Les titres de nos évangiles diffèrent de ceux que nous trouvons ordinairement en tête des anciens ouvrages grecs, classiques et même bibliques. Les titres ordinaires ne se composent que de deux termes, l’un indiquant le sujet, l’autre (au génitif) l’auteur du livre (Πλάτωνος Συμπόσιον ; Θουκυδίδου Συγγραφή ; Παύλου ἐπιστολαί ; Ἀποκάλυψις Ἰωάννου). Dans les titres des évangiles, le génitif du nom de l’auteur est paraphrasé et remplacé par la préposition κατά, selon, avec le régime à l’accusatif. D’où vient cette différence ? Elle n’est certainement pas accidentelle ; elle a pour but de faire sentir que dans ce cas le sujet traité n’est pas, comme d’ordinaire, une libre conception de celui qui est désigné comme l’auteur, mais que la rédaction seule lui appartient et que le contenu lui est donné du dehors. Le vrai nom de l’auteur serait proprement θεός, tel que nous le lisons expressément Romains 1.1 : « Paul, mis à part pour l’évangile de Dieu, » et 1 Thessaloniciens 2.8 : « Vous donner non seulement l’évangile de Dieu, mais nos propres vies. » En effet, comme le dit saint Paul, 1 Corinthiens 2.6-8, l’Évangile n’est pas « une sagesse de ce siècle ou des princes de ce siècle, mais une sagesse de Dieu, qui l’a conçue avant les siècles pour notre gloire. » Ce dessein éternel de Dieu, réalisé dans la personne et l’œuvre du Christ, voilà le sujet donné d’En-haut, que chaque évangéliste a exposé à sa manière (κατὰ, selon). Cette forme sert en même temps à faire ressortir l’unité du sujet de ces quatre écrits qui ne sont en réalité qu’un même Évangile, un seul divin message et, comme dit Augustin : Libri quatuor unius evangelii. L’uniformité évidemment réfléchie de ces titres me paraît prouver qu’ils n’ont pas été formulés par les auteurs des évangiles, mais bien par ceux ou l’un de ceux qui en ont formé le recueil.
Que signifie dans ces titres le mot Évangile ? Il ne désigne point ces livres eux-mêmes, comme pourrait le faire croire le sens que nous sommes habitués à donner dans la langue ordinaire au mot évangile. Dans tout le N.T. ce mot désigne la publication de la bonne nouvelle du salut divin dû à la venue et à l’œuvre du Christ. Mais l’on comprend aisément la transition par laquelle ce terme en est venu à désigner les écrits eux-mêmes dans lesquels cette nouvelle est exposée. Ce n’est cependant qu’au second siècle qu’apparaît ce sens du mot évangile ; ainsi dans cette phrase de Basilide (vers 125) : « Ce qui est dit dans les évangiles, » et dans cette parole de Justin (vers 150) : « Les Mémoires des apôtres qui sont appelés évangiles » (ἃ καλεῖται εὐαγγέλια). Il n’y a, je crois, qu’un seul passage dans tout le N.T. où ce mot pourrait paraître désigner un écrit évangélique ; ce sont les premiers mots de Mar 1.1 : « Commencement de l’évangile de Jésus-Christ. » Mais ne serait-ce pas un sens bien oiseux que celui-ci. « Commencement du livre qui va suivre ? » Je les envisage plutôt comme l’apposition du fait qui sera mentionné au v. 4 comme le point de départ de la prédication de Jésus. Verset 1 : Commencement de la prédication de Jésus ; v. 2 et 3 : Commencement conforme à la prophétie d’Ésaïe ; v. 4 : Jean parut… En d’autres termes : Le commencement de la prédication du salut a été, comme l’avait annoncé Ésaïe, la venue du précurseur. – On applique le plus souvent le terme d’évangile au contenu de la bonne nouvelle plutôt qu’à l’acte de sa publication ; ainsi Meyer dans ses Commentaires. Mais le mot εὐαγγέλιον n’est pas entièrement synonyme du féminin ἡ εὐαγγελία qui, 2 Samuel 18.20 et Jos. Antiq. XVIII, 6, 10, désigne la bonne nouvelle elle-même ; ils diffèrent à peu près comme σωτήριον, moyen de délivrance, diffère