Si donc vous êtes ressuscités avec Christ, cherchez les choses qui sont en haut, où Christ est assis à la droite de Dieu. Pensez aux choses qui sont en haut, et non à celles qui sont sur la terre, car vous êtes morts et votre vie est cachée avec Christ en Dieu ; et quand Christ, votre vie, aura paru, vous aussi vous paraîtrez avec lui en gloire.
Dans les dernières paroles du chapitre précédent (v. 20, comparez 8 et 12), saint Paul a signalé et combattu l’erreur de ceux qui voudraient ramener aux « éléments du monde » ceux qui sont spirituellement « morts et ressuscités avec Christ ». Ces éléments du monde, il ne les avait pas tous mentionnés, car c’est une occasion particulière qui l’a conduit à en parler, et ce n’était pas vers tous, mais vers certains éléments du monde, les rites ou les observances de la loi, que les faux docteurs voulaient ramener les Colossiens. Mais le génie de saint Paul se caractérise par la dilatabilité (ou la faculté d’étendre, d’élargir) ; sa pensée s’agrandit subitement, s’élance rapidement de ce qui est plus bas vers ce qui est plus élevé, ou passe de ce qui est particulier à ce qui est plus général. Ainsi, quoiqu’il n’ait parlé que de certains éléments du monde, l’apôtre étend sa pensée à tout ce qui est du monde et il en vient bientôt à considérer passions, intérêts, tout ce qu’aime et cultive la chair. Il ne fait pas de distinction fondamentale même entre les rites que les faux docteurs commandaient et ce qu’on appelle vulgairement la mondanité, entre l’attachement à ces observances de la loi et l’attachement à tout ce qui est terrestre, et il a raison ; au fond, c’est une même chose, c’est toujours le monde, l’amour du monde. Il ne s’inquiète pas même de justifier la transition par un raisonnement, mais fondé sur la parfaite parité des éléments du monde dont il vient d’être parlé et de tous les éléments du monde, il poursuit et s’écrie : « Si donc vous êtes ressuscités avec Christ (comme vous devez l’être), cherchez les choses qui sont en haut où Christ est assis à la droite de Dieu ; pensez aux choses qui sont en haut et non à celles qui sont sur la terre ». Ne cherchez plus même ces observances de la loi dont nous avons parlé ; non seulement ces rites qui comptent aussi parmi les éléments du monde depuis que Christ est venu, mais tout ce qui est du monde est passé. Car, quand on est ressuscité avec Christ, on ne cherche plus les choses d’en bas, on est mort au monde. « Vous êtes morts », et votre vie n’est plus ici-bas mais elle est où est Christ, « cachée avec Christ en Dieu ».
« Si vous êtes ressuscités avec Christ… vous êtes morts. » On aurait grand tort de présenter la mort au monde comme produisant la vie en Dieu ; c’est la vie de Dieu qui produit la mort au monde ; voilà la doctrine de saint Paul : si vous êtes ressuscités avec Christ vous êtes morts. Vous êtes morts parce que vous êtes ressuscités. Et ici se présente une série de phases, de transformations admirablement exprimées dans le christianisme, car lui seul pouvait exprimer les idées que lui seul pouvait avoir. Ces transformations sont une suite, une alternative de mort et de résurrection, de résurrection et de mort[a].
