Le mystère de l’incarnation, que l’apôtre Paul appelle le « mystère de piété », est le fondement et le résumé de tout l’Évangilea. Cette doctrine vitale, objet des attaques et des railleries des païens, fut affirmée énergiquement par l’Église, et les questions christologiques furent, avec le dogme de la Trinité, le centre de tout le développement théologique, dans cette première période et dans la suivante.
a – Il ne s’agit pas ici comme plus haut de la personne métaphysique du Logos et de ses rapports avec le Père, mais de la personne historique de Jésus-Christ, du Logos après son incarnation, du Logos devenu le Rédempteur des hommes.
Un trait caractéristique de la christologie de cette époque, c’est la largeur du point de vue auquel se placent la plupart des Pères. Ils voient dans l’incarnation, non seulement la condition de la rédemption, et de l’œuvre de réparation nécessitée par la chute, mais aussi le couronnement et l’achèvement nécessaire de l’œuvre de la création. Ils pensent que l’incarnation aurait eu lieu, même sans la chute, et qu’elle fait partie du plan primitif de la création et de la révélation. Dieu, en créant, d’après ces docteurs, a voulu se révéler, se communiquer, s’unir à ses créatures. L’envoi de son Fils est le dernier mot, le terme naturel et nécessaire de ce don de lui-même. L’union de l’homme avec Dieu, réalisée dans la personne du Verbe incarné, ou de l’Homme-Dieu, et, par son moyen, dans l’humanité entière et dans tous les êtres intelligents, tel est le but suprême de la création.
Ainsi, indépendamment de la chute, l’incarnation est nécessaire : au point de vue de Dieu, qui, sans elle, ne se serait pas pleinement révélé aux créatures intelligentes, et n’aurait pas accompli le don absolu de lui-même ; et au point de vue de l’homme et des créatures intelligentes, qui, sans elle, n’auraient pu remplir leur destination. Hagenbach a donc eu raison de dire que, pendant cette période, la christologie est le complément nécessaire de la théologie et de l’anthropologie (Dogmengesch, I, § 64).
Irénée peut être considéré comme le principal représentant de ce point de vue. Il insiste beaucoup sur l’idée exprimée par saint Paul, lorsqu’il dit que Dieu « a résumé toutes choses en Christ » — ἀνακεφαλαιώσασθαι τὰ πάντα ἐν τῷ χριστῷ (Éphésiens 1.10) : il parle souvent de cette ἀνακεφαλαιώσις : Jésus-Christ, par sa personne à la fois divine et humaine, est pour lui la réalisation suprême de l’humanité, et de l’idée de la création tout entière. Il est le réparateur et le consommateur de toutes choses. Il est devenu ce que nous sommes pour nous faire devenir ce qu’il est : factus est quod sumus nos, uti nos perficeret esse, quod est ipse (Adv. hær V, præf.)
C’est là assurément un point de vue qui ne manque ni de hardiesse ni de grandeur, et qui a quelque chose de séduisant. Est-il le vrai ? Je n’oserais pas l’affirmer. S’il n’y avait pas eu de péché, le but de la création aurait pu être atteint sans l’incarnation du Verbe, car, entre Dieu et l’homme, il n’y aurait eu aucun voile. Dieu se serait pleinement révélé dans la nature extérieure et dans le cœur de ses créatures. Or, l’incarnation du Fils de Dieu ne va point sans un certain abaissement et un certain sacrifice, et, du moment que la déchéance de l’homme ne rendait pas cet abaissement et ce sacrifice nécessaires, on est fondé à penser qu’ils ne se seraient pas accomplis. — Mais je reconnais que l’achèvement éventuel de la révélation par l’incarnation faisait partie du plan primitif de la création. En effet, le but de Dieu, qui était la communion des créatures et du Créateur, ne pouvait être atteint que par la liberté. Dieu a donc créé des êtres libres, capables de s’unir à lui par l’obéissance et l’amour, mais capables aussi de lui résister et de lui refuser leurs cœurs. Il savait que le mal pouvait sortir de la liberté, compromettre le plan de son amour, et faire manquer à la créature le but sublime qu’il lui avait assigné. Mais, pour que ce but ne fût pas manqué, il était prêt à accomplir, par l’incarnation et la rédemption, la réparation du mal, si le mal, venant à se produire, rendait cette réparation nécessaire. Je vais plus loin : si Dieu n’avait pas eu par devers lui des ressources pour cette réparation éventuelle du mal, si le Fils n’avait pas été là pour lui dire : « Me voici, ô Père, pour faire ta volonté », si, dès le commencement il n’avait pas résolu d’accomplir l’œuvre réparatrice, dans le cas où elle deviendrait nécessaire, Dieu ne se serait pas décidé à créer un monde de liberté. — C’est dans ce sens que l’on peut dire que le dessein de l’incarnation et de la rédemption fait partie du plan primitif de la création, et en est l’achèvement, puisqu’il est le moyen qui assure la réalisation de ce qui est la fin suprême de la création. Et par là, la possibilité de la chute est transformée en possibilité de progrès.
Il ne faut pas nous attendre à trouver, chez les Pères de cette première période des formules christologiques bien rigoureuses. Bien des questions, qui se poseront et se résoudront plus tard, ne sont encore ni résolues ni même posées aux premiers siècles. On se borne à affirmer le double élément de la mystérieuse personnalité de Jésus-Christ : sa divinité, en face des païens, des juifs, et des hérétiques ébionites ou aloges ; son humanité, en face des gnosti-ques et des docètes. Mais on affirme ce double fait sans prétendre en rendre compte, sans en donner la formule scientifique et sans se préoccuper de toutes les questions qui en découlent.
I. Divinité. — Les Pères des trois premiers siècles sont unanimes :
1° A voir en Jésus le Logos divin, qui était au commencement avec Dieu, et qui était Dieu ; — ils combattent les Ebionites et les Aloges qui ne voient en Christ qu’un simple homme, chargé d’une mission pour laquelle une vertu spéciale lui fut donnée au baptême ;
2° A affirmer que le Fils s’est uni à l’homme Jésus dès sa naissance pour ne plus le quitter ; ils combattent les Gnostiques, qui prétendent que le Logos, le νοῦς ou le ἄνω χριστός, l’éon quel qu’il soit qui constitue l’élément divin en Jésus-Christ, ne s’est uni à lui qu’au moment de son baptême pour le quitter au moment de sa mort.
Aussi, les Pères des premiers siècles affirment-ils tous, d’un commun accord, la naissance miraculeuse de Jésus-Christ. Il est né de la vierge Marie. Dieu est son Père, comme il fut le Père du premier homme. « Il a été conçu du Saint-Esprit », dit le symbole dans un article universellement accepté, bien qu’avec des formes diverses de rédaction (de Spiritu sancto ex Maria, ou per Spiritum sanctum, ou de Spiritu sancto et de Maria). Ou encore, c’est le Logos lui-même qui s’est formé, dans le sein d’une mère terrestre, le corps avec lequel il devait paraître sur la terre. Cette dernière forme est celle que le dogme de la naissance miraculeuse revêt chez Justin Martyr.
II. Humanité. — Les docteurs de l’Église des premiers siècles affirment avec la même énergie l’humanité de Jésus-Christ. Ils s’attachent surtout à établir que le corps de Jésus est bien un corps humain, et s’élèvent non seulement contre Marcion et les Docètes proprement dits, qui ne lui attribuent qu’un fantôme, mais aussi contre les gnostiques Basilide et Bardesane, qui prétendent que Christ aurait apporté son corps du ciel, et n’aurait fait que traverser Marie comme l’eau traverse un canal. Le corps de Jésus, d’après les Pères, est à la fois réel et véritablement humain ; il a été formé dans le sein d’une mère humaine comme la nôtre et il est semblable au nôtre de tout point.
Déjà Ignace, dans ses épîtres aux Tralliens et aux Smyrnéens, insiste sur ce fait que Jésus-Christ est véritablement né, qu’il a réellement souffert, et qu’il est réellement mort. — « Les souffrances de Jésus-Christ, dit Irénée, n’auraient aucun mérite et ne pourraient racheter les pécheurs, si elles n’étaient qu’apparentes. Jésus-Christ ne pourrait pas être notre modèle dans les souffrances, si ses souffrances n’avaient pas été réelles comme les nôtres. Si Jésus-Christ n’avait pas été réellement homme, pourquoi se serait-il donné de préférence le nom de Fils de l’homme ? Pourquoi serait-il né d’une femme ? Pourquoi aurait-il mangé et bu ? Pourquoi aurait-il crié : j’ai soif ? Pourquoi serait-il dit qu’il eut faim au désert ? » (III, 22, et passim.) — Tertullien enfin a écrit tout un livre de Carne Christi, où il s’attache à réfuter Marcion et Basilide. Il y affirme que le corps de Jésus-Christ n’est pas un vain fantôme, mais un corps réel ; que ce n’est pas non plus un corps apporté du ciel, mais un corps humain formé dans le corps d’une femme — natus de Maria, non per Mariam. — Et il ajoute que c’est méconnaître le caractère de celui qui a dit : « Je suis la vérité », que de lui attribuer une sorte d’imposture, par laquelle il aurait paru et prétendu être ce qu’il n’était pas en effet.
Tout l’article du Symbole consacré à Jésus-Christ est inspiré par cette préoccupation de mettre en relief sa réelle humanité.
