L’image de Dieu ne se trouve pas dans la mémoire, l’intelligence et l’amour, quand ces facultés ont pour objet la foi aux choses du temps, ou les opérations de l’âme sur elle-même, mais quand elles s’appliquent aux choses immuables. Elle est parfaite quand l’âme est renouvelée à la connaissance de Celui qui a créé l’homme à son image, et qu’elle reçoit ainsi la Sagesse où se trouve la contemplation des choses éternelles.
1. Nous avons maintenant à traiter de la sagesse, non pas de la sagesse de Dieu qui est Dieu même, puisque le Fils unique de Dieu est appelé sagesse de Dieu (I Cor. I, 24) ; mais de la sagesse de l’homme, de la vraie sagesse qui est selon Dieu, qui forme son culte véritable et principal, ainsi que les Grecs l’expriment par un seul mot Theosebeia. Les Latins voulant aussi, comme nous l’avons déjà dit, renfermer l’idée sous une seule expression, lui ont donné le nom de piété, que les Grecs appellent ordinairement eusebeia mais faute de pouvoir rendre en un seul mot le sens de Theosebeia, ils en emploient deux et disent le culte de Dieu : Dei cultus.
Or, que cette sagesse de l’homme existe, cela est démontré, comme nous l’avons déjà posé en principe au douzième livre de cet ouvrage (Ch. XIV), par le témoignage de la sainte Ecriture, au livre du serviteur de Dieu, Job, où on lit que la Sagesse divine dit à l’homme : « La piété, voilà la sagesse ; la fuite du mal, voilà la science (Job XXVIII, 28) », ou la doctrine (disciplina), comme quelques-uns traduisent le mot grec disciplina venant de disco, ce qui permet de lui donner le nom de science. En effet, on n’apprend que pour savoir. Sous un autre point de vue, on appelle aussi discipline les maux que le pécheur subit pour ses fautes et en vue de sa correction. C’est en ce sens qu’on lit dans l’épître aux Hébreux : « Car quel est le fils à qui son père ne donne pas la discipline ? » Et plus clairement encore un peu plus bas.
« Tout châtiment (disciplina) paraît être dans le présent un sujet de tristesse et non de joie ; mais ensuite il produit pour ceux qu’il a exercés un fruit de justice plein de paix (Héb. XII, 7, 11) ». Dieu est donc la souveraine sagesse ; et la sagesse de l’homme, dont il est ici question, est le culte de Dieu. Car « la sagesse de ce siècle est folie devant Dieu (I Cor. III, 19) ». Et c’est à propos de cette sagesse, qui est le culte de Dieu, que l’Ecriture sainte dit : « La multitude des sages est « le salut du monde (Sag. VI, 26) ».
2. Mais s’il n’appartient qu’aux sages de parler de la sagesse, que ferons-nous ? Oserons-nous, pour ne pas être accusés d’impudence, faire profession de sagesse ? Ne reculerons-nous pas, à l’exemple de Pythagore qui n’osa se dire sage, mais répondit simplement qu’il était philosophe, c’est-à-dire ami de la sagesse ? Formation de mots, qui fut tellement bien accueillie par la postérité, que tout homme qui passait à ses propres yeux ou aux yeux des autres pour exceller dans la doctrine de la sagesse, ne porta désormais plus d’autre nom que celui de philosophe. Serait-ce qu’aucun de ces hommes n’osait se déclarer sage, parce qu’ils croyaient que le sage doit être exempt de tout péché ? Ce n’est pas ce que nous dit l’Ecriture, où nous lisons « Reprenez le sage et il vous aimera (Prov. IX, 8) ». Or, elle suppose coupable celui qu’elle conseille de reprendre. Pour moi, je n’ose pas me dire sage en ce sens. Il me suffit – et personne ne peut nier ceci – qu’il appartienne au philosophe, c’est-à-dire à l’ami de la sagesse, de discuter sur la sagesse. C’est ce que n’ont pas laissé de faire ceux qui se sont déclarés amis de la sagesse plutôt que sages.
3. Or, dans leurs discussions sur ce sujet, ils ont défini la sagesse : La science des choses humaines et divines. C’est ce qui m’a fait dire plus haut qu’on peut appeler indifféremment sagesse ou science, la connaissance des choses divines et humaines (Liv., III, ch. I, XIX.). Mais d’après la distinction établie par l’Apôtre : « A l’un est donnée la parole de sagesse, à un autre la parole de science (I Cor. XII, 8) », il faut partager la définition, donner proprement le nom de sagesse à la science des choses divines, et réserver celui de science à la connaissance des choses humaines. J’ai parlé de celle-ci dans le livre treizième, en lui attribuant, non tout ce qu’on peut savoir en fait de choses humaines – où une si grande part est faite à une vanité stérile et à une coupable curiosité – mais seulement ce qui produit, entretient, défend et fortifie cette foi si salutaire qui conduit au vrai bonheur : science rare chez les fidèles, même chez ceux qui sont pleins de foi. En effet, autre chose est de savoir simplement ce que l’homme doit croire pour obtenir la vie heureuse, qui est nécessairement immortelle ; autre chose de savoir comment ce que l’Apôtre semble appeler proprement science est utile aux fidèles et doit être défendu contre les impies. En parlant de celle-ci plus haut, j’ai surtout insisté sur la foi elle-même, établissant en peu de mots la distinction entre les choses de l’éternité et celles du temps, et ne m’occupant, là, que de ces dernières. Je me réservais de traiter dans le livre quatorzième des choses éternelles, et j’ai démontré (Liv., XIII, ch. VII) que la foi même aux choses éternelles appartient au temps, qu’elle habite temporellement dans le cœur des croyants et qu’elle est cependant nécessaire pour obtenir le bonheur de l’éternité. J’ai également fait voir que pour parvenir à ce bonheur, il faut aussi croire à tout ce que l’Eternel a fait et souffert pour nous, sous la forme humaine qu’il a revêtue dans le temps et qu’il a introduite dans la demeure éternelle ; en outre, que les vertus mêmes qui nous apprennent à bien vivre ici-bas, la prudence, la force, la tempérance et la justice, ne sont point de véritables vertus, si elles ne sont rattachées à cette même foi, qui, quoique propre au temps, conduit néanmoins à l’éternité (Id., ch. XX.)
4. Comme il est écrit : « Pendant que nous sommes dans ce corps, nous voyageons loin du Seigneur : car c’est par la foi que nous marchons, et non par une claire vue (II Cor. V, 6, 7) », il s’ensuit que tant que le juste vit de la foi (Rom. I, 17), bien qu’il vive selon l’homme intérieur et qu’à l’aide de la foi temporelle il tende à la vérité et aux biens éternels, néanmoins l’espèce de trinité qui résulte du souvenir, de la vue et de l’amour de la foi temporelle, ne peut pas encore être appelée image de Dieu. On serait exposé à fonder sur les choses du temps ce qui ne peut être établi que sur celles de l’éternité. En effet, l’âme humaine en voyant sa propre foi, qui lui fait croire ce qu’elle ne voit pas, ne voit point une chose éternelle. Car ce n’est point une chose éternelle, celle qui cessera d’être, quand, au terme de ce pèlerinage où nous voyageons loin du Seigneur et où il faut marcher par la foi, viendra cette claire vue où nous verrons face à face (I Cor. XIII, 12) ; tout comme aujourd’hui, en croyant sans voir, nous méritons de voir et de nous réjouir de la claire vue où la foi nous aura conduits. Car là, la foi qui croit sans voir n’existera plus, mais bien la claire vue qui fera voir ce qu’on croyait. Et alors le souvenir de cette vie mortelle et de la foi aux choses que nous ne voyions pas, sera compté parmi les choses passées et éphémères, et non parmi les choses présentes et immortelles. Par conséquent la trinité qui consiste dans le souvenir, la vue et l’amour de cette foi qui subsiste présentement ici-bas, ne sera pas davantage permanente, mais une chose à jamais passée ; d’où il résulte que si cette trinité est déjà une image de Dieu, il faut aussi considérer cette image comme une chose transitoire et non immortelle.
A Dieu ne plaise que, la nature de l’âme étant immortelle et ne pouvant plus cesser d’être, dès qu’elle a commencé d’exister, ce qu’elle a de meilleur ne partage pas son immortalité. Or, qu’y a-t-il de meilleur dans sa nature que d’avoir été faite à l’image de son Créateur (Gen. I, 27) ? Ce n’est donc pas dans le souvenir, la vue et l’amour d’une foi passagère, mais dans ce qui durera toujours qu’il faut trouver ce qu’on doit proprement appeler l’image de Dieu.
5. Pénétrerons-nous encore plus avant dans cette question abstraite ? On peut objecter en effet que si la foi passe, cette trinité ne passe point avec elle : car, comme nous la conservons par le souvenir, la voyons par la pensée et l’aimons par la volonté, dans cette vie présente ; de même, dans l’autre vie, le souvenir et la vue que nous en conservons, étant unis par la volonté se posant en tiers, ce sera toujours la même trinité. Et si elle n’avait laissé chez nous aucune trace en passant, nous n’en aurions évidemment rien conservé dans notre mémoire à quoi pût se rattacher un souvenir, et la volonté ne pourrait en aucune façon former le lien entre ces deux choses, à savoir ce qui était dans la mémoire quand nous n’y pensions pas, et la vue qui s’en forme quand nous y pensons.
