En abordant à Aniwa en 1866, nous trouvâmes les natifs entièrement nus ; les uns paraissaient timides et défiants, les autres ardents et impétueux. Les femmes mariées portaient une ceinture, comme nos premiers parents dans le jardin d’Eden. Le vieux chef s’intéressait à nous et à notre œuvre ; mais le grand nombre s’intéressait infiniment plus aux haches, aux couteaux, aux hameçons, au calicot, etc. Ils étaient extrêmement déraisonnables, un rien les offensait et ils nous quittaient aussitôt.
Un chef, par exemple, vint me demander des médicaments. Mais j’étais tellement engagé d’autre part, que je dus le faire attendre quelques minutes. Il partit alors en grande rage, faisant des menaces de vengeance. « Il doit me servir ! Moi, je n’ai pas à l’attendre ! » murmurait-il. Ce n’était pas mal pour un sauvage entièrement nu !
Peu avant notre arrivée, un instituteur aneityumésien avait été tué, et ce fait montrera quel était le culte des Aniwains pour la vengeance. Il y avait quatre-vingts ans qu’un parti d’Aniwains étaient allés faire une visite amicale aux gens d’Aneityum. Ceux-ci, alors tous sauvages, avaient aussitôt tué et mangé les Aniwains, à l’exception d’un seul qui s’était sauvé dans la jungle. Ce fugitif, se nourrissant de noix de coco en attendant un vent favorable, finit par échapper de nuit dans son canot, et arriva sain et sauf à Aniwa. Il raconta aussitôt sa terrible histoire. Les Aniwains furieux ne rêvèrent dès lors plus que vengeance. Mais une traversée de quatre-vingt-deux kilomètres était un trop grand obstacle ; il fallait attendre une occasion. On fit donc une profonde coupure dans le sol, en jurant de la renouveler chaque année jusqu’à ce que l’on pût se venger.
Plus tard les Aneityumésiens parvinrent à la connaissance de Jésus-Christ et conçurent l’ardent désir de porter l’Évangile à toutes les îles païennes. Comme l’Église d’Antioche, avec prières et grands cris à Dieu, ils mirent à part deux de leurs chefs, Navalak et Nemeyan, pour évangéliser Aniwa, ainsi que d’autres pour évangéliser Fotuna, Tanna et Erromanga. Et les évangélistes partirent.
Namakei, principal chef d’Aniwa avait promis de protéger Navalak et Nemeyan. Mais au bout de quelque temps on découvrit que ces deux évangélistes appartenaient à la tribu qui avait autrefois tué les Aniwains. Ces deux martyrs avaient d’emblée vu le danger qu’ils couraient, mais ils ne songeaient qu’à annoncer l’Évangile. On décida qu’il fallait les tuer. Et, vu la promesse faite par Namakei, on voulait les faire tuer par d’autres ; on paya donc deux hommes de Tanna pour tirer sur les deux prédicateurs quand ils reviendraient, le dimanche soir, de leur tournée de prédications. Mais les mousquets ne partirent pas ; et finalement les Tannésiens assommèrent leurs victimes à coups de massue. Nemeyan fut tué ; et Navalak qui respirait encore fut soigné par Namakei et renvoyé dans son île. Car l’Esprit de Dieu agissait déjà dans le cœur de Namakei.
Navalak vit encore (1891), il est à Aneityum un chef du rang le plus élevé et un honneur pour l’Église de Christ ; il porte en son corps « les marques du Seigneur Jésus. » Ces dernières années, il a souvent visité Aniwa et loué le Seigneur au milieu de ce peuple qui avait eu soif de son sang et qui l’avait laissé comme mort au bord du chemin.
Pendant quelque temps Aniwa fut sans aucun témoin de Jésus ; les évangélistes indigènes de la Société des Missions de Londres avaient tellement souffert de la faim, de la fièvre et des persécutions, qu’on ne pouvait plus envoyer aucun d’eux. Mais Namakei profita de la visite d’un vaisseau missionnaire pour déléguer son orateur Taia à Aneityum, avec charge d’annoncer que la vengeance était satisfaite, que la coupure du sol avait été fermée, qu’un cocotier avait été planté et florissait à la place même où le sang des évangélistes avait été versé, et que maintenant les Aneityumésiens n’avaient plus rien à craindre à Aniwa. Taia était même chargé de demander un plus grand nombre d’évangélistes, et Namakei engageait sa parole de chef qu’ils seraient cordialement reçus et protégés.
Les Aniwains ne comprenaient pas l’Évangile et ne le désiraient pas ; mais ils avaient besoin de relations amicales avec Aneityum où relâchaient les vaisseaux marchands et où l’on pouvait en conséquence s’approvisionner de nattes, de corbeilles, de couvertures et d’ustensiles de fer.
Enfin deux Aneityumésiens, Kangaru et Nelmai, avec leurs familles, s’offrirent pour aller porter l’Évangile à Aniwa ; l’un fut placé auprès de Namakei et l’autre dans le sud de l’île.
Taia était un orateur distingué, un homme très fin. Il était grand, majestueux, d’une force corporelle extraordinaire et de manières très engageantes. Sur le vaisseau missionnaire qui le transportait à Aneityum, il fumait constamment et faisait maintes choses qui le rendaient désagréable à ses voisins. On le pria de ne pas fumer à bord ; mais il plaida sa cause demandant qu’on lui laissât finir sa pipe et s’engageant, une fois finie, à la mettre de côté. Mais il en fut du tabac de la pipe comme de la farine de la veuve : il dura jusqu’à Aneityum, de quoi l’innocent Taia témoignait un grand étonnement !
Quand nous arrivâmes à Aniwa, la condition des deux évangélistes aneityumésiens et de leurs femmes n’était guère supérieure à celle des esclaves. Ils avaient à travailler rudement pour leurs maîtres et leur vie se passait dans la frayeur continuelle d’être tués. Ils présidaient le culte en aneityumésien, et les Aniwains qui y assistaient fumaient et causaient du commencement à la fin.
La langue d’Aniwa n’avait jamais été écrite ; il n’existait donc aucun livre en Aniwain. Le vendredi et le samedi les évangélistes et leurs femmes avaient à travailler dur, cuisinant du matin au soir, pour préparer la nourriture des Aniwains qui, après leur prétendu culte, festoyaient tout le reste du jour.
Nous mîmes promptement fin à de pareils dimanches, ce qui provoqua la colère des Aniwains et les remplit du désir de se venger. Au surplus, ils demandaient de la nourriture, du calicot, des haches, etc., en paiement de leur assistance au culte. Il va sans dire que de pareilles exigences étaient résolument écartées.
Il n’y a pas de doute cependant que le puissant contraste formé par la vie de nos pieux évangélistes placée à côté de celle des Aniwains, n’ait été une semence bénie dont les fruits se sont montrés plus tard. Dès qu’il me fut possible de parler un peu la langue d’Aniwa, je commençai mes tournées missionnaires. J’étais ordinairement accompagné de ma chère femme, d’un évangéliste aneityumésien et d’un ou plusieurs natifs amis, je visitais régulièrement les villages et parlais à tous de Jésus-Christ et de son amour. Nous nous efforcions aussi de les faire venir à notre Église, sous notre grand bananier. Nasi et quelques-uns des plus mauvais sujets de l’île venaient à ces réunions pour se moquer ; ils nous suivaient ensuite avec leurs mousquets chargés ; mais nous continuions notre œuvre sans montrer de crainte. Nous prenions cependant toutes les précautions possibles. Nous donnions de temps en temps des hameçons aux garçons et des perles aux jeunes filles, montrant ainsi que nos sentiments étaient affectueux et non égoïstes. Aussi faisions-nous des progrès dans la confiance des parents.
