Sur mer. — Au Cap. — Une nouvelle année. — Au Lesotho. — A Morija. — Réunion à Maféteng. — Un condisciple. — Thaba-Bossiou. — Cana. — Séjour à Léribé. — Aaron. — Rahab. — Nathanaël. — Lydia Mamosa. — Jonathan. — Deux jours au Camp. — Adieux au Lesotho. — Maféking. — Arrivée d’Alfred Boegner. — Palapchoué. — Visite à Khama. — A Boulawayo. — Arrivée du renfort. — Un dimanche émouvant. — Difficultés matérielles. — Départ d’Alfred Boegner et de M. Alfred Bertrand. — En route pour le désert. — Mort d’un driver. — Du repos dominical. — Arrivée au Zambèze. — Kazoungoula. — Mort de Mme Louis Jalla. — De Kazoungoula à Séchéké. — Mort de Mme Juste Bouchet. — Seul ! — En route pour la Vallée. — Sénanga. — Nalolo. — Léalouyi.
Coillard s’était embarqué avec M. Théophile Verdier et avec ses deux Zambéziens, Sémondji et Samata ; il comptait se rendre au Lesotho, puis rejoindre à Boulawayo le renfort qu’il devait amener au Zambèze. M. Alfred Bertrand accompagnait Coillard et, sur le même bateau, se trouvaient M. et Mme Georges Lorriauxa, missionnaires qui partaient pour le Lesotho. La navigation fut très agréable, Coillard en profita pour beaucoup travailler ; le 27 décembre, il débarquait au Cap :
a – M. et Mme Georges Lorriaux sont morts au Lesotho, l’un en 1908, l’autre en 1912.
« Notre voyage est vraiment un voyage idéal, une excursion de plaisir et je me prends à regretter d’arriver si tôt au bout. Peut-être que je recule un peu devant ce qui m’attend. Une fois au Cap, mes grandes responsabilités recommenceront. Mais Dieu m’aidera. »
Le Cap, 1er janvier 1899. — « Demeure en moi. » C’est la parole de mon Maître, j’en avais besoin. Demeurer en lui, lui en moi. Je me contente souvent de demeurer près de lui, de travailler pour lui, de lui faire de fréquentes visites, de parler de lui. Mais demeurer en lui ! Ah ! c’est encore une leçon dont je sais à peine l’a b c. J’en parle beaucoup et probablement qu’on s’imagine que je suis plus avancé que je ne le suis en réalité.
Et lui, mon Maître ? Comment un si grand Roi peut-il demeurer dans une chaumière délabrée ? Oh ! le péché ! Quelles tentations ! quelles luttes ! Pourquoi n’ai-je donc pas toujours la victoire ? Demeure en moi, Jésus ! Prends possession de tout mon cœur, de toute ma volonté, de toute mon imagination, de toutes mes pensées. Toi en moi, et moi en toi, comme la flamme et la chaleur, la lumière et le calorique. C’est rempli de ces pensées que j’ai commencé la nouvelle année. Je suis dans un affaissement spirituel qui me désole.
Au Cap, Coillard fut très occupé par les mesures à prendre pour les bagages et pour préparer la grande expédition ; tout lui fut singulièrement facilité.
Que de raisons n’ai-je pas de louer Dieu ! Il me fait trouver grâce devant les hommes, c’est plus que je n’attendais. Mon âme, bénis l’Éternel !
Le mardi 17 janvier, Coillard, accompagné de M. Bertrand et de ses deux noirs (M. et MmeLorriaux et M. Verdier avaient pris les devants), partait pour le Lesotho ; en approchant de Taba-Nchou :
Mon cœur bondissait, tressaillait de joie. Je rencontrai des natifs qui, timidement, levaient leur chapeau et criaient : « Bonjour, Monsieur. » — « Bonjour, mes frères, » leur répondais-Je, et cela amenait toujours un bon sourire sur leurs lèvres et leurs visages s’illuminaient et ils répondaient tout ébahis : « Bonjour, père ! Bonjour, missionnaire ! » Je me sentais revivre.
Mardi 24 janvier 1899. — Enfin au Lesotho ! J’ai besoin de m’isoler et de m’absorber dans mes propres pensées. Chaque montagne que nous voyons a son histoire et me rappelle des souvenirs. Nous arrivons au Calédon. Il a plu, le passage présente quelque danger. Mais il y a un bac. Évidemment le batelier sait qui nous sommes, il se hâte de traverser et me salue par mon nom. C’est un de mes anciens paroissiens de Léribé, nous causons. Puis, à l’autre rive, je demande ce qu’il y a à payer : « Rien pour vous, rien pour les missionnaires, » me dit-il. — « Merci ! » et nous partons au galop.
Nous voici à Masérou ; nous passons en vue de Bérée, là-bas, c’est Thaba-Bossiou ! Mon cœur bondit. Nous approchons de Masianokeng. Voici trois cavaliers arrivant à bride abattue : c’est Joas, son fils et son neveu ! Ce Joas que nous avons élevé et instruit ! Mon brave Joas, je le reconnais bien à ce franc sourire qui découvre ses belles dents et illumine son visage. C’est un homme maintenant ; son fils, un de mes nombreux « enfants » et qui porte mon nom, est un des bons élèves de notre école normale de Morija. Sur le monticule où se trouve l’annexe, toute une foule en habits de fête entonne à notre approche un chant de circonstance, pendant que les vieux se pressent autour de moi et se disputent mes mains. La mère de Joas, elle, accourt en sanglotant et couvre mes mains de baisers et de larmes. J’étais moi-même très ému. Arrivent alors MM. Jacottet, Lorriaux et Verdier, venant de Thaba-Bossiou, la famille Henry Dyke, Alfred Casalis, Louis Mabille et ses sœurs, et encore des natifs. C’est à peine si nous pouvons tenir dans la petite salle où Joas nous a servi le festin qu’il avait préparé. Chacun mange de son mieux sur le pouce, pendant qu’un orage rafraîchit l’atmosphère embrasée. Puis nous nous rendons à la chapelle, qui est comble, où je salue tous ces amis et rends grâces à Dieu avec eux de sa protection. Dieu a merveilleusement béni l’œuvre de mon fils en la foi. Impossible de décrire les sentiments divers qui se combattent en moi.
C’est aux salutations et aux poignées de mains que je m’arrache pour monter en voiture pour Morija. Qu’elles sont belles nos montagnes tabulaires, couronnées de rochers et agrémentées de pics, qui, en me rappelant tout un passé, me parlent de la bonté et de la fidélité de Dieu.
Morija. — Comment décrire notre arrivée ? Nous étions encore loin de la station qu’une troupe d’hommes à cheval et le chef Sétha en voiture arrivaient à notre rencontre : « Hip ! hip ! hourrah ! » et les chapeaux volaient en l’air. Sétha improvisa alors une harangue chaleureuse qu’il termina en entonnant : « O Père ! combien grand est ton amour. » C’est son cantique, disait-il, il faut le chanter avec lui ; et ces puissantes poitrines le chantaient à faire trembler la terre. Notre escorte faisait boule de neige. Plus loin, c’est toute une foule qui nous attend en chantant des chants de circonstance, avec les écoles, drapeaux en tête. Asser, l’intrépide pionnier de la mission et mon ancien compagnon de voyage lors de notre première expédition, lit, au milieu d’un grand silence, un discours auquel il me faut répondre par quelques mots.
Je n’aime pas les démonstrations, je les supporte mal. J’avais cependant assez d’empire sur moi-même. Mais quand nous arrivâmes au presbytère, quand je me rencontrai avec nos deux veuvesb, moi veuf aussi, dans la maison de mon ami, maintenant si réellement vide, je ne pus me faire violence plus longtemps et contenir mon émotion. Mme Mabille était calme et sereine comme aux jours d’autrefois ; mais, on le voit bien, elle a connu la souffrance.
b – Mme Adolphe Mabille et Mme Edgar-W. Krüger. — M. Krüger, directeur de l’école industrielle, était mort, par accident, le 4 octobre 1898.
