Nous venons de voir les conceptions insuffisantes des conditions du relèvement moral de l’homme, indépendantes du christianisme. Nous passons maintenant à celles qui se réclament de l’Evangile et qui, là encore, nous paraissent insuffisantes.
Il y en a qui font consister toute la rédemption dans la proclamation du pardon de Dieu assuré à tout homme qui se repent. Ils viennent à l’Evangile sans doute, ils ne se contentent pas du Dieu de la conscience naturelle et de la révélation dont elle est l’organe. Ils relient le pardon à Jésus de Nazareth, mais par l’intermédiaire de son enseignement seulement. Jésus n’est, dans cette conception, qu’un prophète, le prophète, le déclarateur du pardon divin plus avancé dans les voies spirituelles que ses prédécesseurs et dont la parole incomparable a été accompagnée d’un exemple également incomparable, bien que la sainteté de sa vie ne soit point parfaite, et se borne à une grandeur très grande dans l’ordre du bien. — Nous ne croyons pas devoir nous attarder à discuter ce système. Outre que l’arbitraire est flagrant lorsqu’on se place en face des sources évangéliques (dont les prétentions sont infiniment plus hautes que celles qu’on leur accorde), outre la difficulté absolue qu’il y a de justifier le choix du fait unique de la proclamation du pardon de Dieu en présence de tant d’autres faits d’une importance égale ou même supérieure dans le témoignage évangélique, — le système se heurte, au point de vue subjectif des besoins de la conscience, aux mêmes écueils que nous venons de signaler et n’y ajoute que de nouvelles difficultés.
Mais il y a une autre manière d’entendre, en dehors de toute nécessité de la mort de Jésus-Christ (subjective et objective), le rôle de celui-ci dans l’œuvre de la rédemption. C’est la suivante et elle mérite d’être examinée.
Jésus-Christ est la révélation définitive de Dieu. Il a montré une sainteté parfaite dans une vie parfaitement humaine. Il a réalisé l’idéal de l’homme. Cet idéal est normatif. Il n’y a pas de promulgation de la conscience morale comparable à celle qui émane de sa personne et de sa vie. La contemplation de cette perfection morale éveille dans l’âme humaine le sentiment de sa haute vocation, excite et nourrit le désir du bien, provoque de généreux essais d’y atteindre et de le réaliser. En même temps elle confère et approfondit le sentiment de l’impuissance de l’homme et de la stérilité de ses efforts. Il n’y a pas de loi du Sinaï qui dévoile avec plus d’éclat l’imperfection humaine. « Voilà ce que je devrais être, et voilà ce que je ne suis pas. Voilà ce que par moments je voudrais être, et voilà ce que pourtant je ne puis devenir ! Misérable que je suis, qui me délivrera ? » Tel est le cri de l’âme sincère en face de la personne et de la vie de Jésus. Et en effet, l’on accorde que s’il n’y avait en Jésus-Christ que l’exemple de sa perfection morale et religieuse, il serait venu pour condamner, non pour sauver ; un tel exemple écraserait encore plus qu’il ne relèverait. Mais on ajoute qu’il y a plus qu’un exemple, qu’il y a une force, Jésus-Christ n’est pas la révélation de Dieu pour rien ; il communique aux âmes la puissance d’une vie nouvelle. Il est le Sauveur en ce qu’il donne la capacité de reproduire et d’imiter son exemple. Il verse son esprit en ceux qui regardent à lui et qui l’invoquent.
Et maintenant que manque-t-il à ce salut ? N’y a-t-il pas dans l’influence de Jésus-Christ, ainsi comprise et ressentie, tout ce qu’il faut pour le relèvement moral de l’homme? Objecterai-je que je ne puis, moi pécheur et souillé, approcher de ce saint? Que loin de désirer unir ma faiblesse à sa puissance, je serai plutôt tenté de lui dire, comme autrefois son apôtre Pierre : « Retire-toi de moi, Seigneur » ? On me répond que la révélation de la sainteté en Jésus correspond à une révélation d’amour. En nous révélant ce que l’homme doit être pour Dieu, il nous révèle aussi ce que Dieu veut être pour l’homme : un Dieu qui pardonne. On nous montre ce qui est incontestable, savoir que de la part du Père Jésus nous cherche, vient à nous dans notre misère, qu’il est plein de grâce, de compassion, qu’il prononce sur nous ces paroles pleines de miséricorde : « Mon fils, ma fille, tes péchés te sont pardonnés. » Son touchant appel aux âmes travaillées et chargées a traversé les siècles. Il retentit encore à nos cœurs. Qu’est-ce donc qui pourrait arrêter encore le pécheur? N’ira-t-il point à celui qui l’appelle de la sorte, qui lui atteste l’amour et le pardon du Père, qui lui communique la force et la volonté de vaincre le péché et lui promet de combattre et de triompher avec lui ? Encore une fois, n’y a-t-il pas là tout ce qu’il faut au pécheur, c’est-à-dire cette synthèse de l’amour et de la sainteté, dont nous avons vu qu’en dehors d’elle il n’y a pas de salut moral possible ?
Que manque-t-il encore? Nous répondons qu’il y a là un grand progrès sur l’ancienne théologie, mais un progrès qui, restreint à lui-même, reste cependant insuffisant. Ce qui manquait autrefois, en effet, c’était la prise en considération de la personne et de la vie même de Jésus-Christ auxquelles on ne donnait ni la place, ni l’importance qui leur revenaient. La mort avait tout absorbé et, par cette absorption même finissait par manquer de sens et de portée. Car la mort de Jésus-Christ ne signifie ce qu’elle signifie qu’à la condition de s’appuyer sur la vie de Jésus. C’est le contraste entre cette vie et cette mort qui lui donne toute sa portée. Nous ne pouvons donc que nous réjouir et saluer comme un progrès le fait que cette personne et cette vie sont remises en lumière et reprennent leur place et leur rang dans l’œuvre de la rédemption.