Malgré tout, le danger de mort était parfois imminent. Je devais souvent me jeter dans les bras du sauvage quand il levait sa massue ou son mousquet pour me tuer. Elevant alors mon cœur au Sauveur, je me collais tellement à mon adversaire qu’il ne pouvait ni me frapper, ni faire feu sur moi. Je me tenais ainsi à l’abri, jusqu’à ce que la colère du cannibale fût dissipée ; je m’arrangeais ensuite de manière à m’esquiver sans danger. Il m’est souvent arrivé de saisir le canon de l’arme à feu pour la détourner, ou d’en ôter l’amorce, pendant que je luttais et raisonnais avec mon adversaire. D’autres fois, il n’y avait rien à faire, rien à dire ; je ne pouvais que prier Dieu de nous protéger ou de nous préparer à entrer dans sa gloire. Et Dieu a tenu sa promesse : « Je ne t’abandonnerai point, je ne te laisserai point. »
Le premier Aniwain qui parvint à la connaissance et à l’amour de Jésus fut le vieux chef Namakei. Nous nous établîmes sur ses terres vu qu’elles étaient près de notre petit port. En somme, Namakei et son peuple furent pour nous des amis, bien que l’unique frère de Namakei, qui était l’homme sacré de la tribu, ait essayé deux fois de me tuer d’un coup de mousquet. Namakei vint souvent nous voir et nous aida à apprendre la langue de l’île. Il découvrit bientôt que nous prenions le thé le matin et le soir, et ne manqua pas de venir pour en avoir sa part ; nous lui donnâmes donc une tasse de thé et un morceau de pain. Il les trouva bon et en donna à goûter à tous ceux qui l’entouraient ; puis il disparut d’un air méfiant. Mais il ne tarda pas à montrer un grand désir de nous aider de toute façon. Le chef Naswai et sa femme Katua, ses amis, vinrent bientôt avec lui et tous trois crûrent ensemble dans la connaissance de notre Sauveur. De sauvages cannibales, nous les vîmes devenir, sous l’influence de l’Évangile, de nobles et aimables caractères ; et l’amour que nous avions les uns pour les autres s’en accrut considérablement.
Namakei m’amena sa petite fille, son unique enfant, la reine de sa tribu, appelée Litsi Soré (Litsi la grande), et me dit : « Je désire vous laisser ma Litsi afin que vous l’éleviez pour Jésus. »
Cette petite était très intelligente ; elle apprit tout ce qu’aurait appris une enfant blanche et devint bientôt une aide très précieuse pour Mme Paton.
En voyant sa nièce bien vêtue et charmante, le frère de Namakei, l’homme sacré qui avait attenté à ma vie, m’amena aussi sa fillette, Litsi Sisi (Litsi la petite), pour qu’elle fût élevée comme sa cousine. Les mères des deux fillettes étaient mortes. Les deux enfants rapportaient tout ce qu’elles voyaient, tout ce que nous leur enseignions, de sorte que leurs pères s’intéressèrent de plus en plus à notre œuvre et que l’Évangile se répandit chez un grand nombre de personnes.
Nos orphelinats furent bientôt remplis, et notre maison devint littéralement l’Ecole de Christ ; les garçons apprenaient à m’aider en toute chose, et il en était de même des filles à l’égard de Mme Paton.
Nos premiers services du dimanche furent de tristes services. Chaque homme y arrivait armé de toutes pièces, toujours prêt au combat ; au reste, leurs armes ne les quittaient jamais, même pendant le sommeil. Les jours de beau temps, nous nous assemblions sous notre bananier ; les jours de pluie, dans une hutte indigène bâtie dans ce but. Un ou deux assistants semblaient écouter ; mais la plus grande partie étaient couchés sur le dos ou sur le côté, fumant, causant ou dormant ! Mais lorsque quelques-uns vinrent pour apprendre, un meilleur esprit régna dans l’assemblée. Nous informâmes tout le monde que c’était pour leur bien que nous les enseignions et que personne ne serait payé pour avoir assisté à l’église ou à l’école. Aussitôt un grand nombre d’entre eux s’éloignèrent en grande colère comme s’ils avaient été dupés. D’autres vinrent nous offrir de nous vendre leurs idoles, et comme nous refusions de les acheter, en même temps que nous les pressions de les détruire pour se donner au vrai Dieu, ils les remportèrent en nous disant qu’ils ne voulaient rien avoir de commun avec notre nouveau culte.
Les premiers temps, nos petits orphelins nous sauvèrent souvent la vie en nous informant des complots sanguinaires qui se tramaient contre nous. Et quand nos ennemis, en grande rage, nous demandaient qui nous avait révélé leurs machinations, je leur répondais toujours en souriant : « C’est un petit oiseau du bocage. » De sorte que nos enfants avaient parfaite confiance en nous ; ils savaient que nous étions incapables de les trahir, et ils se considéraient comme les gardiens de notre vie.
L’excitation grandit de part et d’autre quand quelques-uns abandonnèrent ouvertement leurs idoles. Je remarquais alors chaque matin des tas de feuilles de cocotier placés près de notre maison, et je me demandais s’ils étaient dus à quelque superstition païenne. Mais une nuit le vieux chef frappa à ma porte et me dit : « Levez-vous Missi, et venez nous aider ! Les païens veulent brûler votre maison. Toute la nuit nous les avons tenus à distance ; mais ils sont nombreux et nous ne sommes que quelques-uns. Levez-vous vite et mettez une lampe allumée à chaque fenêtre. Prions Dieu et faisons du bruit en parlant, comme si nous étions nombreux. Dieu nous rendra forts. »
Je découvris ensuite que tous nos seaux étaient pleins d’eau, préparés pour éteindre le feu ; que les buissons autour de nous étaient remplis de sauvages la torche à la main, prêts à mettre le feu à nos bâtiments ; et que nos évangélistes et nos amis natifs avaient monté la garde autour de notre maison, en se protégeant contre la rosée au moyen des feuilles de cocotier que j’avais remarquées. Je pris donc rang parmi les sentinelles qui se relayaient de temps en temps. Mais nos amis firent bientôt cette réflexion : « Si notre Missi est tué dans l’obscurité, à quoi auront servi nos veilles ? il nous faut obliger Missi à rester caché la nuit dans la maison. » Je me rangeai à cet avis ; mais je n’en vins pas moins au milieu d’eux, de temps à autre, afin de les encourager. C’est ainsi que nous fûmes gardés de tout incendie.
Les Aniwains avaient sur la chute de l’homme une tradition vraiment remarquable. Quand nous quittâmes notre hutte indigène pour nous installer dans notre maison ; la hutte fut occupée pendant la nuit par Tupa, bien qu’elle continuât à servir aux indigènes d’arsenal, de palais de justice, etc. Or un matin, à l’aube, Tupa arriva chez nous dans une grande excitation, brandissant furieusement sa massue et criant : « Missi, j’ai tué le diable. Il est venu pour me prendre cette nuit ; j’ai fait lever tout mon monde et nous nous sommes mis à sa poursuite. Au point du jour, il est sorti de la hutte et je l’ai tué. Maintenant nous ne serons plus méchants et nous n’aurons plus de peines et de troubles. Téapolo est mort ! »
« Quel non-sens ! répondis-je, Téapolo est un esprit et l’on ne peut pas le voir. » Mais Tupa très excité affirmait toujours qu’il l’avait tué. Mme Paton me donna l’idée d’aller voir. Je partis donc avec Tupa qui me conduisit au Rocher de corail sacré situé près de notre ancienne hutte, et je vis là le corps mort d’un énorme et beau serpent de mer. « Le voici : je l’ai tué ! » criait Tupa.
Je lui dis que ce n’était pas le Diable, que c’était seulement le corps d’un serpent. Mais Tupa me répondit vivement : « Très bien ! mais c’est la même chose ! Le serpent c’est Téapolo ! c’est lui qui nous rend mauvais et qui cause tous nos tourments. »
Et je découvris plus tard que les natifs rendaient un culte au serpent, c’est-à-dire qu’ils éprouvaient une terreur abjecte à l’idée de subir son influence et que toute leur dévotion n’avait d’autre but que de détourner sa rage.
L’infanticide est un des traits les plus hideux du paganisme. Nous n’en connûmes que trois cas à Aniwa. Le premier fut celui d’un jeune homme qui, jaloux de sa femme, enterra vivant son garçon dès qu’il vint au monde. Le second fut celui d’une femme tannésienne qui, ayant un beau garçon, plein de santé, le jeta dans la mer, avant que personne se doutât de ses intentions. Le troisième fut celui d’un sauvage qui, irrité contre sa femme, lui arracha son bébé des mains et alla le tuer et l’enterrer dans la jungle. Mais béni soit Dieu ! ces trois meurtriers furent bientôt touchés par le récit de la vie et de la mort de Jésus-Christ ; ils devinrent membres de l’Église et adoptèrent chacun plusieurs petits orphelins pour lesquels ils ont eu constamment la plus tendre affection et les plus grands soins.
Comme celui des enfants, le meurtre des femmes était considéré comme parfaitement légitime. Dans un des villages de l’intérieur vivait un jeune couple, heureux à tous égards, sauf qu’il n’avait pas d’enfants. Le mari, étant un païen, résolut de prendre une seconde femme qui était veuve avec deux enfants. Sa jeune femme s’y opposa. Sans aucun avertissement, il lui tira alors un coup de mousquet dans le dos pendant qu’elle était assise fabriquant un panier. Je fis tout mon possible pour sauver cette femme ; mais au bout de dix jours le tétanos mit fin à son existence terrestre. Cet homme ne fut puni en aucune façon et ne cessa pas d’être bien vu de toute la population de son village. Quelques semaines après, il épousait la veuve et la prenait chez lui avec ses deux enfants. Cette seconde femme suivit régulièrement, avec ses enfants, nos cultes et les leçons de notre école ; son mari finit par l’accompagner, et tous deux devinrent chrétiens. Ils eurent une nombreuse famille qu’ils s’efforcèrent d’élever pour Jésus-Christ.