On avait décoré la station de drapeaux et de devises ; mais je n’avais rien vu. L’église fut bientôt comble ; le sérieux profond de l’auditoire, les paroles émues, mais sobres, du fils de mon ami et les prières ardentes qui nous transportèrent en présence de Dieu, ramenèrent le calme et la paix dans mon cœur.
Morija, dimanche 29 janvier 1899. — Il a nécessairement fallu refaire connaissance avec les personnes et les lieux. Les personnes ! On emporte dans l’esprit et dans le cœur leur dernière photographie, et, malgré tout bon sens et toute raison, on reçoit un choc en ne les retrouvant plus comme on les avait laissées : ceux-ci ont grandi, ceux-là ont vieilli, beaucoup ont passé et ne sont plus. Mais, vous aussi, vous avez vieilli et vous passez… On sort d’un rêve en retrouvant les enfants d’autrefois maintenant des hommes et des femmes, et, au milieu des vides qui se sont faits, c’est un soulagement de retrouver une vieille Pénélope, un brave Philippe Khomohaka, un vénérable Simon Fékou… Mais on les compte sur les doigts. Les lieux ! ils sont encore les mêmes, mais transformés. La vieille église est encore là, avec son presbytère, mais les arbres ont grandi. L’œuvre aussi a grandi et les bâtiments se sont multipliés.
Là-bas, sur le penchant du coteau, un sentier solitaire conduit au champ du repos et, dans un coin, tout en haut, se trouve la tombe de mon ami. J’y suis resté longtemps, absorbé dans mes pensées et dans mes prières. Il me semblait que j’étais en communion avec lui. Je ne pouvais m’arracher de cette simple tombe avec un rocher brut portant, sur une plaque de marbre, cette inscription :
Adolphe Mabille
1836-1894
Ces journées inoubliables (24 au 30 janvier) se sont passées en entretiens intimes, en courses, en réunions, en soirées familières, où les chants, les méditations et la prière ont laissé leur parfum. Morija est encore ce qu’il a toujours été, une ruche d’abeilles ; on y fait du miel, et du bon.
De Morija, Coillard se rendit à Makéneng, puis à Maféteng.
Maféteng ! C’est là que, dès le matin (31 janvier), nous nous rendons en voiture, pour la grande réunion que M. Vollet y a convoquée. Elle doit réunir les églises d’Hermon, de Makéneng, de Thabana-Moréna et de Siloé. Sur tous les chemins, dans toutes les directions, ce sont des troupes de cavaliers et de piétons, des femmes en grand nombre. On entend des conversations animées et des chants. On le voit, on le sent dans l’air : on va à la fête.
Pendant qu’on dételait nos chevaux, je remontais lentement, avec Sémondji, la rue principale, quand quelqu’un me tape amicalement sur l’épaule. C’est Ra-Boroko, qui porte maintenant le nom de David. C’est le premier ami que j’ai fait en Afrique parmi les noirs, quand j’y suis arrivé en 1857. Il était jeune alors, et moi aussi. Il était venu au-devant de M. et Mme Daumas et leur amenait, de la part du chef Molitsané, son père, des attelages, dont un pour moi, le jeune missionnaire. Ra-Boroko était encore païen, mais il était ouvert, droit et m’entourait d’égards. Nous voyageâmes ensemble pendant des semaines, il n’en fallait pas plus pour nous lier. Nos rapports subséquents, tant avec lui qu’avec son père qui m’avait voué une grande affection, fortifièrent notre amitié. Je l’avais vu, pour la dernière fois, en 1883 ; son père, un vénérable vieillard d’une centaine d’années, était chrétien, mais lui, Ra-Boroko, était encore… un bien brave homme, mais païen quand même. Aujourd’hui, il était là, devant moi, l’image de son père, un homme à cheveux gris, avec la même noble prestance, le même timbre de voix, le même regard profond et lui aussi chrétien et chrétien vivant et conséquent. Quelle joie de nous revoir !
Près de l’église, et par un soleil de feu, je tombe au milieu d’une vraie fourmilière. Immédiatement entouré, assiégé, je ne sais plus à qui répondre, je ne donne plus ma main : on se la dispute. Que de vieilles connaissances oubliées ! que de figures qui me reviennent, mais sur lesquelles je ne puis mettre de noms ! Que de noms même qui ne me disent plus rien ! C’est humiliant et, aux yeux de gens dont la mémoire est un coffre-fort, c’est inconcevable et presque impardonnable. Heureusement, l’heure de la réunion vient m’arracher à l’angoisse de cette gymnastique mentale. L’auditoire se masse au grand soleil et compte, comme à Morija, deux mille cinq cents personnes et plus. Une grande table sert de tribune. L’attention est rivée, malgré l’épouvantable chaleur. Après moi, Sémondji fait une allocution modeste, mais pleine de chaleur. Suivent alors des discours de bienvenue et de salutation, parmi lesquels se fait remarquer celui de Joël, le maître d’école de Makéneng. A mon retour du Zambèze, en 1879, au synode de Thaba-Bossiou, on m’avait reproché de ne montrer à l’horizon que quelque chose de vague, pas même un fantôme. Envoyé comme éclaireur, je n’apportais rien de tangible, pas même un crin de la queue d’un bœuf. Comment me suivre à la guerre sans l’appât bien constaté du butin ? Joël s’empara heureusement de la circonstance et, exploitant mon discours et la présence de mes deux Zambéziens chrétiens, il montra que mon fantôme de 1879 était devenu une grande réalité et qu’en éclaireur infatigable, j’étais retourné à l’ennemi et j’avais rapporté le crin du bœuf, l’assurance d’un riche butin pour des guerriers valeureux. Sémondji était devant eux, il était même déjà un Étienne.
Le lendemain, nous étions déjà de retour à Morija. Nous y arrivions en même temps que Frédéric Ellenberger qui, en deux jours, venait à cheval de Massitissi. Ce brave ami, qui me suit à quelques mois de distance dans la vie et avec lequel nous avons été condisciples en 1856, ne vieillit pas ; il paraît que ces longues courses lui sont encore habituelles. Nous avons partagé la même chambre, et nous avons plus causé que dormi. Comme il est facile, après tout, de construire un pont qui relie le présent au passé ! Il semblait que nous ne nous étions jamais séparés. C’était bien encore l’Ellenberger de la Maison des Missions et de Massitissi.
La Conférence annuelle ayant été ajournée pour attendre l’arrivée de M. Boegnerc, plusieurs frères répondirent avec empressement à l’invitation un peu soudaine qui leur fut faite de venir à Morija m’y rencontrer en Conférence extraordinaire. Parmi les questions communes qui nous intéressent, nous avions à nous occuper de celle des évangélistes que nous fournissent les églises du Lesotho, de la part de responsabilité de celles-ci dans l’œuvre et des moyens de resserrer les liens qui nous unissent. Nous passâmes une bonne journée ensemble et nous la terminâmes par un entretien plein d’actualité et de sérieux sur ce témoignage qui caractérise si bien le ministère de saint Paul et de ses compagnons (Actes 17.6) : « Ces gens ont bouleversé le monde. » Toutes les dames de Morija étaient avec nous, sous les arbres du jardin, et tous nous conserverons le souvenir béni de cette réunion. Ah ! si, nous aussi, nous pouvions être de ces gens qui bouleversent le monde !
c – Alfred Boegner devait revenir de Madagascar par le Lesotho.
Coillard se rendit à Thaba-Bossiou :
Dans ce cadre sévère de montagnes, de rochers et de ruines, au milieu des bâtiments et des jardins, mes pensées cherchent en vain certains groupes de vieillards qu’elles s’obstinent toujours à associer à Thaba-Bossiou. A chaque instant, il me semblait voir sortir du jardin, ou de l’école, ou bien de cette maison modernisée, mon vieil ami M. Jousse. Que voulez-vous ? je vivais dans le passé. C’est ici que je me suis initié à la vie du missionnaire, et que j’ai fait mes premières connaissances avec les Bassoutos, il y a plus de quarante ans. Je dois beaucoup à Thaba-Bossiou et à M. et Mme Jousse. Léribé était leur fille, et missionnaires, chefs et chrétiens d’ici, nous ont toujours entourés d’intérêt et d’affection. Comment ne pas rêver et ne pas se sentir quelque peu oppressé ? L’extrême bonté de M. et Mme Jacottet m’a arraché à ces rêveries et m’a fait revivre dans le présent. J’ai occupé la même chambre que j’occupais il y a quarante ans.
