Quatre puissances réformatrices – Laquelle réforma l’Angleterre – Réforme papale ? – Réforme épiscopale ? – Réforme royale ? – Ce qu’il faut pour que la Réforme soit légitime – Part de la puissance royale – Part de l’autorité épiscopale – La haute et la basse Église – Événements politiques – Le Nouveau Testament grec et latin – Pensées d’Érasme – Enthousiasme et colère – Vœu d’Érasme – Clameurs des prêtres – Leur attaque à la cour – Étonnement d’Érasme – Ses travaux pour cette œuvre – Edouard Lee, son caractère – La tragédie de Lee – Conspiration
Quatre puissances pouvaient accomplir au seizième siècle une réforme dans l’Église : la papauté, l’épiscopat, la royauté et la sainte Écriture.
La Réformation en Angleterre a été essentiellement l’œuvre de la sainte Écriture.
La Réformation qui émane de la Parole de Dieu est la seule vraie. La sainte Écriture, en rendant témoignage à l’incarnation, à la mort, à la résurrection du Fils de Dieu, crée dans l’homme par le Saint-Esprit une foi qui le justifie. Cette foi qui produit en lui une vie nouvelle, l’unit à Jésus-Christ, sans qu’il ait besoin d’une chaîne d’évêques ou d’un médiateur romain, qui l’en séparerait au lieu de l’en rapprocher. Cette Réformation par la Parole rétablit le christianisme spirituel que la religion extérieure et hiérarchique avait détruit, et de la régénération des individus résulte naturellement la régénération de l’Église.
La Réformation de l’Angleterre, plus peut-être que toutes celles du continent, fut opérée par la Parole de Dieu. Cette assertion paraîtra un paradoxe, mais ce paradoxe est une vérité. Ces grandes individualités que l’on trouve en Allemagne, en Suisse, en France, les Luther, les Zwingle, les Calvin, ne paraissent pas en Angleterre, mais la sainte Écriture y est abondamment répandue. Ce qui, à partir de 1517, et sur une échelle plus étendue à partir de 1526, produit la lumière dans les îles Britanniques, c’est la Parole, c’est la puissance invisible du Dieu invisible. C’est le caractère biblique qui distingue la religion de la race anglo-saxonne, appelée plus que toutes les autres à répandre dans le monde les oracles de Dieu.
La Réformation de l’Angleterre ne pouvait être papale. On ne peut espérer une réforme de ce qui doit être non seulement réformé, mais aboli ; et d’ailleurs, nul ne se détrône soi-même. On peut même dire que la papauté a toujours eu une affection toute particulière pour les conquêtes qu’elle avait faites dans la Grande-Bretagne, et qu’elles eussent été les dernières auxquelles elle eût renoncé. Une voix grave s’était écriée au milieu du quinzième siècle : « Une réformation n’est ni au vouloir, ni au pouvoir des papesn. »
n – Jacques de Lüterbock, prieur des Chartreux, De septem Ecclesiæ statibus opusculum.
La Réformation d’Angleterre ne fut pas épiscopale. Le hiérarchisme romain ne sera jamais aboli par des évêques. Une assemblée épiscopale pourra peut-être, comme à Constance, destituer trois papes compétiteurs, mais ce sera pour sauver la papauté. Et si les évêques ne pouvaient abolir la papauté, ils pouvaient encore moins se réformer eux-mêmes ; la puissance épiscopale, hostile à la Parole de Dieu, et esclave de ses propres abus, était incapable de renouveler l’Église ; elle fit, au contraire, tout ce qu’elle put pour empêcher sa renaissance.
La Réformation d’Angleterre ne fut pas royale. Des Samuel, des David et des Josias ont pu quelque chose pour le relèvement de l’Église, quand Dieu se retournait vers elle ; mais un roi ne peut ôter une religion à son peuple et encore moins lui en donner une. L’assertion si souvent répétée : « C’est du monarque que la Réformation de l’Angleterre tire son origine, » est fausse. L’œuvre de Dieu, ici comme ailleurs, ne peut être mise en comparaison avec l’œuvre du roi ; et si elle la surpassa infiniment quant à l’importance, elle la précéda, quant au temps, de beaucoup d’années. Le monarque faisait encore dans ses retranchements la plus vive opposition, que, sur toute la ligne d’opérations, Dieu avait déjà décidé la victoire.