Parmi les païens, les meurtriers étaient souvent très honorés. Si l’un d’eux réussissait à terrifier les vengeurs de sa victime, il avait chance d’être promu chef. Un de ces meurtriers avait si bien tyrannisé son village, il était tellement craint et obéi, qu’un des jeunes gens de son voisinage me disait : « Missi, j’aimerais pouvoir tuer quelque grand homme et parvenir aux honneurs. Les chrétiens n’ont aucun avenir. Où sont vos guerriers ? Vous êtes obligés de rester toujours des hommes du commun. »
Je lui parlai de la grandeur du service de Jésus-Christ, de la gloire qu’il y a auprès du Seigneur. Et ce jeune homme devint évangéliste, d’abord dans son village, puis dans une île païenne. Le Seigneur avait ouvert une plus noble carrière à son ambition.
Chose étrange, la dernière danse païenne d’Aniwa fut célébrée en l’honneur de notre œuvre. Nous venions de terminer notre dernière fournée de chaux et les natifs regardaient cet événement comme digne de fête. Nous ne savions rien de leurs intentions, aussi fûmes-nous très étonnés au bruit des chants et des pas de la multitude qui se dirigeait vers la place publique du village. Hommes, femmes, enfants, tous étaient peints et décorés de plumes et de branches. Presque entièrement nus, hurlant, dansant ; c’était pour moi hideux.
« Missi, me dit un des chefs, nous nous réjouissons pour vous, nous dansons et chantons à nos dieux pour vous et pour votre œuvre. »
Je lui dis que Dieu serait irrité de voir son Église associée avec les idoles. Tout désorienté, le pauvre homme fit tristement : « N’est-ce donc pas bien, Missi ? Est-ce que cela ne vous aide pas ? » « Non ! lui dis-je, ce n’est pas bien. Je suis choqué de voir tout cela. Je viens ici pour vous enseigner à abandonner toutes ces pratiques idolâtres et à plaire à Dieu. »
Le chef appela sa femme et ses amis et se retira avec eux, en leur rapportant mes paroles. Mais les autres dansèrent encore plusieurs heures et furent très fâchés de ce que je ne voulais pas leur faire une fête, ni les payer pour leurs danses.
Les idées et les mœurs de ce peuple m’obligèrent à prendre part à plus d’une ridicule aventure. J’en citerai une qui est toujours très fraîche dans ma mémoire. Quand je travaillais aux fondations de nos deux chambres additionnelles, je voyais avec déplaisir un sauvage bien connu rôder sans cesse autour de moi, son tomahawk à la main. C’était celui qui après avoir tué un homme, avait fait une peur terrible à ma femme en surgissant tout à coup du milieu des caisses de notre hutte.
Comme il m’approchait de très près, je le saluai et lui dis :
— « Nelwang, avez-vous besoin de me parler ? »
— « Oui, Missi, dit-il, si vous voulez m’aider, je serai votre ami pour toujours. »
— « Je suis votre ami, répondis-je. C’est ce qui m’a amené ici et c’est ce qui me fait rester ici. »
— « Oui, dit-il très sérieusement, mais j’ai besoin que vous soyez très fortement mon ami, et je serai très fortement le vôtre. Je désire me marier et j’ai besoin de votre aide. »
Je protestai : « Nelwang vous savez qu’ici les mariages se font dès l’enfance ; on vend les petites filles à leurs futurs époux. Comment voulez-vous que j’intervienne dans de pareilles affaires ? Vous ne voulez pas faire venir le malheur sur moi et sur ma famille ; il pourrait nous en coûter la vie ! »
— « Non, non ! Missi, répliqua-t-il. Personne n’en saura rien. Dites-moi seulement comment vous feriez si vous étiez à ma place. »
— « Ah ! ça, c’est bien simple, répondis-je. Voyez si la personne vous aime et le reste suivra tout naturellement. »
— « Oui, dit Nelwang, mais il y a de grandes difficultés. »
— « Connaissez-vous la femme que vous désirez ? lui demandai-je, désirant abréger. »
— « Oui, répondit-il très franchement. Je désire épouser Yakin la veuve du chef du village de l’intérieur. Cela ne brisera aucunes fiançailles d’enfants. »
— « Mais êtes-vous sûr qu’elle vous aime et vous accepte ? »
— « Oui, reprit Nelwang, un jour je la rencontrai et lui dis que j’aimerais bien l’avoir pour femme. Elle prit alors ses boucles d’oreilles et me les donna, je suis donc bien sûr qu’elle m’aime. J’étais un des hommes de son mari… »
— « Alors pourquoi n’allez-vous pas et ne l’épousez-vous pas ? »
— « Mais c’est justement là que commence la difficulté, fit gravement Nelwang. Dans son village, il y a trente jeunes hommes pour lesquels il n’y a point de femmes. Chacun d’eux la veut, mais aucun n’ose la prendre. Celui qui la prendrait serait immédiatement fusillé par les vingt-neuf autres. »
— « Et si vous la prenez, les trente vous fusilleront, » dis-je à mon tour.
— « C’est exactement cela ! répliqua Nelwang ; mais j’ai besoin que vous vous mettiez à ma place et que vous me disiez comment vous la prendriez. Vous autres, hommes blancs, vous savez toujours vous tirer d’affaire. »
Gardant mon sérieux autant que je le pouvais, et cherchant à éviter l’effusion du sang et autres malheurs, j’engageai Nelwang à s’assurer le concours de deux amis, son frère et l’orateur Taia, de les placer en sentinelles sur le derrière de la propriété de Yakin, l’un à une extrémité de la clôture, l’autre à l’autre ; puis de faire secrètement une ouverture dans cette clôture, de pénétrer de là dans la maison, et, la nuit venue, d’emmener son épouse par la même ouverture, en sûreté dans le plus profond de la jungle. A cette idée, Nelwang ne se possédait plus, ses yeux lançaient des éclairs, il brandissait son tomahawk : « Missi, me dit-il, c’est moi qui l’aurai ! et je vous le promets, elle et moi nous serons forts pour vous tant que nous vivrons ! »
Le lendemain matin on trouva la maison de Yakin déserte. Les trente envoyèrent des messagers dans tous les villages des environs ; mais personne n’avait vu Yakin. Finalement ils découvrirent l’ouverture faite dans la clôture et commencèrent à comprendre que Yakin avait dû être recherchée en mariage et qu’elle avait dû suivre son nouvel époux. Ils envoyèrent de nouveau des messagers de tous côtés et apprirent que Nelwang avait disparu la même nuit que la veuve. Mais ni l’un ni l’autre n’avait été aperçu.
La revanche habituelle fut bientôt prise. Les maisons de Nelwang et de Yakin furent brûlées, leurs clôtures abattues, leurs biens pillés ou détruits. Et les trente se consolèrent en festoyant aux frais de Yakin. Le troisième jour j’arrivai sur la scène ; et voyant notre vieil ami Naswai qui contemplait les pillards, je lui dis innocemment : « Mais ! que font donc vos hommes ? pourquoi tout ce bruit ? »
Le chef reprit : « N’avez-vous pas entendu ? … »
— « Entendu ! dis-je, je crois bien ! voici trois jours que je ne puis avoir aucune tranquillité. »
— « Missi, reprit le chef, Nelwang est parti avec Yakin, la riche veuve, et tous nos jeunes gens prennent leur revanche. »
— « Oh ! dis-je, n’est-ce que cela ? Appelez vos hommes et nous leur parlerons. »
Les hommes furent tous réunis et je leur dis : « Après toutes les bontés que vous avez eues pour Yakin depuis la mort de son mari, vous aurait-elle abandonnés tous ? Et si elle l’a fait, ne devriez-vous pas être heureux d’être délivrés d’une femme aussi ingrate ? Si l’un de vous l’avait épousée et qu’elle se fût ensuite évadée avec l’homme qu’elle aimait, c’aurait été bien pire. Comment pouvez-vous faire tant de bruit à propos d’une telle personne ? Si elle est ce que vous dites, Nelwang est assez puni et vous êtes suffisamment vengés. Respectez les récoltes et ne détruisez pas tant de vivres qui pourraient être utiles à d’autres ! »
Naswai appuya mes exhortations et les pressa de se retirer tranquillement. Trois semaines se passèrent et nos disparus n’avaient été aperçus nulle part. On croyait généralement qu’ils s’étaient retirés à Tanna ou à Erromanga. Mais un beau matin, comme je travaillais seul à notre maison, Nelwang apparaît soudain à mon côté !