Toutefois, les Alexandrins se séparent sur ce point des autres docteurs catholiques. Ils combattent le docétisme des gnostiques ; mais, fidèles à leur point de vue spiritualiste à l’excès, ils se font, entre l’opinion gnostique et celle de l’Église, une opinion moyenne. — Ainsi, Clément n’admet pas que le corps de Jésus soit semblable au nôtre. Le corps humain est, d’après lui, le siège et le principe des passions mauvaises — τὰ πάθη, — terme par lequel il entend aussi les souffrances, incompatibles avec la souveraine ἀπάθεια du Logos. Cette ἀπάθεια est le but vers lequel le chrétien doit tendre par la domination sur lui-même, ou ἐγκράτεια. Le corps de Christ était déjà exempt de besoins et d’instincts charnels. Il pouvait vivre sans nourriture et sans sommeil, et se conservait par une force intérieure et divine. Si Jésus a mangé et bu en présence de ses disciples, c’est pour éviter de fournir un prétexte à l’hérésie qui prétend que son corps n’est qu’une apparence. De même le corps de Jésus a été frappé, meurtri et violemment tué ; mais le Logos qui lui était uni n’en est pas moins demeuré sans souffrance, — ἀπαθής. Et Clément dit, dans son Discours aux Grecs, en parlant de Jésus : τὸ ἀνθρώπου προσωπεῖον ἀναλαβὼν καὶ σαρκὶ ἀναπλασάμενος τὸ σωτήριον δρᾶμα τῆς ἀνθρωπότητος ὑπεκρίνετο (110), — parole qui a été relevée par Photius comme entachée de docétisme. Cette accusation cependant n’est pas fondée, car Clément croit à la réalité du corps de Jésus-Christ ; il prétend seulement que ce corps différait du nôtre par sa nature et ses qualités. — Origène se rapproche davantage de l’opinion générale. Il admet que le corps de Jésus-Christ était sujet, comme le nôtre, aux besoins physiques et accessible à la souffrance. Mais tout cela n’affectait que l’âme humaine à laquelle s’est uni le Logos, et non pas le Logos lui-même, qui demeure toujours ἀπαθής. Ainsi, Origène fait, comme Clément, de l’ἀπάθεια un attribut imprescriptible du Logos. Seulement, au lieu de penser avec son maître que le Logos s’est uni directement à un corps humain, il croit qu’il s’est uni à une âme humaine, laquelle seule est en contact avec le corps. De là la diversité de leurs opinions sur ce corps lui-même. Clément ne pouvait admettre qu’il fut sujet aux besoins et accessible à la souffrance sans compromettre l’ἀπάθεια du Logos ; Origène le pouvait, au contraire, puisqu’il admettait entre le Logos et le corps humain qu’il avait revêtu, un intermédiaire, une âme humaine, laquelle n’était pas ἀπαθής par nature, comme le Logos, et que seule affectaient les besoins et les souffrances du corps. Du reste, Origène admettait — et, par là, il se rapprochait de Clément — que le corps de Jésus pouvait se transformer, au gré de sa volonté, pour révéler sa gloire à ceux qu’il jugeait dignes de cette faveur. Ainsi, au Thabor et après la résurrection, Jésus se montra transfiguré et tout rayonnant d’un éclat céleste à quelques disciples d’élite. Malgré ces diversités d’opinions sur la nature du corps de Christ, on était unanime à affirmer la réalité de ce corps, et à combattre le docétisme. On semblait même réduire l’humanité de Jésus-Christ à cette réalité de son corps, et l’on bornait l’incarnation à ceci : le Logos prenant un corps humain. C’était la rabaisser aux proportions d’une simple théophanie, semblable à celles de l’Ancien Testament ou de la mythologie. Les juifs et les païens croyaient à des apparitions d’anges ou de dieux sur la terre, et sous forme humaine. Mais ce n’étaient pas là de véritables incarnations, d’abord parce que ces phénomènes étaient passagers, ensuite et surtout parce que c’était la forme corporelle, l’apparence humaine — ἀνθρώπησις — et non toute la nature humaine, que revêtait la divinité. — Les docteurs du second siècle semblent concevoir l’incarnation du Logos exactement de la même manière. Le Logos, conservant tous ses attributs divins, revêt un corps, dont il se sert comme d’un instrument animé, sans emprunter autre chose à la nature humaine, en particulier sans avoir une âme humaine. C’est là ce qui ressort :
1° De certaines expressions employées par les Pères pour désigner le fait de l’incarnation : σάρκωσις τοῦ λόγου, σαρκοποιεῖσθαι, ἀναλαμβάνειν σάρκα, carnem sumere, etc.
2° Des comparaisons qu’ils établissent entre l’incarnation du Logos et les théophanies juives ou les apparitions mythologiques, sans indiquer aucune différence, sinon que le Logos a pris un corps humain par la naissance, et pour la durée d’une vie entière ;
3° De quelques affirmations positives. — Ainsi, Justin Martyr refuse à Jésus-Christ une âme humaine. Il admettait en l’homme trois parties, — σῶμα, ψυχή, et νοῦς. En Jésus, il ne voit que le λόγος uni à un corps animé par la ψυχή mais point de νοῦς ou de πνεῦμα humain. C’est le Logos lui-même qui tient, dans l’homme Jésus, la place de l’âme spirituelle (Apol. min., c. 10). Cette opinion est exactement celle que professa plus tard Apollinaire, et qui fut condamné au concile de Constantinople. Nous avons vu que Clément d’Alexandrie n’attribue pas non plus d’âme humaine à Jésus-Christ. Le Logos, d’après lui, s’unit directement à un corps humain : de là, pour sauvegarder l’ἀπάθεια du Logos, ses idées particulières sur la nature de ce corps.
C’était là une notion fort incomplète de l’incarnation et de l’humanité de Jésus-Christ. Ce qui constitue l’homme, ce qui fait sa personnalité, c’est son âme. Si le Logos s’est borné à s’envelopper d’un corps, sans revêtir la nature spirituelle et morale de l’homme, il n’a pris que l’apparence humaine, et nous n’avons pas échappé au docétisme. Dès lors Jésus-Christ ne peut être pour l’homme ni un véritable modèle, ni un véritable Sauveur. Un homme seul peut être notre représentant devant Dieu et notre rançon. Il faut que l’humanité répare elle-même son péché. « Il y a un seul médiateur entre Dieu et les hommes, dit Saint-Paul, Jésus-Christ, homme » (1 Timothée 2.5).
Les docteurs de l’Église finirent par le comprendre, ceux de l’Église latine surtout, et, en particulier, Irénée, dont le sens pratique et religieux devança souvent la formule officielle de la doctrine ecclésiastique, et rendit tant de services à cette spéculation chrétienne, dont il condamnait si énergiquement les abus. Irénée avait compris que Christ ne pourrait être notre Sauveur s’il n’avait eu un corps semblable au nôtre : il comprit aussi que Christ devait avoir une âme comme la nôtre. Il dit quelque part : « Il a livré son âme pour nos âmes, et sa chair pour notre chair » (Adv. hær., V. 1). Or, il ne distingue que deux éléments en l’homme, l’âme et la chair, et, pour lui, le mot ψυχή désigne, non le principe de la vie physique, mais l’âme, au sens spirituel et moral. Son Christ réunit donc en lui tous les éléments de la nature humaine. Il dit ailleurs que « le Verbe de Dieu, en s’unissant à l’ancienne nature d’Adam, a fait de l’homme, l’homme parfait, capable de recevoir toute la plénitude du Père. »
Tertullien suit les traces d’Irénée. Il est vrai que, dans certains passages, il semble attribuer une âme divine à Jésus-Christ, et faire consister toute son humanité dans son corps. Mais, ailleurs, il affirme formellement que Jésus-Christ a eu une âme humaine, aussi bien qu’un corps humain ; ainsi, quand il dit : « Le Christ assurément ne pouvait que passer pour un homme parmi les hommes. Rends donc au Christ la foi qui lui appartient. Puisqu’il a voulu se montrer homme, il a pris également une âme de condition humaine, qu’il a revêtue d’un corps de chair au lieu de lui donner la nature de la chair… et distinguant l’âme d’avec la chair : O mon âme, dit-il, pourquoi es-tu triste jusqu’à la mort ? » (De carne Christi, c. 11, 13) ; de même, dans son traité Adversus Praxeam, il dit, en parlant du Fils de Dieu : Voilà pourquoi aussi il connaît déjà dès ce moment les affections humaines, puisqu’il devait emprunter à l’homme sa double substance, sa chair et son âme. (c. 16).
Origène entre dans la même voie, et il est le premier à donner une sorte de théorie scientifique de l’incarnation. Il touche à cette question en différents ouvrages, mais surtout dans son De principiis. Il pose en principe que l’union directe de la nature divine avec un corps humain est impossible — non erat possibile Dei naturam corpori sine mediatore misceri (II, 6). Ce médiateur ne pouvait être qu’une âme humaine, car l’âme humaine occupe une sorte de position intermédiaire, étant capable à la fois d’entrer en communion avec Dieu et d’être unie à un corps. Et ici, nous retrouvons les idées particulières d’Origène sur la préexistence des âmes. Ce n’est pas au moment de l’incarnation qu’a eu lieu cette union du Logos avec une âme humaine : c’est immédiatement après la création, ou plutôt, au moment de la chute. D’une part, tous les esprits ont été créés en même temps, et créés égaux, doués de liberté et appelés à entrer en communion avec le Logos, qui leur communique la vie divine et la perfection morale : chacun y participe selon l’usage qu’il fait de sa liberté ; quelques-uns sont devenus les hommes, par l’attitude intermédiaire qu’ils ont prise. Et, d’autre part, entre tous ces esprits, il en est un qui s’est uni au Logos d’une façon tout particulièrement étroite et indissoluble. Par là, il a été exempté de chute, et, au lieu d’être envoyé sur la terre, il a continué à habiter le Ciel. Il n’a cessé de vivre en communion intime avec le Logos. Aussi était-il naturellement désigné pour lui servir d’intermédiaire, quand il voulut prendre un corps. Cet esprit, c’est l’âme de Christ, qui devient l’âme de l’homme Jésus dans l’incarnation.
C’est à cette âme humaine qu’Origène attribue tout ce qui, dans la vie ou dans les paroles de Jésus, ne peut convenir à la divinité : la fatigue, la souffrance, la tristesse, les tentations et les luttes de la vie morale. Les sensations du corps n’affectent que cette âme, et ne vont pas jusqu’au Logos. Mais cette âme, en vertu de son union originelle avec le Logos, communique au corps qu’elle anime des propriétés tout à fait exceptionnelles, qui lui permettent d’être transfiguré, de ressusciter, de monter au ciel, et qui le rendent, en quelque mesure, participant de la divinité, — εἰς θεὸν μεταβεβηκέναι (Cont. Cels. III, c. 5, § 41).
Sur ce point encore, remarquons que nous ne trouvons pas dans les premiers siècles des formules précises, mais seulement l’affirmation unanime des faits religieux dont on donnera plus tard l’expression théologique, et quelques premiers essais pour formuler ces faits.
Ainsi, on affirme que l’œuvre de Jésus-Christ est essentiellement une œuvre de rédemption, — c’est-à-dire à la fois de délivrance et de relèvement : délivrance du péché, de la mort et de Satan, et relèvement par la restauration de la communion et de l’image divines. Cette œuvre réparatrice, on affirme que Jésus l’accomplit par sa personne et par sa vie tout entière, par son incarnation, sa mort et sa résurrection, par son obéissance et par ses souffrances, par son humiliation et par sa glorification, enfin, par le don de son Esprit, qu’il communique aux croyants. Cependant, on met déjà l’accent spécial, dans l’œuvre de Jésus, sur la mort de la croix. C’est à cette mort volontaire que l’on rattache tout particulièrement le salut. Voilà l’affirmation religieuse générale.
Quand on cherche ensuite l’explication de ces faits, et qu’on en essaie une théorie, on est amené à considérer la mort de Jésus-Christ sur la croix : 1° comme une rançon qui nous délivre de la mort, du péché dont elle est le salaire, et de Satan qui est le prince du péché et de la mort ; et 2° comme un sacrifice offert à Dieu, et accomplissant d’une manière définitive et suprême les sacrifices de l’Ancien Testament. — Mais à qui est payée cette rançon ? Quelle est la nature et la portée de ce sacrifice ? A ces questions, les Pères donnent des réponses différentes, et généralement peu précises. La diversité de leurs opinions individuelles montre quelle large place était faite à la liberté dans l’Église des premiers siècles.
