs ne soient pas chrétiens, mais que tous respectent sincèrement les principes de la loi morale. J’aurai donc deux classes d’auditeurs, et j’aurai l’assentiment de l’une et de l’autre. Ce ne seront pas les chrétiens qui pourront prétendre que le vrai bonheur, par conséquent le bonheur éternel (car il n’est éternel que parce qu’il est vrai), puisse être le partage de créatures dont le cœur est encore séparé de Dieu, hostile à Dieu. Ils savent, ils sentent le contraire ; et si leur foi leur défend de faire d’aucun mérite humain la condition légale du salut, ils sont bien convaincus que la sainteté est une partie essentielle et intégrante du salut. Et quant aux autres, aux moralistes (s’ils permettent qu’on les appelle ainsi), ce serait renier leurs principes et les renier gratuitement que de supposer possible un bonheur auprès de Dieu qui ne serait pas en même temps un bonheur selon Dieu. Au jugement des uns et des autres, il se pourrait bien que l’amnistie dont on parle eût écarté quelques peines matérielles ; mais cette amnistie, ignorée, et par là même sans action sur le cœur, dans lequel elle aurait laissé subsister une hostilité impie, ne pourrait assurer la béatitude céleste ; elle ne pourrait empêcher que l’homme, restant le même, ne fût inexprimablement et éternellement malheureux. Et si l’on parvenait à leur prouver le contraire, on leur aurait prouvé tout d’un temps que Dieu n’est pas saint, que Dieu n’est pas Dieu.
Or, une fois qu’il est convenu que l’œuvre rédemptrice est illusoire si elle ne nous est révélée et que mon serviteur juste, ainsi que parle Esaïe, n’en justifiera plusieurs que par la connaissance qu’ils auront de lui[k], nous n’avons plus qu’un pas à faire pour établir la nécessité et pour déterminer le rôle de la foi. Il y a ceci de commun entre celui à qui le pardon n’a pas été révélé et celui qui ne croit pas au pardon : tous deux ignorent ; l’incrédule est un ignorant comme l’autre ; ne croyant pas, il ne connaît pas ; et tous les avantages spirituels qui peuvent résulter de la connaissance sont perdus pour lui comme pour le simple ignorant ; et d’autant que le bonheur suprême est attaché à ces avantages spirituels, qui, à vrai dire, sont la base et le fond même de ce bonheur, ni l’ignorant ni l’incrédule ne sont aptes à le goûter, ou, comme s’exprime le Maître, ni l’un ni l’autre ne sont propres pour le royaume de Dieu.
[k] Esaïe 53.11
Mais ce n’est que sous un rapport et provisoirement, que nous avons pu placer sur la même ligne l’incrédule et le simple ignorant. Le premier, à qui le pardon fut offert et qui l’a repoussé, est assurément dans une position pire. Aucun homme n’a droit à l’amnistie ; mais on peut en être doublement indigne, et c’est son cas puisqu’il l’a refusée. Quelle sera définitivement la condition de l’ignorance involontaire, je ne le sais pas, et je puis me passer de le savoir ; mais ce que je sais bien, c’est que, tout comme celui qui aura connu la volonté de son maître et ne l’aura pas faite sera frappé de plus de coups, de même en sera-t-il de celui qui aura connu la bonne volonté du Père et ne l’aura pas acceptée. En tant que l’amnistie qui invite les coupables à se pourvoir de leurs lettres de grâce dans un certain terme aura été clairement et régulièrement promulguée, en tant que celui qui ne s’en sera pas prévalu ne pourra prétexter ignorance, l’amnistie, pour ce qui le concerne, tombe de plein droit et le laisse rentrer dans la condition malheureuse où il était avant cette promulgation. On ne l’a pas exclu du pardon, mais il s’en est exclu lui-même ; il est relaps ; sa dernière condition est pire que la première ; il y a pardon pour tous les pécheurs, il n’y en a point pour le pécheur impénitent.
