L’union primitive entre la réforme de la Suisse et la réforme allemande fut compromise en 1526 par les controverses sur la sainte cène.
L’indépendance politique de la Suisse, affranchie du joug de l’autorité impériale, facilita à un certain point de vue l’essor de la Réformation, mais rendit plus difficiles ses rapports avec les réformateurs de l’Allemagne. L’œuvre, au début, semblait appelée à suivre dans les deux pays un développement parallèle et harmonique. Les villes libres de l’Allemagne, depuis Strasbourg jusqu’à Ratisbonne, et depuis Nuremberg jusqu’à Constance, prirent une position intermédiaire entre le Sud et le Nord. Les écrits de Luther comptèrent en Suisse de nombreux lecteurs, et l’une des librairies de Bâle les colporta dans tous les pays voisins avec un zèle infatigable. Zwingle les étudia vers l’année 1518. Les catholiques lui reprochaient d’être un luthérien : il sut défendre et justifier son indépendance et la spontanéité de son œuvre, tout en accordant les plus grands éloges aux efforts de Luther. Dès 1516, dit-il, j’ai commencé à prêcher le pur Évangile de Christ et j’ai pendant deux ans ignoré jusqu’au nom de Luther. C’est grâce à saint Paul que Luther et lui sont parvenus par des voies différentes à la connaissance de la même vérité. Pourquoi ne l’appellerait-on pas plutôt un paulinien, un chrétien ? Pour lui, tous les réformateurs constituent une seule et grande famille.
[Il parle en ces termes de Luther (Zwinglii Opera, I, 253) : « A mon avis Luther est un vaillant champion de Dieu, qui approfondit les Écritures avec un zèle, tel que personne n’en a déployé de semblable depuis mille ans. Personne n’a jamais égalé le courage viril et inébranlable, avec lequel il a attaqué le pape de Rome. De qui procède cette œuvre ? De Luther ou de Dieu ? Interrogez Luther, assurément il vous répondra, de Dieu seul. Je ne veux porter d’autre nom que celui de mon chef Jésus-Christ, dont je suis le champion. J’honore Luther plus que personne, mais je jure devant Dieu et devant les hommes, que jamais je ne lui ai écrit, ni lui à moi. » Il n’a pas, dit-il, lié de relation avec lui, pour montrer l’unité de l’Esprit de Dieu, qui dirige leur œuvre comme il l’entend, sans qu’ils se soient concertés ensemble, à de si grandes distances. — Guericke, Rudelbach, et autres ultra-luthériens refusent d’admettre cette indépendance de Zwingle, qui établit si clairement la nécessité providentielle de la Réformation. Zwingle et Calvin ont emprunté, d’après eux, tout ce qu’ils ont de bon à Luther. Ils lui doivent tout ; coupables de malveillance à son égard, ils sont responsables du schisme qu’ils ont créé, en s’écartant de ses doctrines.]