I. Pères apostoliques. — Sur ce point, comme sur tous les autres, les écrits des Pères apostoliques ne contiennent que des affirmations éparses, et non une doctrine complète et scientifiquement formulée. Mais ils s’accordent à mettre en lumière la croix de Jésus-Christ comme le centre et le résumé de toute son œuvre de rédemption ; et ils représentent sa mort comme soufferte à notre place, pour nous délivrer nous-mêmes de la mort.
Clément de Rome écrit aux Corinthiens que « Christ a donné son sang pour nous, sa chair pour notre chair et son âme pour notre âme » — τὸ αἷμα αὐτοῦ ἔδωκεν ὑπὲρ ἡμῶν Ἰησοῦς Χριστὸς ὁ κύριος ἡμῶν ἐν θελήματι θεοῦ, καὶ τὴν σάρκα ὑπὲρ τῆς σαρκὸς ἡμῶν καὶ τὴν ψυχὴν ὑπὲρ τῶν ψυχῶν ἡμῶν. (1 Corinthiens 49). L’idée de sacrifice, de substitution est ici évidente, sans que Clément indique à qui et comment Christ a donné pour nous son sang, sa chair et son âme. Ailleurs, il parle du sang de Jésus-Christ « répandu pour nos péchés, » et qui rend possible le retour de l’humanité tout entière vers Dieu, établissant ainsi un rapport étroit entre le sang versé du Christ et les péchés des hommes.
Ignace emploie des expressions analogues et souligne l’idée de sacrifice plutôt que celle de rançon. Il parle aux Ephésiens de Jésus-Christ « qui s’est offert à Dieu pour nous en oblation et en sacrifice » — τοῦ ὑπὲρ ἡμῶν ἑαυτόν ἀνενεγκότος θεῷ προσφὸραν καὶ θυσίαν. Et, dans son épître aux Smyrnéens, il dit de la chair de Jésus-Christ qu’elle « a souffert pour nos péchés » — τὴν ὑπὲρ τῶν ἁμαρτιῶν ἡμῶν πάθουσαν. Nous retrouvons ici le même rapport établi entre les souffrances physiques de Christ et les péchés de l’humanité.
Polycarpe parle, dans sa lettre aux Philippiens, de « Jésus-Christ, notre justice, qui est mort pour nos péchés et qui a porté nos péchés en son corps sur le bois » — ὃς τὰς ἁμαρτίας ἡμῶν αὐτὸς ἀνήνεγκεν ἐν τῷ σώματι αὐτοῦ ἐπὶ τὸ ξύλον. (Citation de 1 Pierre 2.24)
Barnabas s’en tient à la même idée de sacrifice. Il parle de « la rémission de nos péchés, que Jésus Christ a accomplie par l’effusion de son sang ». — « Il a offert sa chair, dit-il encore, pour les péchés de son peuple ». Et partout, il le montre accomplissant les figures’de l’Ancienne Alliance. Ainsi, il voit un type du Christ dans le bouc expiatoire chargé des malédictions du peuple.
II. Apologètes du second siècle. — Nous faisons un pas de plus avec la Lettre à Diognète, qui a été attribuée quelquefois à Justin Martyr, et qui paraît remonter jusqu’aux premières années du second siècle. L’idée d’une substitution y est très nettement accentuée, et le mot rançon est employé : « Dieu ne nous a pas rejetés, dit l’auteur ; mais, quand le temps marqué est venu, il a pris sur lui nos péchés ; il a donné son propre fils pour notre rançon — λύτρον ὑπέρ ἡμῶν, — le saint pour les impies, l’innocent pour les coupables, le juste pour les injustes, l’incorruptible pour les corrompus, l’immortel pour les mortels. O le doux échange — ὢ τῆς γλυκείας ἀνταλλάγης — O la dispensation ineffable, le bienfait inespéré ! L’iniquité de plusieurs a été cachée en un seul juste ! La justice d’un seul justifie une multitude de pécheurs ! » Ces expressions nous permettent de soupçonner quelle réponse l’auteur ferait aux deux questions que nous avons posées plus haut. A qui la rançon est-elle payée ? A Dieu lui-même, évidemment. Et comment ? Par l’obéissance de Christ, d’après tout le passage. Aussi le docteur Thomasius y a-t-il vu le germe de la conception formulée plus tard sous le nom de satisfactio vicaria.
Justin Martyr, dans ses écrits incontestés, essaie aussi une théorie de la rédemption, bien que la rédemption proprement dite tienne peu de place chez lui, à cause de l’intellectualisme de son point de vue.
Pour Justin, la rédemption est, avant tout, une délivrance de Satan, et une délivrance du péché et de la mort que Satan fait régner sur nous. J’ai déjà signalé le grand rôle que Justin et la plupart des Pères attribuaient à Satan ; il est l’auteur de la chute ; le paganisme est son œuvre ; c’est lui qui nous asservit sous le joug de l’erreur, du péché et de la mort ; c’est donc lui que Jésus-Christ doit combattre et vaincre pour nous affranchir de ce joug. Aussi l’idée de rançon domine-t-elle dans la théorie de Justin sur la rédemption. Jésus, pour nous arracher à l’empire de Satan, engage avec lui une lutte, une sorte de duel à mort, où il laisse sa vie entre les mains de son adversaire. Cette lutte, Jésus la soutient par son obéissance : il obéit jusqu’à la mort, et cette mort de Jésus-Christ est le prix qui rachète les hommes de la captivité où les tenait Satan.
A côté de ce point de vue, nous retrouvons aussi chez Justin celui d’après lequel la mort de Jésus-Christ est un sacrifice d’agréable odeur — προσφορά — offert à Dieu, qui nous le rend propice et nous procure le pardon de nos péchés. Justin semble même, en certains passages, aller jusqu’à l’idée d’une expiation, c’est-à-dire d’une réparation par la souffrance, en exécution d’un jugement prononcé contre le péché. Il applique à Jésus-Christ crucifié le chapitre 53 d’Esaïe : « Il a porté nos péchés et sur lui est tombé le châtiment qui nous procure la paix » (Apol. 1.50). Et, dans son dialogue avec Tryphon, il va jusqu’à dire : « Dieu a voulu que Jésus-Christ prit sur lui la malédiction méritée par tous les hommes » — ὁ πατὴρ τῶν ὅλων τὰς πάντων κατάρας ἀναδέξασθαι ἐβουλήθη (c. 75). Toutefois, ce passage est moins décisif qu’il ne le paraît, car, dans le même chapitre, on voit que la malédiction de Dieu ne repose pas sur Jésus, quoiqu’il soit écrit : « Maudit est quiconque est pendu au bois ! » — ce qui peut faire supposer qu’il est question simplement, dans le texte que nous avons cité, d’une malédiction humaine.
Quoiqu’il en soit, l’idée d’une victoire remportée sur Satan, d’une délivrance et d’une rançon, demeure l’idée dominante. Celle d’un sacrifice expiatoire, d’un jugement de Dieu prononcé contre le péché sur la croix, est seulement indiquée, si même elle ne reste pas tout à fait étrangère à la conception de Justin.
III. Irénée. — Irénée développe d’une manière plus complète la doctrine de la rédemption et lui donne une forme plus scientifique. Nous avons déjà signalé la largeur de l’élévation de ses idées sur l’incarnation, qui a pour but, non seulement la rédemption, mais aussi l’achèvement de la création, en sorte qu’elle aurait eu lieu même sans la chute. Nous retrouvons le même caractère de largeur et d’élévation dans sa théorie de la rédemption. La rédemption n’est pas seulement, pour Irénée, le rétablissement de notre communion avec Dieu, rompue par le péché ; c’est aussi le parfait achèvement de l’image et de la ressemblance divines en nous. C’est une création nouvelle, qui consomme l’œuvre de la première création. La rédemption nous donne plus que la chute ne nous a fait perdre. Irénée exprime cette vérité dans une phrase hardie : « Jésus-Christ a divinisé les hommes, en devenant homme lui-même » — ἐθειοποίησε τοὺς ἀνθρώπους, γενόμενος αὔτος ἄνθρωπος. « Il est devenu, dit-il encore, ce que nous sommes, afin que nous devinssions ce qu’il est. Il a vécu toute notre vie pour la sanctifier » — per omnem venit œtatem, et infantibus infans factus est, sanctificans infantes ; etc. C’est pourquoi il est passé par tous les âges de la vie : en se faisant nouveau-né parmi les nouveau-nés, il a sanctifié les nouveautés ; en se faisant enfant parmi les enfants, il a sanctifié ceux qui ont cet âge et est devenu en même temps pour eux un modèle de piété, de justice et de soumission ; en se faisant jeune homme parmi les jeunes hommes, il est devenu un modèle pour les jeunes hommes et les a sanctifiés pour le Seigneur. » (Adv. hær., II, 22, 4).
Mais Irénée ne se contente pas de ces affirmations générales : il entre dans les détails et distingue trois éléments dans la rédemption :
- La rédemption proprement dite, ou la délivrance du joug de Satan ;
- La réconciliation avec Dieu ;
- La régénération, ou la communication d’une vie nouvelle.
1° La rédemption est encore sur le premier plan, et c’est l’obéissance de Christ qui l’accomplit. Nous retrouvons ici, avec des développements nouveaux et un progrès sensible, le point de vue de Justin. Ce qui n’était chez Justin qu’une image devient une réalité morale. Par le péché du premier homme, l’humanité est tombée sous la puissance de Satan et est demeurée son esclave. Dieu aurait pu la ravir à son empire par un acte de sa souveraine puissance : il a préféré recourir à un autre moyen et procéder « par la raison, à l’amiable » — rationabiliter secundum suadelam, — c’est-à-dire par des moyens moraux, plus conformes à sa justice et à la nature morale de l’homme. Satan avait des droits dont il fallait tenir compte, et l’homme ne pouvait être délivré que par un acte analogue à celui qui l’avait asservi, c’est-à-dire par un acte de résistance à Satan, par la libre obéissance d’une créature humaine à Dieu. Or, comme l’homme, étant esclave, ne pouvait accomplir cette libre obéissance, le Logos, le Fils s’est fait homme pour l’accomplir à sa place. Jésus-Christ est le second Adam, qui répare les ruines que le premier a faites. Jésus a été tenté par Satan, comme l’avait été le premier homme ; mais il est sorti victorieux du combat où Adam avait été vaincu, et, par sa libre obéissance, il a brisé le joug que la désobéissance d’Adam avait rivé sur l’humanité. Or, c’est la mort de Jésus-Christ qui est la plus haute expression de son obéissance : aussi Irénée dit-il que « Jésus-Christ nous a racheté par son sang », que « sa mort est la rançon de nos âmes. » C’est le prix moyennant lequel Satan nous laisse aller en nous rendant notre liberté, et cette rançon nous délivre en même temps de la puissance du péché et de la mort.