Mais, ne nous écartons pas, et réduisons-nous à considérer, au point de vue positif, les rapports de la foi avec la grâce. En soi, disons-le bien, la grâce est complète ; c’est la porte de la maison paternelle rouverte à deux battants, et les richesses de cette demeure livrées à discrétion à quiconque voudra entrer. La grâce, c’est le coupable considéré comme innocent. La grâce, c’est tout le passé aboli, et un nouveau point de départ donné à la vie humaine et à l’humanité. La grâce, ce sont des enfants qui retrouvent leur père, et un père qui retrouve ses enfants. Mais on a beau faire, il faut, pour que cette grâce se réalise, que celui qui la donne en donne aussi la connaissance. Il le faut, à moins qu’on ne veuille que le bonheur des cieux soit tout matériel, auquel cas la connaissance préalable serait sans doute inutile, le cœur de l’homme n’ayant pas besoin d’être changé pour goûter un bonheur matériel ; mais un bonheur de cette espèce serait indigne de Dieu, et même, s’il faut tout dire, serait indigne de l’homme. Or, quel est le bonheur des cieux ? un bonheur spirituel ; il n’y a qu’à voir de quel nom l’Ecriture le nomme : voir Dieu, le voir tel qu’il est, lui être conforme, connaître comme on a été connu, posséder l’héritage des saints dans la lumière ; la paix extérieure de cet état nouveau, où il n’y aura plus ni pleurs, ni cri, ni travail, ne fait que compléter l’idée de cette félicité et ne la constitue pas. Or, qui peut goûter ce bonheur, sinon celui dont le cœur a été changé ? et quels cœurs pourront être changés, sinon ceux qui auront connu déjà sur la terre à quel point le Seigneur les a aimés et de quelle manière il leur a certifié son amour ? Et voilà pourquoi la foi fait partie de la grâce qui sauve, et pourquoi saint Paul dit aux Ephésiens : Vous êtes sauvés par grâce, par le moyen de la foi. La foi est la main avec laquelle nous saisissons le pardon, les promesses, l’amour du Père ; et c’est à nous pourvoir de cette main spirituelle que consiste le second acte de la divine charité, le second miracle de la grâce. La foi est la mystérieuse insertion qui nous fait être autant de sarments du cep qui est Jésus-Christ, duquel, étant unis à lui, nous tirons désormais toute notre sève, et dont la vie devient la nôtre. Il suffit de le savoir pour comprendre que la foi sauve.
Il est vrai que j’ai parlé jusqu’ici de la connaissance plutôt que de la foi, ou que je ne les ai pas distinguées l’une de l’autre. C’est que la foi est connaissance, et c’est sous ce point de vue d’abord que je voulais vous présenter la foi. Mais si la connaissance et la foi se ressemblent, en ce que la connaissance est comprise dans la foi, il importe pourtant de les distinguer. Toute connaissance ne sauve pas ; l’on pourrait même dire que ce n’est pas la connaissance qui sauve, mais la foi, et qu’il faut, pour opérer notre salut, que la connaissance devienne de la foi. Deux choses sont nécessaires : la connaissance elle-même, et une certaine manière de connaître. Combien de gens qui connaissent et qui ne sont pas dans la voie du salut ! C’est que leur connaissance est une connaissance passive et inerte, où la volonté, la moralité, l’âme n’entrent pour rien ; c’est qu’ils ont vu et n’ont pas goûté combien le Seigneur est bon ; c’est qu’ils ont trop peu mesuré leur misère pour pouvoir bien mesurer son amour ; c’est qu’ils ont accepté sans répugnance comme sans attrait cette croyance comme ils eussent accepté la première venue ; c’est qu’ils n’ont employé à l’acquisition de ce trésor que les moindres parties et la surface de leur âme ; c’est qu’ils ont parcouru, portés sur les épaules de ces esclaves qu’on appelle le préjugé, l’autorité, l’habitude, ou dans ce char commode et roulant qu’on appelle la logique, un