[a] Dans le manuscrit, Vinet résume ainsi ce passage : « Trois moments : Mort dans le péché, — résurrection par Jésus-Christ, — mort au monde. »
D’abord la mort spirituelle : Vous êtes morts dans vos fautes et dans vos péchés, dit saint Paul aux Ephésiens, comme aux Colossiens, mais Christ vous a ressuscités (Ephésiens 2.5-6 ; Colossiens 2.12-13) ; il vous a ressuscités par l’espérance (1 Pierre 1.3). Mais cette résurrection (hors du péché qui est une mort) renferme ou est en même temps une mort ; c’est-à-dire que par là même, en ressuscitant, vous êtes morts d’une nouvelle mort, en vous ressuscitant Christ vous a fait subir la mort au monde[b]. Ces deux derniers faits, cette résurrection et cette mort dont parle ici saint Paul sont corrélatifs, et au fond ne sont que les deux formes d’un même fait ; ils se correspondent aussi nécessairement qu’un pôle à l’autre, que la gauche à la droite, que le midi au nord, que le côté d’un objet à son revers, qu’un angle saillant à un angle rentrant ; ils se correspondent exactement comme le plein ou les saillies d’un coin répondent au vide ou aux enfoncements produits dans un métal frappé : la résurrection, c’est le plein, le relief du coin ; la mort, c’est le vide, le creux produit par le relief. L’un n’est que le contrecoup de l’autre, la mort est le contre-coup de la résurrection. Ce sont deux choses qui vont ensemble et qu’on ne peut séparer. La mort est ici une conséquence et une manifestation de la vie: c’est en nous faisant vivre que Dieu nous fait mourir, non pas successivement, mais ce sont deux actions simultanées ; c’est un clou qui chasse un autre clou, la résurrection amène nécessairement la mort. La fleur ne se flétrit-elle pas quand le fruit commence à nouer ? La vie de Christ fait mourir au monde. Parce qu’on vit à Dieu, on est mort au monde, car notre vie ne peut être partout, si elle est dans le ciel, elle n’est pas sur la terre. Si donc vous êtes vraiment ressuscités avec Christ, vous êtes morts, c’est-à-dire que vous ne pensez pas aux choses qui sont sur la terre, que vous n’avez point à vous préoccuper des choses du monde qui est crucifié avec vous comme vous l’êtes au monde[c] (Galates 6.14), que votre vie n’est pas ici-bas ; elle a disparu ; vous ne pouvez être qu’où est Christ qui est lui-même votre vie (v. 4). Or Christ n’est point ici-bas, il est caché, il est avec Dieu, et votre vie ne peut être que cachée avec Christ en Dieu (v. 3) ; il l’a comme emportée avec lui dans le ciel ; et elle consiste en ceci que vous pensez et que vous vous attachez à ces choses qui sont en haut.
[b] Le verbe de l’original ἀπεθανετε et non pas νεκροι ἐστε (v. 13) exprime l’acte par lequel on a été transporté dans l’état de mort ; ce serait le barbarisme : « Vous avez mouru ». La version littérale de Lausanne 1839 dit : « Vous mourûtes ».
[c] Le verbe de l’original φρονειτε est rendu faiblement par « penser » ; il signifie méditer, considérer attentivement, « ayez dans l’esprit ces choses… » « entretenez vos pensées de ces choses » ; il s’agit d’une communion d’esprit avec l’objet qui est ici : « les choses qui sont en haut » ; ou bien des sentiments intérieurs d’affection : « Affectionnez-vous » (Ostervald). « Attachez-vous. »
Il est vrai que, dans un sens et forcément, nous vivons ici-bas d’une espèce de vie ; par notre vie de nécessité, notre corps et une grande partie de nos relations sont ici-bas ; mais, dans un sens, qui est le plus important, nous n’y vivons plus ; la meilleure partie de nous-mêmes est ailleurs. Au fait, un prisonnier ne vit nulle part moins que dans son cachot. Ne dites-vous pas tous les jours que la patrie est au lieu où l’âme est enchaînée ? que nous vivons là où est notre cœur ? là où tendent nos désirs ? Ne dites-vous pas vous-mêmes chaque jour de la personne que vous aimez passionnément et qui vous quitte : « Elle a emporté ma vie » ? Quand on voit quelqu’un indifférent à ce qui se passe autour de lui, on dit que son âme est ailleurs. On ne vit véritablement que là où l’on a le cœur attaché et d’où la volonté reçoit toutes ses impulsions ; c’est du cœur que procèdent les sources de la vie (Proverbes 4.23). Et ne peut-on donc pas dire du chrétien qu’il ne vit pas sur la terre, puisque son cœur en est séparé et qu’il n’en reçoit pas les impulsions ? Ce n’est pas une figure, c’est tout simplement la distinction très réelle de l’âme et du corps. L’âme ne connaît pas de lieu, pas d’espace ; elle n’est liée par aucune des conditions de la vie du corps ; elle vit où elle aime ; son amour est son lieu ; elle peut, il est vrai, se confiner dans les choses terrestres, mais aussi rien ne l’empêche d’habiter ailleurs, et d’avoir, comme dit l’apôtre, sa conversation dans le ciel[d] (Philippiens 3.20).