Mais celui qui soulève cette difficulté ne fait pas attention que la trinité qui se forme actuellement quand nous conservons, voyons et aimons en nous notre foi présente, n’est point celle qui se formera dans l’avenir, quand nous verrons par le souvenir, non plus la foi elle-même, mais sa trace imaginaire, pour ainsi dire, renfermée dans la mémoire, et que nous unirons par la volonté ces deux choses : ce qui existait dans la mémoire et l’impression qui en résulte dans le regard de la pensée appliquée au souvenir. Pour rendre ceci intelligible, prenons un exemple dans ces mêmes choses matérielles dont j’ai parlé assez longuement dans le onzième livre (Ch., II et suiv.). En effet, en montant des choses inférieures aux choses supérieures, ou en rentrant du dehors au dedans, nous trouvons une première trinité dans le corps qui est vu, dans l’impression que son aspect produit dans l’œil de celui qui le voit et dans l’attention de la volonté qui les unit, Etablissons-en une analogie dont les termes seront : la foi renfermée dans notre mémoire comme ce corps l’est dans l’espace ; le regard de la pensée qui se forme de la mémoire, comme l’impression de l’œil se forme du corps qui est vu ; puis, pour compléter la trinité, la volonté se posant en tiers afin d’unir et de lier la foi conservée dans la mémoire et son image imprimée dans le regard du souvenir, comme elle unit, dans la trinité de la vision corporelle, la forme du corps visible et l’image ressemblante qui s’en forme dans l’œil du spectateur.
Supposons maintenant que ce corps visible a disparu et qu’il n’en reste rien nulle part à quoi le regard puisse recourir : parce que l’image de cet objet matériel disparu reste dans la mémoire, que de cette image se forme le regard de la pensée au moyen du souvenir, et que la volonté, elle troisième, les unit l’un à l’autre, dira-t-on que c’est la même trinité que celle qui existait quand le corps était réellement présent ? Non certes ; il y a une très-grande différence, au contraire ; car outre que l’une était extérieure et que l’autre est intérieure, celle-là avait pour principe la présence de l’objet matériel, tandis que celle-ci est fondée sur l’image du passé. Ainsi en est-il dans le cas qui nous occupe, et pour l’éclaircissement duquel nous avons produit cet exemple ; la foi qui est maintenant dans notre âme, comme ce corps était dans l’espace forme une espèce de trinité tant qu’elle est possédée, vue et aimée ; mais ce ne sera plus la même trinité, quand cette foi aura disparu de notre âme, comme ce corps a disparu de l’espace. Et celle que nous posséderons alors au souvenir de celle-ci, sera tout à fait différente. L’une en effet a pour principe une chose présente et fixée dans l’âme des croyants ; tandis que l’autre ne sera établie que sur le souvenir d’une chose passée, représentée à l’imagination par la mémoire.
6. Ainsi donc la trinité qui n’est pas maintenant l’image de Dieu, ne le sera pas davantage un jour, et celle qui doit cesser un jour, ne l’est pas davantage : c’est dans l’âme de l’homme, c’est-à-dire dans l’âme raisonnable et intelligente, qu’il faut trouver l’image du Créateur : empreinte immortelle sur une substance immortelle. Car, de même que l’immortalité de l’âme doit s’entendre avec certaine restriction – puisque l’âme a aussi son genre de mort, lorsqu’elle est privée de la vie bienheureuse qui est sa véritable vie – et que cependant on l’appelle immortelle parce que, quelle que soit sa vie, fût-elle entièrement malheureuse, elle ne cessera jamais de vivre : ainsi quoique la raison ou l’intelligence paraisse tantôt assoupie, tantôt petite, tantôt grande, chez elle ; cependant elle ne laisse jamais d’être une âme raisonnable ou intelligente. Donc si elle a été faite à l’image de Dieu en ce sens qu’elle peut user de sa raison ou de son intelligence pour comprendre Dieu et le contempler, il est évident que dès l’instant qu’elle a commencé à être cette si grande et si merveilleuse nature, elle ne cessera pas de l’être, soit que cette image soit affaiblie et presque réduite à rien, soit qu’elle s’obscurcisse ou se déforme, soit qu’elle reste pure et belle. C’est cette difformité et cette dégradation que l’Ecriture déplore, quand elle dit : « Quoique l’homme marche en image (in imagine), cependant il s’agite en vain, il amasse des trésors et ne sait qui les recueillera après lui (Ps. XXXVIII) ». Le psalmiste n’attribuerait pas la vanité à l’image de Dieu, s’il ne la voyait déformée. Et pourtant il laisse assez voir que cette difformité ne saurait lui ôter le caractère d’image de Dieu, puisqu’il dit : « Quoique l’homme marche en image (in imagine) ». Ainsi des deux côtés la pensée est juste : comme on a dit : « Quoique l’homme marche en image, cependant il s’agite en vain » ; de même on peut dire : Quoique l’homme s’agite en vain, cependant il marche en image.
En effet, quoique sa nature soit grande, elle a cependant pu être viciée, et quoiqu’elle ait pu être viciée parce qu’elle n’est pas la nature souveraine, cependant, étant capable de connaître la nature souveraine et d’y participer, elle est une grande nature. Cherchons donc, dans cette image de Dieu, une certaine trinité propre (sui generis), avec l’aide de Celui qui nous a faits à son image ; car autrement nous ne pourrions entreprendre ces recherches d’une manière utile, ni rien découvrir selon la sagesse qui vient de lui. Mais si le lecteur a bien retenu ce que nous avons dit de l’âme ou de l’intelligence humaine dans les livres précédents, notamment dans le dixième, ou s’il veut bien se reporter à ces passages et les relire attentivement, le point qui nous occupe, malgré son importance, n’exigera pas de trop longs développements.
7. Nous avons donc dit, entre autres choses, dans le livre dixième, que l’âme humaine se connaît elle-même (Ch. VII.). En effet, l’âme ne connaît rien autant que ce qui lui est présent ; or rien n’est plus présent à l’âme que l’âme même. Nous avons encore donné d’autres preuves, aussi nombreuses que nous l’avons jugé à propos, et propres à établir cette vérité avec toute certitude.
Mais que dire de l’âme de l’enfant encore en bas âge et plongé dans cette profonde ignorance de toutes choses qui inspire une si vive horreur à tout homme parvenu a un degré quelconque de connaissance ? Faut-il croire qu’elle se connaît, mais qu’absorbée par les impressions des sens d’autant plus vives qu’elles sont plus nouvelles, si elle ne peut s’ignorer du moins, elle n’est pas capable de réfléchir ? On peut conjecturer de la force qui l’entraîne vers les objets sensibles par le seul fait de son avidité à voir la lumière : avidité telle que si, par inattention ou par imprévoyance des suites, on place une lumière pendant la nuit près du lit où repose un enfant, dans un endroit où il puisse jeter obliquement les yeux sans pouvoir tourner la tête, son regard s’y fixe avec tant de ténacité que quelquefois il en contracte ce que nous appelons le strabisme, les yeux conservant la direction imprimée par l’habitude à cet organe encore tendre et délicat. Ainsi en est-il des autres sens ; ces jeunes âmes s’y portent avec toute l’impétuosité que permet leur âge, s’y concentrent, pour ainsi dire, n’ont de répulsion que pour ce qui blesse la chair, d’attrait que pour ce qui la flatte. Quant à leur intérieur, elles n’y songent pas, et il n’est pas possible de les y faire songer : car elles ne comprennent pas encore la valeur d’un avertissement, puisqu’elles ignorent le sens des mots aussi bien que tout le reste, et que c’est surtout par des mots qu’un avertissement se manifeste. Du reste, nous avons fait voir dans le livre précité (Liv., X, ch. V.) qu’il y a une différence entre ne pas se connaître et ne pas penser à soi.
8. Mais laissons-là le jeune âge à qui on ne peut demander compte de ce qui se passe en lui et dont nous avons nous-même complètement perdu le souvenir. Qu’il nous suffise de savoir avec certitude que puisque l’homme peut réfléchir sur la nature de son âme et découvrir la vérité, il ne la découvrira qu’en lui. Or, il découvrira, non ce qu’il ignorait, mais ce à quoi il ne pensait pas. Car que saurons-nous, si nous ne savons pas ce qui est dans notre âme, puisque nous ne pouvons savoir que par elle tout ce que nous savons ?