De là, visite à Masérou (6 février), le siège du gouvernement, puis à Cana (7 février).
Je pus admirer cette belle station, dont le presbytère est entouré de corbeilles de fleurs et enfoui dans des bosquets de feuillage. Je me reportais au temps où j’y faisais des courses d’évangélisation ; à ces jours aussi (juillet 1873) que je passai dans une caverne près de celle des Cannibales, attendant MM. Jousse et Kohler pour choisir le site de cette station. Qu’il est loin, ce temps ! M. Kohler est tout blanc, tandis que Mme Kohler est toujours ce que je l’ai connue, avec sa même douceur et sa même amabilité, l’heureuse mère d’une belle famille.
Le jeudi 9 février 1899, Coillard arrive à Léribé.
Léribé ! est-ce bien vrai ? n’est-ce pas un rêve ? Nous avions quitté Cana de bonne heure. Notre frère Kohler nous conduisait en voiture avec M. Bertrand qui m’avait rejoint. Nous venions de passer la montagne de Foubané, quand des cavaliers arrivent au galop à notre rencontre et s’arrêtent tout court, comme interdits, en me reconnaissant dans la voiture. C’était mon brave Philémon Lékhoati qui était accouru avec quelques-uns de ses chrétiens. Pauvre garçon, il ne put contenir son émotion. Je dis garçon, car il a si peu vieilli que j’ai peine à le croire père de sept enfants.
Contournant Tsikoané, nous voyons sur le plateau s’étaler le grand village de Jonathan, le fils de Molapo. Ce village, on le dit un modèle d’ordre et de propreté. Jonathan n’est pas là, il me fait savoir qu’il a dû se rendre auprès de sa mère, Lydia Mamosa, qui est mourante. Mais, au tournant de la route, l’évangéliste Aquilas nous attend avec son école, les chrétiens et toute la population du village. A notre approche, ils entonnent à pleine poitrine un cantique (n° 178) qui m’a troublé singulièrement par les souvenirs qu’il réveille.
Si nous parlons avec tant de ravissement
Du pays des saints
Que les paroles mêmes nous manquent,
Que sera-ce quand nous y serons nous-mêmes ?
Je l’avais composé en 1871, et, en 1873, un jour que je l’enseignais à Léribé, arriva Johanné, l’évangéliste de Tsikoané : il en fut si frappé qu’il l’apprit. Il s’en retourna le même jour et passa toute la soirée, jusqu’à une heure avancée, à l’enseigner à ses enfants. Il s’était à peine retiré qu’il fut saisi de violentes douleurs et, avant l’aube, en murmurant encore : « Que sera-ce quand nous y serons nous-mêmes, » il mourait d’une inflammation d’entrailles. La coïncidence n’avait pas été calculée, mais ce cantique, chanté là même où était mort Johanné et tout près de sa tombe, m’avait remué. J’adressai à cette foule quelques paroles d’affection, je fis la prière et, m’arrachant aux assauts des poignées de mains, je continuai ma route jusqu’au Camp. Là se trouvent la magistrature et un grand village. C’est là que se sont réfugiés nos chrétiens pendant la guerre civile qui a désolé la province en 1880, et c’est là que la plupart sont restés.
A la tête d’un cortège qui faisait boule de neige à chaque pas, je gravis, à cheval, la pente escarpée de la colline et je me trouvai, tout à coup, au milieu d’une foule qui m’attendait avec des drapeaux. On chantait, pendant que Nathanaël, déjà un vieillard, s’appuyant sur son bâton, vint me souhaiter la bienvenue. Je le reconnus et l’embrassai, mais dans ce visage flétri, ces yeux éteints, ce grand corps amaigri et chancelant, je ne retrouvai plus l’ami de ma jeunesse et le compagnon de mes travaux. Je le regardai longtemps, il me regarda et nos yeux se remplirent de larmes.
Puis ce fut la masse qui se rua vers moi. Nous nous rendîmes à l’église ; pour l’occasion, il l’aurait fallu trois fois plus grande. C’est donc dehors que nous nous massâmes pour écouter le discours de Nathanaël, d’une mâle mais attendrissante éloquence, et pour rendre gloire à Dieu. Une averse dispersa nos gens et nous allâmes prendre une collation chez le magistrat, M. Mac Gregor.
La pluie passée, nous partîmes pour la station. Nous voyagions en silence, mais, pas besoin de le dire, il y avait des orages dans mon cœur. Pour moi, chaque contour de la montagne, chaque ravin, chaque rocher avait son histoire et son passé. Enfin, à un détour de la route, dans ce cirque grandiose formé d’une muraille de rochers, la voici, adossée aux flancs de la montagne, ma vieille, ma chère station, qui s’étale devant moi avec ses jardins, ses bosquets. Qu’elle est belle ! C’est là que nous avons vécu, là que nous avons travaillé. Au bas du jardin, de nouveaux groupes, chrétiens et païens, jeunes et vieux, nous attendent, et, à notre approche, eux aussi, ils font retentir les échos des montagnes des doux accents de ce même cantique qu’on chantait à Morija et qui traduit si bien les impressions qui se pressent dans mon âme :
O mon Père ! combien grand est ton amour !
Ce sont alors les mêmes scènes d’émotions, de salutations, de poignées de mains, d’expressions spontanées d’étonnement et de joie. On s’attendait à voir un vieillard décrépit et on me retrouve jeune comme il y a quinze ans. Nous allons, tous ensemble, à l’église, en chantant et nous bénissons Dieu.
Me voici donc à Léribé. Je me demande encore si ce n’est pas un rêve ; mais non : voilà bien ma belle église. J’en reconnais les pierres que mes mains et celles de mes chères ouailles ont arrachées à la montagne. C’est bien là, la grande porte de mon jardin. Voici ce massif qu’on a appelé, à cause de sa forme sans doute, « la larme de Mme Coillard ». Une larme ! Ah ! il y en a eu bien d’autres ! Qui les connaît ? Qui les dira ? … Elle aimait à répéter cette parole du psalmiste : « Tu as compté mes allées et mes venues et tu as mis mes larmes dans tes vaisseaux. » J’arpente de nouveau les allées ; je reconnais presque chaque arbre que nos mains ont planté ; ils ont crû pendant mon absence, ils sont chargés de fruits, ils plient sous le poids. Involontairement mes pas se sont dirigés vers mon vieux pavillon : mêmes piliers, même table, mêmes sièges rustiques. C’est là que nous venions oublier nos soucis, que je recevais mes gens en tête à tête, que nous traitions les affaires, et là encore que nous avions, avec le major Malan, ces petits déjeuners qu’il avait le secret de transformer en réunions de prières.
Je rebrousse chemin vers la maison, cette maison que nous avions si ardemment désirée et que nous avons habitée si peu de temps. Je pousse un soupir et je continue. La maison est bien toujours la même avec ses dalles que je connais si bien, la chambre à coucher avec le même papier dont mes propres mains ont tapissé les murs et le même plafond que j’ai fait il y a vingt ans. Je revois ce petit bois de peupliers, de saules et d’eucalyptus, que nous avons laissés tout jeunes et qui s’élèvent maintenant avec tant de majesté. Je m’arrête avec des yeux humides devant ce vénérable gommier qui, à un mètre de hauteur, mesure tout près de 5 mètres de tour. Il marque l’emplacement de notre première demeure, une hutte de mottes qui nous a abrités toute une année. Un peu au-dessus est la grande cavité qui a servi de repaire aux cannibales et à nous de temple. Plus loin, c’était le village avec ses vergers, aujourd’hui dévastés et en ruines.
Mais assez, ces souvenirs m’écrasent… Je revis dans un passé qui m’enchante. Je cherche encore quelque chose qui me manque partout. Parmi ces visages qui s’illuminent au contact de mon regard, il en est un que je cherche et que je ne retrouve pas. Il était le centre, l’âme de tout cela. Sans elle, tout cela n’est que des masures et un tombeau. Je me réfugie dans mon cabinet de travail, le sanctuaire et aussi le témoin muet de ma vie intime. Par une extrême délicatesse, qui m’a profondément touché, mes amis Dieterlen l’ont mis à ma disposition. Je ferme la porte et, seul avec mon Dieu, j’épanche le trop-plein de mon cœur, je me retrempe dans sa communion et je me fortifie de force.