chemin qu’il faut faire à pieds, à pieds nus, à genoux plutôt, à travers les cailloux tranchants, les épines et les ronces. Dans d’autres voyages, c’est le terme qui importe ; ici c’est la route. Quand on ne connaît la vérité que comme ils la connaissent, véritablement on ne la connaît pas. On ne peut palper une substance délicate avec une main de fer ou de bois. La mort ne peut pas s’approprier la vie. L’acte destiné à nous mettre en communion de pensées, de volonté, d’habitude avec Jésus-Christ doit être un acte moral. La foi est un désir, la foi est un hommage, la foi est une promesse, la foi est presque un amour. Elle est à la fois tout cela, et elle est en même temps tout ce qu’il y a de plus simple : un regard du cœur vers le Dieu de miséricorde, « une sérieuse et véhémente considération de Jésus-Christ crucifié », l’abandon de tous nos intérêts entre ses mains divines, le repos de l’esprit et la paix du cœur dans la certitude de son amour et de sa puissance, notre main placée enfantinement dans sa main comme dans celle d’un protecteur et d’un guide : telle est la foi. Elle peut avoir pour point de départ une certitude historique ; mais cette certitude n’est pas la foi ; elle peut prendre la forme d’une théorie philosophique, mais cette théorie n’est pas la foi ; elle peut rester à l’état d’opinion, mais cette opinion n’est pas la foi ; elle peut se réduire à un préjugé populaire, mais ce préjugé n’est pas la foi. Croire, c’est se confier ; croire, c’est compter sur Dieu. Ainsi crut Abraham, et c’est cette foi, cette foi seule qui lui fut imputée à justice. Qui ne comprendra qu’une telle manière de connaître est le principe, le germe impérissable d’une nouvelle vie, et que nous sommes en effet sauvés par la connaissance ?
Le christianisme a exclu les œuvres en tant que fondement de notre assurance : j’entends les œuvres extérieures ; car saint Jacques apparemment n’avait pas cessé de marcher de droit pied quand il disait que nous sommes justifiés par les œuvres et non par la foi seulement. Eh ! qui ne voit en effet qu’il faudra bien qu’au dernier jour nous puissions produire des œuvres comme témoignage de notre foi, et qu’en ce sens au moins les œuvres nous justifient ? Aussi est-il écrit : Heureux ceux qui meurent au Seigneur ; car ils se reposent de leurs travaux et leurs œuvres les suivent ![l] Mais si l’on a pu dire avec raison : Quelle foi que celle qui ne produit point d’œuvres ! est-ce avec moins déraison qu’on a dit : Quelles œuvres que celles qui n’ont pas la foi pour principe ! Quelles œuvres que celles de l’incrédulité ! Quelles œuvres que celles d’un pécheur orgueilleux et impénitent ! Quelles œuvres que celles d’un être qui a repoussé l’amour de Dieu ! Quelles œuvres que celles qu’on n’offre pas à Dieu ! La foi véritable produira donc des œuvres, et les œuvres de la foi seront de véritables œuvres. Mais il me semble, en vérité, que ceux qui réclament à grands cris les œuvres, et les œuvres à l’exclusion de la foi, sont bien difficiles en œuvres s’ils ne reconnaissent pas dans cette foi même, qui renferme tant d’efforts, qui suppose tant de luttes, qui emploie tant de forces, une œuvre aussi, la première des œuvres, l’œuvre des œuvres pour ainsi dire, l’acte le plus profond, le plus riche, le plus multiple, le plus fécond dont un être humain soit capable, un acte qui contient tous ceux qu’il faut faire, qui exclut tous ceux dont il faut s’abstenir, et qui prépare l’âme humaine à la rencontre de toutes les difficultés et à l’accomplissement de tous les devoirs. Ils sont bien difficiles en œuvres ! Celle qu’ils méprisent, qu’ils repoussent, dévorera un jour en présence de Dieu toutes les œuvres dont ils se vantent, comme le serpent de Moïse dévora tous ceux des magiciens.