— « Eh ! dis-je, d’où venez-vous ? et où est Yakin ? »
— « Nous sommes cachés, me dit-il. Nous avons vécu de noix de coco cueillies la nuit. Yakin est bien et heureuse. Et je viens remplir ma promesse. Je veux vous aider, et Yakin aidera Missi Paton, la femme. J’ai du terrain pour bâtir dessus et y établir des clôtures dès que nous pourrons le faire en sécurité. Mais d’ici là, nous voudrions vivre avec vous ; voulez-vous que nous venions demain matin ? »
— « Très bien ! dis-je, venez demain matin. »
Et tout heureux, il disparut dans les buissons.
C’est ainsi que Dieu nous procura une merveilleuse assistance. Yakin apprit très vite à laver et à faire toute espèce de travaux, tandis que Nelwang me servit comme un fidèle disciple. L’un et l’autre étaient attachés à nous comme notre ombre, soit par crainte d’une attaque, soit par affection. Comme, du reste, chacun d’eux maniait très bien le tomahawk et le mousquet, qu’ils ne laissaient jamais très éloignés, il n’aurait pas fallu être le premier venu pour s’aventurer jusqu’à eux.
Au bout de quelques semaines, comme ils montraient un intérêt réel aux choses de Dieu, je les pressai vivement de paraître en public à l’Église, et de montrer qu’ils étaient décidés à maintenir fidèlement leur position de mari et de femme. Il fallait une fin à l’incertitude et aux disputes.
Nelwang connaissait nos coutumes. Chaque fidèle doit s’asseoir à l’Église pendant que la cloche sonne. Les Aniwains auraient honte d’entrer à l’Église après le commencement du service. Pendant donc que la cloche sonnait, Nelwang s’avança résolument, vêtu d’une chemise et d’un jupon et tenant son tomahawk d’une façon très décidée. Il s’assit aussi près de moi qu’il put, s’efforçant de cacher son agitation. Me faisant un léger sourire, il se tournait de temps en temps du côté de la porte par laquelle entraient les femmes, comme pour dire : Yakin vient ! Mais son courage, ainsi que son tomahawk posé sur son épaule, lui donnait un air de défi presque impudent. Il était évidemment prêt à vendre chèrement sa vie.
Yakin entra bientôt. Mais si l’attitude de Nelwang était peu conforme aux sentiments qui doivent régner dans un culte, que dire de la mine et de l’accoutrement de Yakin ? La différence entre un païen et un chrétien commence à se montrer dans le fait que le chrétien porte des vêtements et que le païen n’en porte point. Or Yakin avait résolument décidé de montrer l’étendue de son christianisme par la masse des vêtements accumulés sur sa personne. Comme elle avait été la femme d’un chef, elle avait quelque idée de l’apparat qui convient aux grandes occasions. Aussi nous apparut-elle affublée de tous les articles qui composent le costume européen, celui d’homme surtout ; car elle avait endossé tout ce qu’elle avait pu se faire donner ou prêter dans nos bâtiments. Sa robe de noce était un grand surtout d’homme en drap gris-brun, boutonné serré, qui lui arrivait jusque sur les talons. Par-dessus se trouvait un veston ; et par-dessus encore des pantalons d’homme dont elle avait mis le corps sur sa nuque et dont les deux jambes se balançaient sur sa poitrine. Sur une de ses épaules était fixée une chemise rouge, sur l’autre une chemise quadrillée, le tout flottant à droite et à gauche comme de grandes ailes. Autour de sa tête s’enroulait une chemise rouge, à la façon d’un turban, sauf les deux manches qui pendaient sur les épaules. Elle avait l’air d’un monstre se mouvant sous un amas de haillons. Il faisait excessivement chaud et la transpiration ruisselait sur sa figure. Comme son mari, mais du côté des femmes, elle s’assit aussi près de moi qu’elle le put. Nelwang me regarda alors avec un sourire qui disait clairement : « Jamais, parmi les blancs, vous n’avez vu costume si grandiose ! »
La vue de cette pauvre créature étouffant de chaleur me fit abréger considérablement le service. La journée se passa dans la paix. Nos deux époux furent très heureux. Et quant à moi, je bénis Dieu de voir ainsi terminée une affaire qui pouvait amener la mort de plusieurs personnes.
A partir de ce moment, je ne fus jamais sans garde du corps, ni Mme Paton sans auxiliaire. Yakin apprit à lire et à écrire et devint une excellente maîtresse d’Ecole du dimanche ; elle apprit aussi à chanter et à conduire le chant de l’Église, ce qu’elle faisait quand ma femme ne pouvait venir au culte. Elle pouvait mettre la main à tout, dans la maison et dans l’œuvre de la Mission ; aussi devint-elle extrêmement chère à tout le peuple.
Quant à Nelwang, il remplit fidèlement sa promesse ; il fut réellement un ami pour moi. Dans mes tournées missionnaires, ou lui ou Kallangi m’accompagnait toujours. Kallangi était cet homme sacré qui avait attenté deux fois à mes jours et qui, après sa conversion, se considéra constamment comme le gardien de ma vie. Ces deux hommes, le tomahawk et le mousquet en mains, étaient toujours à notre disposition ; ils nous couvraient de leur personne chaque fois qu’un danger nous menaçait.
Ils furent au nombre des premiers et des meilleurs membres de notre Église. Tous deux sont maintenant dans leur repos. Mais Yakin vit encore ; elle est avec son quatrième mari. Elle est toujours une chrétienne dévouée, très distinguée à bien des égards.
Les progrès de l’œuvre de Dieu en ce qui concernait les vengeances et la guerre parmi les natifs, ont été extrêmement remarquables. Namakei et Naswai ont fréquemment fait cette déclaration : « Nous sommes maintenant les hommes de Jésus-Christ. Nous ne devons plus faire de guerre et nous devons réprimer les meurtres et les crimes parmi notre peuple. »
Deux jeunes fous revenant de Tanna avec des mousquets essayèrent deux fois, par pure malice et pour s’amuser, de tuer un homme avec leurs armes à feu. Mais les natifs s’assemblèrent et leur firent savoir que s’ils frappaient homme ou femme, ils seraient fusillés en assemblée générale du peuple. Ce fut là un grand progrès dont je me réjouis beaucoup devant le Seigneur. Pareil à un levain, son Esprit était à l’œuvre.
Pour prévenir la guerre, mon habitude constante était de me jeter résolument entre les parties adverses, car la promesse de Jésus : « Voici, je suis toujours avec vous, » était pour moi une puissante réalité ; je me sentais en Lui invulnérable et immortel aussi longtemps que mon œuvre n’était pas terminée. Et je puis dire en toute vérité que ces moments de danger ont été ceux où j’ai le mieux senti la présence de mon Sauveur qui m’inspirait et me fortifiait.
Je m’efforçai d’intéresser tous les villages et tous les chefs à notre œuvre, et de les traiter tous d’une manière égale. Quand notre maison fut construite, j’engageai chaque chef de district à se charger de la construction de l’un ou de l’autre des bâtiments nécessaires à la Station missionnaire. L’un d’eux, avec ses gens, bâtit la cuisine ; un autre, le magasin ; un autre, l’entrepôt des bananes et celui des ignames ; un autre, la buanderie ; un autre, l’orphelinat des garçons et l’orphelinat des filles ; d’autres bâtirent les maisons pour serviteurs et évangélistes, l’Ecole, et enfin un grand hangar, sorte de couvert où s’asseyaient et causaient les natifs quand ils n’étaient pas à l’ouvrage dans nos différents chantiers de construction. Naturellement ces bâtiments ne furent d’abord que des huttes indigènes plus ou moins grandes. Mais ils furent tous bâtis par contrat stipulant paiement au moyen des articles que les natifs appréciaient le plus : haches, couteaux, calicot, étoffes imprimées, couvertures, etc. Plus tard nous fîmes de même élever la grande clôture qui entoure tous nos bâtiments. C’est ainsi que notre station devint un beau village et que nos marchandises, — objets de première nécessité pour tout peuple civilisé, — furent distribuées d’après un principe juste et bienfaisant, en même temps qu’une saine émulation s’établissait entre les ouvriers.