[d] Ancienne version de Genève.
Ainsi il est vrai que, non seulement au sens figuré, mais même au sens propre, le chrétien ne vit pas ici-bas ; oui bien son corps, mais non pas son âme qui est en haut. Seulement il faut bien s’entendre sur ces mots : « en haut et en bas, le ciel et la terre ». La terre et le ciel sont autre chose que des lieux et des temps ; ce sont deux principes nommés par le nom du lieu et par le temps, où ils se réalisent complètement : la terre est le principe qui se réalise sur la terre et dans le temps ; le ciel est le principe qui s’accomplit dans le ciel et dans l’éternité. Ainsi se détacher de la terre, ce n’est pas se détacher de l’activité, mais détacher son cœur de la terre, des choses de la terre, du principe réalisé ici-bas et dans le temps ; et s’attacher au ciel, c’est s’attacher au principe qui sera réalisé dans le ciel. Pour l’âme, changer de principe, d’amour, c’est changer de lieu. Remplir les devoirs sociaux en vue de Dieu, s’occuper des choses de la terre en vue de Dieu, cultiver les arts en vue de Dieu, ce n’est pas, pour le chrétien, faire des choses terrestres, mais des choses du ciel ; c’est vivre dans le ciel. Non seulement le chrétien s’attache au vrai principe, mais encore au lieu et au temps où ce principe trouve sa réalisation parfaite, et il se détache du lieu et du temps où le faux principe se réalise. Cependant, il ne faut pas ici se laisser aller à une fausse spiritualité ; prenons garde de nous détacher de la terre par égoïsme spirituel. Ce n’est pas du christianisme que ce mauvais mépris de la terre. Il y a, au contraire, beaucoup de christianisme à s’accommoder à la vie ; et c’est une chose admirable que celui qui est le plus détaché de la vie sait aussi le mieux l’apprécier ; il en méprise ce qui est méprisable et il en estime ce qu’elle a de vraiment estimable, tandis que le mondain méprise de la terre ce qui est estimable et l’estime par ses côtés méprisables. Si le croyant est prêt à quitter la vie, il est aussi celui qui sait le mieux en user. Nos parents, nos frères, la vie terrestre et la terre, sont des choses qu’il faut aimer, mais en Dieu qui nous les a données.
Voilà dans quel sens le chrétien vit dans le monde et dans quel sens il n’y vit pas.
Mais il résulte qu’aux yeux du monde, cet homme détaché du principe de la terre et attaché au principe du ciel, ne vit pas ; la vie d’un tel homme est cachée au monde, car, aux yeux du monde qui n’a pas tort en tout, la vie n’est pas dans le fait involontaire et tout passif qu’on appelle communément de ce nom. La vie est dans l’âme. La vie est dans l’amour, dans l’affection, et jusque-là le monde a raison ; mais comme il fait des choses visibles et passagères le seul objet digne de l’attachement ou de l’affection, il en résulte que celui qui ne montre pas d’intérêt pour ces choses et qui ne les fait pas, que celui-là ne vit pas. Ne le voyant pas vivre de la seule vie que l’on connaisse, on croit qu’il ne vit pas ; car le monde ne comprend pas d’autre vie que la sienne. Si la vie supérieure comprend la vie inférieure, l’inverse n’est pas vrai : la vie inférieure ne comprend pas la vie supérieure ; l’homme animal ou naturel ne comprend pas l’homme spirituel (1 Corinthiens 2.14).