2° Réconciliation. — En nous délivrant du joug de Satan, Jésus-Christ nous réconcilie avec Dieu. Nous avons, en effet, besoin d’être réconciliés, autant que d’être délivrés. En devenant esclaves de Satan, nous sommes devenus ennemis de Dieu, rebelles à sa volonté, débiteurs à l’égard de sa loi, qui nous accuse et nous condamne. Il faut que la paix soit faite, que la dette soit payée, que la lettre de créance soit déchirée : c’est la mort de Jésus-Christ qui accomplit cette œuvre : Christus per passionem reconciliavit nos Deo, et delevit chirographum delicti nostri, uti, quemadmodum per lignum facti sumus debitores Dei, per lignum accipiamus nostri delicti remissionem. [Christ en souffrant la Passion nous a réconciliés avec Dieu, il a détruit le document qui attestait notre dette afin que, comme par le bois nous étions devenus débiteurs à l’égard de Dieu, par le bois nous recevions la remise de notre dette.]
Irénée, d’ailleurs, ne parle pas expressément d’une satisfaction offerte à la justice de Dieu, ou d’un jugement prononcé par Dieu contre le péché sur la croix ; mais il dit que, la mort étant le salaire du péché, il a fallu que Christ fût homme et souffrît la mort. En la souffrant, il a vaincu et le péché et la mort, et nous a réconciliés avec Dieu.
3° Régénération. — Après nous avoir délivrés de Satan et réconciliés avec Dieu, Jésus-Christ nous régénère ; il rétablit en nous et achève l’image divine. Par son incarnation, il réalise en lui cette image d’une manière parfaite et la fait resplendir devant nous dans tout son éclat : il nous montre ce qu’est l’homme. Et, par l’envoi du Saint-Esprit après sa glorification, il nous communique les forces nécessaires pour réaliser l’image divine au dedans de nous. Il est ainsi le second Adam, qui nous transforme à sa ressemblance.
Cette théorie de la rédemption est assez complète, et renferme de précieux éléments de vérité. Il faut surtout louer Irénée : 1° du rôle qu’il attribue à l’obéissance du Christ, et à sa mort considérée comme expression suprême de cette obéissance ; et 2° de la manière dont il développe l’idée du second Adam. Je lui adresserai cependant un double reproche :
1° Il insiste trop sur la rédemption, et pas assez sur la réconciliation ; il fait la part de Satan plus grande que celle de Dieu, et semble placer les droits du premier avant les droits du second. Au lieu d’envisager surtout l’homme, avec Irénée, comme esclave de Satan, il faut le considérer comme rebelle à Dieu.
2° Dans la réconciliation, telle que la conçoit Irénée, l’idée de sacrifice expiatoire n’est pas assez en relief ; les exigences de la justice de Dieu et la nécessité d’une réparation par la souffrance, par le châtiment, sont trop effacées. — Oui, Christ est le second Adam. Il a obéi et son obéissance répare la désobéissance du premier Adam ; elle nous réconcilie avec Dieu et nous affranchit du joug de Satan. Mais ce n’est pas assez : à la réparation par l’obéissance, il faut ajouter la réparation par la souffrance. Il faut que le péché soit jugé et condamné, en même temps que réparé. Il faut que la loi reçoive sa sanction. Nous ne nous sentons vraiment en paix avec Dieu qu’à ce prix.
IV. Ecole d’Alexandrie. — Les critiques que nous venons de formuler peuvent s’adresser surtout aux Alexandrins. Nous avons eu déjà plus d’une occasion de signaler leur tendance intellectualiste. Pour eux, Jésus-Christ est plutôt le Verbe qui éclaire, l’initiateur de la vérité, que le rédempteur qui délivre et qui sauve. De plus, ils affaiblissent à la fois la notion du péché et la notion de la justice divine. Le péché est plutôt une faiblesse morale, une erreur de l’intelligence ou une influence de la chair, qu’une révolte, une offense contre Dieu, entraînant la condamnation. La justice de Dieu est absorbée dans son amour : le châtiment n’est pas une sentence prononcée par la justice, mais un remède employé par l’amour pour la guérison du pécheur ; ou encore, c’est une loi nouvelle, en vertu de laquelle le mal produit le malheur comme l’arbre porte ses fruits, et sans que Dieu y intervienne directement. Dès lors, il est naturel que la doctrine de la rédemption tienne peu de place dans les écrits des Alexandrins, et que la notion de la rédemption y soit affaiblie dans la même mesure que celles de la justice divine et du péché. Ainsi, Clément parle si rarement de l’œuvre rédemptrice de Jésus-Christ, qu’il serait téméraire de chercher dans ses œuvres une théorie dogmatique de la rédemption objective.
Quant à Origène, c’était un esprit trop systématique pour ne pas faire à la rédemption une place dans l’ensemble des doctrines chrétiennes qu’il cherche à ramener à l’unité d’un système. Nous retrouvons dans sa théorie les trois éléments que nous avons relevés chez Irénée, quoiqu’il les distingue moins nettement, et les conçoive d’une façon un peu différente.
1° Rédemption, ou délivrance du joug de Satan. — Chez Origène, comme chez la plupart des Pères de cette période, c’est cet élément qui est sur le premier plan. Mais une nuance le sépare d’Irénée : au lieu d’insister, comme lui, sur l’obéissance de Christ qui affranchit l’humanité, rendue esclave par la désobéissance d’Adam, il se rapproche de Justin Martyr, et insiste surtout sur la mort de Christ, par laquelle Christ laisse sa vie à Satan comme la rançon des captifs. Et il compare le dévouement de Jésus-Christ aux dévouements héroïques dont l’histoire a conservé le souvenir, celui de Curtius à Rome, et de tous ceux qui, comme lui, ont affronté la mort pour faire cesser quelque grande calamité publique. « Le démon, dit-il, qui envoie ces calamités, est désarmé, lorsque quelqu’un se dévoue pour tous les autres, comme les bêtes venimeuses sont rendues inoffensives par les incantations » (Contr. Cels., I, 8).
Enfin, dans quelques passages, cette idée de rançon due et payée à Satan semble se transformer en l’idée — qui dominera chez les docteurs des siècles suivants — d’un piège tendu à Satan, et dont il a été la dupe. Le Logos éternel ayant voilé sa divinité sous une forme humaine, Satan s’y est laissé tromper : il n’a vu en Christ qu’un homme, et, au moment où cet homme est mort, il s’est cru sur lui les mêmes droits que sur tous les autres. Il a pensé qu’il pourrait retenir son âme dans l’Hadès, captive dans les liens de la mort. Mais il a reconnu avec effroi que cette âme était une âme sainte, où habitait le Fils même de Dieu. Aussi a-t-il dû la laisser aller bien vite, et, par cette sorte d’attentat sur le Fils de Dieu, il a perdu tous ses droits sur les fils des hommes. C’est donc Satan lui-même qui, après avoir donné dans le piège, a détruit son propre empire.
Il est inutile de faire remarquer la supériorité de la conception d’Irénée, où le côté moral demeure très accentué.
2° Réconciliation. — Au contraire, lorsqu’Origène parle de la réconciliation que Christ a accompli entre Dieu et l’humanité, il est supérieur à Irénée, et plus complet que lui. Pour lui, « la mort de Christ est un sacrifice offert à Dieu pour le rendre propice aux hommes » — Christus se dedit hostiam, ut propitium hominibus Deum faceret. Origène, en effet, ne voit pas seulement dans la réconciliation accomplie par Jésus-Christ, la réconciliation du monde avec Dieu, mais aussi la réconciliation de Dieu avec le monde. Il y avait entre Dieu et les hommes une inimitié mutuelle, qui a cessé par le sacrifice de Jésus-Christ. « L’inimitié entre Dieu et les hommes a cessé par le sang d’un médiateur » (Com. in Rom).
Ce point de vue est confirmé par l’idée que se fait Origène des sacrifices de l’Ancien Testament, dont il voit le parfait accomplissement sur la croix. Il part de ce principe, que la mort est le salaire du péché, et, par là, son expiation et sa purification — purgatio peccati. Celui qui a péché doit mourir ; mais, par un effet de sa miséricorde, Dieu consent à ce que le sacrifice offert par le pécheur tienne lieu de sa mort. Grâce à cette vie, donnée à la place de la sienne, le pécheur obtient le pardon. Mais il faut cette offrande sanglante : absque sanguinis effusione non fit remissio. Voilà pourquoi, sous l’ancienne alliance, des sacrifices étaient offerts chaque jour pour la purification des péchés particuliers.
Pour l’expiation des péchés de l’humanité entière, il fallait une victime d’un plus grand prix, une victime sainte, qui prît sur elle tous ces péchés et les fît mourir avec elle. Jésus-Christ seul, en tant que Verbe de Dieu uni à un homme, pouvait être cette victime. Seul il était saint, seul il pouvait incarner en lui toute l’humanité, et porter le poids des péchés des hommes. C’est ce qu’il a fait :« il s’est chargé de notre péché, et de la malédiction de ce péché » : Christus factus est pro nobis peccatum et maledictum. Il ne s’est pas chargé du péché en tant qu’état moral, en tant que coulpe entraînant le remords, mais des suites et des conséquences du péché, qui sont les souffrances et la mort.
Certes, il y a là un grand progrès sur Irénée, et il semble que nous arrivions avec Origène à la notion vraie de l’expiation. Toutefois, Origène insiste peu sur un point qui me paraît essentiel, le jugement prononcé par Dieu contre le péché, la sanction donnée à la loi et à la justice divines. Il ne pouvait, en effet, y insister, à cause des idées qu’il se faisait de cette loi et de cette justice ; il ne savait pas voir, dans le châtiment, Dieu qui s’affirme en face du péché qui le nie. Aussi, malgré quelques expressions qui semblent dire plus, la vraie pensée d’Origène est-elle, non pas que le péché a été condamné en Jésus, mais que Jésus a subi les conséquences naturelles du péché, les souffrances et la mort, sans que Dieu et sa justice soient intervenus. Or, il n’y a pas de vraie expiation sans cette « manifestation de la justice de Dieu » dont parle saint Paul — εἰς ἔνδειξιν τῆς δικαιοσύνης αὐτοῦ (Romains 3.25) — par laquelle Dieu montre à la fois « qu’il est juste et qu’il justifie » (v. 26), en condamnant le péché — κατέκρινεν τὴν ἁμαρτίαν (Romains 8.3) — par l’acte même qui sauve le pécheur. C’est là le seul pardon que la conscience puisse accepter.
3° Régénération. — Origène insiste avec autant de force qu’Irénée sur ce dernier élément de la rédemption. Jésus-Christ est le second Adam qui donne la vie à une humanité nouvelle. En s’unissant à lui, l’homme participe à cette vie et rentre dans la communion de Dieu ; il réalise pleinement cette ressemblance divine qui est sa destination suprême.