Telle est la puissance de la pensée, que l’âme n’est en sa propre présence que quand elle pense à elle-même ; par conséquent il n’y a de présent à l’âme que ce qu’elle pense, à tel point que l’âme elle-même ; par laquelle se pense tout ce qui se pense, ne peut être en sa propre présence, que quand elle se replie sur elle-même par la pensée. Mais comment se fait-il que l’âme n’est pas en sa propre présence, à moins de penser à elle-même, quand nous savons qu’elle ne peut être sans elle-même, qu’il n’y a pas de différence entre elle et sa propre présence ? C’est là un mystère qui m’échappe. Cela se comprend pour l’œil du corps : il occupe une place fixe dans le corps, sa vue se dirige sur les objets extérieurs et peut s’étendre jusqu’aux astres. Mais il n’est pas en sa propre présence, puisqu’il ne se voit pas lui-même, sinon à l’aide d’un miroir, comme nous l’avons déjà dit (Liv., X, ch. III.) : ce qui n’a pas lieu quand l’âme se met en présence d’elle-même par la pensée. Serait-ce donc que, quand elle se voit par la pensée, une partie d’elle-même verrait une autre partie d’elle-même, comme certains de nos organes, nos yeux par exemple, voient d’autres de nos organes qui sont exposés à leur regard ? On ne saurait dire ni penser rien de plus absurde. A qui l’âme est-elle donc enlevée, sinon à elle-même ? Et où se met-elle en sa propre présence, sinon devant elle-même ? Donc quand elle n’est plus en sa propre présence, elle n’est plus où elle était : car elle était là, et elle en a été enlevée. Mais si l’âme à voir a émigré, où demeure-t-elle pour se voir ? Est-elle double, de manière à être ici et là, c’est-à-dire où elle puisse voir et où elle puisse être vue ; en elle-même, pour voir, et devant elle, pour être vue ? Si nous consultons la vérité, elle ne nous répondra rien là-dessus ; parce que cette façon de penser repose sur des images matérielles que nous nous figurons et qui n’ont rien de commun avec notre âme, comme le savent avec une parfaite certitude le petit nombre de ceux qui peuvent consulter la vérité sur ce point.
Il reste donc à dire que la vue d’elle-même est quelque chose qui appartient à sa nature et qui, lorsqu’elle pense à elle-même, lui revient, non par un déplacement local, mais par un mouvement immatériel ; et cette vue, lorsque l’âme ne pense pas à elle-même, ne lui est pas présente, ne devient pour elle le but d’aucun regard, bien qu’elle se reconnaisse encore et qu’elle soit en quelque sorte pour elle-même sa propre mémoire. C’est ainsi que chez l’homme instruit dans beaucoup de sciences, ce qu’il sait est renfermé dans sa mémoire, et que rien cependant n’est présent à son âme que ce à quoi il pense, tout le reste est caché dans ce secret arsenal qui s’appelle la mémoire. Or, pour former cette trinité, nous placions dans la mémoire ce qui forme le regard de la pensée, puis nous donnions comme son image l’impression conforme qui en résulte, et en troisième lieu venait l’amour ou la volonté pour unir ces deux choses. Donc, quand l’âme se voit par la pensée, elle se comprend et se reconnaît ; par conséquent elle engendre cette intelligence et sa propre connaissance. En effet, comprendre une chose immatérielle c’est la voir, et c’est en la comprenant qu’on la connaît. Et quand l’âme se comprend par la pensée et se voit, elle n’engendre pas sa propre connaissance comme si auparavant elle ne s’était pas connue ; mais elle se connaissait, comme on connaît ce qui est enfermé dans la mémoire, alors même qu’on n’y pense pas ; dans le sens où nous disons qu’un homme connaît les lettres alors qu’il pense à toute autre chose qu’aux lettres. Or ces deux choses, ce qui engendre et ce qui est engendré, sont unies par un tiers, l’amour, qui n’est pas autre chose que la volonté désirant posséder un objet ou le possédant déjà. Voilà pourquoi nous avons cru pouvoir exprimer cette espèce de trinité par ces trois mots : mémoire, intelligence, volonté.
9. Mais, comme nous l’avons dit, vers la fin de ce même livre dix, l’âme se souvient toujours d’elle-même, elle se comprend et s’aime toujours elle-même, quoiqu’elle ne pense pas toujours qu’elle est différente des êtres qui ne sont pas ce qu’elle est. Il faut donc chercher comment l’intelligence appartient à la pensée, tandis que nous disons que la connaissance d’un objet quelconque, qui est dans l’âme, même quand elle n’y pense pas, appartient exclusivement à la mémoire. Car, s’il en est ainsi, elle ne réunissait pas les trois conditions, se souvenir d’elle-même, se comprendre et s’aimer : elle n’avait d’abord que le souvenir d’elle-même ; puis, quand elle a commencé à penser, elle s’est comprise et s’est aimée.
Examinons donc plus attentivement l’exemple que nous avons cité pour montrer qu’autre chose est de ne pas connaître un objet, autre chose de n’y pas penser, et qu’un homme peut fort bien connaître une chose à laquelle il ne pense pas, dans le-moment où son esprit est fixé ailleurs. Un homme donc versé dans deux sciences ou davantage, et qui ne pense qu’à une, ne laisse pas pour cela de connaître l’autre ou les autres, bien qu’il n’y pense pas. Pouvons-nous cependant raisonnablement dire : Ce musicien connaît la musique, il est vrai, mais maintenant il ne la comprend pas, car il n’y pense pas pour l’heure, au contraire, il comprend actuellement la géométrie, puisqu’il y pense actuellement ? C’est là, ce me semble, un raisonnement absurde. Et que sera-ce si nous disons : Ce musicien connaît certainement la musique, mais il ne l’aime pas maintenant, puisqu’il n’y pense pas ; pour le moment seulement il aime la géométrie, puisqu’il y pense ? Le raisonnement sera-t-il moins absurde ? Ce sera au contraire avec la plus grande raison que nous dirons : Cet homme que vous voyez disputer sur la géométrie, est aussi un parfait musicien ; car il se souvient de cette science, il la comprend et il l’aime ; mais quoiqu’il la connaisse et qu’il l’aime, il n’y pense pas maintenant, occupé qu’il est à disputer sur la géométrie.
Ceci nous fait voir qu’il existe, dans les replis de l’âme, certaines connaissances de certains objets, lesquelles se produisent en quelque sorte et se mettent plus en évidence sous les yeux de l’âme, quand elle y pense ; et qu’il se trouve ainsi qu’elle se rappelle, qu’elle comprend et qu’elle aime des choses auxquelles elle ne pensait même pas, parce que sa pensée était ailleurs. Quant aux choses auxquelles nous n’avons pas pensé depuis longtemps et auxquelles nous ne pourrions plus penser si on ne nous les rappelait, je ne sais par quel étrange mystère, nous ignorons que nous les savions, si on peut parler ainsi. Du reste, c’est avec raison que celui qui les rappelle dit à celui à qui il les rappelle : Tu sais cela et tu ne sais pas que tu le sais ; je t’en ferai souvenir, et tu te convaincras que tu sais ce que tu croyais ignorer. C’est là l’effet des livres écrits sur les choses dont le lecteur, guidé par la raison, reconnaît la vérité : non pas la vérité qui se fonde sur la confiance en celui qui écrit, comme cela arrive pour l’histoire, mais la vérité que lui-même découvre ou en lui, ou dans la vérité qui est la lumière de l’esprit. Quant à l’homme qui, malgré l’instruction qu’on lui donne, ne peut pas voir ces choses par suite d’un grand aveuglement du cœur, il est plongé dans les ténèbres de la plus profonde ignorance, et il a besoin d’un prodige de grâce pour pouvoir parvenir à la véritable sagesse.
10. Voilà pourquoi j’ai voulu donner un exemple quelconque, afin de démontrer comment le regard de la pensée se forme d’après ce que contient la mémoire, et comment il se produit dans l’homme qui pense quelque chose de semblable à ce qui existait déjà en lui avant qu’il pensât : vu qu’il est plus facile de distinguer quand les choses arrivent successivement, et que le père a précédé le fils dans l’ordre du temps. Car si nous nous rattachons à ces trois points : la mémoire intérieure de l’âme, qui fait qu’elle se souvient d’elle-même ; l’intelligence intérieure par laquelle elle se comprend, et la volonté intérieure par laquelle elle s’aime ; si nous supposons que ces trois choses existent toujours, qu’elles n’ont jamais cessé d’être depuis qu’elles existent, soit qu’on y pensât, soit qu’on n’y pensât pas : cette image de la souveraine Trinité semblera d’abord n’appartenir qu’à la mémoire. Mais comme la parole ne peut s’y séparer de la pensée – nous pensons en effet tout ce que nous disons, même avec cette parole intérieure qui n’appartient à aucune langue – on reconnaîtra que l’image de la Trinité consiste plutôt dans ces trois choses : mémoire, intelligence, volonté. Par intelligence, j’entends ici celle par laquelle nous comprenons quand nous pensons, alors que notre pensée se forme d’après les choses qui étaient présentes à la mémoire, mais auxquelles nous ne pensions pas ; et par volonté j’entends l’amour ou dilection qui unit ce père et ce fils, et leur est en certaine façon commune à tous deux. Voilà comment j’ai pu, dans le onzième livre, venir en aide aux lecteurs peu intelligents, au moyen d’exemples tirés des objets extérieurs et visibles pour les yeux du corps. Puis je suis entré avec eux chez l’homme intérieur, où règne cette faculté qui raisonne sur les choses temporelles, mais en prenant soin d’y distinguer une partie principale et dominante, qui s’applique à la contemplation des choses éternelles. Ç’a été la matière de deux livres : dans le douzième, j’ai établi la différence entre la partie supérieure et la partie inférieure, qui doit être soumise à l’autre ; dans le treizième, j’ai parlé le plus solidement et le plus brièvement possible de la fonction de la partie inférieure, qui s’étend à la science utile des choses humaines et nous apprend à user de cette vie passagère en vue d’acquérir la vie éternelle : sujet compliqué, très-riche, illustré par les grands et nombreux travaux d’une foule de grands hommes, mais que j’ai dû resserrer en un seul livre, pour y faire voir une trinité qu’on ne peut cependant pas encore appeler l’image de Dieu.