de σωτηρία, la délivrance elle-même. Il est vrai qu’il est souvent difficile, quand il s’agit d’une nouvelle, de distinguer entre l’annonce de l’événement et l’événement annoncé ; ainsi quand il est dit, Marc 1.15, que Jésus commença à prêcher en disant : « Croyez à l’Évangile, » on peut également expliquer : « Croyez au salut que je prêche, » ou : « Croyez à ma prédication du salut. » Mais il n’en n’est pas toujours ainsi. Il y a, quoi qu’on en dise, un grand nombre de passages où le mot εὐαγγέλιον désigne exclusivement l’acte de la prédication évangélique et non son contenu. Par exemple : Romains 1.1, où Paul se déclare « mis à part pour l’évangile de Dieu » ; ce qui dans le contexte ne signifie certainement pas : pour y participer lui-même, mais : pour l’annoncer ; – Romains 15.19, où Paul dit « avoir accompli l’évangile du Christ depuis Jérusalem jusqu’à l’Illyrie » (c’est-à-dire assurément la prédication de l’Évangile) ; – 1 Corinthiens 9.18 : « Mon autorité dans l’évangile » (c’est-à-dire en vertu de l’office de sa prédication, dont j’ai été chargé) ; – ibidem : « Afin de rendre gratuit l’évangile, » c’est-à-dire ma prédication (par le fait que je refuse tout salaire) ; – 1 Thessaloniciens 1.5 : « Notre évangile n’a pas été chez vous en parole seulement, mais en puissance, etc. » (Évidemment notre prédication évangélique.) – Ce sens si fréquent du mot évangile dans le N.T. me paraît être aussi celui qu’on a voulu lui donner dans nos titres : « Le bienfaisant message de Dieu à l’humanité par la venue de Jésus-Christ, raconté à la manière de Matthieu, de Marc, etc. » Un ancien écrivain manichéen nommé Faustus, qu’a réfuté Augustin, a avancé l’idée que le κατὰ employé dans ces titres désignait non les rédacteurs de ces récits, mais les autorités d’après la tradition desquelles ils avaient été rédigés. Ce sens ne peut s’appliquer aux évangiles de Marc et de Luc. Car ces deux auteurs, ne possédant qu’une connaissance médiate de la vie de Jésus, ne pouvaient s’en être formé une conception originale, qui fit autorité pour d’autres. D’ailleurs on voit par les écrits des Pères que l’Église, à laquelle sont dus ces titres, attribuait les évangiles aux écrivains eux-mêmes dont le nom est le régime de κατὰ. Du reste, dans le grec postérieur, il n’est pas rare de trouver le κατὰ appliqué directement à l’auteur même de l’écrit. Ainsi dans ces expressions : ἡ καθ’ Ἡρόδοτον ἱστορία (Diodore), ἡ κατὰ Μωϋσέα πεντάτευχος (Épiphane) ; et surtout : Μαθθαῖος γραφῇ παραδοὺς τὸ κατ’ εὐαγγέλιον (Matthieu ayant mis par écrit l’évangile selon lui) (Eusèbe, H. E. III, 24). Plusieurs modernes, Credner, Volkmar, soutiennent néanmoins aujourd’hui encore cette explication de Faustus. Reuss faisait de même (dans la Gesch. d. N. Tchen, § 177) en alléguant surtout l’expression : l’Évangile selon les douze apôtres, qui ne peut désigner l’auteur qu’au point de vue moral. Mais l’évidence même de ce sens dans ce cas empêche qu’on ne le cite comme exemple pour l’emploi de κατὰ avec un nom d’auteur au singulier. Reuss lui-même a renoncé plus tard à ce sens Hist. évangél., p. 14).
On a aussi essayé d’expliquer le κατὰ comme traduction du Lamed auctoris dans les titres des Psaumes ; mais les LXX ont rendu cette forme hébraïque non par κατὰ, mais parle simple datif : τῷ Δαυίδ, τῷ Ἀσάφ, τοῖς υἱοῖς Κορέ. Enfin remarquons que l’emploi du κατὰ dans les formules εὐαγγέλιον καθ’ Ἑβραίους, κατ’ Αιγυπτίους, qu’on a également allégué, ne peut rien prouver parce que c’est ici le κατὰ servant à l’indication du lieu, comme dans l’expression τὴν καθ’ ὑμᾶς πίστιν (Ephésiens 1.15), ou dans les locutions classiques καθ’ Ἑλλάδα, κατὰ λαόν, κατὰ πόλιν, etc.