Toutefois, à côté de cette notion mystique, nous rencontrons chez Origène la notion plus intellectualiste d’une régénération par l’enseignement et l’exemple de Jésus-Christ, assez d’accord avec la tendance générale de la théologie de ce Père.
Un dernier trait de la théorie d’Origène, qui est conforme aussi à l’ensemble de son système, c’est que Jésus-Christ est le rédempteur, non des hommes seulement, mais de toutes les créatures intelligentes (De princ. IV, 25). Le bienfait de sa mort et de sa victoire sur le démon s’étend à tous les esprits créés que le Logos a pour mission d’initier à la vérité et à la vie divines, et de ramener à leur état primitif de pureté et de félicité. Pendant qu’il souffrait sur la terre, il s’offrait spirituellement à Dieu dans le ciel, et il continuera à s’offrir ainsi jusqu’au rétablissement final de la création intelligente.
Il est un élément de l’œuvre rédemptrice de Jésus-Christ que l’Église du iie et du iiie siècle est unanime à signaler, et dont on a eu depuis le tort de méconnaître l’importance : c’est l’activité de Jésus parmi les morts.
1° Hermas, Justin, Tertullien, Irénée, Clément, Origène, s’accordent à enseigner que Jésus, après avoir expiré, est descendu dans le séjour des morts (שְׁאוֹל, ᾅδης inferna), séjour où les âmes attendent le jour de la résurrection et du jugement. Dans ce lieu mystérieux on distinguait deux parties : le sein d’Abraham ou le paradis, séjour des justes et des croyants, et la prison, séjour des impies et des rebelles. Ces deux parties étaient séparées par un abîme infranchissable —χάσμα μέγα (Luc 16.26) ; — les âmes des morts étaient envoyées dans l’une ou dans l’autre, en vertu d’un jugement provisoire, et en attendant le jugement définitif. Pour prouver que Jésus était descendu dans ce lieu, on invoquait plusieurs textes :
- Psaumes 16.10, cité dans Actes 2.27 : οὐκ ἐγκαταλείψεις τὴν ψυχήν μου εἰς ᾅδου…
- Éphésiens 4.9 : « Jésus-Christ est descendu dans les parties inférieures de la terre » — εἰς τὰ κατώτερα μέρη τῆς γῆς ;
- Romains 10.7 : « Ne dis pas : qui descendra dans l’abîme — εἰς τὴν ἄβυσσον — ce serait ramener Christ d’entre les morts. »
- Luc 23.43 : « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis — ἐν τῷ παραδείσῳ »
2° On affirme, de plus, que Jésus, pendant ce séjour qu’il fit chez les morts, leur annonça l’Évangile, afin qu’ils pussent avoir part au salut. On invoquait à ce sujet les deux passages 1 Pierre 3.19 ; 4.6. Quelques docteurs, comme Justin, Tertullien, Irénée, limitaient cette prédication de Jésus-Christ aux hommes de l’Ancienne Alliance qui avaient attendu les promesses. Les Alexandrins l’étendaient à tous les morts, aux païens comme aux enfants d’Israël. Enfin, Hermas et Clément d’Alexandrie vont encore plus loin, et attribuent une activité du même genre aux apôtres. Ceux-ci ont prêché et baptisé dans le Scheol, et sont ensuite montés au ciel avec ceux qu’ils avaient évangélisés et convertis.
Nous retrouvons l’affirmation d’un séjour et d’une prédication chez les morts dans le Symbole des Apôtres : tel est, en effet, le sens que l’ancienne Église attachait à l’article : « Il est descendu aux enfers », et c’est mal comprendre ce mot les enfers, que d’y voir simplement le sépulcre, ou d’en faire le synonyme de l’enfer, au sens ordinaire du terme. Cet article ne fut définitivement et universellement introduit dans le Symbole qu’au ive siècle, à la suite de la controverse contre Apollinaire, et dans le but d’affirmer la pleine et complète humanité de Christ, que l’évêque de Laodicée diminuait en refusant une âme à Jésus. Mais il se trouvait déjà dans les anciennes règles de foi et dans, certaines éditions antérieures du Symbole apostolique.
On a beaucoup attaqué et raillé de nos jours cet article et la doctrine qu’il renferme. Et certes, c’est bien à tort, car, comme le dit Semisch, cette doctrine est l’une des plus profondes et des plus admirables de l’Ancienne Église. Et l’hérétique Marcion lui rendait justice, quand il reconnaissait que seule elle sauvait le christianisme du reproche de particularisme et d’étroitesse. En effet, dégagée des formes plus ou moins mythologiques et légendaires dont l’ont plus tard revêtue les prédicateurs du ive, du ve et du vie siècle, ramenée à son sens et à sa simplicité primitives, cette doctrine est une magnifique confirmation de l’universalité du salut. Je suis toujours plus frappé de la portée et de la valeur dogmatique du fait énoncé dans cet article, et je dirai volontiers de lui, comme Voltaire de Dieu, que « s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer ».
Sans lui, je ne pourrais comprendre le plan et l’économie du salut. La prédication de l’Évangile aux morts est le postulat nécessaire de deux principes que nous trouvons formulé à toutes les pages du Nouveau Testament. Le premier, c’est l’universalité du salut : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés » (1 Timothée 2.4 ; Romains 10.32). Le second, c’est que, hors de Jésus-Christ, il n’y a pas de salut : « Il n’y a sous le ciel aucun autre nom donné aux hommes, par lequel ils puissent être sauvés » (Actes 4.12). « Qui a le Fils, a la vie ; qui n’a point le Fils de Dieu, n’a point la vie » (1 Jean 5.12). A ces deux principes s’en ajoute un autre, qui en découle, et dont la portée n’est pas moins considérable : d’après les Écritures, le jugement final sera exercé au dernier jour par Jésus-Christ, et les hommes seront condamnés ou absous, selon qu’ils auront cru ou n’auront pas cru au Sauveur ; et cela, en vertu, non pas d’un décret arbitraire de Dieu, mais de la nature même des choses. La prédication de l’Évangile doit donc être adressée à toutes les âmes humaines, car c’est elle qui les met en présence du salut qui est en Christ ; elle est nécessaire pour provoquer et produire en chacune la crise qui décide de son sort éternel. Le jugement définitif ne peut être prononcé sur aucun homme, sans que cette crise ait eu lieu auparavant.
Ceci a besoin de quelque explication.
Depuis la chute, notre situation morale est anormale. Nous appartenons à une humanité dérogée, pécheresse, et nous naissons pécheurs et dérogés comme elle. La solidarité du mal pèse sur nous, et nous engage dans une mauvaise voie que nous n’avons pas nous-mêmes choisie. Une crise redoutable a eu lieu à l’origine de l’histoire, avant que nous fussions nés à la vie personnelle : l’issue de cette crise a été funeste, et le résultat en pèse sur nous malgré nous. Les conditions normales de notre vie morale se sont trouvées altérées. Notre volonté est déterminée d’avance dans le sens du mal. Il y a en nous une puissance de péché. Nous sommes victimes d’une faute qui n’est pas la nôtre, avant d’être coupables de fautes personnelles. Notre péché est notre malheur avant d’être notre crime.
Dès lors, nous aurions quelque droit d’accuser Dieu et de nous plaindre, si Dieu nous condamnait à cause d’un péché qui ne vient pas uniquement de nous, et dont nous ne sommes qu’à demi responsables. Sans doute, Dieu pourrait à la rigueur, nous condamner ainsi : il se montrerait, par là, le Dieu saint et juste ; mais serait-il le Dieu amour ? Parce qu’il est amour, Dieu a eu compassion des hommes. Il leur a donné son Fils pour Sauveur ; et en présence de ce Sauveur, une seconde épreuve leur est rendue possible, une revanche de la liberté, par laquelle peuvent être réparées les suites de la première épreuve, accomplie en Eden. Il dépend de nous de recevoir ou de repousser la grâce de Dieu en Jésus-Christ, et, par là, de nous sauver ou de nous condamner nous-mêmes. Or, c’est la prédication de la croix qui est l’occasion de cette nouvelle épreuve, et qui provoque en nous la crise décisive.
On comprend que cette crise soit décisive. Car, d’un côté, Dieu, après avoir donné son Fils, et l’avoir livré pour nous à la mort de la croix, ne peut rien faire de plus : on a beau chercher, on ne trouve rien au-delà. Et, d’un autre côté, l’homme qui a résisté à l’amour de Jésus, lui offrant, du haut de sa croix sanglante, le pardon, la paix, la vie, les joies et les gloires du ciel, à quoi pourrait-il bien ne pas résister ? Repousser Jésus-Christ, voilà le péché suprême, celui qui consomme l’œuvre de la chute, et scelle la condamnation définitive.
En effet, combien ce péché est plus coupable, plus criminel, plus irrémissible que le péché du premier homme, et tous les autres péchés dont nous nous rendons coupables après lui ! Que sont ces péchés ? Un refus d’obéir au Dieu qui réclame notre obéissance, d’aimer le Dieu qui nous demande notre cœur. Et l’homme qui repousse Jésus-Christ, que fait-il ? Il refuse aussi son cœur à Dieu ; mais à quel Dieu ? Non pas au Dieu de la loi, mais au Dieu de la grâce ; non pas au Dieu qui commande et qui menace, mais au Dieu qui pardonne et qui sauve, au Dieu compatissant qui s’est fait son frère afin de souffrir et de mourir à sa place, au Dieu qui, bien loin de lui donner des ordres d’une voix sévère, le supplie avec les instances les plus pressantes de se laisser aimer et sauver par lui.
Une âme qui a méprisé l’amour de Jésus crucifié, alors que cet amour lui a été annoncé et révélé par le Saint-Esprit, n’est-elle pas une âme jugée et perdue, une âme désespérément égoïste, ingrate, orgueilleuse et rebelle, définitivement vouée au mal, incapable de conversion ? Elle a commis ce péché contre le Saint-Esprit, que l’Écriture déclare irrémissible.
Voilà comment la prédication de l’Évangile est odeur de vie ou de mort, selon qu’on l’accueille ou qu’on la repousse. Et c’est pourquoi il faut que cette prédication s’adresse à tous les hommes, afin que tous se sauvent ou se condamnent en l’acceptant on en la rejetant. Il le faut, afin que tous puissent être sauvés, selon le dessein et l’intention de Dieu : « Celui-là seulement sera sauvé, dit l’apôtre, qui invoquera le nom du Seigneur. Mais comment invoqueront-ils celui auquel ils n’auront point cru ? Et comment croiront-ils en celui dont ils n’ont point entendu parler ? Et comment en entendront-ils parler, s’il n’y a personne qui le leur prêche ? … » (Romains 10.13-14). Il le faut aussi, pour que la condamnation du dernier jour puisse être prononcée avec justice : sans cette prédication universelle de la croix, il ne peut pas plus y avoir de condamnation définitive qu’il ne peut y avoir de salut.