11. Nous voici maintenant arrivé à ce point de la discussion, où nous devons, d’après notre plan, étudier la partie principale de l’âme humaine, celle par laquelle elle connaît Dieu ou peut le connaître, afin d’y découvrir l’image de Dieu. Car, bien que l’âme humaine ne soit pas de même nature que Dieu, cependant l’image de la plus parfaite de toutes les natures doit se chercher et se trouver dans ce qu’il y a de plus parfait dans notre nature. Mais d’abord, il faut considérer l’âme en elle-même, avant toute participation à la divinité et y trouver l’image de Dieu. Nous avons dit que, quoique privée par sa faute de l’amitié de Dieu, quoique dégradée et difforme, elle est cependant restée l’image de Dieu (Ch. IV.). Elle est en effet son image par le seul fait qu’elle est capable de le connaître et de le posséder avantage immense qu’elle ne doit qu’à l’honneur d’être l’image de Dieu. Voilà donc que l’âme se souvient d’elle-même, qu’elle se comprend, qu’elle s’aime : dès lors nous découvrons une trinité, non pas Dieu encore, mais son image. La mémoire n’a pas tiré du dehors ce qu’elle contient ; l’intelligence n’a pas trouvé au dehors ce qu’elle voit, à l’instar de l’œil du corps ; la volonté n’a pas uni au dehors ces deux choses, comme cela arrive pour les objets matériels et l’impression qu’ils produisent dans le regard du spectateur. Il ne s’agit pas non plus de l’image d’une chose extérieure saisie au vol, cachée dans la mémoire, que la pensée trouve quand elle se tourne de ce côté-là, et d’où se forme le regard du souvenir, image et regard que la volonté unit, elle troisième. Tout cela avait lieu dans ces espèces de trinités que nous avons découvertes dans les objets matériels, ou qui sont violemment introduites par eux dans l’homme intérieur au moyen des sens corporels, et dont nous avons parlé dans le onzième livre (Ch. II et suiv.). Il n’est pas davantage question de ce qui se passait ou semblait se passer quand nous parlions de la science déjà établie sur les opérations de l’homme intérieur, mais distincte de la sagesse : science qui renferme ce que l’âme acquiert ; soit par la connaissance de l’histoire, comme les faits et les paroles qui ont pris place dans le temps en passant ; soit ce qui tient à la nature des choses dans des lieux et des pays particuliers ; soit ce qui prend naissance dans l’homme lui-même, ou par un enseignement étranger, ou en vertu de ses propres pensées, comme la foi par exemple – dont nous avons beaucoup parlé dans le livre treizième – ou les vertus par lesquelles, si elles sont vraies, cette vie mortelle est réglée de manière à mériter l’immortalité bienheureuse que Dieu nous a promise. Toutes ces choses et d’autres du même genre ont leur place dans le temps, et nous ont aidé à voir plus clairement la trinité formée de la mémoire, de la vision et de l’amour. En effet, quelques-unes d’entre elles existent avant d’être connues de ceux qui les apprennent, elles sont susceptibles d’être connues même avant d’être connues, et elles engendrent leur propre connaissance chez ceux qui les apprennent. Les unes sont dans un lieu fixe, les autres ont passé avec le temps. Au fait celles qui ont passé avec le temps n’existent réellement plus ; il n’en reste que certains signes pour la vue ou pour l’ouïe et qui attestent qu’elles ont été et qu’elles ne sont plus. Ces signes sont fixés ou dans un lieu, comme les monuments funéraires et autres de ce genre ; ou dans des écrits dignes de foi, comme le sont les histoires composées par des auteurs sérieux et recommandables ; ou dans l’âme de ceux qui les connaissent déjà. Connues des uns dans ce dernier cas, elles sont susceptibles de l’être pour d’autres, à la connaissance desquels elles sont antérieures, mais qui peuvent les connaître d’après l’enseignement de ceux qui les connaissent.
Toutes ces choses, même quand on les apprend, forment une certaine trinité, par leur nature même qui est susceptible d’être connue, même avant d’être connue, puis par la connaissance qu’en acquiert celui qui les apprend, laquelle commence au moment où il les apprend, et enfin par la volonté qui survient en tiers pour unir ces deux termes. Puis quand elles sont connues, il se forme de leur souvenir, dans l’intérieur de l’âme, une autre trinité qui se compose : de leurs images, imprimées dans la mémoire au moment où on les apprenait ; de l’impression qui en résulte dans la pensée, quand le regard du souvenir se tourne vers elles, et de la volonté qui vient en tiers unir ces deux choses. Quant à celles qui prennent leur origine dans l’âme même où jusqu’alors elles n’existaient pas, comme la foi par exemple, et autres choses de ce genre, bien qu’elles semblent accidentelles comme venant par l’enseignement, elles ne sont cependant point extérieures ni locales comme les objets mêmes à l’existence desquels on croit ; mais elles ont leur origine au plus intime de l’âme. En effet, la foi n’est pas ce que l’on croit, mais ce par quoi l’on croit l’objet de la foi est cru, la foi est vue. Cependant comme la foi est dans l’âme et que l’âme existait avant que la foi y fût, celle-ci semble quelque chose d’accidentel, et sera rangée parmi les choses passées, quand elle aura disparu devant la claire vue. Maintenant elle forme une trinité par sa présence, puisque elle est conservée dans la mémoire, vue et aimée. Dans l’autre vie, elle en formera une autre par certaines traces qu’elle aura laissées dans la mémoire en passant, ainsi que nous l’avons déjà dit plus haut.
12. On demande si les vertus qui règlent cette vie mortelle, qui prennent naissance dans l’âme – puisque l’âme existait avant de les avoir – cesseront d’exister, lorsqu’elles l’auront conduite au bonheur éternel ? Quelques-uns l’ont pensé, et leur opinion se comprend, s’il s’agit des trois vertus de prudence, de force et de tempérance ; quant à la justice, elle est immortelle, et dans le ciel elle se perfectionnera en nous plutôt qu’elle ne cessera. Voici cependant ce que le prince de l’éloquence, Cicéron, a dit des quatre vertus dans son dialogue intitulé Hortensius : « S’il nous est donné, au sortir de cette vie, de vivre immortels dans ides îles fortunées, comme la fable nous le dit, à quoi bon l’éloquence, puisqu’il n’y aura plus de tribunaux ? A quoi bon même les vertus ? En effet, nous n’aurons plus besoin de force là où il n’y aura plus ni travail ni péril ; plus de justice, là où il n’y aura plus de bien étranger à convoiter ; plus besoin de tempérance pour modérer des passions qui n’existeront plus ; ni enfin de prudence, là où il n’y aura plus à choisir entre le bien et le mal. Nous serons heureux tous ensemble par la connaissance de la nature et la science, le seul privilège à reconnaître dans la vie même des dieux. Ce qui fait voir clairement que lui seul est désiré par la volonté, tandis que tout le reste tient à la nécessité ».
Ainsi ce grand orateur, en vantant la philosophie, en rappelant ce qu’il avait appris des philosophes et l’expliquant avec talent et modération, prétend que ces quatre vertus ne sont nécessaires que pour cette vie, où les misères et les douleurs abondent sous nos yeux, et point du tout dans l’autre vie, s’il est donné d’y être heureux au sortir de celle-ci ; mais que les âmes vertueuses y trouveront le bonheur uniquement dans la connaissance et dans la science, c’est-à-dire dans la contemplation de la nature la plus parfaite et la plus aimable, qui n’est autre que celle qui a créé et établi toutes les autres natures. Or, si la justice consiste à être soumis à son empire, évidemment la justice est immortelle ; elle ne cessera pas d’être au sein de cette félicité, mais elle y atteindra son plus haut degré de perfection et de grandeur. Peut-être encore les trois autres vertus y subsisteront-elles aussi : la prudence, sans aucun danger d’erreur ; la force, sans la nécessité de supporter les maux ; la tempérance, sans la lutte contre les passions. La prudence alors consisterait à ne préférer ou à n’égaler aucun bien à Dieu ; la force, à s’attacher à lui avec une fermeté inébranlable ; la tempérance, à ne se complaire en rien de défectueux et de coupable. Mais quant à la fonction propre de la justice, de venir au secours des malheureux ; à celle de la prudence, de se précautionner contre les embûches ; à celle de la force, de supporter les événements fâcheux ; à celle de la tempérance, de réprimer les jouissances illicites, il n’en sera plus question là où tout mal sera inconnu. Par conséquent, les opérations de ces vertus, nécessaires pour cette vie mortelle, seront, comme la foi même à laquelle elles se rattachent, rangées parmi les choses passées. Maintenant elles forment une trinité quand elles sont présentes à notre mémoire, que nous les voyons et que nous les aimons ; mais elles en formeront une autre alors, quand, à l’aide de certaines traces qu’elles auront laissées chez nous en passant, nous verrons qu’elles ne sont plus, mais qu’elles ont été trinité qui se composera de ce vestige quelconque conservé dans la mémoire, de la connaissance exacte que nous en aurons et de la volonté qui viendra en tiers unir ces deux choses entre elles.
