L'arithmétique. — L'histoire naturelle. — L'astronomie. — La géographie. — La médecine et les médecins. — Les maladies en général. — Les démoniaques. — La lèpre. — La femme malade d'une perte de sang. — La superstition. — Les Esprits. — Les songes.
Le Juif du temps de Jésus-Christ appelait « science » l'étude de la Loi et les spéculations plus ou moins philosophiques dont elle était l'objet. Les chrétiens devaient s'adonner, dès le premier siècle, à des considérations métaphysiques sur les choses religieuses et ils leur donnèrent aussi le nom de science, gnose. Nous n'entendons pas étudier dans ce chapitre la science ainsi comprise ; nous prenons ce mot dans son acception moderne et nous nous demandons quelles étaient les connaissances scientifiques d'un homme instruit, en Palestine, à l'époque de Jésus-Christ. Connaissait-il l'arithmétique ? Savait-il un peu d'histoire naturelle ? Quelles étaient ses idées en astronomie ? Que pensait-il de la géographie ? Enfin quelles étaient ses connaissances médicales ?
L'examen de cette dernière question nous amènera à parler de l'exercice de la médecine au temps de Jésus-Christ, ainsi que des maladies, des mauvais esprits et de la superstition à cette époque.
De l'arithmétique nous n'avons rien à dire ; c'est à peine si les quatre règles sont vaguement indiquées dans l'Ancien Testament[1].
L'histoire naturelle semble avoir été assez développée ; au moins la zoologie, car les descriptions des animaux et de leurs mœurs reviennent assez souvent dans les livres saints. Le livre des Proverbes parle de la fourmi[2] ; celui de Job décrit la biche, l'onagre, l'autruche, le cheval, l'aigle, l'hippopotame, le crocodile[3]. Le même livre nous parle du papyrus, des métaux et de leur formation, des travaux des mines[4]. Dans la Genèse, nous voyons un essai de classification des plantes en herbes qui poussent spontanément, en plantes portant de la semence, et en arbres portant du fruit[5]. Les cétacés sont distingués des autres animaux aquatiques[6] ; les animaux terrestres sont partagés en bêtes sauvages et bêtes domestiques. Plus loin, le Pentateuque est plus explicite : il nomme les ruminants, les animaux qui ont « le sabot divisé, » etc. Ce sont là des essais de classification tout à fait primitifs. A-t-on fait plus tard des travaux plus approfondis, des distinctions vraiment scientifiques ? Nous n'en savons rien.
Sur le système du monde, les Juifs avaient des notions plus étendues sans qu'elles eussent plus de précision. Ils se faisaient une assez grande idée de l'immensité de l'univers. « Il faudrait cinq cents ans, lisons-nous dans le traité Berakhoth, pour parcourir la distance de la terre au ciel qui est immédiatement étendu au-dessus de nous ; le même intervalle sépare un ciel d'un autre et le même, encore, sépare les deux extrémités du même ciel traversé dans son épaisseur. »
Nous avons dit que les Juifs réglaient la longueur du mois sur la durée de la révolution de la lune autour de la terre.
Ils ne faisaient ici aucun calcul et se contentaient d'une simple observation. Quant aux étoiles, ils donnaient des noms à certaines constellations ; Orion, la grande Ourse, etc.., sont nommées dans le livre de Job. Il faut remarquer aussi que, dans la Genèse, le mot que nous traduisons par étendue[7] (Rakia) signifie proprement surface solide, et les Juifs se représentaient le bleu du ciel comme étant solide. Quand il pleut, l'eau passe par des trous percés sur cette surface, ces ouvertures sont les fenêtres ou « les bondes des cieux[8]. »
Les enfants d'Israël s'élevèrent-ils plus tard au-dessus de ces notions naïves et enfantines ? Nous ne le savons pas. Il est évident, en tout cas, que la terre était pour eux, comme pour tous les anciens, le contre de l'univers, et que tous les astres tournaient autour de ce centre immobile.
La géographie des contemporains de Jésus-Christ nous est très exactement donnée dans les Talmuds, et, en les étudiant, on peut arriver à résumer assez complètement les notions géographiques d'un Juif instruit du premier siècle.