Mais ce ne peut pas être pour longtemps. C’est à mes amis et à mes ouailles d’autrefois que je me dois. Eux-mêmes l’exigent, ils assiègent ma porte et, le jour fini, ils prennent libéralement sur la nuit. C’est assez naturel : chacun a son histoire à me conter, des conseils et des exhortations à me demander. Tout cela, mon frère Dieterlend, que tous aiment, peut le faire mieux que moi et en meilleure connaissance de cause. Mais cette cure d’âme n’est en somme qu’un prétexte, le besoin de part et d’autre de rétablir le contact personnel, interrompu depuis tant d’années. Que de tristesses, que de plaies, que de souffrances ! Mais aussi, que de joies pour moi, que d’encouragements ! Et quelle édification j’ai trouvée dans ces courts entretiens !
d – M. et Mme Hermann Dieterlen occupaient Léribé depuis le commencement de 1895.
H. Dieterlen (1850-1933)
Un jour, quelqu’un frappe à ma porte. J’ouvre, et devant moi se tient, comme une statue, un homme mal vêtu et à l’air profondément triste. « Mon ami, qui es-tu ? » — « Eh quoi ! tu ne me reconnais pas, mon père ? » Cette voix me remit ses traits. C’était Aaron, mon pauvre Aaron, l’évangéliste qui nous a accompagnés chez les Banyaïs, puis au Zambèze, un de mes enfants en la foi. Aigri par les difficultés du Zambèze, il s’est rapatrié. A son retour à Léribé, il a trouvé une de ses belles-sœurs veuve et il n’a pu résister à la tentation d’user du droit que donne le paganisme en pareille circonstance et qui rappelle celui du retrait lignager chez les Juifs. Cela troubla naturellement son ménage et faillit amener un divorce complet avec sa femme légitime. Plus tard, cette belle-sœur se convertit et le quitta. Mais la brèche était trop grande entre lui et Ma-Routhé. C’est alors que le malheureux Aaron, de propos délibéré, a fermé les yeux et les oreilles et a épousé, à la païenne, une femme païenne. Il me racontait tout cela en versant des torrents de larmes et avec une voix entrecoupée de sanglots. C’était une scène des plus déchirantes. Il m’avouait n’avoir jamais parlé aux chrétiens de son projet de bigamie : « Car je savais, disait-il, que pas un ne m’eût approuvé. » Il avait cherché conseil auprès de ses relations païennes : toutes, unanimement, l’avaient désapprouvé. Mais rien ne l’arrêta. Et, maintenant, il est bourrelé de remords ; et, cependant, il n’a pas le courage de revenir en arrière. Je lui parlai avec toute la tendresse et la fermeté dont j’étais capable ; il se calma un peu. Nous nous mîmes à genoux et je lui demandai de prier. Sa prière fut un cri de douleur. Sa voix fut étouffée par les sanglots. Je pleurai avec lui. Je criai à Dieu et puis le laissai seul prosterné dans ma chambre, se roulant en agonie, poussant des cris de désespoir et versant des torrents de larmes. Mon pauvre Aaron ! Cette scène me poursuivra longtemps. Que fera-t-il ? S’il tergiverse, s’il faiblit, s’il tarde, il est perdu.
Heureusement que j’ai eu d’autres visites qui m’ont fait autant de bien que celle-ci m’a navré. Il fallait causer avec la vieille Rahab, qui a reporté sur nos successeurs à Léribé l’affection et le dévouement qu’elle avait pour nous. Il fallait aussi avoir un tête à tête avec tant d’autres dont les figures s’épanouissent et les cœurs se dilatent au contact du missionnaire d’autrefois. A mon vieil ami Nathanaël, je donnai tout un jour, et un jour qui a passé bien rapidement. Je l’ai laissé causer, il avait tant à me dire ! Il me parlait de la tribu, de l’église, de sa famille, de lui-même ; il entremêlait ses récits des souvenirs du passé, de nos travaux en commun, de nos courses d’évangélisation et d’autres, de cette vieille amitié qui date de mon arrivée à Léribé, avant même qu’il fût chrétien, et que rien n’a jamais voilée. Je le retrouvais tout entier, le Nathanaël d’autrefois, un homme sans fraude, toujours droit, toujours fidèle. Et ce n’est pas peu dire, quand on pense que sa position sociale le place parmi ceux dont le Sauveur a dit qu’il leur est difficile d’entrer dans le royaume de Dieu.
A mon tour, j’ai tenu à voir mes gens chez eux, piloté par le cher Dieterlen. Je dois ma première visite à Lydia Mamosa, qui, comme je l’ai déjà dit, est mourante. Nous la trouvons dans une vieille hutte où on l’a transportée. Elle est entourée de ses filles, toutes chrétiennes. Leur joie est grande et chacune d’elles prend plaisir à rappeler le vieux temps où ces jeunes filles d’alors se disputaient le privilège de faire ma cuisine, et même de la manger. Mamosa, elle, une vraie Lydie, la première femme du Lesotho dont le cœur se soit ouvert à la grâce de Dieu, a semblé reprendre vie. Elle peut avoir quatre-vingt-cinq ans ; elle a la pleine possession de ses facultés. La grâce de Dieu répand un reflet de beauté sur ce visage flétri par l’âge et la maladie, et le rend vénérable. Elle parle des choses de Dieu avec tant de naturel, de simplicité et de chaleur, qu’on sent bien que son cœur en est plein. Elle a toujours été pour nous comme une mère. Quand Molapo, son mari, est retourné au monde, il l’a entraînée avec lui ; mais, chez elle, le feu couvait sous la cendre, et quand le vent souffla, il produisit une flamme qui ne devait plus s’éteindre. Sa constance et sa fidélité, dans la position difficile qu’elle occupait, nous ont souvent édifiés.
Je profitai de l’occasion pour rendre à Jonathan la visite qu’il m’avait faite. Il est le fils de Molapo et il est aussi mon enfant, puisqu’il a grandi dans ma maison, et, aujourd’hui, il s’en fait un honneur. C’est un bel homme, un parfait gentilhomme, mais un païen enragé, malgré son éducation. La seule chose qu’on puisse mettre à son crédit, c’est que lui au moins, — une rare exception au Lesotho, — il est sobre. Il vient de reconstruire la belle maison de son père, incendiée pendant une guerre civile. Je l’en félicite ; lui-même en est très fier ; il m’en fait immédiatement les honneurs et me conduit de pièce en pièce. Dans l’une se trouve un cercueil : c’est le cercueil de sa mère. Il ne voulait pas être pris au dépourvu, il croyait même que Dieu m’avait amené pour l’occasion.
Une autre visite fut pour le Camp. Qu’ils passèrent vite, ces deux jours, au milieu de mes gens ! Dans chaque maison où nous allions, c’était une vraie fête.
Comme je devais passer deux dimanches à Léribé, M. Dieterlen avait eu l’heureuse idée de convoquer tous les chefs de cette partie de la tribu pour le premier, et toutes les annexes, c’est-à-dire l’église tout entière, pour le second. Chaque service a donc eu son caractère spécial. Les auditoires étaient aussi nombreux qu’à Morija ; on était venu de loin et on s’est réuni sous les arbres.
J’avais bien des choses à dire à ces chefs et fils de chefs qui tous, à peu d’exceptions près, sont ivrognes et dissolus, et font parade de leur paganisme recouvert d’un vernis de civilisation. Jonathan, surtout, ne manqua pas de me répondre et de commenter mes remarques, dont il ne pouvait que reconnaître la justesse et la force.