Le paganisme fit des efforts désespérés pour anéantir notre œuvre. Un vieux chef, autrefois notre ami, se tourna contre nous. Il se mit à faire lui-même et très ostensiblement un canot, en y travaillant le dimanche par manière de défi. Mais il tomba bientôt malade et fut près de la mort. Son frère se mit alors en campagne, un dimanche matin, en mépris de notre culte, et vint avec une troupe armée provoquer notre peuple à la guerre. Les nôtres refusèrent de se battre, l’un d’eux même qui avait été frappé d’un coup de massue, par ce frère du chef, ne répondit que par cette simple parole : « Je laisse à Jéhovah le soin de me venger. » Mais le frère du chef tomba malade à son tour et mourut subitement. Le parti païen en fit grand tapage ; plusieurs demandaient notre mort en expiation ; mais la plupart redoutaient ce meurtre. Bientôt cependant ces païens mirent le feu à un grand district appartenant à nos défenseurs ; ils brûlèrent les cocotiers et autres arbres fruitiers et détruisirent les plantations. Nos amis n’en persistèrent pas moins dans leur refus de se battre.
Les principaux chefs se réunirent alors en assemblée générale. La plupart étaient pour la paix ; mais plusieurs insistaient pour qu’on brûlât notre maison, qu’on nous chassât ou qu’on nous tuât, de façon à ce qu’ils pussent vivre comme ils l’avaient toujours fait. Un chef, homme sacré, qui était à Tanna quand le Curaçoa avait châtié les meurtriers et protégé ceux qui étaient nos amis, se leva et prit notre défense ; il mit en garde ses compagnons contre les dangers qui pourraient suivre. Trois autres chefs qui avaient suivi mon enseignement à Tanna se déclarèrent mes amis. Et finalement le chef qui avait été impressionné par les décharges du Curaçoa, se leva, montra la rangée de belles coquilles blanches qui pendaient à son bras gauche, et dit :
« Nowar le grand chef de Port Résolution à Tanna, voyant qu’il ne pouvait garder Missi et sa femme, me prit à part et me fit prendre l’engagement par ces coquilles, insignes de son pouvoir, de protéger Missi contre tout malheur. Il a détaché ces coquilles de son bras et les a attachées au mien, en me disant de déclarer aux hommes d’Aniwa que si Missi était tué ou maltraité par eux, lui et ses guerriers viendraient de Tanna en tirer une complète vengeance dans leur sang. »
Ce discours détermina l’assemblée en notre faveur.
Immédiatement après cependant de nombreux païens se rassemblèrent ; ils se livrèrent avec grande ostentation à la pêche le dimanche, méprisant les adorateurs de Jéhovah qui s’en abstenaient et menaçant de faire un mauvais parti aux évangélistes et au missionnaire en tournée d’évangélisation dans les villages. Le parti chrétien fut alors convoqué à venir sans armes le lendemain à la Maison de la Mission, pour faire avec moi visite à nos ennemis. Et le lendemain, au point du jour, les chefs et près de quatre-vingts hommes se réunirent chez moi, se déclarant partisans du culte et prêts à m’assister. Mais hélas ! ils refusaient de déposer leurs armes et ne voulaient pas non plus me laisser aller seul.
Quand nous arrivâmes au village ennemi, les deux fils du chef vinrent à notre rencontre avec tous les hommes qu’ils avaient pu rassembler. Toute la journée se passa en délibérations, en discours sans fin, en répliques chantées même, car les natifs sont d’invétérés bavards. Journée extrêmement fatigante pour moi ; utile cependant, car la rage de nos ennemis s’exhala en paroles, de sorte que nous évitâmes les coups et l’effusion du sang. Au surplus, les païens, étonnés de voir les amis de Jéhovah si nombreux, s’engagèrent à ne plus molester aucun de ceux qui viendraient au culte. Aussi, bien qu’épuisés, rentrâmes-nous le soir bénissant Dieu pour le résultat de la journée.
Dieu soit loué ! j’ai maintenant à raconter le « creusement du puits, » fait qui renversa le paganisme à Aniwa.
Comme je l’ai dit, l’eau est rare à Aniwa et, dans certaines saisons, très malsaine. La meilleure qu’on puisse y boire est celle que fournit la précieuse noix de coco, vraie pomme de paradis pour toutes les Hébrides. Les natifs cultivent beaucoup aussi la canne à sucre, dont ils ont de nombreuses variétés ; ils la mâchent de sorte qu’elle est pour eux nourriture et boisson. Quand ils s’absentent pour une journée, ils prennent avec eux quatre ou cinq tiges de canne à sucre ; et cela leur suffit. Quant à l’eau pour usage externe, ils ont la mer dans laquelle ils se meuvent comme des poissons. Pour leur cuisine, l’eau n’est presque pas nécessaire. Et quant au blanchissage du linge, lavages, nettoyages, etc., ce sont choses absolument inconnues parmi eux ! Le manque d’eau fraîche n’était donc pas pour eux une épreuve aussi terrible que pour nous. Il n’en est pas moins vrai que l’eau de source, dès qu’ils la connurent, fut extrêmement appréciée d’eux. L’eau de la noix de coco verte est rafraîchissante, elle a le goût et la couleur de la limonade, et chaque noix en fournit environ un quart de litre ; on en nourrit les bébés qui n’ont plus de mère, en y ajoutant la moelle blanche et tendre de la noix. Mais quelles que soient les vertus de la noix de coco, dès que les natifs eurent goûté l’eau fraîche et jaillissante de la source, ils la préférèrent de beaucoup à toute autre.
J’avais préparé deux grands tonneaux pour les remplir quand il pleuvrait ; mais quand nous voulûmes le faire, au petit étang près du village, les natifs qui n’y puisaient qu’avec leurs gourdes de noix de coco, nous le défendirent : ils craignaient que nos tonneaux n’emportassent toute l’eau.
Ce trou à eau était sur la propriété de deux hommes sacrés qui prétendaient avoir le pouvoir de le remplir et de le vider à volonté, les hommes sacrés s’arrogeant, en effet, le pouvoir de faire la pluie et le beau temps. Les natifs superstitieux leur apportaient donc des présents pour obtenir la pluie. Si elle venait, ils leur en étaient reconnaissants. Si elle ne venait pas, les hommes sacrés demandaient des dons plus considérables pour satisfaire leurs dieux. Et telle était la puissance de la superstition, que mes évangélistes aneityumésiens eux-mêmes en subissaient le joug. Quand je leur disais que sûrement personne ne pouvait croire que les hommes sacrés fissent la pluie, ils me répondaient : « C’est difficile à dire. Cependant si vous les payez bien, ils vous la feront venir ! » Je dus leur enseigner que, serviteurs de Dieu, nous devions mépriser toutes ces impostures du paganisme et n’avoir de confiance que dans le Tout-Puissant.
Je résolus de creuser un puits près des bâtiments de la Mission, espérant qu’une sagesse supérieure à la mienne me conduirait à quelque source jaillissante. Quant aux conditions scientifiques d’un tel travail, j’en étais passablement ignorant ; je comptais cependant avoir à creuser à plus de dix mètres au travers d’une couche de terre d’abord, puis au travers d’une couche de corail. Mais, vu l’océan qui nous entourait, ma frayeur constante était qu’après tous mes travaux, je ne trouvasse que de l’eau salée, si toutefois je trouvais de l’eau. Cependant j’avais toujours l’espérance que Dieu se glorifierait par mon entreprise.
