Histoire de la restauration du protestantisme en France

2. Lettre de M. d’Aguesseau, procureur-général du Parlement de Paris (1715)

Du 26 mars 1715.

Monsieur,

J’ai reçu ce matin une déclaration du Roy que vous m’avez adressée, par laquelle Sa Majesté ordonne que tous les religionnaires, qui auront refusé de recevoir les sacrements de l’Église dans leur maladie et auront déclaré qu’ils veulent mourir dans la R. P. R., soient réputés relaps, soit qu’ils ayent fait abjuration ou non, ou que les actes n’en puissent être raportés, et sujets aux peines portées par la déclaration du 29 avril 1686.

Je prends la liberté de vous représenter la difficulté que ces mots : soit qu’ils ayent fait abjuration ou non, etc., présentent d’abord naturellement à l’esprit. La justice ne punit point des accusés sur de simples présomptions ; et ce n’est point assez qu’un accusé soit réputé coupable : il faut qu’il le soit en effet pour être condamné. Ces sortes de présomptions peuvent bien avoir lieu dans les matières civiles où la vraisemblance est reçue au défaut de la vérité, mais elles n’ont jamais lieu en matière criminelle où il faut que le crime soit prouvé pour pouvoir prononcer une condamnation. Si l’on y admet quelquefois des présomptions, c’est lorsqu’elles sont nécessaires et qu’elles renferment par conséquent une preuve suffisante du fait ; mais comme il n’y a jamais eu de loy qui ait imposé aux religionnaires la nécessité de changer de religion, on ne peut pas dire qu’il y ait une présomption nécessaire de ce changement. Le Roy a bien aboli l’exercice de la R. P. R. par ses édits, mais il n’a point ordonné précisément aux religionnaires de faire abjuration et d’embrasser la relligion catholique. Toute la rigueur de la loy est tombée sur les relaps, c’est à dire sur ceux qui après avoir abjuré leur mauvaise relligion sont retombés dans leurs anciennes erreurs. Mais pour cela, il faut nécessairement prouver qu’ils en sont sortis, parce que pour tomber il faut s’être relevé, et l’on aura toujours bien de la peine à comprendre qu’un homme qui ne paroit point s’être jamais converti soit cependant retombé, dans l’hérésie et qu’on puisse le condamner comme si le fait étoit prouvé. Il semble donc que, pour ne pas donner atteinte aux règles de la justice qui ne doivent jamais être observées plus exactement que quand il s’agit de religion, et pour affermir cependant l’exécution de la déclaration de 1686, il suffiroit d’ordonner qu’au défaut de preuves d’une abjuration en forme, la partie publique feroit preuve de l’exercice de la religion catholique fait par ceux qui auroient refusé de recevoir les sacrements à la mort. Cet exercice une fois prouvé tiendroit lieu de l’abjuration, parce qu’il feroit voir que les accusés seroient rentrés de fait dans le sein de l’Église et, qu’étant retournés ensuite à leurs premiers égarements, ils méritent d’être punis comme relaps. Si le Roy approuve cette pensée, on pourroit l’expliquer en ces termes : Voulons, qu’en cas qu’on ne puisse rapporter les actes de l’abjuration faitte par ceux de nos sujets nés de parens faisant profession de la R. P. R. ou qui en ont fait profession eux-mêmes, avant ou depuis la révocation de l’Edit de Nantes, qu’il y soit suppléé par les preuves qui seront rapportées pour établir qu’ils ont exercé la religion catholique et en ont fait les actes ordinaires, et que sur lesd. preuves, ceux qui dans leurs maladies auront refusé aux curés, vicaires, ou autres personnes de recevoir les sacremens de l’Église et déclaré qu’ils veulent persister et mourir dans la R. P. R., soient poursuivis comme relaps et condamnés aux peines prononcées par nôtre déclaration, du 29 avril 1686, que nous voulons au surplus être exécutée selon sa forme et teneur.

Il me semble que ce tempéramment satisfait à toutes les vues que l’on peut avoir sur ce sujet sans blesser les principes ordinaires de la justice. Je vous supplie de vouloir bien le proposer au Roy et de me faire savoir ensuite les intentions de Sa Majesté, afin que je m’y conforme comme je le dois.

Je suis avec respect, M. votre, etc.

Signé : d’Aguesseau

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