Ce n’est pas pourtant que la vie chrétienne soit cachée, dans ce sens qu’elle n’ait point de manifestation, et que tout soit obscur dans le chrétien ; malgré lui-même, il rayonne, il est lumineux ; il est inconnu et pourtant connu. Il est impossible de voir vivre un chrétien sans se dire : Il y a là quelque chose de particulier qui n’est pas dans tout le monde. Sa vie n’est donc pas toute cachée ; elle est très manifeste dans ce sens qu’elle le manifeste comme chrétien. Mais parce que cette vie n’est pas comprise, elle est niée, car il est de la nature de l’homme dont la vue est obscurcie, de nier ce qu’il ne comprend pas. L’homme naturel voit bien là, dans le chrétien, quelque chose, mais ce quelque chose, il ne croit pas que ce soit une vie, et il le regarde comme mort. Et pourtant le chrétien vit, et même plus qu’un autre ; il se mêle aux choses de la vie, il s’occupe franchement des choses d’ici-bas, car il n’est pas un anachorète ou un moine ; c’est un homme complet, plus complet que les autres. Il a ce que les autres n’ont pas et ce que les hommes ont : comme homme, il a tout ce que les autres ont comme hommes et non comme pécheurs ; mais comme chrétien, il a davantage : tout en vivant de la vraie vie terrestre, il comprend la vie céleste. Il est vrai que les gens du monde peuvent regarder comme essentiel à l’humanité ce qui ne l’est point, ce qui est accessoire, par exemple, le péché ; mais c’est à tort et cette erreur ne fait rien à ce que nous disons ; car c’est le péché qui mutile l’homme, qui le diminue et l’amoindrit, au lieu que le christianisme ou la foi qui ôte le péché, augmente l’homme. Comme homme le chrétien se mêle donc à l’œuvre et aux affaires de la vie, il leur accorde même de l’intérêt, car cette terre est celle de son Dieu, cette société est une œuvre de son Dieu, ces hommes sont ses frères. Mais, comme dans ces choses, il cherche toujours ce que le monde n’y cherche pas ; comme il y cherche un but élevé qui n’est qu’à lui, et que le but commun à tous n’est pour lui qu’un moyen pour arriver à ce but placé plus haut, comme il n’est pas engagé dans la vie active dans l’esprit du monde qui met au sommet l’avantage visible et terrestre, le plaisir, la grandeur, la gloire, la considération personnelle, l’indépendance, alors malgré cette franche activité du croyant, on ne le comprend pas ; le monde dit que le chrétien ne vit pas et il doit le dire, puisque cette vie mondaine manque en effet au chrétien et que, quant à l’autre vie de celui-ci, le monde ne la voit pas. La vie du chrétien reste donc cachée. L’homme du monde ne veut pas seulement qu’on s’occupe des choses du monde, mais qu’on s’y attache, qu’on y mette son cœur ; l’homme du monde qui met à ces choses son attachement et son cœur ne comprend pas le chrétien que rien ne trouble, ni n’enthousiasme, que rien n’étonne ni n’irrite ; et quand on aperçoit dans le chrétien, dans cet homme d’ailleurs si sociable et si actif, cette petitesse volontaire qui le distingue, ce renoncement, cette résignation, alors on s’étonne, on ne comprend pas ; on dit : « Cet homme n’est pas un homme, cet homme n’a pas de sang dans les veines » ; cette résignation de l’amour, par exemple, dont le seul nom excite la colère des penseurs mondains, mais qui est une manifestation de force, un grand acte de courage, c’est, dit-on, une lâcheté. Ainsi, toutes ces choses jettent comme un voile, comme un linceul sur cet homme et on dit : « Il est mort ! »[e] Tout cela, le monde l’appelle mort, et c’est bien une mort ; mais il y voit une mort absolue, tandis que cette mort est l’effet et le symptôme d’une vie[f].
[e] Il faut bien avouer que la vie mondaine a plus d’apparence, mais aussi ce n’est que de l’apparence.
[f] Dans un plan rédigé sans doute ultérieurement, Vinet avait placé ici deux considérations qu’il résumait de la manière suivante :
1. Le principe en [de la vie cachée] est secret
2. Les meilleures parties, invisibles (prière).
Cette mention de la prière considérée comme une des meilleures parties de la vie invisible du chrétien est bien digne de retenir notre attention. Il est probable en effet que Vinet, ayant souvent par la suite prêché sur ce même sujet, avait fait une place à l’oraison qu’il tenait pour l’un des éléments constitutifs de la vie cachée.