Un matin le vieux chef et son sous-chef qui cherchaient sérieusement à s’éclairer au sujet de l’Évangile, étaient venus me voir, et je leur dis : « Je vais creuser un profond puits dans la terre pour voir si Dieu nous enverra de l’eau fraîche d’en bas. »
Ils me regardèrent avec étonnement et me dirent d’un ton de sympathie qui approchait de la pitié : « O Missi ! attendez que la pluie vienne et nous en mettrons de côté tout ce que nous pourrons pour vous. »
Je répondis : « Nous pouvons tous mourir par manque d’eau. Et si nous ne pouvons nous procurer de l’eau fraîche, nous serons peut-être forcés de vous quitter. »
Le vieux chef me regarda d’un air suppliant et me dit : « O Missi ! vous ne devez pas nous quitter pour cela. Du reste, la pluie ne vient jamais que d’en haut. Comment pouvez-vous espérer que notre île vous envoie des averses de pluie d’en bas ? »
Je lui répondis : « Dans mon pays l’eau fraîche jaillit du sein de la terre, et j’espère qu’il en sera de même ici. »
Le vieux chef prit une voix encore plus tendre et plus douce : « O Missi, me fit-il, votre tête se dérange ! Je vous en prie, n’allez dire à personne que vous voulez creuser dans la terre pour y trouver de la pluie, autrement personne ne voudrait plus vous écouter ni vous croire. »
Mais je choisis une place rapprochée à la fois de notre maison et du chemin public, de sorte que mon puits projeté pût être utile à tout le monde ; et je commençai à creuser. En fait d’outils, j’avais une bêche, une pioche, un seau, une hache américaine en guise de marteau, une pince et une échelle. Le bon vieux chef envoya ses hommes veiller sur moi, en se relayant les uns les autres, de peur que je ne misse fin à mes jours ou que je ne fisse quelque monstrueuse folie. « Pauvre Missi ! disait-il, c’est comme cela que commencent tous ceux qui deviennent fous. Et il n’y a pas moyen de leur faire rien comprendre ! Nous devons veiller sur Missi continuellement ! Il aura plus de peine à manier la bêche que la plume ; et quand il sera fatigué, nous lui persuaderons d’abandonner son entreprise. »
Travaillant sous un soleil tropical, je fus plus vite épuisé que je ne l’avais pensé ; mais devant les natifs, nous n’avouons jamais que nous sommes battus. Je m’en vins donc à la maison et je remplis la poche de mon veston de grands et beaux hameçons de fabrique anglaise, que les Aniwains préfèrent de beaucoup aux leurs, bien que ceux-ci soient très habilement faits au moyen de coquillages et qu’ils atteignent merveilleusement leur but. Muni de la sorte, je revins auprès de mon creux, et prenant un grand hameçon, je criai : « Un hameçon comme celui-ci à chaque homme qui remplit trois seaux dans mon creux et les vide en dehors. Plusieurs naturels se précipitèrent pour gagner le premier hameçon ; il en fut de même pour les suivants. Je faisais ranger d’un côté ceux qui avaient fait leur tour, afin que chacun des autres pût passer de même et que tout se fît avec ordre. C’est ainsi que mon seau se remplissait et se vidait rapidement. Cependant le puits ne s’approfondissait que bien lentement, tandis que mes hameçons filaient très rapidement.
J’étais constamment à l’œuvre, ayant de tous la plus lourde tâche, aussi étais-je fort reconnaissant un soir en constatant que mon puits avait déjà plus de quatre mètres de profondeur ; mais hélas ! le lendemain matin un des côtés du puits s’était écroulé, et tout notre travail était gâté.
Le vieux chef revint avec les meilleurs de ses hommes et me fit les remontrances les plus sérieuses. Il m’assura pour la cinquantième fois que jamais à Aniwa la pluie ne viendrait d’en bas à travers la terre.
« Et si vous aviez été dans ce trou la nuit dernière, me dit-il, vous auriez été enterré ; puis un vaisseau de guerre serait venu de la part de reine Toria demander des nouvelles du Missi qui vivait ici. Nous aurions dit : Il est là dans ce trou. Et le capitaine aurait répondu : Qui l’a tué et qui l’a mis là ? Nous aurions dit : Il s’y est mis lui-même. Mais le capitaine aurait répondu ! Non-sens ! qui a jamais entendu parler d’un homme blanc se mettant lui-même dans la terre pour être enterré ? C’est vous qui l’avez tué, c’est vous qui l’avez mis là, ne cachez pas votre mauvaise conduite par des mensonges ! Le capitaine aurait alors fait sortir ses gros canons, nous aurait tués et aurait détruit notre île. Vous creusez votre propre tombeau, Missi, et vous voulez que votre tombeau soit aussi le nôtre. Abandonnez ce caprice insensé, je vous en supplie ! D’ailleurs tous vos hameçons ne pourraient tenter un seul de mes hommes à rentrer dans ce trou : ils ne veulent pas être enterrés avec vous. Voyons ! ne voulez-vous pas abandonner cette folie ? »
Je dis tout ce que je pus pour calmer les craintes du chef. J’expliquai à lui et à ses hommes que c’était parce que j’avais oublié de prendre les précautions nécessaires que la terre s’était éboulée. Et finalement, je leur déclarai qu’avec l’aide de Dieu, je comptais poursuivre mon travail, fussé-je tout seul.
Après y avoir bien réfléchi, je fis prendre deux troncs d’arbres avec branches capables de supporter un troisième tronc en travers. Je plantai les deux troncs de chaque côté de mon puits, et je plaçai le troisième en travers sur les branches des deux premiers. Au milieu de ce dernier, j’attachai une forte poulie qui, de la sorte, se trouvait placée au-dessus du centre du puits. Je passai une corde sur la roue de la poulie et j’y attachai mon seau, qui pouvait ainsi descendre jusqu’au fond du puits et en remonter, selon qu’on tirait ou qu’on lâchait la corde. Ainsi équipé je me remis à l’ouvrage, taillant les parois du puits sous un tel angle que les éboulements ne fussent plus à craindre. Un évangéliste indigène en qui j’avais confiance faisait remonter mon seau quand il était plein et le vidait hors du puits. Mais bientôt cet évangéliste convint avec les natifs d’un certain prix à payer en couteaux, haches, etc., pour qu’ils tirassent la corde en s’éloignant du puits. Quand la corde était tirée, il prenait le seau, allait le vider et le faisait redescendre. J’avais une sonnette avec moi et quand j’avais rempli mon seau, je donnais un coup de sonnette ; mes auxiliaires faisaient alors monter le seau.
Je travaillai ainsi, de la bêche, du marteau et de la pelle, pendant bien des journées ; j’étais parfois tenté de me décourager ; mais ces mots : « eau vive, eau jaillissante, » étaient en mon âme comme une musique divine qui entretenait mon ardeur au travail.
Quand j’arrivai à une profondeur de dix mètres, la terre et le corail commencèrent à être mouillés comme par une vapeur. J’avais confiance que Dieu nous livrerait une source d’eau ; mais à côté de cette foi, j’éprouvais une terreur étrange : j’avais peur que cette eau ne fût salée. C’est ainsi qu’en notre âme, même les bénédictions les plus hautes sont mélangées d’anxiété et que même les roses de la foi parfaite ne sont pas débarrassées d’épines.
Un soir je dis au vieux chef : « Je pense que Jéhovah, notre Dieu, nous donnera de l’eau demain, dans ce trou. »
« Non, Missi ! me répondit-il, jamais pluie ne viendra de la terre, dans cette île. Nous attendons avec étonnement la fin de cette folie. Si vous atteignez l’eau, ce sera pour tomber dans la mer et être mangé par les requins. La fin de tout cela, ce sera la mort pour vous et le danger de mort pour nous tous. »
« Revenez demain, lui répondis-je. J’espère et je crois que Dieu nous donnera l’eau de la pluie dans ce puits. »
Je voyais bien que dans la supposition d’un échec, les conséquences étaient graves ; mais j’avais la foi que Dieu me conduisait, et je savais que je cherchais sa gloire, non la mienne.
Le lendemain, au point du jour, j’étais au fond de mon puits et je faisais dans le centre un petit trou d’environ deux pieds de profondeur. Je tremblai de tous mes membres et la sueur me couvrit tout le corps quand je vis l’eau jaillir et remplir ce trou. Je la goûtai aussitôt dans ma main tremblante. Et je tombai sur mes genoux, louant le Seigneur de tout mon cœur : c’était de l’eau, de l’eau fraîche ! « l’eau vive du puits de Jéhovah ! » Aucune source jaillissant dans le désert et rafraîchissant les lèvres brûlantes du voyageur ne pouvait me paraître plus digne de porter ce nom.
Les chefs s’étaient assemblés avec leurs hommes tout près de là. Ce fut, en petit, une répétition de la scène des Israélites se groupant autour de Moïse, lorsque celui-ci allait frapper le rocher pour en faire jaillir l’eau.
Après avoir loué le Seigneur, m’étant un peu calmé et ayant attendu que l’eau se fût reposée, j’en remplis un vase que j’avais descendu vide aux yeux de tous ; je remontai et priai les hommes de venir voir « la pluie » que Jéhovah nous donnait par le moyen du puits. Tous se précipitèrent autour de moi et contemplèrent cette eau avec une frayeur superstitieuse. Le vieux chef la secoua pour voir si elle se répandrait ; puis il la toucha pour voir si elle avait la consistance de l’eau ; enfin il la goûta, il la fit rouler avec joie un moment dans sa bouche, puis il l’avala et s’écria : « C’est de la pluie ! Oui ! c’est de la pluie ! Mais comment avez-vous pu l’avoir ? »
Je répondis : « Jéhovah, mon Dieu, nous l’a donnée ; il l’a fait sortir de la terre qui lui appartient, en réponse à nos travaux et à nos prières. Descendez dans le puits et vous la verrez jaillir ! »
Or parmi ces hommes capables de grimper au sommet des plus hauts arbres, aussi vite et sans plus de crainte qu’un écureuil ou qu’un opossum, il ne s’en trouva pas un qui eût le courage de descendre dans le puits, ni même de s’approcher seul du bord pour regarder en bas. Pour eux, l’eau du puits était un miracle. Ils trouvèrent cependant un moyen : ils convinrent de former une longue chaîne, se tenant ferme l’un l’autre par la main, de sorte que celui qui serait en tête pût s’approcher et regarder au fond du puits, après quoi il passerait à la queue de la chaîne, afin que chacun pût s’approcher à son tour.