Mais le jour qui ne s’effacera jamais de ma mémoire, c’est le dernier, où l’église entière s’était assemblée. Des Boers chrétiens, qui m’avaient connu, étaient venus ; Jonathan, et d’autres aussi ; deux mille à deux mille cinq cents personnes étaient réunies sous les saules que j’ai plantés. Parmi les dernières allocutions à moi adressées, celle de Philémon était caractéristique ; il me présenta deux petits enfants qui me remirent chacun, dans une assiette, les souscriptions de l’église pour le Zambèze ; elles se montaient à une vingtaine de livres sterling, ce qui n’empêcha pas que la collecte de la réunion produisît 11 livres sterling, soit 275 francs ; comme aux vieux jours, pas de cuivre ; la plus petite pièce était d’argent et valait six sous.
L’après-midi, communion ; pendant que des centaines de gens se groupaient sous les ombrages, l’église se remplissait de communiants, cinq cents environ. Il faut taire, car elle se devine sans peine, l’émotion qui me saisit quand, une fois encore, la dernière, j’entrai dans le temple et montai dans ma chaire. L’impression de ce service est indescriptible et inoubliable. J’avais devant les yeux la preuve irrécusable que Dieu avait béni son œuvre ici, malgré toutes les péripéties par lesquelles elle avait passé. C’était comme un nouveau sceau que Dieu apposait à la vocation que nous avons reçue de lui pour le Zambèze.
Le lendemain matin, lundi 20 février, c’étaient les adieux. Si tôt ! Et quand je pense à toutes les appréhensions que m’inspirait la perspective seule d’une visite à Léribé ! J’en tremblais. J’y allais tenant mon cœur à deux mains, me cuirassant contre toute sentimentalité et m’attendant à ne jouir de rien. Et voilà qu’il ne me reste que les souvenirs les plus bienfaisants.
J’ai remarqué le progrès en tout : civilisation et œuvre spirituelle. A Léribé, c’était bien plus frappant qu’ailleurs : voir l’église remplie exclusivement de communiants, c’était un spectacle digne des anges. Que n’ai-je pu y planter plus longtemps ma tente ?
Ce ne fut pas, en effet, sans souffrance que Coillard quitta « cette nouvelle France, le berceau de son ministère ». Le Lesotho l’avait reconquis, ressaisi, il avait de nouveau exercé sur lui sa mystérieuse attirance et il constatait, non sans tristesse, que le chemin du devoir l’avait conduit loin de lieux très chers et d’amis très intimes. Ce retour vers le passé, était inévitable chez un homme qui avait fait de grands sacrifices pour aller au loin, en terre inconnue, tracer un nouveau sillon. Mais il réagit :
« Il faut oublier les choses qui sont derrière et au lieu de gémir parmi les masures, il faut, étranger et voyageur, résolument s’élancer en avant et plus haut, vers les réalités éternelles. »
De Léribé, Coillard dut rebrousser chemin et passer par Ladybrand et Bloemfontein : de là, faisant un grand détour en chemin de fer, il se rendit à Kimberley et à Maféking.
Maféking, 4 au 9 mars 1899. — Dieu, dans sa bonté, me réservait une grande surprise. J’étais tout entier à mes affaires et pressé de continuer mon voyage, quand je reçois un télégramme de M. Boegner m’annonçant sa prochaine arrivée à Maféking. Je pouvais à peine en croire le télégramme. Au Lesotho, il avait dû manquer au rendez-vous qu’il m’avait donné. Et voilà notre directeur — pour moi un ami bien cher — qui, après avoir déjà fait à Madagascar une course essoufflée pour rattraper le paquebot, malgré toutes les consignes et les retards, arrive, avant d’être attendu, à la baie de Delagoa, pour recommencer, en Afrique, cette même course affolée ! La fièvre malgache s’est cramponnée à lui comme un vampire, n’importe. Il ignore toutes les difficultés qui semblent rendre son plan impossible, ferme l’oreille aux raisonnements de la prudence ; il se jette en chemin de fer, traverse les territoires portugais et ceux du Transvaal, et, quand la machine à vapeur lui refuse ses services, il saute bravement dans une de ces carrioles qu’on décore du nom de malle-poste, et, tout malade qu’il est, ballotté sans pitié, de nuit comme de jour, par des chemins qui n’ont pas leur équivalent en Europe, il franchit les distances et arrive à Maféking, où on le dépose plus mort que vif, le jour où j’aurais dû partir. Jugez de notre rencontre ! Les moments s’envolent et on voudrait les retenir. Nous avons tant à nous dire que, chose étrange, nous ne nous disons presque rien, et, en nous séparant pour la nuit, chacun se reproche à lui-même sa sensibilité et ses oublis.
Il est évident qu’une simple entrevue ne nous suffit pas. Ce ne sont pas des heures, mais des jours qu’il nous faut passer ensemble. Une seule solution s’impose. M. Boegner l’a compris ; aussi, malgré ses fatigues et la fièvre qui le dévore, décide-t-il de nous accompagner jusqu’à Boulawayo. Cela lui permettra de faire connaissance avec les différents membres de la colonne. Pour moi, je l’avoue, il y avait d’autres raisons, et d’un ordre tout personnel : si bienfaisante que me soit la société d’un ami comme M. Boegner, et si précieux que me soient ses conseils, il me semblait que la présence du Directeur, ainsi que celle d’un homme d’affaires tel que lui, était voulue de Dieu, pour alléger la lourde responsabilité financière qui pèse sur moi. Il verra par lui-même, le Comité de Paris, comme nos amis, verront par lui, l’emploi des fonds qui me sont confiés, et tous comprendront combien c’est plus agréable et facile de recueillir l’argent sou par sou, franc par franc, que de le dépenser par schellings et par livres. »
Palapchoué, 10 et 11 mars. — Station de Palapchoué : voilà du nouveau ! La station du chemin de fer se trouve à 16 kilomètres du village de Khama, et, comme c’est la nuit, il faut nous décider à coucher à l’hôtel. Le lendemain, une voiture à quatre chevaux nous emportait à Palapchoué. Notre première visite est pour mon vieil ami Khama. D’aussi loin qu’il nous voit, il vient au-devant de nous en souriant. Nous ne faisons que passer au lékhotla pour saluer les hommes qui s’y trouvent, et nous nous rendons chez le chef. Nous causons, mais j’ai de la peine à retrouver Khama. Il a l’air profondément triste et abattu ; quand il parle, il s’anime ; mais, du moment qu’il ne prend plus une part active à la conversation, il s’affaisse et s’assoupit. Chez lui, le ressort est brisé. Le lendemain, dans une course à cheval qu’il fit avec nous, il était redevenu lui-même et me parlait librement, à cœur ouvert, de ses difficultés et de ses épreuves.
Une autre ombre à notre visite à Palapchoué, c’est que M. Boegner a été si malade qu’il a dû garder le lit presque tout le temps.
Boulawayo, 12 au 17 mars 1899. — Nous y sommes enfin. Il faut se jeter, tête baissée, dans les affaires. La grosse question, c’est celle de nos bagages, non pas exclusivement ceux des dix-huit personnes qui composent l’expédition, sans compter Sémondji et Samata, mais les approvisionnements des missionnaires qui sont au Zambèze et ce qui appartient plus directement encore à la mission : outils, médicaments, presse, canots, etc.
Au milieu de tous ces embarras matériels, comme on fait l’expérience de la bonté et de la fidélité de Dieu ! Rien de ce qui touche ses enfants n’est trop petit à ses yeux.
Boulawayo, dimanche 19 mars. — L’administrateur, le capitaine Lawley, m’a invité, pour un repas, à la maison du gouvernement ; c’est la maison de Cecil Rhodes. Elle est située sur le même plateau où Lobengoula avait sa capitale dont les derniers vestiges ont récemment disparu.
Nos amis, les quatorze, sont arrivés vendredi soir, 17 mars. Quelle émotion ! Nous avons été les recevoir à la gare. M. Boegner n’était pas là. Ses attaques de fièvre étaient si fréquentes et si violentes que le docteur l’envoya à l’hôpital. Il nous inquiéta même. Mais il prit vite le dessus et hier, samedi, un ami, M. Walker, l’a emmené à sa maison de campagnee. Quels bons entretiens nous avons eus ensemble ! Cela fait du bien.
e – Où Coillard logeait également.