Dira-t-on qu’une réforme opérée par un autre principe que les autorités établies dans l’Église et dans l’État eût été une révolution ? Mais Dieu, le souverain légitime de l’Église, s’est-il donc interdit toute révolution dans un monde plongé dans le mal ? Une révolution n’est pas une révolte. La chute du premier homme fut une grande révolution ; le rétablissement de l’homme par Jésus-Christ fut une contre révolution, La déformation accomplie par la papauté tint de la chute ; la réformation accomplie au seizième siècle dut donc tenir du rétablissement. Il y aura sans doute encore d’autres interventions de la Divinité qui seront des révolutions dans le même sens que la Réforme ; quand Dieu créera de nouveaux cieux et une nouvelle terre, ne sera-ce pas par la plus éclatante des révolutions qu’il le fera ? Non seulement la réformation par la Parole donne seule la vérité, procure seule l’unité, mais encore elle porte seule les caractères de la vraie légitimité ; car ce n’est pas à des hommes, fussent-ils même des prêtres, qu’appartient l’Église ; elle n’avoue pour son souverain légitime que Dieu seul.
Cependant les éléments humains que nous avons énumérés, ne furent pas tous étrangers à l’œuvre qui s’accomplissait en Angleterre. Outre la Parole de Dieu, on y vit agir d’autres principes moins incisifs, moins primitifs, mais qui ont encore parmi ce peuple la sympathie d’hommes éminents.
Et d’abord, l’intervention de la puissance royale était jusqu’à un certain point nécessaire. Puisque la suprématie romaine s’était imposée à l’Angleterre par plusieurs usages qui avaient force de loi, il fallait bien que le pouvoir temporel intervint pour rompre des liens qu’il avait auparavant sanctionnés. Mais la royauté, en prenant pour elle une action négative et politique, devait laisser à l’Écriture l’action positive, dogmatique et créatrice.
Outre la Réformation de par la Parole, il y en eut donc une autre en Angleterre de par le roi. La Parole de Dieu commença, la puissance royale suivit, et depuis lors ces deux forces marchèrent tantôt ensemble contre l’autorité des pontifes romains, tantôt se heurtèrent l’une contre l1autre, semblable à deux coursiers, en apparence attelés au même char, mais qui tout à coup se précipitent en des directions opposées.
Enfin l’épiscopat, qui avait commencé par combattre la Réformation, fut, en dépit de ses convictions, contraint à l’accepter. Il resta opposé en majorité à l’ensemble de cette œuvre ; mais on vit quelques-uns de ses membres, les meilleurs, pencher les uns du côté de la Réforme extérieure, dont l’essentiel était la séparation de la papauté, et les autres du côté de la Réforme intérieure, dont l’essentiel était l’union avec Jésus-Christ. Finalement l’épiscopat se posa pour son propre compte, et bientôt deux grands partis surnagèrent seuls en Angleterre : le parti scripturaire et le parti clérical.
Ces deux partis ont duré jusqu’à nos jours, et se distinguent encore à leurs couleurs dans le fleuve de l’Église, comme l’Arve sablonneuse et le Rhône limpide, après leur confluent. La suprématie royale, à laquelle, dès la fin du seizième siècle, se sont soustraits de nombreux chrétiens qui ont préféré les voies de l’indépendance, est dans l’Établissement même reconnue des deux côtés, sauf quelques exceptions ; mais tandis que la haute Église est essentiellement hiérarchique, la basse Église est essentiellement biblique. Dans l’une, l’Église est en haut et la Parole en bas ; dans l’autre, l’Église est en bas et la Parole en haut. Dans les premiers siècles du christianisme on retrouve ces deux principes, l’évangélisme et le hiérarchisme, mais avec une différence notable. Le hiérarchisme effaça alors presque entièrement l’évangélisme ; dans l’âge du protestantisme, au contraire, l’évangélisme continua à subsister à côté du hiérarchisme, et même il est demeuré, de droit si ce n’est toujours de fait, l’opinion seule légitime de l’Église.
Il y a en Angleterre, on le voit, une complication, des influences, des luttes, qui rendent l’œuvre plus difficile à décrire, mais par cela même plus digne de l’attention du philosophe et du chrétien.