Et de cette méprise au mépris il n’y a qu’un pas ; cette vie cachée est une vie méconnue, puis calomniée. Quoi que nous fassions « autant que cela dépend de nous pour avoir la paix avec tous les hommes » (Romains 12.18), nous ne serons jamais complètement en paix avec eux, à moins de penser et d’être comme eux et de marcher du même pied. On ne nous pardonnera jamais d’être en opposition ou autrement. Le monde est intolérant. Il y a, en effet, des hommes que rien n’offense tant que de voir qu’on ne pense pas comme eux. Rien ne les irrite plus que l’indépendance ; c’est, à leurs yeux, une grande insolence ; ils ne peuvent la pardonner ; ils pardonnent tout excepté cela. Souvent on dit bien : « Vivre et laisser vivre », mais c’est là un proverbe qu’on invoque pour soi et qu’on applique à son profit, mais qu’on ne veut pas accorder aux autres et dont on ne fait pas usage à leur égard ; c’est une maxime menteuse, une fausse enseigne. Et à ce mépris si naturel du monde pour les choses qu’il ne comprend pas, il se joint très facilement même de la haine.
Le chrétien se trouve comme un mort dans le monde et on éprouve pour lui la même répugnance que celle que l’on a pour un mort au sens physique. Comme le froid glacial du trépas effraie, ainsi en est-il du contact avec le chrétien. On sent aussi qu’il est mort[g].
[g] « Il est regardé du monde comme un homme mort qui n’est bon à rien et qu’il faut enterrer. » Quesnel, le Nouveau Testament. — Réflexions morales sur le verset 3 de Colossiens III.
Telle est la position du chrétien ; il y a toujours quelques moments du moins qui lui font sentir qu’on a de lui cette idée, il s’y résigne, il y consent ; mais ce à quoi il ne consent pas, c’est à ce que les autres vivent comme ils vivent ; ce qu’il déplore, ce qu’il ne peut souffrir, c’est que le principe de sa vie soit caché aux hommes, que la véritable vie ne soit pas connue, ou soit méprisée, et Dieu veuille qu’il ne prenne jamais son parti de cela ! Mais il veut bien, pour ce qui le regarde lui personnellement, passer pour ne point vivre, passer pour un mort. Quels motifs n’a-t-il pas pour y consentir et pour en prendre son parti ?
1) Au fond il vit, il sent qu’il vit d’une meilleure vie, de la seule véritable ; et Dieu sait qu’il vit, Dieu le voit, cela lui suffit, et cela doit lui suffire. Si cela ne lui suffisait pas, il ne serait pas chrétien. Il ne peut pas mettre en comparaison le regard des hommes et celui de Dieu. Il est, pour son compte, indifférent à n’être pas vu des hommes ; mais il est vu de Dieu et il en est content : quelle consolation pour lui, quelle joie d’être de la part de Dieu l’objet d’une attention particulière, d’un regard d’amour et de tendre surveillance ! Malheureux qui voudrait être vu des hommes ! Malheureux qui ne voudrait pas être vu de Dieu ! Rien manque-t-il à la vie, laquelle est vue de Dieu ? Une vie, un objet quelconque sont-ils sans but, parce que les hommes ne les voient pas et que Dieu seul les voit ? Ces petites et charmantes fleurs qui croissent, s’épanouissent et brillent dans un désert, ou sur le sommet d’une haute montagne, entre des rochers inaccessibles, replieront leur corolle, sans qu’aucun œil humain créé les ait vues. Nous nous disons, dans notre égoïsme : Pourquoi croissent-elles et brillent-elles ? Elles sont sans but et perdues pour les hommes. Pour qui ont-elles ces couleurs ? Nul homme ne les verra. Pour qui et pourquoi exhalent-elles leurs parfums ? Mais Dieu les voit, ces fleurs, il suffit que Dieu les voie ; elles existent pour Dieu, il les respire. N’est-ce pas assez ? Telle est la vie du chrétien : c’est souvent une fleur qui fleurit dans un désert que personne ne traverse, désert triste et désolé, mais où elle n’en est pas moins riante et la lumière qui l’entoure pure et brillante.