[Le renfort des « quatorze », qui s’était embarqué pour l’Afrique le 11 février 1899 à Southampton, se composait de MM. Jacques Liénard, Théophile Burnier et Juste Bouchet, missionnaires consacrés, de Mmes Liénard et Bouchet, de M. R. de Prosch, missionnaire consacré et docteur en médecine et de Mme de Prosch, de M. et Mme Élie Lemue, aide-missionnaires, de M. et Mme Emile Rittener et de M. et Mme Henri Martin, artisans, et de Mlle Éva Dupuy, institutrice. A ces quatorze étaient venus se joindre M. Paul Ramseyer, missionnaire consacré, et Mme Ramseyer qui étaient partis en octobre 1898 et avaient séjourné quelques mois au Lesotho, et M. Théophile Verdier qui était parti avec Coillard.)
Paul Ramseyer (1870-1929)« L’après-midi du dimanche, écrit un des membres de l’expéditionf, fut consacré à une réunion chez des amis de M. Coillard avec ce dernier et M. Boegner. C’était tout ce qu’il y a de plus émouvant. Nous avons commencé en chantant : « Oui, je bénirai Dieu tout le temps de ma vie. » Puis, M. Liénard a fait la prière suivie par le cantique « En toi, Seigneur, j’ai mis ma confiance ». M. Boegner nous a lu Rom.1.8-17 ; ensuite il nous exprima sa joie profonde d’avoir réussi à venir à Boulawayo, puis il nous donna des conseils pour notre vie en mission. Nous avons senti, en ce moment même, toute la responsabilité que notre tâche nous imposait. M. Coillard, reprenant une des dernières phrases de M. Boegner : « Le succès d’un missionnaire dépend de la santé de son âme, » ajouta quelques paroles « Pour ma part, dit-il, je crois que le succès du missionnaire dépend de l’amour qu’il a pour le païen. Il est très facile à aimer de loin, mais, vu de près, couvert d’ocre et de graisse, il est facilement un sujet d’aversion. » Mon mari termina par la prière et nous chantâmes : « Jusqu’à la mort nous te serons fidèles. »
f – Mme de Prosch, dans les Nouvelles du Zambèze, 1899, n° 2, p. 56. M. et. Mme Ramseyer n’assistèrent pas à cette réunion, étant allés, dès le samedi, s’installer au campement, hors de Boulawayo.
J’ai immensément joui de cette réunion, dit Coillard. C’était touchant de voir ainsi l’exaucement de tant de prières ! Mon cœur débordait et j’étais ému.
Le lundi 20, au soir, nouvelle réunion à l’hôtel Impérial avec M. Boegner rétabli, et M. Bertrand.
Cette soirée restera pour tous une soirée mémorable. Nous avons dîné ensemble, passé la soirée à chanter des cantiques de consécration et avons décidé, séance tenante, d’en envoyer des échos avec un message à nos amis d’Europe. Après quelques paroles chaleureuses de M. Boegner et une prière, nous nous sommes dit adieu. Plusieurs nous ont accompagnés. Le clair de lune était splendide. L’air pur et calme.
21 mars 1899. — Nos préparatifs de départ avancent. Ce qui m’épouvante, ce sont les dépenses, qui vont se multipliant et s’accumulant. Il y a tous les jours des choses nouvelles auxquelles on n’avait pas songé et qui s’imposent. L’autre jour, c’était la question des tonnelets pour l’eau ; cela représentait tout de suite une somme de 8 livres sterling ; la dépense fut faite, il le fallait. Et puis on découvrit que ces tonnelets ne pouvaient absolument pas suffire, il fallait en doubler le nombre. Puis c’étaient mes wagons eux-mêmes qui, légers de construction, ne pouvaient pas prendre une charge complète, ce qui est une perte pour les voituriers. Le contrat ne prévoyait pas la chose et nous avons failli rompre avec notre entrepreneur de transports, M. Mussong. Il me fallut me débattre et j’obtins, non sans peine, des conditions un peu moins exorbitantes. Mais ce n’est pas tout. Les colis vont s’accumulant d’une manière effrayante. La banque se montre bien disposée à m’aider, mais les affaires sont les affaires et, en affaires, on ne badine pas.
g – M. Coillard avait signé un contrat avec un entrepreneur de transports, M. Musson, qui, pour un prix convenu, devait amener l’expédition, avec, armes et bagages, jusqu’au bord du Zambèze, en face de Kazoungoula. La caravane finit par compter 80 personnes, 21 wagons et 330 bœufs.
Le jeudi 23 mars, M. Boegner partit, Coillard l’accompagna à la station. Une dernière fois, ils prient ensemble et bientôt le train s’ébranle. « Je suis resté à la portière, écrit Boegner, et ai distingué longtemps le flocon blanc de la barbe de M. Coillard ; puis, tout s’est effacé et j’ai compris qu’une belle page de ma vie venait de se tourner. Que Dieu en soit loué et qu’il me donne de faire fructifier tout ce que j’ai pu apprendre et recevoir pendant ces quinze derniers jours ! » De son côté, Coillard disait de ces quelques journées passées avec le Directeur :
Nous avons eu ensemble de délicieux moments de causerie et de prière. C’est une âme ardente et on se réchauffe à son contact.
Les uns après les autres, les membres de l’expédition s’établirent dans leurs wagons à un campement hors de Boulawayo. Le 22 mars, une première bande se mit en route, une seconde suivit le lendemain. Coillard restait seul à Boulawayo avec M. Bertrand pour prendre les derniers arrangements et charger les dernières caisses ; quelques retards survinrent encore.
25 mars. — Encore à Boulawayo ! Pourtant jamais je n’ai fait de plus nombreuses expériences de la bonté de Dieu. Si à chaque jour, à chaque pas, les difficultés ont surgi, toutes ont été aplanies. Mais maintenant nous avons vingt wagons. Musson est sur les dents.
Le lundi 27 mars, Coillard allait enfin s’installer dans sa voiture qui l’attendait hors de la ville. M. Bertrand l’y accompagna, puis ce furent les adieux :
Le soleil se couchait, on attela, un dernier mot, une dernière poignée de main, une carte avec un message au crayon pour les Zambézias, et notre vie commune est chose du passé. M. Bertrand retourne seul en ville et moi je tourne mon visage vers l’immense désert qui me sépare du Zambèze. Depuis trois ans, je vis dans les adieux.
28 mars 1899. — Nous avons voyagé hier soir jusqu’à 10 heures. Ma voiture est encombrée. Mais, dans peu de jours, tout trouvera sa place. J’ai passé ma première nuit en wagon ! Comme j’en ai joui ! Avec quel entrain Sémondji et Samata m’ont préparé mon souper !
Le mercredi, 29 mars, Coillard rejoignit l’expédition.
Quelle joie quand j’arrivai, tous accoururent à ma rencontre. Nous sommes restés campés tout le milieu du jour. Il y a un excellent esprit dans la caravane. Avec eux, on se sent presque jeune.
Le même jour, un des conducteurs noirs mourut et Coillard fit le service funèbre.
Nous étions tous sous de solennelles impressions en voyant la fosse se fermer sur la dépouille mortelle de l’un des nôtres. Une demi-heure après, les bœufs étaient attelés, le signal du départ donné, nous levions le camp et nous reprîmes notre route comme d’habitude, laissant ce tombeau solitaire, visité peut-être par les animaux carnassiers et qui restera ignoré jusqu’au grand jour de la résurrection.
La caravane trop nombreuse dut se diviser en deux bandes. Ce voyage fut fécond en aventures, de celles qui sont communes à tout voyage en wagon en Afrique ; si elles ne surprenaient pas Coillard, elles étaient nouvelles pour toute cette belle bande de jeunes : wagons embourbés ou renversés, timons brisés, gués dangereux, manque d’eau, route difficile à trouver ou perdue, forêts épaisses, sable profond, chasses plus ou moins fructueuses, lions parfois imaginaires. On s’invite pour les repas, on se réunit, on chante beaucoup, et Coillard écrit : « Ces repas en commun sont charmants de liberté et d’abandon. » L’expédition, à cause de la quantité d’eau qu’il lui fallait journellement, dut prendre une route nouvelle.
5 avril 1899. — Notre expédition est comme une corbeille de fleurs dont chacune a ses couleurs et son parfum, le parfum de la grâce de Dieu. Je les aime vraiment comme mes fils et mes filles ; je jouis de leur entrain, de leur joie et de leur vie.