A côté des contrastes de leurs génies, nous retrouvons chez Luther et chez Zwingle bien des traits identiques. Tous deux se rattachent à la foi des premiers siècles en la Trinité et la personne de Christ, tous deux professent les mêmes principes matériel et formel de la Réforme, tous deux admettent l’élection divine. Ils sont d’accord pour rejeter les éléments païens et juifs du catholicisme. L’antagonisme du principe réformé contre le paganisme n’est complet, que quand il attaque également l’idolâtrie personnelle juive, aussi bien que l’idolâtrie du monde, et la réaction luthérienne contre le pélagianisme n’est efficace que quand elle combat aussi la transformation de la grâce divine en une action physique et magique. Zwingle et Luther ont reconnu ces deux conditions d’une lutte sérieuse. Pour Zwingle la foi est également une renonciation formelle à la justice et à la confiance propres, et Luther combat énergiquement toute influence magique, parce qu’il reconnaît que la réaction extrême contre le judaïsme pourrait porter atteinte à la justice et à la sainteté divines. Tous deux repoussent l’anarchie aussi bien que le donatisme, tous deux placent avec une égale énergie l’accent sur la personne de Jésus-Christ, seul médiateur entre les hommes et Dieu, et dont la communion ineffable communique à l’âme fortifiée la certitude inébranlable de son salut. Bien loin de considérer l’État comme profane et païen, ils l’envisagent comme une institution providentielle, à laquelle Dieu a remis la charge de faire respecter le droit et la justice, et qui doit, par conséquent, défendre l’Évangile de Christ. Tous deux ont des idées semblables sur le mariage chrétien, sur le soin des pauvres, sur les droits des fidèles de prendre part aux affaires de l’Église. La réforme suisse semble hostile à l’art dans ses applications au culte, mais elle exerce une influence plus féconde sur la vie domestique et sociale, et l’on peut dire que les deux Églises sœurs se complètent, et qu’elles semblaient appelées à exercer une influence commune et féconde sur le monde. La lutte, engagée par les deux Églises contre les sectaires, semblait destinée à les rapprocher sur le seul point, où il y eût entre elles des divergences notables, la doctrine des sacrements. Elle ne fit, au contraire, que faire ressortir ces contrastes, et que hâter le conflit. Elle montra que Zwingle envisageait les sacrements surtout au point de vue moral, Luther au point de vue dogmatique. Observons aussi que Carlstadt rencontra en Suisse un accueil favorable, et travailla de toutes ses forces à aigrir les esprits contre Luther.
L’unité essentielle de la réforme suisse et de la réforme allemande nous est clairement attestée par le fait que toutes deux, dès qu’il s’agit de substituer au catholicisme une organisation supérieure, suivent la même marche, et abordent successivement les moyens de grâce, la Parole de Dieu, le baptême et la sainte cène. Quand on considère cette unité profonde de foi, de vie, cette richesse commune d’idées et de tendances identiques, on ne peut que déplorer les déchirements cruels causés par la controverse sur la sainte cène. Cette controverse, en effet, qui ébranla si profondément la Réforme tout entière, la rendit suspecte au catholicisme, et la fit envisager comme une œuvre purement humaine. La polémique passionnée des réformateurs entre eux parut élever à la hauteur d’un axiome le principe que l’unité véritable n’existe qu’au sein du catholicisme, et que la Réforme est la mère de tous les schismes. D’un autre côté, on doit reconnaître, que s’il existait à l’origine sur ce point des doctrines diamétralement opposées, s’il est vrai que l’Évangile ne prétend pas communiquer en un instant la vérité entière à l’âme, mieux valait que les contradictions apparussent dès l’origine, et qu’une controverse sérieuse amenât par l’apaisement des esprits et la discussion virile une union, non plus artificielle et temporaire, mais aussi sérieuse que durable.
Nous ne voulons nullement excuser par ces considérations la violence antichrétienne des réformateurs, et ce tumulte des passions débordées qui rendit pour un temps tout rapprochement impossible. Nous voulons seulement relever un fait important, et que nous considérons comme providentiel. Nous croyons que les deux communions, ainsi divisées, et accentuant chacune l’élément de la vérité laissé par l’autre dans l’ombre, se préservèrent mutuellement de l’erreur et de la mort spirituelle, et réussirent à éviter recueil, sur lequel ont fait naufrage les Églises grecque et romaine, l’invasion de l’Église tout entière par une même erreur de doctrine ou de morale. La divine providence a su transformer cette division de l’Église évangélique, fruit de la faiblesse humaine et du péché, en une digue vivante et puissante contre les empiétements inévitables du péché et de l’erreur dans le développement humain de l’Église visible. Nous avons reconnu que les deux Églises repoussent avec énergie, l’une le paganisme, l’autre le judaïsme, et nous savons que le péché dans son ensemble est contenu tout entier dans ces deux hérésies fondamentales. Toutes deux se complètent, se surveillent réciproquement et rendent impossible tout retour, même partiel de l’Église évangélique aux errements du passé. Bien que désunies en principe, et ayant suivi chacune la voie de son développement particulier, les deux confessions n’en exercent pas moins l’une sur l’autre une influence considérable, et dans le développement séculaire du principe évangélique, qui leur est commun, se rapprochent toujours plus de l’unité précieuse de la foi, en dehors de quelques sectaires.