Il considérait la terre comme un plan circulaire[9]. Dieu se tient assis au-dessus de ce plan dont le cercle a été tracé autrefois par lui sur l'abîme[10]. Les quatre points cardinaux s'appellent les extrémités des cieux, les quatre pans ou angles de la terre, ou les quatre vents[11]. Pour les désigner, le Juif ne se tourne pas vers le Nord comme nous le faisons, mais vers l'Est. Il regarde l'Orient, à sa droite est le Midi, à sa gauche le Nord et derrière lui l'Occident. Jérusalem est au centre du disque rond et plat qui forme la terre[12]. La surface de ce plan se partage en deux parties : la terre d'Israël et ce qui n'est pas la terre d'Israël. Ses habitants se distinguent de la même manière : il y a les Juifs et les Païens ; ceux du dedans et ceux du dehors. Ces diverses « pressions » sont constantes dans le Nouveau Testament[13]. Les Païens étaient appelés « les Gentils » (Gentiles) ou « les nations du monde », et le mot monde désignait tout ce qui n'était pas d'Israël, tout ce qui ne faisait pas partie du peuple élu et de la Terre Sainte. Le monde représentait ce qui était profane ; ce mot est fréquemment employé dans ce sens par les auteurs du Nouveau Testament et en particulier par saint Jean[14]. La terre d'Israël étant au centre du disque, le « monde » l'entourait de tous les côtés. Aux extrémités, on trouvait la mer, l'immense mer sur laquelle personne ne s'était encore aventuré bien loin. Elle faisait tout le tour du plan circulaire, et comme elle baignait les pays païens, on appelait quelquefois ceux-ci « la région de la mer ». Rabbi Salomon disait : « Toute la région extérieure est appelée région de la mer, à l'exception de Babylone[15] » et Rabbi Nissim : « Il est rigoureux de nommer région de la mer tout ce qui est hors de la terre d'Israël. »
Quelle idée se faisait un Juif de la grandeur du disque terrestre ? Il est impossible de le dire. Il ne devait avoir qu'une assez vague notion de l'étendue de l'empire romain et supposer qu'au delà de ses frontières, après un désert inhabité, on ne devait pas tarder à rencontrer la mer après laquelle il n'y avait rien.
La Palestine elle-même est baignée, disait-on, par sept mers et quatre fleuves[16] :
Sur l'emplacement de la cinquième mer on n'est pas d'accord.
Lightfoot et Bochart voyaient dans cette mer Hultha un petit lac (lac Sirbonis) au Sud de la Palestine, et mentionné par Diodore de Sicile. Bochart pensait aussi à la mer Rouge. Il est d'autant plus difficile de résoudre la question que le nombre sept est un nombre symbolique et que les Talmudistes, pour obtenir ce nombre, ont pu répéter deux fois le lac Samochonite, car il s'appelait aussi lac Houleh, ce qui ressemble à Hultha. La mer Schelyath est probablement le lac Phialé, et quant à la mer Apaméa, elle n'est autre que le lac Takeh près d'Apaméa et il n'est pas en Palestine ; ce qui prouve combien est artificielle la classification des Talmuds. Ailleurs, ils ne trouvent que quatre mers en Terre Sainte : la Méditerranée, le lac de Tibériade, le lac Samochonite et la mer Morte[17].
Les quatre fleuves sont le Jourdain, le Yarmouk, le Kirmion et le Pigah. Nous connaissons le Jourdain. Le Yarmouk est un de ses tributaires, une grande rivière dont l'embouchure est au-dessus du lac de Tibériade. Sur le Kirmion, on n'est pas d'accord. Il faut y voir soit le Kischon[18], soit une autre rivière qui est près de Damas et appelée aujourd'hui el-Barada[19]. Quant au Pigah, nous ne le connaissons pas.