Dimanche 9 avril. — Forcément nous dûmes faire une étape ce matinh, et même une plus longue que d’habitude, pour arriver à l’eau. Partis à 2 heures du matin, nous sommes arrivés ici à 5 heures et demie, non loin d’un coude de la rivière, et nous avons dételé tout près d’un bois où nous avons passé le dimanche.
h – Coillard note dans son journal : « Il avait été bien entendu à Boulawayo que nous ne voyagerions jamais le dimanche, excepté quand il faudrait absolument aller à l’eau. »
La question du voyage le dimanche est délicate, de quelque côté qu’on l’envisage : on voyage en chemin de fer, en omnibus, en fiacre, à cheval et à pied, pour une raison ou pour une autre ; en voyageant, on maintient ce que l’on condamne en principe : l’esclavage d’un grand nombre d’animaux domestiques et d’hommes, pauvres ouvriers dont la vie est ainsi sacrifiée pour le public. Et pourtant que faire ? Il y a des nécessités, des exigences. Mais où tirer la ligne entre le plaisir, l’utile et l’urgent ?
Nos hommes, M. Musson et ses compagnons, sont plus logiques que nous autres et ne comprennent pas a priori que ce soit plus mal de voyager le dimanche en Afrique qu’en Europe, et ils ne manquent pas d’arguments. Pour nous, nous avons subi la nécessité et disons bien haut que nous espérons que cette fois-ci sera la dernière.
Le 15 mai, Coillard, accompagné de M. Verdier, prit les devants pour aller au bord du Zambèze recevoir les bagages qui avaient voyagé plus vite que l’expédition ; il arriva, le même soir, à Pandamatenga, où il revit avec mélancolie les ruines de la maison Westbeech et de l’établissement des Jésuites. Le lendemain :
Nous nous mettions en route cheminant dans cette immense plaine de Gazouma bornée seulement par l’horizon, sans arbre, sans eau, sans vie. C’est là que, presque mourant, en 1896, je pataugeai, de fondrière en fondrière, pendant plus de vingt jours.
Le 19 mai 1899, Coillard arriva à Léchoma et de là il poussa directement jusqu’au Zambèze. M. Coïsson vint le chercher et lui fit traverser le fleuve, pour l’amener à Kazoungoula : « Oh ! la joie d’arriver ! » s’écrie-t-il. [M. et Mme Auguste Coïsson étaient partis pour le Zambèze en mars 1897 ; après un voyage très difficile, interrompu par un séjour de six mois à Palapchoué, ils étaient arrivés à Kazoungoula le 28 juin 1898, en même temps que M. et Mme Louis Jalla, partis d’Europe un an après eux. M. Coïsson séjournait à Kazoungoula en attendant de s’établir aux Chutes Victoria où une station avait été décidée par la Conférence tenue à Kazoungoula lors de son arrivée. M. et Mme Louis Jalla avaient été placés à Séchéké.] Toute l’expédition suivit.
« Vous savez le deuil qui a voilé pour nous la joie de l’arrivée. C’est accidentellement que, quelques jours auparavant, le 12 mai, nous avons appris le départ pour le ciel de notre digne et bien-aimée sœur, Mme Louis Jalla, morte à Séchéké le 9 avril. J’avais pour elle une estime qui tenait de l’admiration. Le mot peut paraître fort, mais il ne va pas au delà de ma pensée. Elle était, à mes yeux, un des types de la femme missionnaire.
Voici donc une nouvelle tombe, un nouveau Macpéla ajouté à tant d’autres ; il affirme, de nouveau, notre prise de possession de ce pays qui a recueilli et qui conserve les cendres de nos bien-aimés.
Et maintenant, il faut transporter nos bagages jusqu’à Séchéké, travail des plus harassants ; car, si les canots sont rares, les pagayeurs le sont plus encore et sont devenus d’autant plus exigeants. L’autre jour, nous avions déjà donné en paiement plus de vingt pièces de 40 mètres, sans compter mouchoirs, vêtements, etc. Notre volumineuse bourse, qui nous donne tant de peine à transporter, se fond comme de la cire au feu.
Nous avons tous quitté Kazoungoula le 29 mai. Le premier soir nous campions à Mambova, où nous avions fait un dépôt de caisses pour charger les wagons. A peine avions-nous quitté notre campement, que, nous ne savons absolument pas comment, un feu d’herbe éclata, gagna des tonneaux de pétrole, d’huile et d’esprit-de-vin, et, en un clin d’œil, le plus gros tas de nos caisses était en flammes.
Durant le trajet, nous nous sommes séparés et perdus de vue, dans ces immenses plaines inondées. Ce n’est que le 31 mai que nous nous retrouvions tous à Séchéké.
Une petite difficulté qui a surgi c’est celle de notre Conférence qu’on a convoquée à Nalolo, c’est-à-dire à près de 400 kilomètres d’ici. C’est une impossibilité absolue, vu notre nombre, le manque de pirogues et la saison. Tout le pays est sous l’eau, et ce serait folie d’exposer nos jeunes amis, déjà si fatigués de leur long voyage, aux dangers des rapides et aux miasmes meurtriers de cette époque de l’année. Du reste tous, sauf nos deux artisans Rittener et Martin, et nos deux jeunes amis Burnier et Verdier, qui font la garde des bagages à Kazoungoula, tous paient leur tribut à la fièvre. Quelques-uns nous ont donné et nous donnent encore de l’inquiétude. J’attends les canots que le roi m’annonce dans une charmante lettre de bienvenue. »
Le séjour à Séchéké se prolongeait à cause de l’attente des bagages laissés à Kazoungoula, du transport de ces bagages dans le Haut, et du règlement des comptes.
Séchéké, dimanche 18 juin 1899. — Une grosse ombre, un épais nuage s’est abattu sur nous, la fièvre ! Séchéké est un hôpital. C’est maintenant Mme Bouchet qui nous donne de l’anxiété. Elle est si faible qu’elle n’a plus que le souffle ; nous avons envoyé chercher le docteur de Proschi et nous l’attendons demain. Mais sera-t-elle encore avec nous ? O mon Dieu, je te supplie de conserver la santé à cette belle phalange ! Et tu as accoutumé de m’exaucer.
i – M. et Mme Prosch étaient restés à Kazoungoula pour soigner Mme Ramseyer qui venait d’accoucher et M. et Mme Coïsson.
11 heures du soir. — Mme Bouchet vient de rendre le dernier soupir. Et pendant que, dans notre douleur, nous tombions à genoux et criions à Dieu pour sa grâce et ses consolations, que n’aurions-nous pas donné pour voir, de nos yeux, la scène glorieuse qui se passait au delà du voile, dans le monde invisible : voir les anges la porter et Jésus lui-même la recevoir dans le palais de la gloire éternelle ! Ah ! quand nous chantions dans ces belles réunions de Boulawayo avec M. Boegner, et tous les jours au désert, le cantique dont nous avons fait celui de notre expédition :
Qu’il fait bon à ton service
Jésus mon Sauveur.
Qu’il est doux le sacrifice
Que t’offre mon cœur.
Prends, ô Jésus, prends ma vie.
Elle est toute à toi…
nous chantions joyeux et sincères, mais nous étions loin de nous douter que Dieu nous prendrait si vite au mot, qu’il accepterait ce sacrifice que nous lui faisions de notre vie, et que ce serait à la plus jeune d’entre nous qu’il accorderait ce glorieux privilège.
Elle n’est venue au Zambèze que pour y mourir. Mais qui sait, quoique sa vie ait été courte, combien riche en fruits elle aura été. Dieu, dans sa sagesse infinie, a disposé de cette jeune vie qui lui avait été consacrée. Qui oserait lui en demander la raison ? Il a disposé de ce qui lui avait été donné. Et maintenant, de sa voix belle, ample, sonore, argentine, qui planait dans nos concerts du désert, elle chante Là-Haut, avec les rachetés, le cantique nouveau de Moïse et de l’Agneau.
Dimanche 25 juin. — Encore à Séchéké ! La semaine s’est envolée. Je me suis occupé de mes comptes qui sont considérables et absorbants. Aujourd’hui, baptême de Litia et de sa femme. C’est une de ces belles journées dont on aime à se souvenir.