La doctrine spéciale de Zwingle sur la sainte cène date en réalité de l’année 1524, car il avait auparavant passé comme Luther par plusieurs points de vue successifs. Insistons sur ces premiers travaux de Zwingle, pour montrer combien, à l’origine, les deux réformateurs avaient, même sur ce point, des idées communes, et pour prouver que l’Église réformée, en inscrivant plus tard dans ses symboles une formule plus substantielle que celle de 1524, revint au point de vue de ses débuts, que Luther n’avait ni attaqué, ni même désapprouvé. En outre, comme Zwingle adopta vers la fin de sa vie une conception plus profonde, qui lui permit de faire les avances caractéristiques de l’entrevue de Marbourg, de 1529, la controverse sur la sainte cène n’offre rien de radical et de définitif, mais semble plutôt un épisode douloureux et isolé.
Le point capital[a], qui ressort des écrits de Zwingle antérieurs à 1534, est sa réaction énergique contre la doctrine catholique de la messe, et du sacrifice non sanglant. Bien que pour lui le christianisme réclame le renoncement de l’individu, il n’envisage pas alors le sacrement de la cène comme un hommage rendu par l’homme à Dieu, mais comme une institution de la libéralité divine, qui repose sur la volonté toute puissante du Seigneur Jésus. Pour combattre, efficacement l’opus operatum, il exige la foi, qui est capable de célébrer le mémorial de Christ dans une disposition, qui lui assure les grâces, que le Seigneur y a attachées. Il exhorte les fidèles à éprouver cette ardeur de l’âme, qui soupire après l’union avec son céleste époux, et il se borne à déclarer, que personne n’est en droit de disséquer ses écrits, pour y découvrir quelque mérite assigné à l’activité du croyant[b]. De toutes les expressions qu’il emploie, pas plus que du vieux mot eucharistie ou action de grâce, on n’est en droit de conclure, que Zwingle voit dans la sainte cène un acte de la spontanéité humaine. Il ne veut par ces expressions que combattre l’idée d’un sacrifice quotidien de Jésus-Christ, et engager les âmes à s’assimiler par la commémoration de la foi les grâces ineffables de ce sacrifice accompli en une seule fois. Faites ceci en mémoire de moi, a dit Jésus-Christ. Il affirme l’analogie de sa doctrine avec celle de Luther. Luther, dit-il, appelle la cène un testament, une alliance, et caractérise par ces termes sa nature, son essence, ses attributs, car c’est en réalité une alliance, que Dieu contracte avec nous pour le pardon de nos péchés, alliance confirmée par des signes sensibles. Pour lui il l’appelle mémorial quant à l’usage, car Jésus-Christ l’a institué, il a désigné par le vin son sang versé pour nos péchés, et par la fraction du pain la mort de son corps, pour que ce mémorial institué par lui (et qu’il considère aussi comme un testament), nous fortifie, en nourrissant notre âme de son rédempteur. La sainte cène affermit la foi, parce qu’au signe est jointe une parole de promesse. Le sang de Christ découlant de la croix a servi de base à la nouvelle alliance, et la sainte cène constitue pour la foi un gage assuré de l’application de cette alliance à nos âmes. La question en litige n’est pas de savoir, si nous buvons le sang, si nous mangeons le corps du Sauveur, ce qu’aucun chrétien ne conteste, mais si la sainte cène est un sacrifice, ou un mémorial[c]. Christ est éternel et divin de son essence, et l’efficace de son sacrifice est éternelle comme lui[d].