On voit que la géographie juive ressemblait beaucoup à celle des autres peuples antiques. Elle n'avait d'autre base que le témoignage direct des sens et l'observation enfantine. Il est probable qu'aux détails succincts que nous avons recueillis çà et là il faudrait ajouter plus d'une théorie bizarre sur certains phénomènes de la nature, mais les Talmuds sont muets sur ces points secondaires. Les Juifs expliquaient-ils le bleu du ciel par le reflet d'une gigantesque montagne bleue et invisible, comme l'ont fait quelques peuples anciens ? Peut-être. En tout cas ils expliquaient par l'action d'Esprits invisibles tous les phénomènes qu'ils ne comprenaient pas. Nous aurons l'occasion de le constater en traitant de la crédulité au premier siècle, mais auparavant il faut parler des connaissances médicales et de la pratique de la médecine chez les Juifs de cette époque.
Nous résumerons en une seule phrase ce que nous avons à dire sur ce sujet : Tout, le monde s'occupait de médecine et personne n'en savait le premier mot. La médecine scientifique existait en Grèce depuis cinq cents ans, mais, elle n'en était pas sortie. L'ignorance des Juifs en médecine et leur impuissance à s'affranchir de cette ignorance venaient de ce qu'ils voyaient dans la maladie la punition de pêchés commis soit par le patient lui-même, soit par ses parents[20] et qu'ils l'attribuaient presque toujours à l'influence d'un mauvais esprit[21]. La seule guérison possible était alors l'expulsion du démon (ou des démons, quelquefois on en avait plusieurs), et toute la science médicale se réduisait à chercher le meilleur mode d'expulsion. Ce n'était pas le plus instruit qui était le plus propre à cette œuvre de bienfaisance, mais le plus religieux. Plus on était pieux, plus on était apte à guérir les malades, c'est-à-dire à chasser les démons. Chacun exerçait alors la médecine pour lui-même et pour les siens comme il l'entendait. Les Rabbis avant tout, les scribes, les docteurs de la Loi, s'occupaient de chasser les démons et quelques-uns y passaient pour fort habiles. La médication n'était qu'un exorcisme.
On employait pour exorciser des procédés de toutes espèces. Le plus commun était l'incantation[22].
Le Rabbi prononçait une formule magique. Parfois il versait un peu d'huile sur la tète du malade. « Que celui qui prononce l'incantation verse d'abord de l'huile sur la tête du malade, puis qu'il la prononce[23] » Les Talmuds parlent de guérisons chrétiennes faites au nom de Jésus qu'ils appellent Jésus, fils de Pandirah. « Quelqu'un étant malade on s'approcha de lui et on prononça une formule de guérison au nom de Jésus, fils de Pandirah et il fut guéri. » Le traité Schabbath nous rapporte que Rabbi Eliézer, fils de Damah, fut mordu par un serpent. Jacques de Capharnaum[24] s'approcha et voulut le guérir au nom de Jésus, mais Ismaïl ne le lui permit pas[25]. Quelquefois on usait de procédés assez compliqués. Josèphe nous raconte que le roi Salomon avait composé un livre de formules pour chasser les démons, le Sefer Refuot (livre des recettes)[26] et il prétend qu'un des meilleurs moyens à employer est de se servir d'une racine sacrée, appelée Baaras. Elle est, dit-il, couleur de feu, et il est fort difficile de se la procurer, mais quand on la possède, il suffit de l'approcher du malade pour le guérir. Il a été témoin lui-même d'une cure de ce genre faite devant Vespasien. Un juif nommé Eléazar délivra plusieurs possédés en les touchant avec un anneau où était renfermée la précieuse racine recommandée par Salomon et en prononçant la formule de rigueur. Les démons sortirent par le nez des malades qui furent immédiatement guéris ; et, quand ils furent sortis, Eléazar leur ordonna de renverser un vase de terre qui se trouvait là, ce qu'ils exécutèrent aussitôt[27].
Quand le malade n'était pas un possédé, les procédés en usage pour le guérir étaient plus sérieux. La lèpre, par exemple, n'a jamais passé pour une possession. Le malheureux qui en était atteint devait se soumettre à certaines règles très rigoureuses données déjà par Moïse. Il vivait parqué comme un pestiféré, et s'il sortait des limites qui lui étaient assignées, il était condamné à la bastonnade (quarante coups moins un).