Léwanika envoya à Coillard de nouveaux messages, puis Mokambaj, fils en la foi de Coillard, puis Sémonja, puis d’autres, avec des canots : « Je ne crois pas encore que ce soit toi qui viennes, lui écrit-il, je m’imagine qu’on me trompe, tant je soupire de te revoir, mon père. » La joie que ces messages causèrent à Coillard fut troublée par les grandes difficultés matérielles dans lesquelles il avait à se débattre pour les transports, par la lourde responsabilité financière qu’il avait assumée, par la maladie de plusieurs membres de l’expédition, enfin par quelques malentendus avec ses collègues du Haut.
j – Mokamba avait été, en février 1899, nommé Ngambéla, soit premier ministre.
10 juillet 1899. — J’ai beaucoup de soucis, d’ennuis et de tristesse. Que Dieu me préserve d’amertume !
Une Conférence préparatoire eut lieu à Séchéké, où l’on décida, sauf ratification par les missionnaires du Haut, le placement des renforts. Quant à Coillard lui-même, il semblait hésiter : se fixerait-il à Léalouyi ou à Séfoula ?
Et moi ? … Hélas ! C’est bien moins simple que cela ne paraît. Je ne voudrais m’imposer à personne.
30 juillet. — O mon Dieu ! supporte-moi et me soutiens ! C’est douloureux d’être seul, seul dans la vie, seul avec ses jouissances et ses passe-temps, seul avec ses préoccupations et ses soucis, seul avec ses plans et ses déboires, seul avec son amertume et ses humiliations, seul au milieu de ses frères comme au milieu du monde. Ah ! comme je le sens ! Quels orages dans mon pauvre cœur ! Quels nuages noirs qui me cachent parfois les rayons du soleil ! Je suis vieux, j’ai soixante-cinq ans. Je ne suis plus bon à rien. Je suis entouré d’une jeunesse ardente, bouillante, parmi laquelle je n’ai pas de place.
Le 8 août, Coillard quittait Séchéké ; il partait par la voie du fleuve, avec les de Prosch, les Liénard, les Rittener qui devaient être placés dans le Haut, tandis que MM. Burnier et Verdier partaient en wagon :
En route, enfin, pour la Vallée ! Quel repos ! L’expédition a pris fin. Nous sommes arrivés au pays des Barotsis. J’ai fait le transport de tous nos biens, payé les porteurs, les canotiers et les conducteurs de wagons. J’ai réglé les comptes, tiré mon dernier chèque et pris congé d’une bonne partie de mes compagnons de route. J’occupe le grand canot du roi, il a voulu que je m’en serve, moi et pas un autre. On m’a fait un pavillon parfait et je puis m’y coucher, m’y asseoir et y être tout à fait à mon aise. Aussi j’ai dormi presque toute la journée, mais dormi d’un profond sommeil, et je me sens tout rafraîchi.
Nous avons eu ce matin un bon culte d’adieu : Mitspak ! Nous étions tous émus. Et puis il a fallu se séparer, ça n’a pas été facile. Ce n’est qu’à dix heures que nous avons pu donner enfin le signal du départ. La journée était belle, le spectacle émouvant de ces quarante et quelques canots qui partaient. Longtemps nous vîmes sur le rivage les mouchoirs blancs s’agiter, puis la route fit un coude et… tout était fini.
k – Gen.31.49 : « On l’appelle aussi Mitspa parce que Laban dit : Que l’Éternel veille sur toi et sur moi quand nous nous serons l’un et l’autre perdus de vue. »
« Pour tous, c’est aller au-devant de l’inconnu, mais je crois que chacun s’y lance sans crainte, déterminé à suivre courageusement le Maître auquel il a donné joyeusement sa vie, et avec la confiance que si son sentier passe à travers des ténèbres, là encore il entendra la voix d’amour lui dire : « C’est ici, marchez-y. » Nous nous aimions quand nous nous sommes rencontrés, nous nous aimions, je pourrais dire comme par intuition, sans nous connaître ; maintenant nous nous connaissons et nous nous aimons davantage. »
Durant le voyage, un batelier mourut de maladie.
14 août 1899. — Le spectre de la mort nous accompagne à chaque étape. En quittant Boulawayo, un conducteur est mort ; en arrivant à Kazoungoula, nous apprenons la mort de Mme Louis Jalla ; à Séchéké, nous avons eu la mort de Mme Bouchet et, en commençant cette dernière étape, voici encore la mort devant nous. Le Seigneur ne veut pas que nous perdions de vue le sérieux de la vie.
Ce n’était cependant pas sans crainte que Coillard se sentait approcher du terme de ce long voyage.
Mardi 22 août. — Je me sens triste. L’avenir est sombre. J’ai la tentation de me demander pourquoi je suis revenu ici. C’est une tentation du diable, je le sais, mais elle est forte et je suis abattu. Mon Maître n’a-t-il pas promis de prendre soin de moi jusqu’à la vieillesse toute blanche ? Où ? quand ? comment le Seigneur me prendra-t-il à lui ? Heureuse est-elle ma bien-aimée ! elle est arrivée. Pour elle plus de points d’interrogation angoissants, tout est lumière, paix et joie.
Mercredi 23 août. — Sénangal ! une station idéale sur la pointe de la colline boisée au pied de laquelle vient aboutir le fleuve qui serpente mollement dans la plaine, à perte de vue. C’est beau ! Ce qui est plus beau, c’est d’y voir une station déjà fondée. Il faut avoir passé ici maintes et maintes fois, comme je l’ai fait, pour être frappé du contraste. Autrefois, en arrivant ici, il semblait qu’en pénétrant dans cette vallée, on entrât dans l’empire des ténèbres, dont le tombeau de Ngouana Mbinyi garde la porte de fer. On ne pouvait se défendre d’une impression de terreur. Aujourd’hui, à l’entrée de ce sombre domaine du paganisme, s’élève un phare qui lancera bientôt ses puissants rayons à la rencontre de ceux de Nalolo et de ceux de Séfoula. Pour bien faire, il faudrait un autre de ces phares à Séoma, un autre à Ngamboué. Ce sera un beau jour quand ces feux-là seront allumés, quand, en descendant et en remontant le fleuve, nous entendrons le refrain de ce cantique sessouto qui fait tressaillir mon cœur de joie :
l – C’est en l’absence de Coillard, à la Conférence de Kazoungoula en 1898, que la fondation de la station de Sénanga avait été décidée.
O mon bien-aimé !
Il est si beau
Dans la bouche des hommes
La réception de nos amis Boiteux a été des plus cordiales. Ils avaient tué le veau gras. Nous avons fléchi les genoux ensemble et béni notre bon Père Céleste. J’ai lu la première partie du psaume 107.
Sénanga dimanche 27 août. — Il m’est impossible de dire la joie que j’éprouve à me trouver ici sur une station missionnaire.
Le jeudi 31 août, Coillard et ses compagnons de route arrivaient à Nalolo où les attendaient M. et Mme Eugène Béguin, titulaires de la station, M. et Mme Adolphe Jalla et M. Georges Mercier ; la station était pavoisée et la réception fut des plus cordiales ; la Conférence eut lieu du 2 au 5 septembre : des explications furent données de part et d’autre, dissipant tout malentendu, les décisions prises à Séchéké furent ratifiées, à peu de chose près. M. et Mme de Prosch et M. et Mme Rittener — celle-ci venait de mettre un fils au monde — restèrent provisoirement à Nalolo, et Coillard partit pour Léalouyi, le 7 septembre, « le cœur plein de joie et de reconnaissance. » L’arrivée à la capitale fut très solennelle ; l’accueil très cordial des Adolphe Jalla, du personnel de la station, du roi, fut suivi d’un entretien intime avec ce dernier.
Je pus lui faire quelques questions directes et lui adresser de sérieuses remontrances qu’il écouta respectueusement.
Léalouyi-Loatilé, 8 septembre 1899. — Psaumes 23 et 121. C’est bien ça ! Impossible de rendre les impressions de cette journée. Je loue et je rends grâce. C’est tout.