Or, beaucoup d’hommes n’ont pas entendu la prédication de l’Évangile pendant leur vie. Beaucoup n’ont jamais été placés en présence de la croix du Christ et mis en demeure d’accepter ou de rejeter son amour : il faut donc que ce qui n’a pas eu lieu sur la terre pendant leur vie, ait lieu ailleurs après leur mort. C’est ce qui est arrivé, d’après les Écritures, pour les générations humaines antérieures à Jésus-Christ ; Jésus lui-même s’est montré à elles, et leur annoncé son Évangile.
Nous sommes conduits, par les principes rappelés plus haut et par l’analogie des faits, à affirmer que ce qui a eu lieu pour les hommes morts avant Jésus-Christ, aura lieu aussi pour tous ceux qui, venus depuis, ont été dans l’impossibilité d’entendre parler de lui pendant leur vie. Nous sommes conduits à penser que les chrétiens ont fait et feront, après leur Maître, la même œuvre que lui, qu’ils seront les témoins du Sauveur parmi les morts, les prédicateurs de l’Évangile pendant l’intervalle qui sépare la mort de la résurrection. L’heure du jugement ne sonnera que lorsque le nom du Christ aura été annoncé à toute âme d’homme. Mais elle pourra sonner alors ; le jugement définitif sera possible. Ceux qui seront condamnés seront sans excuse : ils auront la bouche fermée. Personne n’aura le droit de dire à Jésus-Christ, le souverain juge : « Seigneur, tu ne m’as jamais été annoncé ; je ne t’ai jamais rencontré sur mon chemin. » Le jugement final ne sera que la proclamation solennelle et publique du jugement intérieur que chacun aura prononcé sur lui-même par son attitude en face de la croix de Jésus-Christ.
Voilà ma conviction profonde, et je la crois d’accord avec les analogies de la foi et avec les textes positifs des Écritures. Ces textes, il est vrai, ne sont pas nombreux ; mais ils suffisent, malgré tout ce qu’ils laissent ignorer, à fonder cette doctrine.
Je signalerai d’abord la parole de Jésus-Christ (Matthieu 12.32), à propos du blasphème contre le Saint-Esprit : « Il ne sera pardonné, ni dans ce siècle, ni dans le siècle à venir. » Il y a donc des péchés qui peuvent être pardonnés après la mort, et cela, évidemment, grâce à la prédication de la croix. Mais pour ceux qui ont déjà repoussé Jésus, il n’y a plus de pardon, plus de conversion possible : l’épreuve est faite, la crise définitive a eu lieu, il ne saurait y en avoir d’autres.
Sur le fait de la descente de Jésus-Christ au scheol et de sa prédication parmi les morts, je ne rappellerai pas les textes déjà cités comme invoqués par les Pères : je reviendrai seulement sur les deux textes, selon moi décisifs, tirés de la première épître de Pierre.
Le premier de ces deux textes (1 Pierre 3.19), est d’une interprétation difficile : on y a vu deux choses différentes : tantôt, la prédication adressée à ses contemporains par Noé, animé de l’Esprit de Christ, tantôt la prédication de Christ chez les morts. Je relève, en faveur de cette dernière exégèse :
- L’antithèse du verset 18 : θανατωθείς — ζωοποιηθείς ;
- Le πορευθείς au verset 19, rapproché surtout du πορευθείς du verset 22 : on ne peut admettre que le second désigne un acte personnel et un changement de lieu, si le premier ne désigne ni l’un ni l’autre ;
- Le rapprochement entre ἐν ῷ (πνεύματι) et τοῖς πνεύμασιν ;
- Les adverbes ποτε ὅτε, qui opposent l’un à l’autre, comme étant distincts, le moment de la désobéissance et celui de la prédication ;
- Le contexte, la pensée générale de l’apôtre, qui est celle de la bénédiction dans la souffrance. Christ y est donné comme exemple. S’il est parlé des contemporains de Noé, c’est parce que l’analogie du baptême y conduit, et aussi parce qu’ils étaient considérés comme le type des méchants.
Au reste, le second passage (1 Pierre 4.6) est plus explicite, et généralise les termes du premier : νεκροῖς εὐηγγελίσθη. On essayerait en vain d’entendre simplement ces mots dans le sens des morts spirituels : le contexte s’y oppose absolument.
Quant à une prédication de l’Évangile chez les morts par les disciples de Jésus-Christ, j’avoue qu’elle ne se trouve indiquée, ou même supposée, par aucun texte des Écritures. Cependant, nous sommes conduits à l’admettre, non seulement par la logique des principes énoncés plus haut et par l’analogie des faits indiqués par les textes de la 1re épître de Pierre, mais encore par l’application de ce principe, maintefois proclamé dans le Nouveau Testament, que Jésus-Christ est notre modèle en toutes choses, que notre vie doit reproduire la sienne, que nous devons continuer son œuvre parmi les hommes, et être des christs en ce monde, selon cette belle particularité de la langue allemande, qui appelle le chrétien un Christ. Ne devons-nous pas souffrir et mourir avec Christ, afin de ressusciter et d’être glorifiés avec lui ? Ne devons-nous pas être ses témoins sur la terre, et faire son œuvre pendant notre vie ? Pourquoi ne suivrions-nous pas ses traces jusqu’au bout ? Pourquoi ne ferions-nous pas, pendant l’intervalle qui sépare la mort de la résurrection, ce que Jésus-Christ a fait pendant cet intervalle ? Pourquoi ne prêcherions-nous pas l’Évangile aux morts, comme il l’a prêché lui-même ?
Du reste, peu importe. Dieu a d’autres moyens. Ce qui importe, ce que je crois pouvoir affirmer avec certitude, c’est que, au dernier jour, toute âme d’homme aura été mise, ici-bas ou ailleurs, par un moyen ou par un autre, par Christ ou par les siens, en présence de la croix et de l’amour du Sauveur.
On adresse à la doctrine que je viens d’exposer deux objections :
1. On nous dit : C’est la doctrine catholique du purgatoire. — Nullement. Il y a, au contraire, entre cette doctrine et celle du purgatoire, des différences essentielles, fondamentales. Le purgatoire est un lieu de purification et d’expiation, où ont accès seulement les membres de l’Église, les chrétiens baptisés, — soit les croyants qui n’ont pas atteint le degré de sanctification et de purification nécessaire pour entrer dans le ciel, soit les non-croyants qui ne sont pas assez méchants et impies pour aller dans l’enfer. Pour nous, il ne s’agit de rien de tel. Il s’agit d’un lieu ou d’un état intermédiaire, qui est le séjour ou le partage des âmes placées pendant leur vie hors des atteintes et de l’influence de l’Évangile. Ces âmes seront mises en présence de Jésus-Christ, d’une manière ou d’une autre, avant le jour du jugement, afin qu’elles puissent accepter ou repousser sa grâce, et prononcer ainsi sur elles-mêmes le jugement intérieur, dont le jugement dernier ne sera que la proclamation publique et la confirmation divine.
Du reste, la meilleure preuve que cette doctrine est fort différente de celle du purgatoire, c’est qu’elle est unanimement professée par l’Église des trois premiers siècles, tandis que la doctrine du purgatoire ne fait son apparition qu’au ive ou au ve siècle ; dès lors, cette seconde doctrine s’est peu à peu substituée à la première.
2. On dit encore : La doctrine de la prédication aux morts est dangereuse : elle risque d’inspirer une sécurité trompeuse aux âmes, et de paralyser le zèle missionnaire. — Nullement. La prédication évangélique ne sera adressée, dans une autre économie, qu’à ceux qui n’ont pu l’entendre ici-bas. Ceux qui l’ont entendue pendant leur vie n’ont rien à attendre plus tard. Ils se sauvent ou se condamnent eux-mêmes dans cette vie. Quant au zèle missionnaire, il n’est pas refroidi : au contraire. Le devoir est formel : il faut hâter le plus possible le jour ou toute âme d’homme aura été mise en présence de Jésus-Christ ; il faut faire le plus qu’on peut, jour après jour ; et pour le reste, il faut s’en remettre à Dieu, qui y pourvoira plus tard.
Cette doctrine, loin de paralyser l’activité chrétienne, lui ouvre des perspectives nouvelles. Elle nous donne une idée plus haute de la vie à venir, qui devient une vie active et saintement occupée, au lieu d’être cette vie contemplative et oisive du paradis, qui fait peur et qui répugne aux âmes vaillantes.
L’Église et les docteurs des premiers siècles affirment, d’une voix unanime, que le salut accompli par Jésus-Christ doit être appliqué à l’homme par un acte de sa volonté, que les individus n’ont part aux bienfaits de la mort du Sauveur qu’à certaines conditions dont l’accomplissement dépend d’eux. Ces conditions se ramènent à trois : la repentance, la foi et la sanctification. Et ces trois conditions peuvent être réduites à une seule, la foi, car la foi suppose la repentance et contient en germe les œuvres de la justice. Aussi les Pères font-ils souvent de la foi la condition unique et suffisante du salut.
Ils se font, d’ailleurs, de la foi l’idée large, vivante et profonde que s’en faisait saint Paul Ils la considèrent, non comme une simple adhésion de l’intelligence à certaines vérités, mais comme un élan de confiance et un don du cœur, comme une détermination de la volonté, comme un acte de l’être humain tout entier, acte par lequel une union vivante s’accomplit entre le Sauveur et le racheté. La foi est donc une sorte d’identification mystérieuse de nous-mêmes avec Jésus-Christ, par laquelle sa justice devient notre justice, sa vie notre vie, en sorte que nous participons aux fruits de sa mort et de sa résurrection. C’est ce que les Pères ont désigné par le terme significatif de unio mystica.
C’est seulement lorsqu’elle est ainsi entendue, que la foi enfante les œuvres de la sanctification, car elle met en nous le principe d’une vie nouvelle et sainte ; elle fait habiter en nous Jésus-Christ. Voilà pourquoi la plupart des Pères parlent des bonnes œuvres, non pas comme d’un moyen de salut, mais comme d’un fruit naturel et nécessaire de la foi. La foi, dit Clément d’Alexandrie, est la « mère des Vertus » — μεγίστη δὲ ἀρετῶν μήτηρ ἡ πίστις… ἡ πίστις εἰ καὶ ἑκούσιος τῆς ψυχῆς συγκατάθεσις, ἀλλὰ ἐργάτις ἀγαθῶν καὶ δικαιοπραγίας θεμέλιος. (Strom., II, 4 ; V, 13).