Le Temple lui était interdit, mais non la synagogue. « Si un lépreux entre dans la synagogue on lui assigne une place élevée de dix palmes et large de quatre coudées. Il entre le premier et sort le dernier[28]. » Il est reconnu aujourd'hui que ces précautions étaient fort exagérées ; la maladie connue sous le nom de lèpre n'est nullement contagieuse. Elle peut seulement être héréditaire. Se présentait-elle sous une forme contagieuse chez les Juifs de la Palestine ? C'est possible, mais il y avait certainement beaucoup d'ignorance et de préjugés dans le dégoût et l'horreur qu'inspirait un lépreux.
La lèpre devient de plus en plus rare. On en signale encore quelques cas en Egypte, en Asie mineure, en Syrie et aussi en Norvège. Elle a pour cause l'indigence, la mauvaise nourriture, la malpropreté. Non seulement elle est guérissable, mais elle peut disparaître sans que le malade suive aucun traitement. C'est une affection superficielle de la peau, fort peu douloureuse et qui n'empêche pas la santé générale d'être ordinairement bonne[29]. Chez les Juifs on distinguait une première guérison que l'on appelait « purification du lépreux ». Les écailles, qui avaient paru sur la peau, et y avaient formé des disques blancs ou grisâtres se détachaient et tombaient. Le malade était dit « purifié » ou « nettoyé ». Sa guérison n'était pas encore certaine, mais le principe prétendu contagieux avait disparut ; le danger était passé ; il rentrait dans la vie commune. Son premier devoir était d'offrir trois sacrifices[30], le premier était dit d'expiation et le second de culpabilité ; le troisième était un holocauste. Le pauvre offrait des oiseaux, le riche des agneaux. Voici le détail de ces cérémonies au premier siècle : le lépreux se tenait debout près de l'animal, posait les deux mains sur lui, puis on l'immolait. Deux prêtres recueillaient le sang, l'un dans un vase, l'autre dans sa main ; celui qui avait reçu le sang dans sa main allait rejoindre le lépreux dans la chambre dite « des lépreux[31] ». Celui-ci tendait la tête hors de la chambre dans la cour et le prêtre lui touchait avec le sang le lobe de l'oreille, il tendait la main et le prêtre lui touchait le pouce avec du sang ; de même pour le pied. L'autre prêtre venait ensuite et touchait avec de l'huile les mêmes parties du corps. La cérémonie terminée, le malade guéri avait rempli tous ses devoirs religieux. On le voit, la religion était en relation étroite avec la médecine, même quand le malade n'était pas un possédé.
Cependant quelques docteurs essayaient d'employer de véritables remèdes. Les Esséniens, par exemple, connaissaient des plantes médicinales et avaient constaté leurs propriétés. C'est eux qui possédaient le texte du fameux livre de formules du roi Salomon. Peut-être renfermait-il de vraies recettes que l'on pouvait prendre au sérieux. Nous avons nommé l'huile ; on avait reconnu ses propriétés adoucissantes, calmantes, si appréciées aujourd'hui. On la mêlait souvent avec le vin et ce remède est maintenant encore très efficace dans certains cas. On « oignait d'huile le malade[32]. » Il est probable toutefois que ces onctions avaient toujours quelque chose de magique.
On pouvait mêler l'huile et le vin les jours du sabbat et de fêtes ; du moins Rabbi-Méir le permettait[33] : « Si on est malade le jour de l'expiation et dans les jeûnes publics on peut oindre d'huile la partie malade[34]. »
Ce n'est pas tout : çà et là les Talmuds nous parlent de prescriptions pour d'autres maladies ; le gland du cèdre était employé en médecine[35]. Les ophtalmies étaient fréquentes et le nombre des aveugles que l'on rencontre en Orient est considérable. Aussi la Bible parle-t-elle de collyres[36] : on aimait oindre les yeux de salive et de vin ; cette onction faisait du bien, mais il était interdit de la faire le jour du sabbat[37] : « Ne pas mettre de salive ce jour-là sur les paupières. »
Il nous reste, avant de quitter ce sujet, à rapprocher un très curieux passage du Talmud de Babylone[38] du récit que l'Evangile nous fait de la guérison d'une femme malade d'une perte de sang depuis douze ans[39]. « Elle avait beaucoup souffert entre les mains de plusieurs médecins », dit le texte.