13. Parmi les choses temporelles dont nous avons parlé et qui font l’objet de la science, il en est qui sont susceptibles d’être connues avant qu’on ne les connaisse ; comme, par exemple, les choses sensibles qui existent en réalité avant qu’on en ait connaissance ; ou encore celles qui sont connues par l’histoire. Il en est d’autres qui commencent dans le moment même, comme quand, par exemple, un objet visible qui n’existait pas du tout, surgit tout à coup devant nos yeux, et n’est évidemment pas antérieur à la connaissance que nous en avons ; ou encore quand un son se fait entendre, et commence et finit en même temps que l’audition de celui qui l’écoute. Mais les unes et les autres, soit antérieures à la connaissance, soit simultanées, engendrent leur connaissance et n’en sont point engendrées. Et quand une fois connues et renfermées dans la mémoire, elles sont revues, qui ne voit que ce classement dans la mémoire est antérieur à la vision résultant du souvenir et à la réunion des deux, formée par la volonté ? Mais dans l’âme il n’en est pas ainsi : l’âme n’est pas accidentelle pour elle-même, comme si elle était telle par elle-même et qu’il lui vînt d’ailleurs une autre elle-même qu’elle n’était pas d’abord, ou du moins comme si, sans venir du dehors, il lui naissait dans elle-même qu’elle était, une autre elle-même qu’elle n’était pas, par exemple, comme la foi qui n’était pas dans l’âme, et naît dans l’âme qui était déjà âme auparavant ; ou comme quand, postérieurement à la connaissance qu’elle a d’elle-même, elle se voit, par le souvenir, établie en quelque sorte dans sa propre mémoire, comme si elle n’y eût pas été avant de s’y connaître, bien que certainement depuis qu’elle a commencé d’être, elle n’ait jamais cessé de se souvenir d’elle-même, de se comprendre et de s’aimer, ainsi que nous l’avons déjà fait voir. Par conséquent lorsqu’elle se tourne vers elle-même par la connaissance, il se forme une trinité où déjà on peut découvrir le verbe : car il est formé de la pensée, et la volonté les unit l’un à l’autre. C’est donc là surtout qu’il faut reconnaître l’image que nous cherchons.
14. Mais, dira-t-on, que l’âme se souvienne d’elle-même alors qu’elle est toujours présente à elle-même, ce n’est pas de la mémoire. C’est au passé qu’appartient la mémoire, et non au présent. En effet, ceux qui ont traité des vertus, entre autres Cicéron, ont divisé la prudence en trois parties : la mémoire, l’intelligence, la prévoyance, attribuant au passé la mémoire, au présent l’intelligence, et à l’avenir la prévoyance qui n’est infaillible que chez ceux qui connaissent les choses futures : privilège refusé aux hommes, à moins qu’il ne leur vienne d’en haut comme aux prophètes. Aussi le sage, en parlant des hommes, a dit : « Les pensées des hommes sont timides, et nos prévoyances sont incertaines (Sag. IX, 14) ». Mais la mémoire est certaine du passé et l’intelligence du présent, du présent immatériel, bien entendu : car les objets corporels sont présents aux yeux du corps. Quant à celui qui prétend qu’on ne se souvient pas du présent, qu’il veuille bien écouter ce qu’en ont dit les écrivains profanes eux-mêmes, plus occupés de la justesse des expressions que de l’exactitude des pensées : du style que de la vérité : « Ulysse ne peut souffrir de telles horreurs, et il ne s’oublie point lui-même dans un danger si pressant (Enéide, liv., III, V. 628, 629) ». En disant qu’Ulysse ne s’oublia pas lui-même, Virgile a-t-il entendu dire autre chose sinon qu’il se souvint de lui-même ? Et cependant, si la mémoire ne s’appliquait pas aux choses présentes, Ulysse n’aurait pu se souvenir de lui, puisqu’il était toujours présent à lui-même. Ainsi donc, comme, par rapport au passé, on appelle mémoire la faculté d’y revenir par la pensée et de s’en souvenir ; de même, par rapport au présent – ce que l’âme est toujours pour elle-même – on peut avec raison appeler mémoire la faculté d’être présente à elle-même de manière à ce qu’elle puisse être comprise par sa propre pensée, et à ce que ces deux choses soient unies entre elles par l’amour qu’elles se portent.
15. Ce n’est pas parce que l’âme se souvient d’elle-même, se comprend et s’aime elle-même, que la trinité qu’elle renferme est l’image de Dieu ; mais parce qu’elle peut aussi se souvenir de Celui qui l’a créée, le comprendre et l’aimer. C’est par là qu’elle devient sage. Si elle ne le fait pas, elle a beau se souvenir d’elle-même, se comprendre et s’aimer elle-même, elle est insensée. Qu’elle se souvienne donc du Dieu à l’image duquel elle a été faite, qu’elle le comprenne et qu’elle l’aime ; en deux mots, qu’elle honore le Dieu incréé, qui l’a créée capable de le comprendre et qu’elle peut posséder. C’est pour cela qu’il est écrit : « Honorer le Seigneur, voilà la sagesse (Job. XXVIII, 28) ». Ce n’est point par sa propre lumière que l’âme sera sage, mais par participation à cette lumière souveraine ; et, là où elle sera immortelle, elle règnera au sein du bonheur. Ainsi entendue, la sagesse de l’homme n’est autre chose que la sagesse de Dieu. C’est alors seulement qu’elle est vraie ; car la sagesse humaine n’est que vanité. Mais ce n’est point dans le même sens que Dieu est sage : car il ne l’est pas par participation à lui-même, comme l’âme l’est par participation à Dieu. Mais comme on appelle justice de Dieu, non-seulement celle par laquelle il est juste, mais encore celle qu’il communique à l’homme quand il justifie l’impie – celle dont parle l’Apôtre quand il dit, à propos de certains juifs : « Ignorant la justice de Dieu et cherchant à établir la leur, ils ne se sont pas soumis à la justice de Dieu (Rom. X, 3) » – ainsi peut-on dire de certains hommes : Ignorant la sagesse de Dieu et cherchant à établir la leur, ils ne se sont pas soumis à la sagesse de Dieu.
16. Il y a donc une nature incréée, qui a créé toutes les natures grandes et petites, plus parfaite, sans aucun doute, que tout ce qu’elle a créé, et, par conséquent, que cette nature raisonnable et intelligente dont nous parlons et qui est l’âme de l’homme, créée à l’image de son auteur. Or, cette nature, plus parfaite que toutes les autres, c’est Dieu. Et « Dieu n’est pas loin de chacun de nous », comme dit l’Apôtre, qui ajoute aussitôt : « car c’est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons et que nous sommes (Act. XVII, 27, 28) ». S’il s’agissait ici du corps, on pourrait comprendre que l’Apôtre parle du monde matériel : Car là aussi notre corps vit, se meut et existe. C’est donc de l’âme faite à l’image de Dieu qu’il faut entendre ces paroles, dans un sens plus digne, qui n’ait pas trait au monde visible, mais au monde invisible. Car est-il une créature qui ne soit en Celui dont les divines Ecritures nous disent : « Puisque c’est de lui, et par « lui et en lui que sont toutes choses (Rom. XI, 36) ? » Or, si tout est en lui, en qui peut vivre ce qui vit, et se mouvoir ce qui se meut, sinon en Celui en qui tout est ? Cependant tous les hommes ne sont pas avec lui comme y était celui qui lui disait : « Je suis toujours avec vous (Ps. LXXII, 23) ». Ni lui-même n’est point avec tous dans le sens où nous disons : « Le Seigneur soit avec vous ». C’est donc un grand malheur pour l’homme de ne pas être avec Celui sans lequel il ne peut être. Car il ne peut évidemment être sans Celui en qui il est ; et cependant s’il ne s’en souvient pas s’il ne le comprend pas et ne l’aime pas, il n’est pas avec lui. Or il n’est pas possible de rappeler à quelqu’un ce qu’il a complètement oublié.
17. Prenons un exemple dans le monde visible. Quelqu’un que tu ne reconnais pas te dit : Tu me connais, et pour fixer ton esprit, il te rappelle où, quand et comment tu l’as connu. Si tu ne le reconnais pas après toutes les indications propres à réveiller ta mémoire, c’est que tu l’as oublié au point que tout souvenir en est effacé dans ton esprit. Il ne te reste pas autre chose à faire que de croire, sur sa parole, que tu l’as réellement connu ; et encore faut-il pour cela que celui qui te parle te paraisse digne de foi. Mais si tu t’en souviens, tu rentres immédiatement dans ta mémoire, et tu y trouves ce que l’oubli n’avait pas encore entièrement effacé.
Revenons maintenant au sujet que nous avons voulu éclaircir par cette comparaison, tirée de la société humaine. Entre autres choses, nous lisons dans le psaume neuvième : « Que les impies soient précipités dans l’enfer, toutes les nations qui oublient Dieu (Ps. IX, 18) » ; d’autre part on lit dans le psaume vingt et unième : « Tous les peuples de la terre se souviendront et se tourneront vers le Seigneur (Ps. XXI, 28) ». Ces nations n’avaient donc pas oublié Dieu jusqu’au point qu’on ne pût en réveiller le souvenir chez elles. Mais en oubliant Dieu, comme si elles eussent oublié leur vie, elles s’étaient tournées vers la mort, c’est-à-dire vers l’enfer. Puis, se souvenant, elles se tournent vers le Seigneur, comme si elles eussent revécu, en se rappelant leur vie qu’elles avaient oubliée. On lit encore dans le psaume quatre-vingt-treizième : « Comprenez maintenant, vous qui êtes insensés au milieu du peuple ; hommes stupides, devenez donc enfin sages. Quoi ! Celui qui forma l’oreille, n’entendra pas (Ps. XCIII, 8, 9) ? etc… » Ceci s’adresse à ceux qui, faute de comprendre Dieu, en disent des choses qui n’ont point de sens.
