Citons d’abord quelques passages isolés, en renvoyant, pour une justification plus complète du sens que nous adoptons, aux commentaires de MM. Godet et Astié.
Jean 13.1-4 : Or avant la fête de Pâques, Jésus, sachant que son heure était venue pour passer de ce monde à son Père, après avoir aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusques à la fin. Et pendant le repas (le diable ayant déjà mis au cœur de Judas … de le trahir), Jésus, quoiqu’il sût que le Père lui avait remis toutes choses entre les mains, qu’il était venu de Dieu, et qu’il s’en retournait à Dieu, se leva de table, ôta sa robe et ayant pris un linge, il s’en ceignit…
Ces mots : avant la fête de Pâques, nous paraissent se rapporter très naturellement à tout le chapitre, et ce repas semble bien avoir été le dernier que prit Jésus la veille de sa mort. D’après tout ce qui suit dans ce chapitre et dans les suivants, il ne peut être question que de la veille du jour où l’agneau devait être immolé. En fait, au moment où le repas avait lieu, on entrait déjà dans la journée du 14, qui pouvait être considérée comme le premier jour de la fête. Mais à un autre point de vue St. Jean pouvait dire que c’était encore avant la fête.
Jean 13.28-29 : Aucun des convives ne comprit à propos de quoi il disait cela : car quelques-uns pensaient, parce que Judas tenait la bourse, que Jésus lui disait : Achète ce dont nous avons besoin pour la fête, ou bien qu’il voulait qu’on donnât quelque chose aux pauvres.
« Comment faire des achats en un jour sabbatique ? Comment en faire pour la fête, si l’acte essentiel de la fête, le repas pascal, était déjà accompli ? Et n’est-il pas naturel de penser que l’acte de bienfaisance supposé par les disciples avait pour but de fournir aux besoins des pauvres en vue de ce repas ? » (Godet)
Jean 18.28 : Ils conduisent donc Jésus de chez Caïphe au prétoire ; or c’était le matin et eux-mêmes n’entrèrent pas dans le prétoire, afin de ne pas se souiller et de pouvoir manger la Pâque.
Bien que l’expression : manger la Pâque puisse à la rigueur se rapporter au repas sacré qui se célébrait chaque jour de la fête et où l’on mangeait des pains sans levain et de la viande des sacrifices de prospérité (Deutéronome 16.2-3 ; 2 Chroniques 30.22), cependant son sens le plus direct et le plus simple est bien toujours : manger l’agneau pascal.
Jean 19.13-14 : Pilate donc, quand il eut ouï ces paroles, fit sortir Jésus et s’assit sur un tribunal dans un endroit appelé Pavé, mais en hébreu Gabbatha. Or c’était la préparation de la Pâque ; c’était environ la sixième heure.
« C’était la préparation de la Pâque. Les interprètes qui essaient de ramener Jean au sens apparent des Synoptiques dans la question du jour de la mort de Christ, donnent à παρασκευὴ le sens technique qu’il a souvent dans Josèphe et dans le Nouveau Testament : le vendredi, comme préparation du sabbat. Comp. Matthieu 27.62 ; Luc 23.54, et surtout Marc 15.42 : (παρασκευὴ ὅ ἐστι προσάββατον). Et ils font signifier à la locution παρασκευὴ τοῦ πάσχα : le vendredi de la semaine pascale. Malgré tout le luxe d’érudition déployé en dernier lieu par Hengstenberg pour défendre cette interprétation, dès qu’on se remet simplement en face du texte, on sent combien elle est forcée. Si, comme le prétend ce savant, Jean ne veut désigner que le jour de la semaine où Christ est mort, à quoi bon ajouter le complément τοῦ πάσχα qui n’apprenait rien au lecteur et qui n’était propre qu’à rendre le terme de préparation plus équivoque encore qu’il ne l’était, pour tous ceux qui ne connaissaient pas la terminologie juive. Le seul sens admissible est : « C’était la préparation de la Pâque, » c’est-à-dire ce 14 Nisan, dans lequel on préparait la célébration du repas pascal en immolant l’agneau. » (Godet)
Jean 19.31 : Les Juifs donc (parce que c’était la préparation), afin que les corps ne demeurassent pas sur la croix pendant le sabbat (car c’était un grand jour que le jour de ce sabbat), les Juifs demandèrent à Pilate qu’on leur rompît les jambes et qu’on les enlevât.
« La grandeur ou la solennité exceptionnelle de ce sabbat résultait de ce que le jour hebdomadaire consacré au repos coïncidait cette année-là avec le premier jour de la fête de Pâques, lequel avait déjà par lui-même la valeur d’un sabbat. » (Rilliet) — La grandeur de ce sabbat ne s’expliquerait point d’une manière suffisante par le simple fait que ce sabbat serait tombé sur un jour quelconque d’une semaine de Pâques.
Jean 19.41-42 : Or, il y avait dans l’endroit où il avait été crucifié un jardin, et dans le jardin un sépulcre neuf dans lequel personne n’avait encore été déposé : ce fut donc là, à cause de la préparation des Juifs, qu’ils déposèrent Jésus.