En général, les Pères distinguent les deux effets de la foi : la justification et la sanctification. La foi justifie d’abord le pécheur, par l’imputation qui lui est faite des mérites et de la justice de Jésus-Christ. Ensuite elle le sanctifie, en le rendant capable de réaliser dans sa vie cette justice. Telle est la doctrine d’Origène : « C’est, dit-il, avec raison que l’apôtre dit que la foi sera imputée à l’homme comme justice, bien qu’il n’ait point encore fait des œuvres de justice » — initium namque justificari a Deo fides est quæ credit in justificantem (Com. sur le ch. 4 de l’ép. aux Rom., liv. I ). C’est aussi la doctrine enseignée dans maint passage par Tertullien, Irénée, etc.
Toutefois, à côté de ce grand courant, qui est encore dominant dans l’Église, et qui continue la doctrine paulinienne de la justification par la foi produisant la sanctification de la vie, on surprend de bonne heure une tendance à substituer à la foi les œuvres de la pénitence et de la charité, à confondre la justification avec la sanctification, et à faire de l’une et de l’autre l’œuvre et le mérite de l’homme. Dans le livre d’Hermas, une grande place est faite au jeûne et aux larmes de la pénitence. Clément de Rome, Polycarpe, Tertullien, Cyprien parlent quelquefois des aumônes comme effaçant les péchés. « Tu travailleras de tes mains, dit Barnabas (c. 19), pour la rédemption de tes péchés. » Origène lui-même écrit quelque part que « la foi nous justifie, en ce sens qu’elle rend nos œuvres parfaites, » et il parle ailleurs dans les mêmes termes de la charité, qui « nous justifie, dit-il, parce qu’elle rend accomplie nos autres vertus. »
Parmi ces œuvres, qui tendent à usurper la place de la foi, et dont le mérite diminue la valeur de l’œuvre accomplie par Jésus-Christ, il en est deux auxquelles on attribue une valeur toute particulière : c’est le martyre et le célibat volontaire. Pour Tertullien et pour d’autres Pères, le martyre a la même vertu purifiante que l’eau du baptême (de là cette expression : le baptême de sang) ; il a, comme le sang de Jésus-Christ lui-même, la vertu d’effacer les péchés. Vers la fin du troisième siècle, la virginité et le célibat volontaires commencent aussi à être considérés comme un mérite exceptionnel, presque égal à celui du martyre.
On va plus loin encore. Quelques docteurs voient dans ces œuvres exceptionnelles — martyre, célibat, pauvreté volontaire — des mérites surérogatoires, pouvant servir au salut d’autrui : c’est ce qu’indique clairement cette parole d Origène : τῷ τιμίῳ αἵματι τῶν μαρτύρων ἀγορασθήσονταί τινες (Exhort. ad Martyr., 50). Ceci devait conduire à la doctrine de l’intercession des martyrs et des saints, et plus tard à celle du trésor des mérites surérogatoires et réversibles dont l’Église est la dépositaire : cette dernière doctrine fut le fondement de la théorie des indulgences.
Quant aux rôles respectifs de la grâce divine et de la liberté humaine dans l’œuvre du salut, on s’accorde généralement à reconnaître que, pour avoir part au fruit de l’œuvre de Jésus-Christ, pour se convertir et se sanctifier, l’homme a besoin du secours d’en haut, qu’il lui faut d’abord l’appel et ensuite le concours de la grâce de Dieu. Mais on ne va pas plus loin. On ne précise pas les rapports entre les deux termes. On ne pose pas encore les questions que l’on formulera dans la période suivante, et qui rempliront les Églises d’Occident de bruyantes controverses. — On est porté, d’ailleurs, à mettre l’accent sur la liberté et la responsabilité humaines. Quant à la prédestination divine, on l’affirme sans doute, mais on la subordonne à la prescience de Dieu : Dieu prédestine à la vie éternelle ceux qu’il sait à l’avance devoir écouter les appels de sa grâce, se convertir et persévérer jusqu’à la fin.
[Nous trouvons dans le manuscrit de M. Bonifas, cette note, que nous conservons, pour expliquer une lacune dont on pourrait être surpris : « Ce serait ici le lieu de parler, pour être complet, de la doctrine de l’Église et des sacrements. Mais, outre que le temps nous presse, nous avons rencontré ces questions dans notre Histoire de l’Église, et ce que nous en avons dit alors peut suffire à la rigueur. — Nous en venons donc à une dernière doctrine que nous ne pouvons passer sous silence, parce qu’elle tenait, pendant cette période, une grande place dans la vie religieuse des fidèles comme dans la théologie des docteurs. »]
Fidèles à l’enseignement des apôtres, les Pères placent dans l’avenir la consommation du salut. « Nous ne sommes sauvés qu’en espérance », répètent-ils avec saint Paul, et, avec saint Jean : « Ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. »
A. — Pour eux, comme pour les apôtres, c’est le Retour de Jésus-Christ ou la Parousie, qui inaugurera cette ère définitive de la consommation du salut.
Les apôtres regardaient comme très prochain ce retour du Seigneur. Ils avaient été conduits à cette idée par certaines paroles prophétiques de Jésus-Christ, dans lesquelles se mêlent deux événements distincts, la destruction de Jérusalem et la fin des temps (voir en particulier Math. ch. 24 : on appliquait à toutes les prophéties de ce chapitre la déclaration du verset 34). Saint Paul, il est vrai, avait combattu chez les Thessaloniciens l’attente fiévreuse et oisive de la parousie. Il avait déclaré, dans plusieurs de ses épîtres, que certains événements considérables s’accompliraient auparavant : le nom de Jésus devait être prêché à toutes les nations ; Israël devait entrer dans l’Église ; le mystère d’iniquité devait se consommer ; l’homme de péché, l’Antéchrist devait exercer sa redoutable puissance et se faire adorer comme Dieu dans le temple de Dieu. Toutefois, on pensait que tout cela était à la veille de s’accomplir ; la rapidité avec laquelle l’Évangile s’était répandu et la violence de la persécution encourageaient cette illusion. Aussi saint Paul disait-il, en parlant du retour de Christ : « Nous qui vivrons encore » (1 Thessaloniciens 4.17 ; 1 Corinthiens 15.52).
Après la prise de Jérusalem et la ruine du temple en 70, cette foi subit une première modification. On ne s’attendit plus à ce que la génération contemporaine de Jésus-Christ assistât à la fin du monde. L’histoire expliquant la prophétie, on distingua les deux événements jusque-là confondus. Mais on crut encore la date de la parousie très prochaine. Cette croyance se maintint assez longtemps dans l’Église : on. la retrouve encore très générale au iiie siècle. Et cela se comprend : les persécutions cruelles et incessantes que les chrétiens eurent à souffrir, les amenèrent à voir, dans l’empire romain et dans ses chefs, l’incarnation de cette puissance de ténèbres, de cet Antéchrist annoncé par l’Apocalypse, et l’accomplissement de ce mystère d’iniquité dont parle Paul. De plus, l’excès des maux dont ils souffraient exaltait leurs espérances. Quand tout est sombre sur la terre, on se tourne instinctivement vers le ciel. L’impatience avec laquelle les Chrétiens attendaient la fin, leur fit croire qu’elle était prochaine. Le Seigneur, disaient-ils, ne saurait tarder à paraître, pour venger ses élus et terrasser ses adversaires. Et ils avaient besoin de cette conviction pour marcher avec enthousiasme au supplice.
Mais au ive siècle, après l’an 312, la foi eschatologique subit une seconde transformation. Quand les persécutions eurent cessé, quand la religion chrétienne fut devenue la religion de l’empire, on vit des horizons et un avenir tout nouveaux s’ouvrir devant l’Église sur la terre, et on cessa d’attendre le retour prochain du Seigneur, dont la présence parmi les siens semblait être devenue moins nécessaire.
Prochaine ou lointaine, la parousie devait précéder, annoncer et préparer certains événements, que l’enseignement apostolique y rattachait : la fondation du royaume de Jésus-Christ, la résurrection des morts et le jugement universel. Les Pères des premiers siècles sont unanimes à affirmer ces trois grands faits ; mais ils s’en font des idées assez différentes. Ici encore, comme partout, nous découvrons les deux tendances littéraliste et idéaliste.
B. — Les Pères qui appartiennent à la première tendance — Papias, Irénée, Tertullien — appliquent au Royaume de Jésus-Christ sur la terre les idées grossières que les Juifs se faisaient du royaume messianique. Interprétant dans un sens littéral les symboles et les allégories employés par l’auteur de l’Apocalypse, ils attendaient un règne de Jésus-Christ qui durerait mille ans, pendant lequel Jérusalem, magnifiquement rebâtie, serait la capitale du monde, et où les croyants goûteraient des délices et des jouissances de toutes sortes.
Cette idée du millénium du chiliasme est, d’ailleurs, une idée d’origine juive. Longtemps avant Jésus-Christ, les Juifs, se fondant sur la parole du Psaume 90 : « Mille ans sont devant toi comme un jour, et un jour comme mille ans », et interprétant dans un sens allégorique et prophétique le récit de la création, voyaient dans chacun des jours de Moïse une période historique de mille ans, et dans le repos du septième jour, le règne du Messie, le grand Sabbat, qui durerait aussi mille ans (opinion partagée, aujourd’hui encore, par quelques exégètes chrétiens). Plus la puissance d’Israël avait décliné, plus il avait été humilié sous l’oppression étrangère et sous le mépris des autres peuples, et plus aussi il s’était attaché à ces espérances de gloire et de félicité futures, plus il s’en était fait des idées terrestres et charnelles.
Les premiers chrétiens, sortis en général du milieu d’Israël, conservèrent ces idées, et les appliquèrent aux temps qui devaient suivre le retour de Jésus-Christ. Cela leur était d’autant plus facile que le livre de l’Apocalypse parle formellement d’une période de mille ans, pendant laquelle Jésus-Christ doit régner sur la terre. C’est ainsi que le millénium juif se transforma sans efforts en millénium chrétien. Et les chrétiens, eux aussi, s’attachèrent d’autant plus à ces espérances milléniaires qu’ils étaient, comme les Juifs, l’objet de l’opprobre et de la persécution.
L’épître de Barnabas est le premier document où cette transformation du millénium juif en millénium chrétien se présente comme accomplie. Nous y retrouvons la même interprétation allégorique des six jours de la semaine et du repos du septième jour. Nous y retrouvons aussi les mêmes idées terrestres et grossières sur le rôle messianique (c. 15). — Papias, dont les Pères citent quelques fragments, était également un chiliaste. — Au reste, Justin Martyr déclare, dans son dialogue avec Tryphon (c. 80), que la croyance au millénium fait partie de la foi de tous les chrétiens catholiques. — Irénée et Tertullien attestent aussi la croyance au millénium, et ils décrivent avec quelques détails le règne milléniaire. D’après Tertullien, après la venue et la défaite de l’Antéchrist, après la destruction de l’empire romain et de tous les empires de la terre, Jésus-Christ fondera son royaume, dont il placera le siège à Jérusalem, rebâtie sur l’emplacement de ses ruines. Les patriarches, les prophètes, les apôtres et les saints morts avant le retour du Seigneur ressusciteront pour prendre leur part des délices de ce règne (Cont. Marc, 3.24). Ces délices étaient d’ailleurs décrites d’une façon assez matérielle. Les élus ne devaient pas seulement jouir de la paix et du repos, mais être assis à table et prendre part à de riches festins. La terre devait fournir ses trésors avec une abondance merveilleuse. Pour donner une idée de cette fécondité inouïe, Papias dit qu’il y aura des vignes dont chaque pied aura dix mille branches, chaque branche dix mille sarments, chaque sarment dix mille grappes, chaque grappe dix mille grains ; et chacun de ces grains fournira vingt cinq mesures de vin (Irénée, Adv. hær. V, 33). — Les Montanistes vont aussi très loin dans le sens de ces peintures sensuelles du chiliasme : les Gnostiques, au contraire, s’en montrent, en général, les adversaires.