Nous savons qui étaient ces médecins : c'étaient les Rabbis, et nous savons aussi quels remèdes ils avaient conseillé à cette femme. R. Jochanan dit : Prenez le poids d'un denier de gomme d'Alexandrie, le poids d'un denier d'alun, le poids d'un denier de safran de jardin, broyez le tout ensemble et donnez-le à la femme dans du vin. Si ce remède ne réussit pas, prenez trois fois trois logs[40] d'oignon de Perse, cuisez-les dans du vin et faites boire ce breuvage à la femme en lui disant : « Sois délivrée de ta maladie. » Si cela ne réussit pas, conduisez la femme à la jonction de deux chemins, placez dans sa main une coupe de vin et que quelqu'un, survenant tout à coup derrière elle, l'effraye en lui disant : « Sois délivrée de la maladie. » Si on n'obtient encore rien, prenez une poignée de safran, et une poignée de foin grec, faites-les cuire dans du vin et donnez-les lui à boire en lui disant : « Sois délivrée de ta maladie. ». Le Talmud continue ainsi, proposant encore une dizaine d'autres moyens à employer, entre autres celui-ci : « Que l'on creuse sept fossés dans lesquels on brûlera des sarments qui n'auront pas encore quatre ans ; que la femme, une coupe de vin dans la main, s'approche successivement de chaque fossé et s'asseye au bord, et chaque fois on lui dira : « Sois délivrée de ta maladie. »
On le voit, le moyen âge n'a rien à envier au Judaïsme du premier siècle et les procédés des sorciers et des exorcistes se ressemblent dans tous les temps. De tels faits nous montrent à quel degré d'extrême crédulité était arrivé le peuple juif.
Nous savons, du reste, combien facilement on l'exploitait. Simon le magicien devait être déjà célèbre pendant la vie de Jésus[41]. On voyait partout des miracles et l'on voulait tous les jours en voir. Les Pharisiens en réclament sans cesse du Christ[42], et saint Paul devait plus tard caractériser son peuple d'un seul mot : « Les Juifs demandent des miracles[43]. » Il n'y avait personne qui ne fût persuadé qu'il s'en faisait beaucoup ; et ces prodiges n'étaient pas seulement l'œuvre de Dieu, ils pouvaient être aussi celle des démons. Une possession était, à sa manière, un miracle. Les mauvais esprits étaient dans l'air, à commencer par le chef de tous, « le prince de la puissance de l'air.[44] ». Aussi les cas de folie, d'hystérie, d'hallucination, étaient-ils fréquents chez les Juifs du premier siècle. S'ils avaient tort d'appeler possession presque toute espèce de maladie, il était bien naturel qu'ils donnassent le nom de possédés ou démoniaques aux malades atteints de ces affections nerveuses si bizarres que l'on étudie aujourd'hui à la Salpêtrière. On sait très bien maintenant ce que sont ces prétendues possessions, et quiconque est témoin d'une des crises de cette maladie comprend aisément que chez les Juifs et au moyen âge on ait cru à l'influence des démons[45]. Ces maladies étaient d'autant plus fréquentes au temps de Jésus-Christ que l'effervescence politique et l'exaltation religieuse étaient plus ardentes[46].
Nous avons dit que les Rabbis s'occupaient de guérisons ; ils passaient tous pour en opérer et pour faire des miracles[47]. « Il fallait que le vieillard, élu membre du Sanhédrin, dit Maïmonide[48], fût savant dans les arts des astrologues, des prestidigitateurs, des devins et dans la connaissance des maléfices. » Les Talmuds nous racontent plusieurs miracles faits par les Rabbis[49]. Les plus renommés pour leur habileté étaient Abba Chelchia, Chami, Rabbi Chachina ben Dossa, et d'autres encore[50].