Rien de plus comique et de plus touchant que de voir l’étonnement de chacun d’eux après avoir contemplé « la pluie de Jéhovah là-bas, tout au fond ! » Ils me regardaient tout troublés, « tout faibles d’étonnement, » comme ils disaient. Quand ils eurent tous vu, le chef s’écria :
« Missi, merveilleuse, merveilleuse est l’œuvre de votre Dieu Jéhovah ! Aucun dieu d’Aniwa ne nous a jamais aidés de cette façon. Le monde est tourné sens dessus dessous depuis que Jéhovah est venu à Aniwa. Mais Missi, continua-t-il après une pause qui semblait être un culte silencieux, pleuvra-t-il continuellement à travers la terre ? ou bien l’eau viendra-t-elle et partira-t-elle, comme la pluie qui descend des nuages ? »
Je lui dis : « Je crois qu’il y aura toujours de l’eau dans le puits, autant qu’il en faudra pour notre usage. »
« Mais, Missi, répondit-il, sera-t-elle toute pour vous et votre famille ou bien en aurons-nous aussi un peu ? »
« Vous et tout le peuple de l’île, répondis-je, vous pourrez en boire et en emporter autant que vous voudrez. Je crois qu’il y en aura toujours abondamment pour tous et que plus nous en emploierons, plus elle sera fraîche. Il en est ainsi des plus précieux dons de Dieu et nous l’en bénissons. »
« Ce sera donc notre eau, dit le chef, chacun de nous pourra s’en servir comme de sa propre eau ? »
« Oui, répondis-je, autant que vous voudrez. »
« Alors, Missi, comment pourrons-nous vous aider maintenant ? » répliqua-t-il.
Ah ! la nature humaine est bien la même partout ! Qu’un homme lutte, s’exténue, succombe à la peine, on se borne à le regarder, on lui adressera même des critiques peu généreuses. Mais dès qu’il y aura avantage ou seulement quelque peu de gloire à l’aider, les auxiliaires afflueront de toutes parts.
J’acceptai cependant avec reconnaissance l’aide du chef et je lui dis : « Vous avez déjà vu un éboulement des parois du puits ; s’il s’en produit un second, cela couvrira la « pluie d’en bas » que Dieu nous a donnée. Or pour conserver cette pluie à toujours pour nous et nos enfants, il nous faut faire aux parois du puits un revêtement circulaire en gros blocs de corail depuis le bas jusqu’en haut. Je vais maintenant nettoyer le fonds du puits
et préparer les fondements du mur de corail. Que chaque homme et chaque femme apporte du rivage les plus gros blocs qu’il pourra porter. Le grand don que Dieu nous a fait est bien digne de tout ce travail. »
A peine avais-je dit ces mots, qu’ils se précipitèrent vers le rivage en chantant et en poussant des cris de joie, et bientôt on voyait chacun d’eux portant le plus gros bloc qu’il avait pu prendre. En moins d’une heure, des centaines de ces blocs étaient amoncelés à la bouche du puits. Je préparai la place des fondements du mur à construire. Puis je pris une forte corbeille que nous attachâmes à l’extrémité de notre corde. Chaque bloc était solidement attaché dans la corbeille et descendait par le moyen de la poulie, mon évangéliste indigène dirigeant la descente. Je recevais et plaçais chaque pierre, la serrant contre les autres autant que je pouvais. Ces pierres étaient placées circulairement après avoir été taillées convenablement au moyen de ma hache américaine. Le mur avait environ un mètre d’épaisseur, et l’on pouvait être assuré que la maçonnerie durerait autant que le corail lui-même.
Craignant un nouvel affaissement des parois de terre, je travaillai sans relâche jusqu’à ce que mon mur eût atteint la hauteur de sept mètres. Quand j’en fus là, voyant qu’il n’y avait plus d’éboulement à craindre et que mes mains étaient affreusement coupées, je déclarai que je me reposerais une semaine ou deux. Mais le chef s’avança et dit :
« Missi, vous avez rudement travaillé ; votre force est épuisée. Reposez-vous ici et indiquez-nous seulement où chaque bloc doit être posé ; nous bâtirons solidement comme vous l’avez fait ; et aucun homme ne dormira que l’ouvrage ne soit fini. »
Les natifs se mirent donc joyeusement à l’œuvre. Les uns apportaient les blocs, les autres les taillaient et les plaçaient, de sorte que l’ouvrage fut vite fini. Une rangée des plus gros blocs forma l’ouverture du puits.
Ainsi terminé, celui-ci avait onze mètres de profondeur ; près de trois mètres de diamètre à l’ouverture, et deux mètres à la surface de l’eau. Je le couvris de pièces de bois et plaçai le cabestan, la corde, la poulie et le seau. Ce travail fut une des plus grandes bénédictions de Dieu pour Aniwa.
Bien que ce puits fût à plus de cinq cents mètres du rivage, l’eau qu’il contenait montait et descendait avec la marée. Cette eau était si excellente, qu’après l’avoir employée quelque temps, la pure eau fraîche que nous goûtions à bord du Dayspring nous paraissait insipide, nous devions y mettre un peu de sel. Même dans le thé fait avec l’eau apportée par ce navire, il me fallait joindre une petite portion de sel à la dose ordinaire de sucre. Notre puits était invariablement montré à tous nos visiteurs : c’était une des merveilles d’Aniwa. Un natif, ancien de l’Église de l’île, me disait dernièrement : « Pendant ces deux dernières années de sécheresse, nous serions tous morts sans ce puits. »
Chose remarquable, les natifs depuis lors ont essayé six ou sept fois de creuser des puits près de leurs différents villages, dans les places les plus convenables, et chaque fois l’entreprise à échoué : ou l’eau était salée, ou l’on rencontrait un roc que l’on ne pouvait percer. De sorte que les natifs disaient entre eux :, « Missi ne s’est pas seulement servi de la pioche et de la pelle ; il a prié, il a crié à son Dieu. Or, nous savons piocher, mais nous ne savons pas encore prier ; c’est pour cela que Jéhovah ne veut pas nous donner la pluie qui vient d’en bas. »
Le puits fut entouré d’une belle clôture. Et quand tout fut terminé, le vieux chef me dit : « Missi, puisque cette eau est l’eau de tous, nous devons prendre garde qu’elle reste pure. »
J’étais très reconnaissant qu’elle fût pour tous. Si elle avait été pour nous seulement, on aurait pu l’empoisonner, ce que les natifs font très facilement. Ils empoisonnent les étangs et les cavernes qui contiennent du poisson ; ils empoisonnent leurs ennemis. Mais s’ils devaient user eux-mêmes journellement de l’eau du puits, nous n’avions plus rien à craindre.
Le chef me dit encore : « Missi, je pense que je puis vous aider dimanche prochain. Voulez-vous que je prêche un sermon sur le puits ? »
« Sans doute ! si vous voulez essayer d’amener tout le monde à votre sermon, » lui répondis-je aussitôt.
« Missi, j’essayerai, » me dit-il avec décision. La nouvelle se répandit aussitôt que Namakei serait le missionnaire au culte du dimanche suivant, et chacun se promettait d’aller l’entendre.