[l] Apocalypse 14.13
Vous avoir représenté la foi comme une vie de l’âme, c’est vous avoir dit d’avance que la foi peut avoir des degrés. Entre croire et ne pas croire, c’est-à-dire entre posséder et ne pas posséder Dieu, il y a sans doute un abîme, comme entre la vie et la mort ; aussi ne peut-on pas être plus ou moins sauvé ; mais si l’on ne peut être plus ou moins mort, on peut être plus ou moins vivant. On peut croire plus ou moins, comme on peut savoir plus ou moins, sentir plus ou moins, jouir plus ou moins, se porter plus ou moins bien. Il y a des progrès dans la vie de la foi comme dans toute vie, et ces progrès sont même la condition et le signe de la vie. La foi peut gagner en certitude, en clarté, en vivacité, en énergie. C’est tout cela probablement que les disciples demandaient à Jésus-Christ en lui disant : Augmente-nous la foi[m]. C’est sous l’un ou l’autre de ces rapports, ou peut-être à tous ces égards, que saint Paul désirait d’ajouter ce qui manquait encore à la foi des Thessaloniciens. Ce sont tous ces progrès que saint Pierre avait en vue lorsqu’il écrivait aux fidèles : Croissez dans la connaissance[n] ; car, en matière de religion, croire et savoir ne sont qu’un. La mesure de la foi est, pour chacun, la mesure de la paix, de la charité, de la liberté, de la vie. Il n’est pas permis de n’en pas désirer toujours au-delà de ce qu’on en possède ; et l’on pourrait dire de quiconque ne se soucie pas de la mesure de sa foi, c’est-à-dire de son union avec Dieu, qu’il ne se soucie pas du salut, et qu’il n’a pas même encore, selon l’énergique expression de saint Paul, saisi la vie éternelle.
[m] Luc 17.5
[n] 2 Pierre 3.18
C’est ainsi que nous concevons les rapports de la grâce et de la foi. La grâce est l’objet de la foi, la foi est le complément de la grâce. Mais arriverons-nous au terme sans rencontrer aucune objection ? Ne se trouvera-t-il personne pour nous dire : L’objet de la foi, ce n’est point un fait impersonnel, c’est une personne, c’est Jésus-Christ, et ce n’est pas une partie de Jésus-Christ ou de son œuvre, c’est Jésus-Christ tout entier ? La question que les premiers prédicateurs de l’Evangile adressaient à leurs néophytes était celle-ci : Croyez-vous en Jésus-Christ ? et quiconque répondait affirmativement, dès l’instant même passait pour chrétien. Nous sentons le poids de cette objection, et nous en admettons le principe. A Dieu ne plaise que nous divisions Jésus-Christ ! Oui, c’est bien Jésus-Christ et Jésus-Christ tout entier qui est l’objet de la foi, et nous n’oublions pas qu’il nous a été fait de la part de Dieu sagesse, justice, sanctification et rédemption, toutes ces choses ensemble, aucune séparément. Mais tout cela ensemble, c’est la grâce, et c’est de la grâce tout entière que nous avons fait l’objet de la foi. Avoir la foi, c’est croire à toutes ces choses, dont le foyer, le centre, la source est Jésus-Christ crucifié. La foi qui ne croirait pas à toutes ces choses et ne les recevrait pas toutes ensemble comme grâce, la foi qui diviserait, ou qui diminuerait Jésus-Christ, ne serait pas la foi ; et pour n’avoir pas voulu embrasser tout son objet, on peut dire en toute vérité qu’elle n’en aurait point. Nous avons assez montré que qui croirait à la grâce du pardon sans croire à la grâce de la régénération, ne croirait réellement pas au pardon, qui est illusoire sans la régénération. La foi complète embrasse la conviction que Celui qui n’a point épargné son propre Fils, mais qui l’a livré pour nous tous, nous donnera avec lui tout le reste, ce qui est dire en d’autres termes qu’il ne se repentira point de son premier don et qu’il ne le retirera point. Sous le nom de grâce, c’est donc bien Jésus-Christ et Jésus-Christ tout entier que nous avons proposé comme l’objet de la foi, et non seulement le Dieu, mais l’homme, ni seulement sa mort, mais sa vie ; ni seulement sa doctrine, mais son exemple ; ni seulement son sacrifice, mais sa gloire ; car c’est par toutes ces choses réunies, sans en excepter aucune, sans en diminuer aucune, que Jésus-Christ est notre sauveur. Mais parce que le pardon est à la tête de cette oeuvre, parce que cette œuvre tout entière n’est que le développement du pardon, parce que c’est sous l’aspect et sous le nom du pardon que cette œuvre, une et indivisible, se présente à nos premiers regards, parce que le pardon est la sève qui circule dans tous les rameaux de cet arbre immense, la saveur partout répandue jusque dans les plus petites miettes de ce pain de vie, nous avons pu dire, et nous disons bien encore, que le pardon, avec toutes ses conséquences, avec tout son développement, est l’objet de la foi chrétienne. Ce n’est pas détourner les regards de Jésus-Christ qui nous garantit le pardon, qui nous le confère lui-même,[o] et qui le consomme.