Voici un de ces récits, nous l'avons choisi de préférence à tout autre parce qu'il ressemble à l'un des miracles racontés dans l'Évangile[51] : « Lorsqu'il arriva au fils de R. Gamaliel de tomber malade, son père envoya deux scribes auprès de R. Chanina ben Dossa pour qu'il implorât la bénédiction divine. A leur arrivée, le Rabbi monta dans la chambre haute de la maison et se mit à prier. En descendant, il leur dit : « Allez, la fièvre l'a quitté. — Es-tu prophète, lui demandèrent-ils, pour que tu le saches ? — Non, répondit-il ; mais voici la tradition reçue : « Si j'énonce facilement ma prière, je sais qu'elle est agréée ; mais, au cas contraire, elle ne l'est pas. »
Ils se sont alors mis à noter par écrit l'heure exacte, et, à leur retour auprès de R. Gamaliel, ils lui en firent part. Par Dieu, dit-il, c'est bien exact ; pas un instant plus tôt ni plus tard la fièvre l'a quitté, et mon fils a demandé à boire[52]. »
On peut se demander jusqu'à quel point on distinguait un fait naturel d'un fait surnaturel. Il est évident que tout paraissait surnaturel, puisque rien n'était expliqué scientifiquement. Les lois de la nature étant inconnues, le miracle était partout. La pluie, l'orage, le vent, étaient des faits surnaturels produit par l'Esprit de la pluie, l'Esprit de l'orage, l'Esprit du vent[53]. Une femme, courbée par l'âge ou la maladie, avait « un Esprit de faiblesse[54]. » On faisait des distinctions théologiques entre ces Esprits. On avait créé certains ordres[55] ; ainsi les Esprits, mauvais n'étaient pas les mêmes que les Esprits impurs. Les maladies venaient des démons ; cependant, il y avait des malades purs et des malades impurs. Une femme, courbée par l'âge, n'avait pas une maladie impure. L'Esprit qui, entrant dans un homme, troublait son intelligence, le mettait hors de sens, était simplement « mauvais[56] ». Celui, au contraire, qui habitait les sépulcres et les endroits immondes, était « impur[57] ». L'Esprit de « Python » était « impur[58]. »
Il y avait aussi des Esprits qui n'étaient ni anges, ni démons, mais simplement « des âmes qui ont été créées et dont les corps n'ont pas été créés[59] », ou bien dont les corps sont morts et qui reparaissent sur la terre sous une forme visible, mais en étant impalpables, C'est ainsi que les apôtres crurent voir l'Esprit de Jésus après sa mort. « Ils croyaient voir un Esprit », dit le texte[60], c'est-à-dire ils ne croyaient pas qu'il fût ressuscité, et pensaient seulement voir son spectre, son âme immortelle, son « Esprit ». Quand les Pharisiens disaient : « Un ange ou un Esprit » a parlé à saint Paul[61], ils désignaient, par le mot Esprit, soit une âme dont le corps n'aurait jamais existé, soit, au contraire, l'apparition d'un des prophètes ou d'un des saints qui étaient morts.
Ces apparitions se produisaient souvent pendant le sommeil, et les Juifs les considéraient comme aussi réelles que les autres. Aucun peuple antique n'attachait plus d'importance qu'eux aux songes, ils jeûnaient pour se procurer des rêves agréables[62]. « Si tu vas te coucher joyeux, tu auras de bons rêves[63]. » Il y avait à Jérusalem vingt-quatre interprètes des songes. « Je leur ai demandé l'explication de mes songes, raconte un vieillard dans un des Talmuds[64], « et, quoiqu'ils m'aient donné des explications différentes, toutes se sont réalisées. »
On croyait aux amulettes ; on en suspendait à son cou. Seulement on ne devait s'en servir le jour du sabbat que « si le médecin l'avait approuvé[65] ».