Quand l’heure vint, une grande foule était assemblée. Namakei apparut habillé d’une chemise et d’un jupon. Il était si excité et brandissait son tomahawk avec une telle vivacité, qu’il était amusant à voir. Je commençai par la prière puis lui donnai la parole. Il se leva d’un bond, les yeux flamboyants, les membres contractés par l’émotion :
« Amis de Namakei, hommes, femmes et enfants d’Aniwa, écoutez mes paroles ! dit-il, faisant de grands gestes, le tomahawk à la main. Depuis que Missi est venu ici, il nous a dit beaucoup de choses étranges que nous ne pouvions pas comprendre, parce qu’elles étaient trop merveilleuses, et nous disions de beaucoup d’entre elles qu’elles devaient être des mensonges. Les blancs, disions-nous, doivent croire de pareils non-sens, mais les noirs en savent trop pour les croire. Or, de toutes ces étonnantes histoires, nous pensions que la plus étrange était la pensée de creuser la terre pour avoir de la pluie. Et nous nous disions l’un à l’autre : Sa tête est dérangée ; il est fou. Mais Missi priait et travaillait ; il nous disait que son Dieu, Jéhovah, voit et entend, et qu’il lui donnerait la pluie d’en bas. Etait-il fou ? N’a-t-il pas obtenu la pluie des profondeurs de la terre ? Nous nous moquions de lui ; mais l’eau était là. Nous avons ri d’autres choses que nous annonçait Missi, parce que nous ne pouvions pas les voir. Mais à partir d’aujourd’hui, je crois que tout ce que Missi nous a dit de son Dieu Jéhovah est vrai. Un jour nos yeux le verront ; car aujourd’hui nos yeux ont vu la pluie qui vient de la terre. »
Ensuite, s’échauffant de plus en plus et, tantôt d’un pied tantôt de l’autre, faisant voler le gravier derrière lui, comme le fougueux coursier qui piaffe et bondit, il s’écria avec grande éloquence :
« Mon peuple, peuple d’Aniwa, le monde est sens dessus dessous depuis que la Parole de Jéhovah est venue dans cette île ! Qui aurait jamais pensé voir la pluie venir d’en bas, à travers la terre ? Elle est toujours venue des nuages ! Merveilleuse est l’œuvre de ce Dieu Jéhovah ! Aucun dieu d’Aniwa n’a jamais répondu aux prières comme lui. Amis de Namakei, tous les pouvoirs du monde n’auraient pu nous faire croire que la pluie pût être donnée des profondeurs de la terre, si nous ne l’avions pas vu de nos propres yeux. Or cette pluie invisible, que nous n’avions jamais vue et dont nous n’avions jamais entendu parler, Missi, avec l’aide de Jéhovah, l’a mise en vue ; et » (frappant de sa main sur sa poitrine) « quelque chose ici dans mon cœur me dit que Celui qui est invisible, Jéhovah, existe ; Celui que nous n’avons jamais vu et dont nous n’avions jamais entendu parler, mais que Missi nous a fait connaître. La terre a été enlevée, le corail a été percé et l’eau a paru. Invisible jusqu’à aujourd’hui, elle existait cependant comme maintenant. C’étaient nos yeux qui étaient trop faibles pour la voir. Eh bien, de même, moi votre chef, je le crois fermement, quand je mourrai et que les tas de terre et de corail qui empêchent maintenant mes yeux de voir, auront été enlevés, je verrai celui qui est invisible, Jéhovah, l’Eternel ; je le verrai aussi sûrement que j’ai vu la pluie qui vient de la terre. Dès maintenant, mon peuple, j’adorerai le Dieu qui nous a donné le puits et qui le remplit de l’eau qui vient d’en bas. Les dieux d’Aniwa ne peuvent entendre et aider comme Lui ; c’est pourquoi je veux être son serviteur. Que tout homme qui pense comme moi aille chercher les idoles d’Aniwa, ces dieux que craignaient nos pères, et qu’il les brise aux pieds de Missi. Détruisons, brûlons et enterrons ces choses de bois et de pierre et que Missi nous enseigne à servir le Dieu qui peut entendre, et qui veut nous donner toutes les bénédictions, puisqu’il a envoyé son Fils Jésus mourir pour nous, afin de nous amener au ciel. Ce que nous avons repoussé, maintenant nous le croyons ! Namakei est pour Jéhovah ! »
Comme je l’ai déjà dit, notre puits et ce discours qui en fut la conséquence renversèrent le paganisme à Aniwa. L’après-midi de ce même dimanche, le vieux chef et plusieurs de ses hommes apportèrent leurs idoles et les brisèrent à mes pieds devant la porte de notre maison.
On ne peut se figurer l’excitation de la population pendant les semaines qui suivirent. Des bandes d’hommes arrivaient sans cesse apportant leurs idoles de bois et de pierre et les jetaient en tas devant notre porte, au milieu des pleurs, des sanglots de quelques-uns, et des cris de joie des autres. Parmi les cris de joie, on entendait souvent ce nom béni : « Jéhovah ! Jéhovah ! » Ce qui pouvait être brûlé, fut jeté dans les flammes. Les idoles de pierre furent enterrées dans des fosses de cinq mètres de profondeur. Et quelques idoles particulièrement propres à éveiller la superstition, furent portées au loin dans nos canots et jetées dans la profonde mer.
Nous ne voulons pas dire que dans tous les cas les motifs fussent élevés, ni que chacun fût bien éclairé. Plusieurs désiraient que leurs idoles leur fussent payées ; et lorsque nous leur disions que Dieu ne serait content que dans le cas où ils les détruiraient volontairement et sans aucune rémunération, ils étaient loin d’être contents. Quelques-uns de ceux-ci remportèrent leurs idoles et les gardèrent encore quelque temps ; d’autres les abandonnèrent malgré leur mécontentement. Il y eut assemblée sur assemblée avec beaucoup de discours ; mais la destruction des idoles continua. Bientôt deux hommes sacrés et quelques individus d’élite se constituèrent en une sorte de comité d’examen, pour rechercher ceux qui prétendaient avoir abandonné toute idole et qui en gardaient encore secrètement. Ce comité encourageait les indécis à se donner entièrement à Jéhovah. Dans ces jours d’excitation intense, nous nous tînmes « tranquilles » et nous vîmes le « salut de l’Eternel. »
Les natifs arrivaient maintenant en foule à toutes nos réunions ; ils écoutaient attentivement l’histoire de la vie et de la mort de Jésus-Christ. Ils se revêtaient volontiers de quelque vêtement, et nous demandaient instruction et conseil pour toute décision à prendre.
Un de leurs premiers actes de vie chrétienne, fut l’action de grâce et la demande de bénédiction de Dieu à chaque repas. On se mit à faire cette prière presque dans chaque maison. Quiconque ne la faisait pas était regardé comme païen. (Combien de païens encore parmi les blancs ?)
Un second pas fut la célébration d’un culte de famille matin et soir. L’établissement de ce culte dans chaque maison fut très remarquable ; il fut décidé joyeusement et comme par une entente générale. Les prières étaient souvent bizarres, mêlées de superstitions ; mais elles n’en étaient pas moins adressées au vrai Dieu, l’Eternel, le Père des miséricordes, Invisible et Tout-Puissant.
Evidemment, c’étaient les traits les plus en vue de notre vie chrétienne qui avaient été adoptés par les natifs comme les premiers signes auxquels on devait reconnaître le chrétien.
Un troisième trait de ce christianisme naissant fut l’adoption subite de la célébration du dimanche. Tous les villages suivirent l’exemple de la Maison de la Mission. Le jour du Seigneur tout travail cessa. Le samedi fut appelé le jour des préparations ; on se mit à préparer ce jour-là tous les repas du lendemain. Les natifs entendent que le « Jour de Jéhovah » soit un « jour saint, » consacré uniquement au culte et au repos. L’entendre autrement est pour eux une marque de paganisme.
Un ordre social tout nouveau commençait. La population entière suivait les leçons de l’école. Trois générations apprenaient ensemble l’A B C. Les chefs et le peuple se mirent d’accord pour réprimer le vol, les délits divers et les crimes, par l’amende, le fouet ou la prison. L’industrie prit un nouvel essor. Les huttes et les plantations commencèrent à être en sûreté.
Auparavant tout homme qui se mettait en voyage, devait prendre avec lui ses objets les plus précieux ; dès maintenant on pouvait les laisser à la maison, ils y étaient en sûreté. Aux jours du paganisme, avait-on une couvée de petits poussins ou une portée de petits cochons, il fallait porter tout cela avec soi dans des valises, si l’on voulait que cela fût en sûreté ! A l’église, pendant le culte, nous avions le gloussement des poulets, le cri des petits cochons, l’aboiement des petits chiens. Tous ces animaux se répondaient gaiement l’un à l’autre pendant que nous chantions, priions ou prêchions ! Etant heureux de voir les natifs présents au culte, même avec tous leurs biens, nous nous gardions de leur faire des observations. Mais le fil de la pensée risquait de se perdre, surtout quand le porteur d’un cochon était en lutte avec sa bête qui poussait alors des cris formidables.
Les chefs trouvèrent d’abord que la répression des délits et des crimes était une lourde tâche ; mais sous l’inspiration de la Parole de Dieu, un code finit par être dressé et toute difficulté vaincue. Le paganisme disparut graduellement ; et, bien que personne ne fût obligé de venir à l’église, chaque individu, à Aniwa, sans exception, devint un adorateur avoué de Jéhovah. Et de nouveau l’on put dire : « O Galiléen ! tu as vaincu ! »