18. Nous trouvons, dans les divines Ecritures, une multitude de textes sur l’amour de Dieu. Là aussi on comprend parfaitement ces deux points : que personne n’aime ce dont il ne se souvient pas, ni ce qu’il ignore entièrement. De là ce commandement principal et si connu : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu (Deut. VI, 5). » Telle est la nature de l’âme humaine, que toujours elle se souvient d’elle-même, que toujours elle se comprend et s’aime elle-même. Mais comme celui qui hait quelqu’un cherche à lui nuire, ainsi a-t-on raison de dire que l’âme se hait quand elle se nuit. Elle se veut du mal sans le savoir, ne pensant pas que ce qu’elle veut lui est nuisible ; et cependant elle se veut réellement du mal, quand elle veut ce qui lui nuit. Voilà pourquoi il est écrit : « Celui qui aime l’iniquité, hait son âme ». Celui donc qui sait s’aimer, aime Dieu ; mais celui qui n’aime pas Dieu, s’aimât-il d’ailleurs – c’est l’instinct de la nature – peut passer à juste titre pour se haïr, puisqu’il agit contre son intérêt et se poursuit lui-même comme un ennemi. Erreur effrayante ! tous veulent ce qui leur est avantageux, et beaucoup ne font que ce qui leur est le plus funeste ! Le poète a décrit une maladie semblable chez les animaux muets : « Grands Dieux, épargnez aux bons et gardez aux méchants de pareilles erreurs ! Ces malheureux se mordaient et se déchiraient les membres d’une dent forcenée (Géorg., III, V. 513, 514) ». Ce n’était là qu’une maladie du corps ; pourquoi le poète l’appelle-t-il une erreur, sinon parce que tout animal est porté par la nature à se protéger autant qu’il le peut, et que, sous l’empire de ce mal, ceux-là déchiraient les membres mêmes qu’ils auraient voulu conserver ?
Or, quand l’âme aime Dieu, et par conséquent, comme nous l’avons dit, se souvient de lui, et le comprend, on lui donne avec raison l’ordre d’aimer son prochain comme soi-même. Car ce n’est plus d’un amour vicieux, mais raisonnable, qu’elle s’aime quand elle aime Dieu : Dieu qui non-seulement l’a faite à son image, mais la renouvelle en détruisant le vieil homme, la réforme quand elle était déformée, la rend heureuse de malheureuse qu’elle était. Eh bien ! qu’elle s’aime tellement que, dans l’alternative, elle aimerait mieux perdre tout ce qui est au-dessous d’elle que de périr elle-même, cependant en abandonnant Celui qui est au-dessus d’elle – pour qui seul elle pourrait conserver sa force afin de jouir de sa lumière, comme le chante le Psalmiste : « Je conserverai ma force pour vous (Ps. LVIII, 10) », et ailleurs : « Approchez-vous de lui, et vous serez éclairés (Ps. XXXIII, 6) » – en l’abandonnant, dis-je, elle est devenue si faible, si ténébreuse, que descendant au-dessous d’elle-même à des choses qui ne sont pas ce qu’elle est et auxquelles elle est supérieure, elle s’est misérablement prostituée à des amours qu’elle ne peut vaincre et à des erreurs dont elle ne sait plus se dégager. Ce qui fait que, pénitente par l’effet de la compassion divine, elle s’écrie par la voix du Psalmiste : « Ma force m’a abandonné et la lumière de mes yeux n’est plus avec moi (Ps. XXXVII, 11) ».
19. Cependant au milieu de ces tristes suites de l’infirmité et de l’erreur, elle n’a pu perdre ce que la nature lui a donné : la faculté de se souvenir, de se comprendre et de s’aimer. Voilà pourquoi le Psalmiste a pu dire ce que je citais plus haut : « Quoique l’homme marche en image, cependant il s’agite en vain ; il amasse des trésors et il ne sait qui les recueillera (Ps. XXXVIII, 7) ». Pourquoi en effet amasse-t-il des trésors, sinon parce que sa force l’a abandonné, cette force par qui il possédait Dieu et n’avait besoin de rien ? Et pourquoi ne sait-il pour qui il amasse, sinon parce que la lumière de ses yeux n’est plus avec lui ? C’est pourquoi il ne voit pas ce que dit la vérité : « Insensé, cette « nuit même on te redemandera ton âme, et ce que tu as amassé, à qui sera-t-il (Luc XII, 20) ? ». Cependant, comme cet homme marche encore en image, et comme son âme conserve toujours la mémoire, l’intelligence et l’amour de soi-même : si on lui disait qu’il ne peut tout garder et qu’on le mît dans l’alternative ou de perdre les trésors qu’il a amassés, ou de perdre son âme, serait-il donc assez fou pour ne pas préférer son âme à ses trésors ? Les trésors trop souvent corrompent l’âme ; mais l’âme que les trésors n’ont pas corrompue, vit plus facilement et plus librement sans trésors. Et peut-on posséder des trésors autrement que par l’âme ? Si l’enfant au berceau, quoique né au sein de l’opulence et maître de tout ce qui lui appartient de droit, ne possède rien parce que son âme est aux langes, comment quelqu’un privé de son âme pourra-t-il rien posséder ? Mais pourquoi parler de trésors que tout le monde, dans l’alternative, aimera mieux perdre que de perdre, son âme ? Il n’est personne qui les mette au-dessus, personne même qui les estime à l’égal des yeux du corps, qui ne sont pas une propriété rare comme celle de l’or, mais en vertu desquels tout homme possède le ciel : car, par les yeux du corps, tout homme prend possession de tout ce qui lui fait plaisir à voir. Qui donc dans le cas où il ne pourrait garder les uns et les autres et serait obligé de perdre ses yeux ou ses trésors, ne sacrifierait ses trésors à ses yeux ? Et pourtant, s’il était placé dans la même alternative pour ses yeux et son âme, qui ne voit qu’il préférerait son âme à ses yeux ? L’âme sans les yeux est encore une âme humaine, et sans l’âme les yeux de la chair sont des yeux de bête. Or qui n’aimerait mieux être un homme privé de la vue, qu’un animal doté de la vue ?
20. Je dis tout ceci pour faire comprendre en peu de mots aux personnes les moins intelligentes qui pourraient lire ou entendre lire ces pages, combien l’âme s’aime elle-même, encore qu’elle soit faible et qu’elle s’égare à aimer et à poursuivre à tort ce qui est au-dessous d’elle. Or elle ne pourrait pas s’aimer si elle s’ignorait absolument, c’est-à-dire si elle ne se souvenait pas d’elle-même, et ne se comprenait pas ; et ce titre d’image de Dieu lui donne une telle puissance qu’elle peut s’attacher à Celui dont elle est l’image. Car tel est son rang, non dans l’espace local, mais dans la hiérarchie des natures, qu’elle n’a que Dieu au-dessus d’elle. Et quand elle lui est parfaitement unie, elle ne fait plus qu’un esprit avec lui, ainsi que l’atteste l’Apôtre, quand il dit : « Celui qui s’unit au Seigneur, est un seul esprit avec lui (I Cor. VI, 17) ». En ce cas, elle s’élève jusqu’à participer à la nature, à la vérité et au bonheur de Dieu, sans que pour autant Dieu croisse en nature, en vérité et en bonheur. Quand donc elle sera heureusement unie à cette nature, elle vivra dans l’immutabilité, et tout ce qu’elle verra sera immuable pour elle. C’est alors que, suivant la promesse de la divine Ecriture, ses désirs seront rassasiés de bonheur (Ps. CII, 5), et d’un bonheur immuable, au sein de la Trinité, son Dieu, dont elle est l’image et pour que cette image ne puisse plus être altérée, elle sera cachée dans le secret de la face divine (Ps. XXX, 21), et remplie par elle d’une telle abondance qu’elle n’éprouvera plus jamais de plaisir à pécher. Mais, ici-bas, quand elle se voit, elle ne voit point une chose immuable.