De grands événements venaient de se passer en Europe. François Ier avait traversé les Alpes, remporté à Marignan une éclatante victoire, et conquis le nord de l’Italie. L’empereur Maximilien, effrayé, n’avait vu que Henri VIII capable de le sauver. « Je vous adopterai ; vous serez mon successeur dans l’empire, lui avait-il fait dire en mai 1516, votre armée envahira la France ; puis nous marcherons ensemble sur Rome, et le souverain pontife vous y couronnera roi des Romains. » Le roi de France, impatient d’opérer une diversion, s’était ligué avec le Danemark et l’Ecosse, et avait préparé une descente en Angleterre pour y établir sur le trône « Blanche Rose, » le prétendant Pole, héritier des droits de la maison d’Yorko. Henri VIII fit preuve de sagesse ; il déclina l’offre de Maximilien, et donna tous ses soins à la sûreté de son royaume ; mais tandis qu’il se refusait à porter ses armes en France et en Italie, une guerre d’un tout autre genre éclatait en Angleterre.
o – A private combination, etc. (Strype’s Memorials, 1 part 2 p. 16.)
La grande œuvre du seizième siècle allait y commencer. Un volume, sorti des presses de Bâle, venait de passer la mer. Arrivé à Londres, à Cambridge, à Oxford, ce livre, fruit des veilles d’Érasme, était bientôt parvenu partout où il se trouvait des amis des lettres. C’était le Nouveau Testament de notre Seigneur Jésus-Christ, publié pour la première fois en grec, avec une nouvelle traduction latine ; événement plus important pour le monde que ne l’eût été l’apparition du prétendant en Angleterre, ou celle du chef des Tudors en Italie. Ce livre, dans lequel Dieu a déposé pour l’homme les semences de la vie, allait seul, sans patrons et sans interprètes, accomplir en Angleterre la plus étonnante révolution.
Érasme, en publiant ce travail à l’entrée pour ainsi dire des temps modernes, n’en prévoyait pas toute la portée. S’il l’eût prévue, il eût peut-être reculé d’effroi. Il voyait bien une grande œuvre à faire, mais il croyait que tous les hommes de bien l’accompliraient d’un commun accord. « Il faut, disait-il, qu’un temple spirituel s’élève dans la chrétienté désolée. Les puissants du monde offriront pour ce sanctuaire du marbre, de l’ivoire et de l’or ; moi, homme pauvre et petit, j’en apporte le fondement ; » et il avait posé devant le siècle le Nouveau Testament grec. Puis, regardant avec dédain aux traditions des hommes : « Ce n’est pas des fondrières humaines, où croupissent des eaux fétides, qu’il faut tirer la doctrine du salut, avait-il dit ; c’est des veines pures et abondantes qui communiquent au cœur de Dieu. » Et quand quelques amis inquiets lui avaient parlé de la difficulté des temps : « Si le navire de l’Église, avait-il répondu, ne doit pas être englouti par la tempête, une seule ancre peut le sauver : c’est la Parole céleste, qui, sortie du sein du Père, vit, parle et agit encore dans les écrits évangéliquesp. » Ces nobles paroles servaient d’introduction aux pages saintes qui allaient réformer l’Angleterre. Érasme, comme Caïphe, prophétisait sans le savoir.
p – In evangelicis litteris, sermo ille cœlestis, quondam e corde Patris ad nos profectus. (Erasm. Leoni, Ep. p. 1843.)
Le Nouveau Testament grec et latin avait à peine paru, qu’il fut reçu, par toutes les âmes bien nées, avec un enthousiasme inouï. Jamais livre n’avait produit une pareille sensation. Il était dans toutes les mains ; on se l’arrachait, on le lisait avidement, on le baisait mêmeq ; les paroles qu’il contenait illuminaient les cœurs. Bientôt la réaction s’opéra. Le catholicisme traditionnel poussa un cri du fond de ses marécages (pour employer la figure d’Érasme). Franciscains, dominicains, prêtres, évêques, n’osant s’attaquer aux esprits généreux, se jetèrent au milieu d’une populace ignorante, et s’efforcèrent de soulever par leurs contes et leurs clameurs des femmes impressionnables et des hommes crédules. « Voici venir d’horribles hérésies, s’écriaient-ils, voici d’affreux Antechrists ! Ce livre, si on le tolérait, serait la mort de la papauté ! — Il faut chasser cet homme de l’école, disait l’un. — Il faut le chasser de l’Église, ajoutait un autre. — Les places publiques retentissaient de leurs aboiements, » dit Érasmer. Déjà les brandons jetés par leurs mains vigoureuses portaient de tous côtés l’incendie ; et le feu allumé dans quelques couvents obscurs menaçait d’envahir toute l’Angleterre.
q – Opus avidissime rapitur..amatur, manibus teritur. (Er. Ep. 557.)
r – Oblatrabant sycophantæ. (Ibid. p. 329.)