Dans le moyen âge, si triste et si grand, des ouvriers inconnus ont passé leur vie à élever nos magnifiques cathédrales ; quelques-uns ont taillé, dans une position dangereuse et à des endroits inaccessibles, des sculptures admirables, merveilles d’art et de patience, qui sont invisibles ou qu’on n’aperçoit qu’en gravissant vers le haut des colonnes. Pour qui ? Ils n’ont pensé qu’à Dieu[h] ; il leur a suffi que Dieu vît leur œuvre et qu’à travers les siècles un hymne continuel montât vers lui du sein de la pierre. Nous aussi devons bâtir un grand édifice et Dieu seul peut le voir ; la vie cachée du chrétien, si grande et si délicate, est vue de Dieu, cela suffit ; et Dieu sait que le chrétien vit.
[h] « Leur pensée, pleine d’adoration, leur-pensée qui était une prière, était tellement unie à leur œuvre qu’on croit la sentir et la respirer à mesure que l’on s’avance dans ces murs qui la prolongent à travers les siècles. » — Vinet, Etudes évangéliques.
2) D’ailleurs que de grands dédommagements actuels de cette obscurité de la vie cachée ! L’obscurité n’empêche pas la grandeur réelle, tout est grand dans le chrétien. Une grande œuvre s’est faite pour lui et en lui. N’est-ce pas assez grand pour le chrétien que le Fils éternel ait donné sa vie sur la croix pour lui et qu’en lui Dieu répande abondamment son Esprit ? Le chrétien est donc un homme dont le crédit est ignoré, un roi déguisé ou un confident du roi, caché sous des vêtements de mendiant ; comme un roi déguisé en pauvre sent davantage son pouvoir, de même le chrétien sent alors d’autant plus briller la flamme intérieure, qu’il est plus caché. « La petite flamme brille et réjouit d’autant plus qu’elle est au milieu d’une obscurité plus profonde. »[i] Et non seulement ce que Dieu fait pour et dans le chrétien est grand, mais encore ce que le chrétien fait lui-même, par la force de Dieu, est grand. Quoi de plus grand que de vaincre ses passions ! que de se taire devant les outrages reçus ! que de se résigner en mettant le doigt sur sa bouche ! Et ainsi tous les détails de la vie chrétienne sont obscurs et grands. Et ce qu’il y a de plus grand est le plus obscur, c’est le fond, la vie même ! Ainsi donc le chrétien a de quoi se consoler, si sa vie est méconnue et niée : il y a de magnifiques dédommagements, déjà dans cette obscurité.
[i] Cantique de Richter.
3) Mais le chrétien paraîtra quand Christ paraîtra. « Et quand Christ, votre vie, aura paru[j], vous aussi vous paraîtrez[k] avec lui en gloire » (v. 4). Voilà la promesse. Mais quand Christ paraîtra-t-il ? Où paraîtra-t-il ? Est-ce ici-bas ou seulement là-haut ? Viendra-t-il une époque ici-bas où Jésus-Christ sera publiquement manifesté, où, montré au monde, il sera reconnu de tous, et où la lumière, la divinité de son Evangile sera claire pour tous comme le soleil ? Ou sera-ce là-haut seulement, dans le ciel ? Nous ne prononçons pas. Mais quoi qu’il en soit, il paraîtra un jour ; oui, un jour, il sera pleinement manifesté, et, « à ce jour de Christ (2 Thessaloniciens 2.2) tout genou devra ployer devant lui et toute langue confesser qu’il est le Seigneur, à la gloire de Dieu le Père » (Philippiens 2.10-11) ; et il ne paraîtra pas, il ne pourra pas paraître sans que nous-mêmes nous paraissions. C’est bien assez de paraître quand Christ qui est le principe de notre vie, qui est cette vie même, paraîtra. Lui-même est caché, et c’est parce qu’il est caché que nous le sommes. Ce que nous devons souhaiter, demander non pour nous, mais pour tout le monde, c’est qu’il paraisse. Saint Paul présente cette perspective comme un sujet de joie pour le chrétien, quoiqu’il ne dise pas expressément que cela doit nous réjouir. Quand nous y réfléchissons, nous comprenons que si nous devons souhaiter que Jésus-Christ paraisse, nous ne devons pas désirer de paraître sans lui, mais nous devons désirer de paraître avec lui. D’ailleurs ayons quelque condescendance