21. L’âme ne met certainement pas en doute qu’elle est malheureuse et qu’elle espère être heureuse, et elle n’espère le bonheur que parce qu’elle est sujette au changement. Si elle n’y était pas sujette, elle ne pourrait pas passer de la misère au bonheur, comme elle tombe du bonheur dans la misère. Et qui aurait pu la rendre misérable sous un Dieu tout-puissant et bon, sinon son péché et la justice de son Maître ? Et qui peut la rendre heureuse, sinon son propre mérite et la récompense de son Seigneur ? Mais son mérite est l’effet de la grâce de Celui-là même dont le bonheur sera sa récompense. Elle ne peut en effet se donner à elle-même la justice qu’elle a perdue et qu’elle n’a plus. L’homme l’avait reçue au moment de sa création, et il l’a perdue par son péché. Il la reçoit donc, pour mériter par elle de recevoir le bonheur. Ainsi c’est en toute vérité que l’Apôtre dit à l’âme, comme si elle commençait à se glorifier d’un avantage qui lui fût propre : « Et qu’as-tu que tu n’aies reçu ? que si tu l’as reçu, pourquoi t’en glorifies-tu comme si tu ne l’avais pas reçu (I Cor. IV, 7) ? » Mais quand elle se souvient bien de Dieu, après avoir reçu son Esprit, elle sent parfaitement – car elle l’apprend par une communication intime du Maître – qu’elle ne peut se relever que par un effet gratuit de son amour, et qu’elle n’a pu tomber que par l’abus de sa propre volonté. A coup sûr, elle ne se souvient pas de son bonheur ; ce bonheur a été et n’est plus ; elle l’a complètement oublié, et voilà pourquoi le souvenir ne peut en être réveillé. Mais elle s’en rapporte là-dessus aux Ecritures de son Dieu, si dignes de foi, écrites par son prophète, racontant la félicité du paradis, et exposant, d’après la tradition historique, le premier bonheur et la première chute de l’homme. Seulement elle se souvient du Seigneur son Dieu : car celui-là est toujours ; il n’a pas été pour ne plus être, il n’est pas pour cesser d’être un jour ; mais comme jamais il ne cessera d’être, ainsi a-t-il toujours existé. Et il est tout entier partout ; c’est pourquoi l’âme vit, se meut et est en lui (Act. XVII, 28), c’est pourquoi aussi elle peut se souvenir de lui. Non qu’elle s’en souvienne pour l’avoir connu dans Adam, ou quelque autre part avant cette vie, ou quand il la formait pour animer le corps : non, elle ne se rappelle rien de cela, tout cela est effacé par l’oubli.
Mais elle s’en souvient pour se tourner vers le Seigneur comme vers la lumière qui la frappait encore en un certain sens même quand elle se détournait de lui. Voilà comment les impies eux-mêmes pensent à l’éternité, et blâment et approuvent avec raison bien des choses dans la conduite des hommes. Or, d’après quelles règles jugent-ils, sinon d’après celles qui enseignent à bien vivre, bien qu’eux-mêmes ne vivent pas comme ils le devraient ? Et où les voient-ils, ces règles ? Ce n’est pas dans leur propre nature, puisque évidemment ces sortes de choses se voient par l’âme, et que leurs âmes sont sujettes à changement, tandis que ces règles sont immuables, comme le voit quiconque est capable de le lire en elles-mêmes. Ce n’est point non plus dans l’état de leur âme, puisque ce sont des règles de justice et qu’il est constant que leurs âmes vivent dans l’injustice. Où ces règles sont-elles écrites ? où l’homme injuste reconnaît-il ce qui est juste ? Où voit-il qu’il faut avoir ce qu’il n’a pas ? Oui, où sont écrites ces lois, sinon dans le livre de cette lumière qu’on appelle la vérité ? C’est de là que dérive toute loi juste et qu’elle se transporte dans le cœur de l’homme qui pratique la justice, non par déplacement, mais par une sorte d’empreinte, comme l’image de l’anneau passe dans la cire et ne la quitte plus. Quant à celui qui ne pratique pas et voit cependant ce qu’il faut pratiquer, c’est lui qui se détourne de cette lumière et en reste néanmoins frappé. Pour celui qui ne voit pas comment il faut vivre, il est plus excusable de pécher parce qu’il ne transgresse pas de loi connue ; mais il est quelquefois atteint aussi par l’éclat de cette vérité présente partout, quand on l’instruit et qu’il croit.
22. Or, ceux qui se souviennent de Dieu pour se tourner vers lui, et se détourner de la difformité qui, au moyen des passions mondaines, les rendait conformes à ce siècle, se réforment sur ce point, en écoutant cette parole de l’Apôtre : « Ne vous conformez point à ce siècle, mais réformez-vous par le renouvellement de votre esprit (Rom. XII, 2) ». Dès lors l’image commence à être réformée par Celui qui l’a formée. Car elle ne peut pas se réformer elle-même, comme elle a pu se déformer. L’Apôtre dit encore ailleurs : « Renouvelez-vous dans l’esprit de votre âme, et revêtez-vous de l’homme nouveau qui a été créé selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité (Eph. IV, 23, 24) ». Ces expressions : « Créé selon Dieu », ont le même sens que ce qui est dit en un autre endroit : « A l’image de Dieu (Gen., I, 27) ». Mais, en péchant, l’homme a perdu la justice et la sainteté de la vérité ; voilà pourquoi l’image a perdu sa forme et sa couleur : mais il la reprend, quand il est réformé et renouvelé. Quant à ces mots : « L’esprit de votre âme », on ne doit pas les entendre en ce sens qu’il y ait ici deux choses distinctes, l’âme et l’esprit de l’âme ; mais cela veut dire que si toute âme est esprit, tout esprit n’est pas âme. En effet, Dieu est aussi Esprit (I Cor. XIV, 14), bien qu’il ne se renouvelle pas, puisqu’il ne peut vieillir. Il y a donc dans l’homme un esprit qui n’est pas l’âme, et auquel appartiennent les ressemblances imaginaires du corps. C’est de celui-là que l’Apôtre dit aux Corinthiens : « Car si je prie de la langue, mon esprit prie, mais mon âme est sans fruit (Jean XIX, 20) ». Il parle ici de ce qu’on prononce sans le comprendre, et qui ne peut s’exprimer si les images des mots matériels n’ont produit d’abord la pensée de l’esprit, avant les sons de la bouche. L’âme de l’homme s’appelle aussi esprit ; c’est pourquoi on lit dans l’Evangile : « Et la tête inclinée, il rendit l’esprit (Jean XIX, 20) » ce qui veut dire que la mort corporelle eut lieu par le départ de l’âme. On parle encore de l’esprit de l’animal : expression que le livre de Salomon, l’Ecclésiaste, emploie de la manière la plus formelle : « Qui sait si l’esprit des enfants des hommes monte en haut, et si l’esprit des bêtes descend en bas dans la terre (Eccl., III, 21) ? » Il est aussi écrit dans la Genèse que toute chair « ayant en elle un esprit de vie » périt dans le déluge (Gen. VII, 22). Le vent, chose évidemment matérielle, porte encore le nom d’esprit ; car on lit dans les psaumes : « Feu, grêle, neige, glace, esprit de tempête (Ps. CXLVIII, 8) ».
Le mot esprit ayant donc tant de significations diverses, l’Apôtre entend ici par l’esprit de l’âme, l’esprit qui s’appelle l’âme. C’est dans un sens analogue que le même Apôtre dit ailleurs : « Par le dépouillement de votre corps de chair (Col. II, 11) » ; non qu’il entende par-là deux choses différentes, comme si la chair était distincte du corps ; mais le mot corps s’appliquant à une foule d’objets qui ne sont pas chair – en dehors de la chair il y a beaucoup de corps célestes et terrestres – il s’est servi de l’expression corps de chair, pour désigner le corps qui est chair. C’est ainsi qu’il appelle esprit de l’âme l’esprit qui est l’âme. En un autre endroit, il a désigné l’image plus expressément, prescrivant le même ordre en d’autres termes : « Dépouillez le vieil homme avec ses œuvres, et revêtez l’homme nouveau, qui se renouvelle par la connaissance de Dieu, selon l’image de celui qui l’a créé (Id. 9, 10) ». D’un côté on lit : « Revêtez l’homme nouveau qui a été créé selon Dieu, de l’autre : Revêtez l’homme nouveau qui se renouvelle selon l’image de celui qui l’a créé ». Là, l’Apôtre dit : « Selon Dieu » ; ici : « Selon l’image de celui qui l’a créé ». Là encore : « Dans la justice et la sainteté de la vérité », et ici : « Par la connaissance de Dieu ». Ce renouvellement a donc lieu par la réformation de l’âme selon Dieu, ou selon l’image de Dieu. Si l’Apôtre dit « selon Dieu », c’est pour exclure l’idée qu’elle puisse être réformée selon une autre créature ; et s’il dit « selon l’image de Dieu », c’est pour faire entendre que le renouvellement a lieu là où est l’image de Dieu, c’est-à-dire dans l’âme. C’est dans un sens analogue que nous disons mort selon le corps, et non selon l’esprit, le juste qui sort de son corps dans son état de fidélité. Et que veut dire mort selon le corps, sinon mort par le corps ou dans le corps, et non par l’âme ou dans l’âme ? Ou encore quand nous disons : Il est beau selon le corps, ou fort selon le corps, et non selon l’âme, qu’entendons-nous dire sinon : Il est beau ou fort par le corps et non par l’âme ? Et ainsi d’une multitude de locutions de ce genre. Ainsi nous n’entendons pas ces expressions : « Selon l’image de celui qui l’a créé », en ce sens que l’image selon laquelle l’homme est renouvelé, soit différente de celle qui est renouvelée.