[o] Matthieu 9.6
Je ne sais si, après tout ce que nous avons dit, il restera encore quelque scrupule dans l’esprit de ces respectables adorateurs de la grâce divine, qui s’alarment à la seule pensée de lui voir enlever quelque chose. En tout cas, ce ne serait pas contre saint Paul qu’ils s’élèveraient, mais contre nous, qui l’aurions mal interprété. Saint Paul, en effet, veut que nous soyons sauvés par la foi, ou par le moyen de la foi. Qu’avons-nous dit de plus ? Et comment aurions-nous pu même dire quelque chose de plus ? Rien n’est plus net, plus précis ; rien ne se laisse moins étendre ni resserrer que cette parole : Vous êtes sauvés par la foi. C’est la plus claire de l’Evangile. On peut l’approfondir plus ou moins, on ne peut pas lui donner plus d’un sens. Comme qu’on s’y prenne, la foi n’est pas la cause du salut, et la foi est la condition. Pour avoir part au bénéfice du pardon, aux fruits du dévouement de Jésus-Christ, il faut croire, et la foi est un fait moral qui se passe dans l’homme. Nous avons dit tout cela, mais nous n’avons dit que cela, et nous ne voyons pas comment on pourrait entamer notre exposition sans entamer saint Paul. Que serait-ce si nous avions dit que ce qui manque à la grâce, la foi le supplée ? Eh bien ! saint Paul a dit quelque chose de tout pareil : Ce qui manque, dit-il, aux afflictions de Christ, j’achève de le souffrir en ma chair pour son corps qui est l’Eglise[p]. Eh bien ! dans le même sens, quelque chose manque à la grâce, tant que nous n’avons pas la foi, c’est-à-dire que Dieu n’a pas encore fait tout ce qu’il veut faire pour nous. De même que les afflictions de Christ continuent dans chacun de ses membres qui ne font qu’un corps avec lui, de même la grâce de Dieu continue dans chaque fidèle par la foi qui est encore la grâce. Christ est dans chacun de ses membres qui souffrent ; la grâce est dans l’âme de chaque pécheur qui croit. Pourquoi la foi, qui est une œuvre de l’homme, ne serait-elle pas en même temps une œuvre de Dieu ? Pourquoi celui qui a accordé le pardon ne pourrait-il pas donner la foi ? Comment tout ce qui conduit à Dieu ne viendrait-il pas de Dieu ? Où est la difficulté de l’admettre, et comment ces zélateurs de la grâce ne voient-ils pas qu’ils lui rendraient plus entièrement gloire, en ne s’obstinant pas à voir dans la foi une œuvre purement humaine, au lieu d’en faire hommage, comme de tout le reste, à la libéralité divine ? Sous cette réserve, qui met à l’abri l’honneur de la grâce, ils peuvent convenir franchement de la nécessité de la foi, l’appeler sans crainte une condition du salut, la reconnaître comme une œuvre et comme une œuvre morale, penser, en un mot, au sujet de la foi tout ce qu’il est impossible de n’en pas penser.
[p] Colossiens 1.24
Non, il n’y a dans tout ce divin système ni difficulté, ni obscurité, ni piège, ni scandale ; il n’y a que fermeté, harmonie et lumineuse clarté. Mais à Dieu ne plaise que ce ne soit qu’un système pour nous et même un système divin ! A Dieu ne plaise que nous en restions toujours à l’admiration ! Avertissons-nous mutuellement du danger de tourner en spéculation ce qui nous fut donné pour vivre, et, pour ainsi dire, de piller la vérité au profit de notre curiosité. Admirons, mais bénissons ; admirons, mais humilions-nous ; admirons, mais demandons, par-dessus la science, l’amour qui édifie. Mais ne laissons pas de nous dire et de proclamer en tout lieu que l’Evangile est divinement raisonnable, qu’il est une sagesse entre les parfaits, et qu’il est également propre à donner la sagesse aux simples et la simplicité aux sages.