Pour éviter une fâcheuse rencontre, on récitait un Psaume. Le troisième et le quatre-vingt-onzième étaient particulièrement efficaces, et on les appelait les « Psaumes de rencontre ». « Quel est le Psaume de rencontre ? C'est le Psaume III : « Seigneur, nos ennemis se sont multipliés, etc. ». Et aussi, le Psaume XCI : « Celui qui habite dans le secret du Très-Haut... » jusqu'au verset 9[66]. »
Enfin, certains nombres avaient une valeur secrète et un caractère sacré : les plus estimés étaient trois, sept et dix ; les deux premiers surtout. Ainsi, foi aux nombres sacrés, amulettes, apparitions en songes, visions, spéculations insensées sur les Esprits, sur les revenants, magie, sorcellerie, nécromancie, rien ne manquait à la superstition juive du premier siècle. L'Israélite de cette époque bizarre et tourmentée vivait dans un monde imaginaire qu'il peuplait lui-même suivant sa fantaisie, et il croyait sans peine aux folies les plus ridicules ; il était persuadé d'avance de leur réalité ; au besoin, il les inventait de la meilleure foi du monde. Il est des moments, dans la vie des peuples et des individus, où le surnaturel le plus extravagant passe pour plus naturel et plus authentique que les faits les plus ordinaires. Le Judaïsme du premier siècle traversait un de ces moments-là.
FIN DU PREMIER LIVRE
[2] Proverbes, VI, 6 à 8.
[3] Job, XXXIX, 5-8, 9-12, 13-18, 25 et suivants, 29-30 ; XL, 10-24, 20 et suiv.
[4] Job, ch. XXVIII.
[5] Genèse, I, 11.
[6] Genèse, I, 21.
[7] Genèse, 1, 6. « Dieu fit l'étendue. »
[8] Voir Genèse. VII, 11 et VIII, 2 ; la description du déluge.
[9] Esaïe, XL, 22. Et non pas un « globe » comme on s'est souvent trop pressé de traduire. « Le cercle de la terre » (Houg), dit le prophète.
[10] Proverbes. VIII, 26 et 27.
[11] Esaïe, XI, 12 ; Jérémie, XLIX, 36 ; I Chroniques, IX, 24.
[12] Ezéchiel V, 5.
[13] Ev. de Matth., II, 20 ; 1 Cor., V, 13 ; 1 Tim. III, 7.
[14] Voir Ev. de Luc, XII, 30 ; de Jean, III, 16, 17 ; 1 Jean II, 2, etc.
[15] Gittin, ch. 1.
[16] Jérus., Kilaïm, fol. 32, 1 ; et Babyl., Bava Bathra, fol. 74, 2.
[17] Jérus., Schekalim, IV, 2 ; Schabbath, XIV.
[18] Juges, V, 21.
[19] Nous ne saurions prendre au sérieux la géographie du livre d'Hénoch. L'auteur est sous l'influence de la mythologie grecque ; de plus il mêle l'imagination à la réalité et confond si complètement ses fantaisies individuelles avec les notions géographiques de ses contemporains qu'il est impossible de les séparer. Il est fasciné, lui aussi, par le nombre sept et parle de sept fleuves immenses qui arrosent la terre. Elle-même est formée de sept îles sorties du sein de la mer. Il croit que le soleil se plonge chaque soir dans un océan de feu où sont les morts.
[20] Ev. de Jean, V, 14 ; IX, 1 ; IX, 34.
[21] Ev. de Matth., IX, 32, 33 ; XII, 22/r> ; Luc, XIII, 11, 16.
[22] Schabbath, XIV, 3. Nous avons la formule d'incantation contre la rage, Babyl., Joma, fol. 84, 1, et celle que l'on prononçait contre le démon de la cécité, quand on voulait guérir un aveugle : Avodah Zarah, fol. 12. 2.
[23] Sanh., ch. X ; hal., 1.
[24] Il s'agit assurément ici de Jacques, frère du Seigneur et chef de l'Eglise de Jérusalem.
[25] Jérus., Schabbath, ch. XIV. Trad. Schwab., p. 156.
[26] Jos., Ant. Jud., VIII, 2.
[27] Ant. Jud., VIII. 2.