Cette colère n’était pas sans raison. Ce livre, il est vrai, ne contenait que du latin et du grec ; mais ce premier pas en annonçait un autre, la traduction de la Bible en langue vulgaire. Érasme la demandait hautements. « Peut-être, disait-il, faut-il cacher les secrets des rois, mais il faut publier les mystères de Christ. Les saints Écrits, traduits dans toutes les langues, doivent être lus non seulement des Écossais et des Irlandais, mais des Turcs et des Sarrasins même. Il faut que le laboureur les chante en tenant les cornes de sa charrue, que le tisserand les redise en faisant courir sa navette, et que le voyageur fatigué, suspendant sa course, se restaure au pied d’un arbre par ces doux récits ! » Ces paroles annonçaient un âge d’or après l’âge de fer de la papauté. Une multitude de familles chrétiennes dans la Grande-Bretagne et sur le continent européen allaient bientôt réaliser ces présages évangéliques, et l’Angleterre devait, après trois siècles, s’efforcer de les accomplir pour toutes les nations de la terre.
s – Paraclesis ad lectorem pium.
Les prêtres comprirent le danger, et par une manœuvre habile, au lieu de s’en prendre au Testament grec, ils attaquèrent la traduction et Érasme lui-même. « Il corrige la Vulgate, disaient-ils. Il se met à la place de saint Jérôme. Il abolit une œuvre confirmée par le consentement des siècles et inspirée par l’Esprit-Saint. Quelle audace !… » Puis, feuilletant le Nouveau Testament, ils en signalaient quelques passages. « Voyez ! disaient-ils, ce livre demande aux hommes de se convertir, au lieu de leur demander, comme la Vulgate, de faire pénitence !… » (Matth.4.17) Partout on tonnait du haut de la chairet. « Cet homme, disait-on, a commis le péché irrémissible, car il prétend qu’il n’y a rien de commun entre le Saint-Esprit et les moines ; qu’ils sont des bûches plutôt que des hommes ! » Un rire général accueillait ces naïves paroles. Mais les prêtres, sans se déconcerter, criaient encore plus fort : « C’est un hérétique, c’est un hérésiarque, c’est un faussaire ! c’est une grueu…, que dis-je, c’est l’Antechrist !… »
t – Quam stolide debacchati sunt quidam e suggestis ad populum. (Erasm. Ep. p. 1193.)
u – Nos clamitans esse grues (cranes) et bestias. (Ibid. p. 914.)
Il ne suffisait pas aux milices de la papauté de faire la guerre dans la plaine, il fallait la porter sur les hauteurs. Le roi n’était-il pas ami d’Érasme ? S’il allait se déclarer le patron du Testament grec et latin en Angleterre, quelle calamité !… Après avoir remué les cloîtres, les villes, les universités, on résolut de protester courageusement, jusqu’en présence de Henri VIII. « Si on le gagne, pensait-on, tout est gagné ! » Un jour donc, à l’office de la cour, un certain théologien (il ne nous est pas nommé), se déchaîna contre le Grec et ses nouveaux interprètes. Pace, secrétaire du roi, qui l’observait, le vit sourirev. Au sortir de l’église, chacun se récria. « Que l’on fasse venir ce prêtre, dit Henri. Puis se tournant vers More : Vous défendrez contre lui la cause du Grec, et j’assisterai à la dispute. » La cour littéraire se forma, mais l’ordre du roi avait enlevé au prêtre son courage ; il s’avança en tremblant, fléchit les genoux, joignit les mains, et s’écria : « Je ne sais quel esprit m’a poussé ! — Un esprit de démence, dit le roi, et non l’esprit de Jésus Christw. » Puis il ajouta : « Avez-vous jamais lu Érasme ? — Non, sire ! — Allez donc, vous n’êtes qu’un sot. — J’ai bien lu, reprit il, tout honteux, quelque chose de Moria (le livre d’Érasme sur la Folie). — Sire, dit Pace, malignement, c’est là, en effet, un sujet qui doit lui être très familier. » Le prêtre ne savait que dire pour se justifier. « Je ne suis pas ennemi du grec, dit-il enfin, parce qu’il vient de l’hébreux. » Chacun se mit à rire. — Sortez, dit le roi impatienté, et ne revenez pas. »
v – Pacæus in regem conjecit oculos… Is mox Pacæo susviter arrisit. (Ibid.)
w – Tum rex, ut qui inquit, spiritus iste non erat Christi sed stultitiæ. (Erasm. Ep. p. 614.)
x – Græcis, inquit, literis non perinde sum infensus, quod originem habeant ex lingua hebraica. (Ibid. p. 347.)