pour la nature humaine et accordons à celui qui, toute sa vie, a été et s’est senti méconnu et calomnié la consolation de savoir qu’il sera un jour reconnu et manifesté, qu’un jour il aura justice de toutes les créatures raisonnables. Et puis, cette manifestation du chrétien n’est-elle pas une partie de la manifestation de Jésus-Christ ? Est-ce que la manifestation de Jésus-Christ ne sera pas celle des élus ? Les chrétiens ne sont-ils pas les membres du corps dont Jésus-Christ est la tête ? Et s’ils sont manifestés avec Jésus-Christ, ne sera-ce pas pour sa gloire ? Ne doivent-ils donc pas désirer d’être un jour manifestés, afin que de leur lumière, qui n’est pas présentement réfléchie, se forme la couronne lumineuse, l’auréole brillante du Sauveur ? Ils ne seraient tous, ces pauvres chrétiens, que la pâle et blanchâtre voie lactée, qu’encore ils voudraient être cela. Et enfin, outre la promesse de paraître un jour avec Jésus-Christ, nous avons pour nous d’autres déclarations de l’Ecriture qui nous poussent à saisir cette espérance et nous invitent à nous réjouir en elle : Celui qui m’aura confessé devant les hommes, dit le Sauveur, je le confesserai aussi devant mon Père qui est aux Cieux et devant les anges de Dieu (Matthieu 10.32 ; Luc 12.8). Les justes luiront comme le soleil, dans le royaume de leur Père (Matthieu 13.43). Ceux qui auront été intelligents, luiront comme la splendeur de l’étendue ; et ceux qui en auront amené plusieurs à la justice luiront comme des étoiles pour toujours et à perpétuité (Daniel 12.3). Ils ne luiront pas seulement pour eux-mêmes, mais pour réfléchir la lumière de Jésus-Christ, de monde en monde. Et comme à la première création, lisons-nous dans le livre de Job : Les étoiles du matin se réjouissaient ensemble et les fils de Dieu chantaient en triomphe (Job 38.7), il y aura aussi, à la seconde création, à cette manifestation plus complète de Dieu, ces étoiles du matin, ces élus glorifiés qui se réjouiront et chanteront à la gloire de l’Agneau.
[j] Ou : aura été manifesté.
[k] Ou : serez manifestés.
Jusqu’ici qu’avons-nous vu ? Si nous sommes ressuscités avec Jésus-Christ, nous devons chercher les choses qui sont en haut et non celles qui sont sur la terre ; voilà ce que nous avons appris ; ou bien ce qui est la même chose, sous une autre forme, nous apprenons aussi que, si nous vivons de la véritable vie, notre vie est cachée. Or maintenant deux questions se posent. Première question : si nous pensons aux choses de la terre, si nous appliquons notre pensée à ces choses, si nous nous en préoccupons et y mettons notre intérêt, sommes-nous ressuscités ? Sommes-nous morts au monde ? Non. Et encore faut-il bien voir où sont les choses de la terre. Les choses de la terre ne sont pas toutes où nous les croyons. Beaucoup de choses que nous prenons pour celles du ciel, ne sont que celles de la terre. Nous avons dit que Dieu n’ayant pas prononcé de divorce entre cette vie et l’autre, nous pouvons trouver les choses du ciel dans celles de la terre ; mais il faut bien remarquer que, de la même manière, nous pouvons trouver les choses de la terre dans celles du ciel ; nous pouvons nous occuper des choses qui portent le nom du ciel dans un sens terrestre et charnel. Le christianisme a un matériel, comme un mécanisme qui peut être pris comme chose céleste. Il y a, dans la société, comme une politique de la vie chrétienne qui est un appendice de l’établissement de la religion sur la terre, qui est pris fréquemment pour la religion, mais qui n’est pas la religion. Ainsi donc, pour bien nous examiner sur la question posée et pour y répondre, il ne faut pas voir seulement les choses qui sont clairement de la terre, comme l’ambition, la richesse, mais il faut examiner plus profondément et aller jusqu’au bout ; il faut prendre garde et faire une grande attention à ceci : Notre vie du cœur est-elle ici-bas ou dans le ciel ?