Ce passage montre avec évidence que ce jour n’avait point la solennité d’un sabbat, puisqu’on croyait pouvoir faire ce jour-là ce qu’on ne se serait pas permis un jour de sabbat.
La force probante de chacun de ces passages s’augmente par le fait de leur réunion : elle s’augmente encore si l’on considère qu’il n’y a pas un seul passage de cet Évangile dont l’interprétation la plus directe soit favorable à l’opinion d’après laquelle Jésus serait mort le 15. Ajoutons enfin que l’ensemble même du récit de l’Évangéliste confirme l’interprétation que nous avons donnée aux différents passages qui viennent d’être cités.
Tout ce que l’Évangéliste raconte en effet de l’arrestation, du jugement et de la crucifixion du Seigneur, semble se concilier difficilement avec la solennité extraordinaire du 15, tandis que toute difficulté disparaît pour la journée du 14, qui n’était qu’à demi-solennelle, surtout dans ses deux premiers tiers : depuis le coucher du soleil jusqu’au commencement de l’après-midi. Il y a plus encore : si Jésus a été arrêté au commencement du 14, on comprend très bien comment le jugement a eu lieu dans la nuit même et l’exécution immédiatement après, afin que tout fût terminé avant le commencement du 15, doublement solennel cette année, comme étant à la fois jour de sabbat et un des grands jours de la fête de Pâques. En fait, les Juifs auraient ainsi réalisé le projet qu’ils avaient formé (Matthieu 26.15 ; Marc 14.2), de faire périr Jésus avant la fête, puisqu’il serait mort avant le repas pascal.
Nous savons ce que l’on a dit pour chercher à montrer, d’après certains passages du Nouveau Testament et du Talmud, que Jésus aurait pu être arrêté, jugé et crucifié le 15, sans que le formalisme juif en eût été blessé. Nous savons que les habitants de Nazareth voulurent précipiter Jésus du haut d’une montagne un jour de sabbat (Luc 4.29) ; que les pharisiens s’efforcèrent de le saisir pendant la fête des Tabernacles (Jean 7.30, 32, 45-46), et que pendant cette même fête, on prit des pierres pour le lapider (Jean 8.59) ; qu’il en fut de même lors de la fête de la Dédicace (Jean 10.31-39). Mais autre chose est une simple arrestation ou une lapidation tumultueuse, et autre chose une procédure complète suivie d’une exécution capitale.
On cite un passage du Talmud (Mischna Sanh. X, 4, d’après Œhler), où est mentionnée l’opinion d’Akiba, d’après laquelle celui qui se serait élevé contre les paroles des scribes devait être conduit et exécuté à Jérusalem pendant une des grandes fêtes, afin que tout le peuple en fût instruit. Mais Holtzmann fait remarquer qu’à l’opinion d’Akiba est aussitôt opposée celle de Juda, et l’on trouve dans le Talmud des déclarations interdisant positivement une action judiciaire un jour de sabbat (Mischna tr. Beza V, 2, d’après Œhler), même l’après-midi de la veille du sabbat, de peur que le sabbat ne fût entamé (Mischna Schabb. I, 2 f., d’après Œhler). Et si l’on objecte qu’il faut distinguer entre un délit quelconque et un délit purement religieux, comme celui dont parle Akiba, il ne faut pas oublier que Jésus ne fut pas crucifié seul, mais en compagnie de deux malfaiteurs ordinaires.
Il est encore vrai que ces deux malfaiteurs étaient exécutés par le gouverneur romain, comme c’était aussi le cas de Jésus, mais rien n’indique qu’en faisant cette exécution Pilate ait voulu blesser les sentiments des Juifs, comme certainement il l’aurait fait, si le jour du supplice avait été le 15 Nisan. Nous voyons au contraire que le gouverneur fut plein de condescendance pour les Juifs, dès qu’ils lui demandèrent d’enlever les corps pour que le sabbat ne fût pas profané (Jean 19.31-32). Et ne pouvons-nous pas encore conclure de cette demande que si les Juifs regardaient déjà comme une profanation le fait que les corps seraient demeurés sur la croix, la profanation leur aurait paru bien plus grande si la crucifixion elle-même avait eu lieu dans un jour aussi solennel qu’un sabbat ?
Au reste, il est un passage des Actes qui mérite une attention toute particulière dans l’étude de cette question, c’est Actes 12.2-4 : Hérode, y est-il dit, fit périr Jacques, le frère de Jean, par l’épée, et, voyant que cela plaisait aux Juifs, il fit en outre arrêter Pierre. Or, c’étaient les jours des pains sans levain. L’ayant aussi fait saisir, il le jeta en prison, en chargeant de le garder quatre escouades de quatre soldats, avec l’intention de le faire comparaître après la fête de Pâques devant le peuple. Si, d’après ce passage, Hérode n’avait pas craint de faire arrêter Pierre pendant les jours des pains sans levain ou de la fête de Pâques (les deux expressions nous semblent ici identiques, comme dans Luc 22.1), il n’en attendait pas moins que ces jours fussent écoulés pour ordonner le supplice. Or si ce scrupule existait pour toute la série de ces jours, ne devait-il pas être encore, plus marqué pour les deux grands jours de la série, qui seuls avaient un caractère sabbatique ?