[28] Negaïm, ch. XIII, hal. 12.
[29] Il est vrai qu'on donne en Orient le nom de lèpre à un grand nombre de maladies ; et celle que nous décrivons ici, appelée aujourd'hui la lèpre vulgaire, est une maladie assez bénigne. Mais plusieurs savants croient que la lèpre décrite dans le Nouveau Testament et dans les Talmuds n'est autre que l'éléphantiasis, maladie très dangereuse et qui parait contagieuse. M. Müller dirige aujourd'hui à Jérusalem un hôpital de lépreux et d'après les rapports envoyés en Europe sur cet établissement, la maladie que l'on y soigne sous le nom de lèpre est contagieuse et très douloureuse.
[30] Ev. de Matth., VIII, 4 ; Lévit., XIV, 2 et suiv.
[31] Dans l'angle de la cour des femmes qui regardait le couchant. Voir notre description du Temple, livre II, chapitres XI et XII.
[32] Ev. de Marc, VI, 13 ; Épître de Jacques. V, 14 ; Ev. de Luc, X, 34.
[33] Jérus., Berakoth, f. 3, 1. Pour lui-même il ne le permettait pas le jour du sabbat.
[34] Babyl., Joma, fol. 77, 2.
[35] Babyl., Gittin, fol, 69, 1.
[36] Apocal., III, 18. Voir sur les aveugles, Deut., XXVII, 18 ; Ev. de Luc, IV, 19 ; Ps., CXLVI, 8.
[37] Maimon. Schabbath, ch. XXI.
[38] Babyl., Schabbath, fol. 110.
[39] Ev. de Marc, V, 26.
[40] Pour la valeur de cette mesure, voyez chapitre XI.
[41] Actes VIII, 11, semble bien le prouver.
[42] Ev. de Matth., XVI, 1 ; XII, 39 ; de Marc, VIII, 11 et suiv. ; de Luc, XI, 16, 29, etc.
[43] 1 Épître aux Corinth., I, 22.
[44] Ep. aux Ephésiens, II, 2.
[45] Voir Revue des Deux Mondes, numéros de janvier et février 1880, art. du Dr Richet.
[46] De tous les miracles, celui qui semblait devoir être le plus remarquable et que chacun désirait voir, c'était une résurrection de mort. Les Pharisiens y auraient trouvé la confirmation précieuse d'une de leurs doctrines favorites. Si on pouvait prouver qu'un mort était ressuscité, quelle victoire pour eux, quelle démonstration écrasante de la supériorité de leur tendance sur celle des Saducéens.
[47] Babyl., Sanhédr., fol. 101, 1. Ajoutez les détails du livre des Actes des apôtres : sur Simon, ch. VIII ; sur Elymas le magicien, ch. XIII ; sur les fils de Scéva, ch. XIX.
[48] Sanhédr., ch. II.
[49] Babyl., Taanith, fol. 24.
[50] Juchas., fol. 20, 1; id. fol. 56, 2 ; Babyl., Berakhoth, fol. 33 et 34.
[51] Babyl., Berakhoth, fol. 34 b.
[52] Comp. Ev. de Jean, IV, 47 et suiv.
[53] Le livre d'Hénoch nomme tous ces Esprits ; une guérison naturelle pouvait donc passer pour miraculeuse.
[54] Ev. de Luc, XIII, 11.
[55] Bemidbar rabba, fol. 157, 2.
[56] Erubhin, fol. 42, 2.
[57] Glos, in Sanhédr., fol. 6.5, 2.
[58] Actes des apôtres, ch. XVI, 16.
[59] Beresch rabba, fol. 34, 2.
[60] Ev. de Luc, XXIV, 37.
[61] Actes des apôtres, XXIII, 9.
[62] Babyl. Schabbath, fol. II, 1. On appelait ce jeûne « jeûne pour un songe. » Voir livre II, chapitre IX.
[63] Schabbath, fol. 30, 2.
[64] Babyl., Berakhoth. fol. 55: 2
[65] Schabbath, VI, 2.
[66] Jérus., Schabbath, fol. 8, 2.