Seconde question : plus encore, si nous ne consentons pas à ce que notre vie soit cachée et même méconnue, sommes-nous chrétiens ? Non. Nous ne sommes pas morts. Sans doute, il ne s’agit pas pour le chrétien de chercher l’opprobre pour l’opprobre, il ne s’agit pas même d’étouffer ou d’éteindre sa lumière ; car il est lumière. Mais cependant si nous ne sommes pas morts, nous ne sommes pas ressuscités. Et remarquons ici que nous pouvons chercher l’éclat dans l’obscurité, dans le silence même, la gloire dans l’opprobre et une vie découverte dans la vie cachée, dans le christianisme même. Car l’homme naturel est fertile en expédients. On se place dans l’enceinte du christianisme, on n’a que des relations chrétiennes, on croit avoir laissé le monde à la porte, mais il est entré furtivement avec nous et il est là ; dans ce monde chrétien, sinon dans le monde en général, on ne veut pas être les derniers, on cherche la gloire[l] on fait toutes ses actions en vue d’être vu par les hommes[m], et on peut ainsi facilement avoir, sous le nom de vie cachée, une vie fort brillante, éclatante. On peut réduire sa gloire à son Eglise, à sa coterie, à son village, et, dans ce cercle étroit, on peut vivre de cette prétendue vie cachée qui ne l’est pas. Il suffit de deux, trois, quatre, dix, vingt, cent personnes à qui l’on n’est pas caché et aux yeux desquelles, au lieu de s’effacer, on fait valoir son poids… et ce n’est plus une vie cachée.
[l] Voir Vinet, Discours, pages 228 à 246, le morceau intitulé : « La Recherche de la gloire humaine incompatible avec la loi. »
[m] Voir Vinet, Premières Méditations Evangéliques, pages 18 à 32, l’étude intitulée : « Sur les motifs de nos actions. »
Ces deux critères : Notre vie du cœur est-elle ici-bas ou dans le ciel ? Aimons-nous la vie cachée ? ces deux critères, bien saisis et approfondis sont sûrs. Il importe à tout chrétien de s’examiner là-dessus. S’il est donc vrai que l’on n’est pas mort avec Christ, ni ressuscité avec Christ quand on cherche les choses de la terre, où en sommes-nous ? Et où en êtes-vous ? Que sommes-nous donc, puisque enfin nous confessons Jésus-Christ, si ces deux marques, ces deux caractères nous manquent ? Que sommes-nous si nous n’avons pas crucifié la chair et si nous n’avons pas l’esprit de Jésus-Christ ? Est-ce que ceux qui sont à Jésus-Christ n’ont pas crucifié la chair avec ses affections et ses convoitises ? (Galates 5.24). Est-ce que celui qui n’a pas l’esprit de Jésus-Christ est à lui ? (Romains 8.9). Si nous n’avons pas crucifié la chair, si nous n’avons pas l’esprit de Jésus-Christ, sommes-nous à lui ? — Examinez-vous donc pour voir si vous êtes dans la foi, paroles solennelles et remarquables de saint Paul aux Corinthiens (2 Corinthiens 13.5) et qui s’adressent aussi à nous ; sachons si nous sommes dans la foi. Examinons-nous. Car la foi n’est pas un fait si simple ; la foi est l’adhésion de tout l’homme à Jésus-Christ, par la foi, l’homme tout entier se colle à Jésus-Christ, et Jésus-Christ vient habiter en lui (Ephésiens 3.17) ; si vous êtes dans la foi, ne reconnaissez-vous point que Jésus-Christ est en vous ? (2 Corinthiens 13.5). Si nous poursuivons toujours les choses de la terre, si nous répugnons à quitter le monde, si nous voulons de gré ou de force paraître sans Jésus-Christ, nous ne sommes pas dans la foi. Examinons-nous donc ! Ah ! ressuscités avec Christ et morts au monde, il s’agit d’être conséquents, de vivre d’une manière conséquente à nos principes ; mettons notre cœur où est notre trésor, en haut, où Christ est assis, aimons les choses invisibles, aimons la vie cachée avec Christ en Dieu, en attendant que Jésus-Christ paraisse pour paraître avec lui dans ce jour où il viendra pour être glorifié dans ses saints et pour se rendre admirable dans tous ceux qui auront cru (2 Thessaloniciens 1.10).