Érasme était étonné de ces débats. Il avait cru bien choisir son moment. Les temps sont à la paix, s’était-il dit ; voici l’heure de glisser dans le monde savant mon Testament grecy ! » Mais le soleil ne pouvait se lever sur la terre, sans que personne s’en aperçût. A cette heure même, Dieu suscitait à Wittemberg un moine qui allait emboucher la trompette, et annoncer le jour nouveau. « Malheureux ! s’écria le timide littérateur en se frappant la poitrine, qui eût pu prévoir cette affreuse tempêtez ? »
y – Erant tempora tranquilla. (Ibid. 911.)
z – Quis enim suspicaturus erat hanc fatalem tempestatem exorituram in orbe ? (Ibid.)
Rien n’était plus important à l’aurore de la Réformation, que la publication du Testament de Jésus-Christ dans la langue originale. Jamais Érasme n’avait mis tant de soin à un travail. « Si je disais mes sueurs, personne ne me croiraita. » Il s’était entouré de plusieurs manuscrits grecs du Nouveau Testamentb, de tous les commentaires, de toutes les traductions, des écrits d’Origène, de Cyprien, d’Ambroise, de Basile, de Chrysostome, de Cyrille, de Jérôme et d’Augustin. Hic sum in campo meo ! » s’était-il écrié quand il s’était vu au milieu de tous ces volumes. Il avait examiné les textes d’après les principes de la critique sacrée. Quand l’intelligence de l’hébreu était nécessaire, il avait consulté Capiton et surtout Œcolampade. Rien sans Thésée, disait-il de ce dernier, en se servant d’un proverbe grec. Il avait corrigé les amphibologies, les obscurités, les hébraïsmes, les barbarismes de la Vulgate ; il avait fait imprimer un catalogue des fautes de cette version.
a – Quantis mihi constiterit sudoribus. (Ibid. 329.)
b – Collatis multis Græcorum exemplaribus. (Ibid.)
« Il faut absolument restaurer le texte pur de la Parole de Dieu, » avait-il dit ; et en entendant les malédictions des prêtres, il s’était écrié : « J’en prends Dieu à témoin, j’ai cru faire une œuvre nécessaire à la cause de Jésus-Christc. » Il ne s’était pas trompé.
c – Deum testor simpliciter existimabam me rem facere Deo gratam ac rei christianæ necessariam. (Ibid. p. 911.)
A la tête de ses adversaires, se trouvait Edouard Lee, d’abord aumônier du roi, puis archidiacre de Colchester, plus tard archevêque d’York. Lee, alors peu connu, était un homme plein de talent, d’activité, mais aussi de vanité, de loquacité, et décidé à faire à tout prix son chemin. Déjà quand il était à l’école, il ne traitait personne d’égal à égald. Enfant, adolescent, jeune homme, homme fait, il fut toujours le même, selon Érasmee, c’est-à-dire vain, envieux, jaloux, glorieux, colère, enclin à la vengeance. Il faut dire pourtant qu’Érasme, quand il s’agit d’apprécier ses adversaires, n’est pas un juge fort impartial. Il y a toujours eu dans le catholicisme romain des esprits peu éclairés, mais honnêtes, qui ne connaissant pas la vertu intime de la Parole de Dieu, ont cru que si l’on substituait son autorité à celle de l’Église romaine, on sacrifiait la seule base de la vérité et de la société. Cependant, tout en jugeant Lee moins sévèrement qu’Érasme, on ne peut fermer les yeux sur ses défauts. Il avait enrichi sa mémoire, mais son cœur était demeuré étranger à la vérité sainte ; c’était un scolastique, et non un croyant ; il voulait que les fidèles obéissent à l’Église sans s’inquiéter des saintes Écritures. C’était le docteur Eck de l’Angleterre, mais avec plus de formes et de moralité que l’adversaire de Luther. Il n’était pas cependant un rigoriste outré. Un jour, prêchant au palais, il récita au milieu de son discours des ballades, dont l’une commençait ainsi :
d – Solus haberi in pretio volebat. (Erasm. Ep. p. 593.)
e – Talis erat puer, talis adolescens, talis juvenis, talis nunc etiam vir est. (Ibid. 594.)
Passer son temps en gaie compagnie.
Et l’autre :
Je t’aime sans être payé de retour.