23. Sans doute ce second renouvellement ne se fait pas immédiatement au moment même de la conversion, comme le premier s’opère sur-le-champ au moment du baptême par la rémission de tous les péchés, dont il ne reste rien qui ne soit remis. Mais comme autre chose est d’être guéri de la fièvre, autre chose de recouvrer les forces abattues par la fièvre ; ou, encore, autre chose de tirer le trait du corps, autre chose de fermer la blessure qu’il a causée ; de même le premier pas vers la guérison est d’écarter la cause du mal, ce qui s’obtient par la rémission de tous les péchés ; et le second, de guérir la maladie elle-même, ce qui a lieu par le progrès insensible dans le renouvellement de l’image. Le Psalmiste nous indique cette double opération quand il dit d’abord : « Qui pardonne toutes les iniquités » – effet du baptême – puis : « qui guérit toutes les langueurs (Ps. CII, 3) », par des progrès quotidiens, pendant que l’image se renouvelle. C’est ce que l’Apôtre exprime très-clairement en ces termes : « Bien qu’en nous l’homme extérieur se détruise, cependant l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour (II Cor. IV, 16) ». Or, « il se renouvelle par la connaissance de Dieu », c’est-à-dire « dans la justice et la sainteté de la vérité », d’après les textes mêmes de l’Apôtre que j’ai cités plus haut.
Celui donc qui se renouvelle par la connaissance de Dieu, par la justice et la sainteté de la vérité et fait des progrès de jour en jour, reporte ses affections du temps à l’éternité, du visible à l’invisible, des choses charnelles aux choses spirituelles ; il met toute son ardeur à réprimer et à affaiblir sa passion pour celles-là, à fortifier son amour pour celles-ci. Mais il ne réussit que dans la mesure où Dieu l’aide. Car le Sauveur lui-même l’a dit : « Sans moi vous ne pouvez rien faire (Jean XV, 5) ». Quiconque sera surpris par le dernier jour de sa vie dans cette foi au Médiateur, dans ces progrès et ces succès, sera conduit au Dieu qu’il a honoré pour recevoir de lui sa perfection, il sera accueilli par les saints anges, et reprendra à la fin du monde son corps incorruptible, non pour le châtiment, mais pour la gloire. Alors la ressemblance de Dieu sera parfaite dans cette image, puisque la vision de Dieu y sera parfaite. C’est de quoi parle l’Apôtre quand il dit : « Nous voyons maintenant à travers un miroir en énigme, mais alors nous verrons face à face (I Cor. XIII, 12) ». Et encore : « Pour nous, contemplant à face découverte la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image de clarté en clarté, comme par l’Esprit du Seigneur (II Cor. III, 18) » : et c’est ce qui arrive dans ceux qui font de jour en jour des progrès dans le bien.
24. L’apôtre Jean dit : « Mes bien-aimés, nous sommes maintenant enfants de Dieu ; mais on ne voit pas encore ce que nous serons ; nous savons que lorsqu’il apparaîtra nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu’il est (I Jean III, 2) ». D’après ce texte, on voit que la ressemblance avec Dieu sera parfaite dans son image, quand celle-ci aura reçu la pleine vision de la divinité. Du reste, ces paroles de l’apôtre Jean semblent s’appliquer même à l’immortalité du corps. Car ici aussi nous serons semblables à Dieu, mais à Dieu le Fils seulement, puisque seul entre les personnes de la Trinité, il a pris un corps, dans lequel il est mort et ressuscité et qu’il a introduit dans le séjour éternel. Ce sera donc encore l’image de Dieu quand nous aurons comme lui un corps immortel et que nous serons, sous ce point de vue conformes à l’image, non du Père ou du Saint Esprit, mais du Fils seulement, puisque c’est de lui seul qu’il est dit : « Le Verbe a été fait chair (Jean I, 14) », comme le maintient la foi orthodoxe. De là ces paroles de l’Apôtre : « Ceux qu’il a connus par sa prescience, il les a aussi prédestinés à être conformes à l’image de son Fils, afin qu’il fût lui-même le premier-né entre beaucoup de frères (Rom. VIII, 29) », c’est-à-dire « premier-né d’entre les morts », comme le dit le même Apôtre (Col. I, 18) ; par la mort, la chair a été semée dans l’abjection, et est ressuscitée dans la gloire. Selon cette image du Fils, à laquelle nous devenons conformes par l’immortalité de notre corps, nous faisons ce que conseille encore l’Apôtre : « Comme donc nous avons porté l’image du terrestre, portons aussi l’image du céleste (I Cor. XV, 43-49) » ; afin de croire véritablement et d’espérer inébranlablement qu’après avoir été mortels selon Adam, nous serons immortels selon le Christ. C’est ainsi que nous pouvons porter la même image que lui, non encore dans la vision, mais dans la foi, non encore en réalité, mais en espérance ; car c’était de la résurrection que l’Apôtre parlait en disant cela.
25. Quant à l’image dont il est dit : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance (Gen. I, 26) », comme le texte ne dit pas à mon image ni à ton image, nous croyons que l’homme a été fait à l’image de la Trinité et nous avons mis toute la diligence possible à le bien comprendre. C’est donc plutôt en ce sens qu’il faut entendre ce que dit l’apôtre saint Jean : « Nous serons semblables à lui, quand nous le verrons tel qu’il est », parce que ce mot « lui » se rapporte à celui dont il a dit : « Nous sommes les enfants de Dieu (I Jean III, 2) ». Et l’immortalité de la chair s’opérera au moment même de la résurrection, d’après le témoignage de saint Paul : « En un clin d’œil, au son de la dernière trompette, les morts ressusciteront incorruptibles, et nous, nous serons changés (I Cor. XV, 52) ». En effet, en un clin d’œil, avant le jugement, ce corps animal qui est semé maintenant dans l’infirmité, dans la corruption et l’abjection, ressuscitera spirituel, dans la force, dans l’incorruptibilité et dans la gloire. Et l’image qui se renouvelle de jour en jour, non extérieurement, mais intérieurement, dans l’esprit de l’âme par la connaissance de Dieu, sera perfectionnée par la vision, qui aura lieu alors, après le jugement, face à face, et qui maintenant avance à travers un miroir en énigme (Id. XIII, 12). C’est de cette perfection qu’il faut entendre ces paroles : « Nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu’il est ». Ce don nous sera fait quand on nous aura dit : « Venez, bénis de mon Père ; possédez le royaume préparé pour vous (Matt. XXV, 34) ». Alors l’impie disparaîtra, pour ne pas voir la gloire du Seigneur (Is. XXVI, 10), quand ceux qui seront à gauche iront au supplice éternel, et que ceux qui seront à droite entreront dans l’éternelle vie (Matt. XXV, 46). Or, comme l’a dit la vérité, « la vie éternelle, c’est qu’ils vous connaissent, vous seul vrai Dieu, et celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ (Jean XVII, 3) ».
26. Cette sagesse contemplative – la même, ce me semble, que celle que les saintes Ecritures distinguent de la science sous le nom de sagesse – n’appartient qu’à l’homme ; mais l’homme ne l’a point de lui-même ; il la tient de celui dont la participation peut seule rendre l’âme vraiment raisonnable et intelligente. Cicéron la recommande en ces termes, à la fin de son dialogue d’Hortensius : « Nous qui méditons ces choses jour et nuit, qui exerçons notre intelligence – le regard de l’âme – et veillons à ne point la laisser s’émousser, c’est-à-dire nous qui sommes philosophes, nous avons grand espoir, que si ce que nous sentons et ce que nous goûtons est mortel et périssable, du moins, au terme de notre carrière mortelle, la mort nous sera agréable, que l’anéantissement ne nous sera point pénible, mais sera plutôt le repos de notre vie ; ou si, selon l’opinion d’anciens philosophes, les plus grands et de beaucoup les plus illustres, nous avons des âmes immortelles et divines, il faut croire qu’elles monteront et rentreront d’autant plus facilement au ciel qu’elles auront mieux suivi leur carrière, c’est-à-dire cédé à la raison et au désir de savoir, et qu’elles se seront moins mêlées et embarrassées dans les vices et les erreurs des hommes ». Puis dans une courte conclusion, il répète encore la même pensée : « Ainsi donc, pour terminer enfin cette discussion, soit que nous désirions une mort paisible après une vie livrée à ces occupations, soit que nous devions passer immédiatement de ce séjour à un autre bien préférable, nous devons consacrer à ces études tous nos travaux et tous nos soins ».
Ici je m’étonne que cet homme, doué d’un si grand génie, promette, au terme de la carrière mortelle, une mort agréable à des philosophes dont le bonheur est la contemplation de la vérité, si ce que nous sentons et ce que nous goûtons est mortel et périssable : comme s’il s’agissait de la mort et de la destruction de quelque chose que nous n’aimerions pas ou que nous haïrions mortellement et dont l’anéantissement nous serait agréable. Mais il ne tenait point cette doctrine des philosophes dont il fait un si bel éloge ; il l’avait empruntée à la nouvelle Académie où il avait appris à douter des vérités les plus évidentes. Ce qu’il tenait de ces philosophes « les plus grands et de beaucoup les plus illustres », comme il en convient lui-même, c’est que les âmes sont immortelles. Or il est à propos d’exciter par là des âmes immortelles à poursuivre, jusqu’au terme de cette vie, la carrière de la raison, la recherche de la vérité, et à se dégager le plus possible des vices et des erreurs des hommes, afin de faciliter leur retour vers Dieu. Mais cette carrière, qui consiste dans l’amour et la recherche de la vérité, ne suffit point à des malheureux, c’est-à-dire à des hommes mortels aidés de leur seule raison et privés de la foi au Médiateur. C’est ce que je me suis efforcé de démontrer dans les autres parties de cet ouvrage, particulièrement dans le quatrième et le treizième livre.