Les Alexandrins ne pouvaient partager ces idées grossières. Origène trouve très choquantes les descriptions matérialistes des délices du millénium. Il déclare que les passages des prophètes et de l’Apocalypse invoqués par les chiliastes doivent être interprétés allégoriquement et s’entendre des biens spirituels. Avec son idée que le corps est une prison, où l’âme expie une faute antérieure — de sorte que notre destination est de nous affranchir toujours plus des liens de la chair — il ne pouvait admettre, au-delà de la mort, un retour de l’âme aux joies sensuelles. Mais il allait plus loin : il combattait non seulement les idées grossières des chiliastes, mais aussi la doctrine même d’un règne de Jésus-Christ sur la terre.
Les disciples d’Origène continuèrent après lui sa polémique, et, après les persécutions, quand l’exaltation des imaginations se fût calmée, quand on cessa de souhaiter la destruction de l’empire, devenu le protecteur de la foi chrétienne, la doctrine du chiliasme disparut peu à peu de l’enseignement de l’Église, ou, du moins, de la croyance générale des fidèles.
C. — L’idée d’une Résurrection des corps est une idée toute chrétienne. Elle était étrangère à toute l’antiquité païenne, et, si elle fut connue des Juifs après le retour de l’exil, elle n’était pas chez eux universellement acceptée. Les Pharisiens l’admettaient, mais les Sadducéens la rejetaient. Et, pour ceux-là mêmes qui professaient la doctrine de la résurrection, elle était moins une affirmation dogmatique et générale qu’un corollaire de leurs grossières espérances messianiques : les Juifs seuls devraient ressusciter, pour prendre part aux félicités terrestres du royaume du Messie.
C’est le christianisme qui a le premier élevé l’idée de la résurrection à la hauteur de l’affirmation dogmatique d’un fait universel. Et ce fait, le christianisme l’affirme, non en vertu d’aspirations plus ou moins vagues, d’inductions plus ou moins plausibles, mais en vertu d’un événement historique, la résurrection de Jésus Christ. Comme nous mourons tous en Adam, nous devons tous ressusciter en Christ : c’est le raisonnement de saint Paul dans 1 Corinth. ch. 15.
Aussi, dès le début, la résurrection des morts fut-elle universellement affirmée dans l’Église. Elle est visée par un article du symbole qui se trouve dans les plus anciennes rédactions, et l’on condamnait comme hérétiques ceux qui — comme les Corinthiens blâmés par saint Paul — niaient la résurrection des morts, et ceux qui — comme Hyménée et Philète — disaient qu’elle était déjà arrivée, l’entendant au sens spirituel. Cette doctrine fut l’une des plus attaquées par les païens et les hérétiques ; ce fut aussi l’une des plus vigoureusement maintenues et défendues par les Pères. Elle provoqua un grand nombre d’écrits : Justin, Athénagore, Tertullien, Clément, Origène ont composé des traités sur la résurrection : ceux d’Athénagore et de Tertullien nous sont seuls parvenus.
Les idées sur la résurrection variaient selon les idées que l’on se faisait du règne de Jésus-Christ sur la terre.
Les Chiliastes croyaient à une résurrection de la chair, c’est-à-dire de la même chair que nous avons sur la terre, du même corps avec toutes ses parties, toutes ses propriétés et ses fonctions. Toutefois, il y a des nuances entre eux : Papias est plus matérialiste, par exemple, que Tertullien, lequel écrit : esui et potui locus non erit (De resur. carnis, 60). De plus, ils distinguent deux résurrections : la première partielle, la résurrection des justes, à l’avènement de Jésus-Christ, pour participer aux félicités terrestres du millénium, et la seconde universelle, après le millénium et immédiatement avant le jugement dernier. A la suite de ce jugement, les justes, déjà ressuscités depuis mille ans, seront transformés pour devenir semblables aux anges (d’après Matthieu 22.30). Leur corps sera dès lors un corps spirituel.
Les chiliastes se donnaient beaucoup de peine pour répondre aux objections suscitées par leur théorie. On leur demandait, par exemple : comment ressusciteront les estropiés, les infirmes, etc. ? — Ils seront, répondaient-ils, guéris par Jésus-Christ, et reprendront leur corps entier et sain. — Et ceux qui ont été dévorés par des animaux féroces ou mangés par des hommes ? — Ceux-là ressusciteront aussi tout entiers, parce que les éléments primitifs de leur corps, absorbés par d’autre corps, ne se sont pas identifiés avec la substance de ces nouveaux corps, mais en ont été rejetés.
Les Alexandrins, adversaires du chiliasme, combattirent cette notion grossière. Pour eux, la résurrection était une transformation des corps charnels en corps spirituels. Ce que les chiliastes ajournaient à la fin du règne millénaire, les Alexandrins le plaçaient immédiatement après la venue du Seigneur. Pour eux, il n’y avait qu’une résurrection, parce qu’il n’y avait pas de millénium. Jésus-Christ ne venait pas fonder un règne terrestre de mille ans, mais seulement exercer le jugement universel. Aussi la résurrection générale qui précède ce jugement avait-elle lieu au moment même de son apparition.
Quant à la résurrection elle-même, les Alexandrins l’expliquaient d’après les idées exprimées par saint Paul dans 1Cor. ch. 15. Ce n’est pas la même chair qui ressuscite, mais c’est le même corps ; c’est la même forme, non la même matière ; c’est la même figure, mais c’est une substance différente, plus subtile, éthérée, lumineuse, affranchie des liens et des lois de la matière, incorruptible, délivrée des besoins terrestres, et n’ayant plus les organes destinés à la satisfaction de ces besoins. Cette matière subtile est en germe dans le corps actuel, comme le chêne est en germe dans le gland, et c’est par une force analogue à celle de la germination que le corps charnel, étant entré en décomposition, donne naissance au corps spirituel. — Origène admettait d’ailleurs entre les corps des ressuscités des différences, correspondant aux divers degrés de perfection ou de corruption morale auxquels les âmes seraient parvenues. Les corps des saints seraient lumineux, ceux des impies, obscurs.
Les idées spiritualistes d’Origène sur la résurrection sont les plus conformes à l’Écriture. Mais ce sont les idées plus matérialistes des chiliastes qui devinrent les idées dominantes dans l’Église : on en retrouve la trace dans cet article du symbole : « Je crois à la résurrection de la chair, » ou, comme portent certaines recensions : « de cette chair » — hujus carnis. Aussi a-t-on raison de corriger cette expression, en la remplaçant par celle de « résurrection des corps ».
D. — Tous les Pères s’accordent pour affirmer un Jugement universel, exercé par Jésus-Christ après la résurrection générale, et qui ouvrira l’ère définitive de l’éternité. L’article du symbole rattache ce jugement au retour de Jésus-Christ, sans aucune mention de la période intermédiaire du millénium.
Les Chiliastes conçoivent le jugement dernier sous une forme assez matérielle : le tribunal de Christ sera dressé en un point précis de la terre, dans la vallée de Josaphat ; tous les hommes comparaîtront tour à tour devant lui. Les justes seront admis dans le ciel, pour y goûter les délices de la félicité éternelle, tandis que les méchants seront précipités dans l’enfer avec les démons pour y être éternellement tourmentés par les flammes. Ensuite le feu détruira le monde.
Les Alexandrins se représentent ces grandes vérités sous des formes beaucoup plus spirituelles. Selon Origène, Jésus-Christ ne se trouvera pas dans un lieu déterminé : il se manifestera partout à la fois, non seulement sur la terre, mais dans l’univers entier ; car ce n’est pas seulement sur les hommes, c’est sur toutes les créatures intelligentes que s’exercera le jugement. Ce jugement s’accomplira d’une manière instantanée et non successive. La mémoire de chacun lui représentera tous ses actes et la sentence du juge retentira aussitôt dans sa conscience. Le feu qui consumera le monde visible purifiera les justes de tout ce qui sera resté en eux de charnel, pour les rendre propres aux joies toutes spirituelles qui les attendent. Les méchants seront punis de peines toutes spirituelles aussi. Ils pourront d’ailleurs, comme les démons eux-mêmes, se convertir un jour, et rentrer dans la communion de Dieu et dans la félicité des justes.
E. — Nous devons dire un mot sur une dernière question qui touche à l’eschatologie : l’état des âmes jusqu’à la résurrection.
Les chrétiens avaient conservé l’idée juive du scheol, lieu souterrain où les âmes allaient attendre le jour de la résurrection et du jugement. Irénée invoque à cet égard l’exemple de Jésus-Christ : « Comme Christ est descendu au scheol, et y est resté jusqu’au jour de sa résurrection, nos âmes aussi feront de même » (Adv. hær. V, 3.1). Mais les idées primitives s’étaient transformées en se précisant. Au lieu de l’état vague et inconscient attribué par les anciens hébreux aux habitants du scheol, on croyait que les âmes y ont pleine conscience d’elles-mêmes et y savourent l’avant-goût des rétributions dernières. Aussi divisait-on généralement le scheol — ou hadès — en deux parties : le séjour des impies et celui des justes. Tertullien, interprétant littéralement la parabole du riche et de Lazare, appelle le premier la prison, ou le feu (carcer, ignis), l’autre, le sein d’Abraham (sinus Abrahæ). Ces deux parties sont séparées entre elles par un abîme infranchissable.
D’après quelques Pères, Tertullien, par exemple, le paradis est distinct du scheol. C’est un lieu intermédiaire entre la terre et le ciel, où Adam fut formé et placé, et d’où il fut chassé après sa faute. Hénoch, Elie, les martyrs, entrent seuls directement au paradis sans passer par le scheol. Origène, qui fait du paradis le troisième ciel, d’où étaient tombées les âmes, croit que tous les chrétiens y vont directement après la mort, et s’y perfectionnent dans la connaissance de la vérité et dans la pratique du bien, pour se préparer à la félicité parfaite dont le jour de la résurrection et du jugement les mettra en possession.
Cette idée — combinée avec celle du feu purificateur qui doit détruire tout ce qui restera de charnel dans les âmes des justes — conduira plus tard à la théorie du purgatoire.