C’est Pace, secrétaire du roi, qui raconte ce trait caractéristiquef.
f – State Papers, Henry VIII. Etc. 1 p. 10, pub. 1830.
Pendant le séjour d’Érasme dans la Grande-Bretagne, Lee, voyant son influence, s’était déclaré son ami, et Érasme, plein de courtoisie, lui avait demandé ses conseils sur son travail. Mais Lee, offusqué de cette grande gloire, n’attendait que l’occasion de la ternir. Elle se présenta, et il la saisit. A peine le Nouveau Testament avait-il paru, qu’Édouard se retourna brusquement, et d’ami d’Érasme devint son implacable adversaireg. « Si l’on ne bouche cette voie d’eau, s’écria-t-il en voyant paraître le Nouveau Testament, elle fera périr le navire. » Rien n’épouvante les partisans des traditions humaines, comme la Parole de Dieu.
g – Subito factus est inimicus. (Erasm. Ep. 746.)
Aussitôt Lee forma une ligue avec tous ceux qui, en Angleterre, avaient horreur de l’étude des saintes lettres, dit Érasme. Quoique plein de lui-même, il savait, pour accomplir ses desseins, se montrer le plus aimable des hommes ; il invitait chez lui les Anglais, il accueillait les étrangers, et gagnait de nombreuses recrues par ses bons repash. Assis à table avec ses commensaux, il insinuait de perfides accusations contre Érasme ; et ses hôtes le quittaient « chargés de mensongesi. » « Dans ce Nouveau Testament, disait-il, il y a trois cents passages dangereux, effroyables que dis-je, trois cents plus de mille ! » Non content de travailler de la langue, Lee écrivait des milliers de lettres, et employait plusieurs secrétaires. Y avait-il quelque couvent en odeur de sainteté, il y envoyait aussitôt du vin, des viandes choisies et d’autres présents. Il assignait à chacun son rôle, et dans toute l’Angleterre se répétaient les scènes qu’Érasme appelait la tragédie de Leej. » On préparait ainsi la catastrophe : une prison pour Érasme, et pour l’Écriture un bûcher.
h – Excipiebat advenas, præsertim Anglos, eos conviviis faciebat suos. (Erasm. Ep. 593.)
i – Abeuntes omni mendaciorum genere dimittebat onustos. (Ibid.)
j – Donec Leus ordiretur suam tragædiam. (Ibid. 913.)
Alors Lee lança son manifeste. Quoique faible dans le greck, il rédigea sur le livre d’Érasme des annotations que celui-ci appela « des moqueries et des blasphèmes, » mais que les membres de la ligue regardèrent comme des oracles. Ils se les passaient en secret de main en main, et ces feuilles obscures parvenaient, par des moyens détournés, dans toutes les provinces, et trouvaient une foule de lecteursl. Mais point de publicité ! C’était le mot d’ordre ; Lee en avait trop peur. « Pourquoi, lui écrivait ironiquement Érasme, n’avez-vous pas publié votre ouvrage ? Qui sait si le saint père, vous nommant Aristarque des lettres, ne vous eût pas remis une verge pour morigéner le monde universelm ? »
k – Simon, Hist. Crit. Du. N. Test. p. 246.
l – Liber volitat inter manus conjuratorum. (Erasm. Ep. p. 746.)
m – Tibi tradita virgula totius orbis censuram fuerit mandaturus. (Ibid. p. 742.)
Les annotations ayant triomphé dans les couvents, la conspiration prit un nouvel essor. Partout, sur les places publiques, dans les festins, dans les conciliabules, les pharmacies, les voitures, les échoppes de barbier, les mauvais lieux, au prône, à l’université, pendant les disputes des écoles et les conférences secrètes, dans les librairies, les cabanes, les palais, on déblatérait contre le savant Hollandais et contre le Testament grecn. Carmes, dominicains, sophistes, invoquaient le ciel et conjuraient l’enfer. Qu’avait-on besoin des saintes Écritures ? N’avait-on pas la succession du clergé ? Nulle descente en Angleterre ne pouvait, à leurs yeux, être plus fatale que celle du Nouveau Testament. Il fallait que le peuple tout entier se mît sur pied pour repousser cette invasion audacieuse. Il n’est peut-être pas de pays, en Europe, où la Réformation ait été accueillie par un orage aussi inattendu.
n – Ut nusquam non blaterent in Erasmum, in compotationibus, in foris, in conciliabulis, in pharmacopoliis, in curribus, in tonstrinis, in fornicibus… (Ibid. p. 746.)