Mais si l’on insiste ; si l’on ne rachète un exclusivisme que par un autre ; si l’on prétend faire de la vie et de la personne de Jésus tout l’objet et toute la condition du salut à l’exclusion de sa mort, alors nous répondons qu’il manque à cette conception ce que possédaient celles d’autrefois savoir l’élément tragique, austère et douloureux du salut moral. Ce qui manque à cet enseignement sublime et serein, c’est d’aller jusqu’au fond des choses ; c’est d’entraîner cette condamnation éclatante et, si l’on peut s’exprimer ainsi, amère et violente du péché que réclame le relèvement moral de l’homme, cette colère contre le péché sans laquelle il manque quelque chose à la sainteté et à l’amour même de Dieu, cette rigueur qui manque surtout à la personnalité du Dieu saint qu’implique et qu’appelle nécessairement la personnalité souveraine de Dieu, et la souveraineté d’un amour qui par son caractère absolu rejoint la sainteté absolue. Ce système affaiblit l’idée personnelle de Dieu, l’idée absolue de la personne divine, celle de la personne humaine et celle de leurs rapports mutuels. Il satisfait admirablement certains postulats de la conscience ; très imparfaitement d’autres, et celui-là particulier, qui exige que le péché soit d’autant plus sévèrement condamné qu’il est plus entièrement pardonné, qui exige que le pardon résulte non de la remise de la loi mais de son application. L’équilibre entre la sainteté et l’amour est brisé. Leur synthèse est incomplète ou illusoire. L’amour n’interprète pas la sainteté mais lui fait tort et, ce faisant, se fait tort à lui-même. Car soyez sûrs qu’un amour qui émousse la sainteté, qui lui arrache quelque chose de sa rigueur, n’est plus un amour véritable. Il en garde le nom, il en a perdu le caractère. Si c’est encore de l’amour, c’est un amour humain dans lequel entre je ne sais quelle dose inavouée de tolérance, c’est-à-dire de relâchement moral.
Il faut un pardon qui foudroie le péché. Il le faut en Dieu, car un amour qui tolère le péché, qui ne le juge pas, n’est pas un amour saint, ce n’est pas un amour divin, c’est-à-dire absolu. Il le faut pour l’homme, car le cœur de l’homme est désespérément malin, désespérément habile à s’indulger soi-même et à calmer les indignations de sa propre conscience. Un pardon qui se ferait le complice de cette indulgence perdrait l’homme et ne le sauverait pas, puisque le salut, en définitive, a son origine et son commencement nécessaires dans la condamnation et dans l’horreur du péché.
Or, si le christianisme n’était autre chose que la doctrine que nous venons d’exposer, ce serait un pardon facile qu’il apporterait au pécheur, trop facile pour être sauveur, d’autant moins sanctifiant qu’il serait plus facile et plus indulgent. Ce christianisme-là finirait par nous rendre nous-mêmes, faciles et indulgents à l’égard du péché, et cet effet ne se produit que trop dans nos Eglises. L’écueil de cette rédemption sans tragédie est de se terminer en comédie, je veux dire en fausse apparence et en fausse paix qui font rire le monde et pleurer les saints. Elle calme les consciences, mais à la façon de la morphine et en débilitant les volontés. On y sent encore, je le veux bien, des aspirations vers l’idéal ; mais ces aspirations ne produisent guère et aboutissent difficilement au viril labeur de la sanctification. On y sent plus d’humiliation à la pensée de son impuissance que de condamnation sur soi-même. On y souffre d’être malade bien plus que d’être coupable. Le sentiment de la responsabilité, celui de la coulpe et du repentir, tous éléments essentiels de l’énergie morale, y sont presque éteints. Et je me demande si l’absence de vigueur et de décision qui caractérise la vie religieuse que nous menons aujourd’hui, si les honteuses et nombreuses promiscuités et compromissions avec les péchés du monde dans lesquelles nos Eglises se laissent engager sans réagir, si l’indifférence et la paresse morale dans lesquelles elles s’effondrent ne proviennent pas de ce que en fait, on a fait disparaître de l’Evangile qu’on y prêche l’élément austère, viril, tragique de la Croix.
Il y a en tout cas quelque chose qu’on ne peut comprendre dans ce système et dans ce point de vue : savoir précisément la Croix. Tout s’y soutient, s’y achève avec un Christ vivant ; pour mieux dire : toute l’œuvre de la rédemption consiste dans la vie de Christ. La mort endurée par Jésus cesse d’avoir sa raison d’être ; elle tombe au rang d’accident sans importance, ni morale, ni religieuse. Or nous avons vu précédemment que (soit au point de vue de l’humanité, dont elle accuse le péché ; soit au point de vue de Jésus, qui en fait un élément nécessaire de son œuvre) tenir la croix pour un simple accident historique n’est pas loyalement possible. A défaut de loyauté morale, la loyauté scientifique nous interdit cette mutilation des faits et des documents. La science n’est rien si elle ne consiste à tenir compte de tous les faits et à en proposer une explication qui les explique. Or l’hypothèse de la mort de Jésus comme accident historique non seulement ne tient pas compte des faits qui de part et d’autre (chez les Juifs et chez Jésus) l’ont déterminée mais elle n’explique pas le rôle certain, immense, décisif qu’a joué la mort de Jésus dans la fondation de l’Eglise, dans la formation et la perpétuation de la foi chrétienne.