[a] Voir les 67 Schlussreden far die erste Züricher Disputation, vom 29 Januar 1523, Art. XVIII, XIX. Zwinglii Opera, I, 154 et I, 222, 260. Epichiresis (plan d’un canon de la messe) et Apologie, 1523, Zwinglii Opera, III, 2, p. 83, 117, 121. Ein Brief an Thomas Whyttenbach, VII, 297, 300, Juni 1523. Ses explications au deuxième Colloque de Zurich, October 1523, I, 1539, 498 ; I, 541-565.
[b] Zwinglii Opera, III, 115, 119.
[c] Zwinglii Opera, I, 242, 245.
[d] Id., I, 242.
Aussi, ajoute Zwingle, la cène est-elle un mémorial, dans lequel Christ est présent, et dont il se sert pour rendre active et vivante dans l’âme des chrétiens la grâce objective et éternelle, qui est un fruit permanent de sa mort, et qui se communique à la foi par le symbole extérieur et la parole de la promesse. Zwingle joint à cette pensée celle de la communion entre la tête et les membres, de la force nouvelle, qui est communiquée au chrétien, et qui lui permet de porter sa croix à l’exemple du maître, et de grandir dans son amour[e]. Cette participation au corps et au sang de Jésus-Christ, fortifie les fidèles dans l’amour chrétien, et montre au monde que nous sommes un corps et une âme[f]. Il est manifeste que Zwingle admet une présence spirituelle de Jésus-Christ, qu’il déclare être dans la communion tout à la fois une nourriture et un hôte (hospes et epulum)[g]. Néanmoins il n’assigne aucune puissance spécifique au corps et au sang de Jésus-Christ ; l’efficace des signes repose pour lui sur les paroles de la promesse. Il ne pouvait être satisfait par la formule luthérienne, qui voit dans le corps et le sang de Jésus-Christ les gages du pardon des péchés, car à ses yeux un gage devait être visible ; aussi le retrouve-t-il dans les éléments auxquels s’unit la parole de promesse[h]. La chair invisible et spirituelle de Jésus était à ses veux inutile pour remplir ce but, et il citait dans ce sens Jean 6.63. Il admettait, néanmoins, avec Luther la présence du corps et du sang de Christ, et considérait comme le but du banquet sacré la confirmation du pardon des péchés. Ils ne différaient entre eux que sur la question de savoir comment cette confirmation s’accomplit.
[e] Id., 575.
[f] Id., I, 576.
[g] Epichiresis, III, 115. « In hoc se eibum probuit, ut ejus alimento in virum perfectum plenæ ætatis suæ augesceremus. »
[h] Zwinglii Opera, I, 251 ; III, 115.
On peut voir par ces développements, combien est profonde l’erreur des amis et des ennemis de Zwingle, qui, voulant à tout prix maintenir l’unité constante de doctrine du réformateur, affirment, en s’appuyant à tort sur certaines paroles isolées, qu’il a longtemps déguisé par accommodation sa manière de voir. Il dit simplement, qu’il a eu dès le début quelques-unes des pensées de son âge mûr, mais jamais il ne laisse même soupçonner l’ombre d’une duplicité dans sa pensée. On ne saurait admettre que sa dogmatique ait surgi tout d’une pièce de son cerveau. Bien au contraire, nous voyons sa pensée traverser, comme celle de Luther, diverses phases progressives, et la réalité justifie l’hypothèse.
Quelques théologiens ont voulu rattacher la doctrine postérieure de Zwingle au nom et aux écrits du juriste hollandais Hoen, dont l’ouvrage sur la sainte cène, composé en 1523, fut connu à Wittemberg en même temps que les écrits de Jean Wessel. Résumons l’exposition d’Hoen. Le sacrement de la sainte cène, dit-il, renferme un signe et une promesse. De même que dans l’achat d’un champ, la pièce de terre est réellement délivrée avec la remise symbolique d’une motte de terre, de même sous les signes sacramentels, la chose qu’ils représentent, c’est-à-dire le corps et le sang de Christ, Christ lui-même, et avec lui le pardon des péchés, est accordé au fidèle[i]. Le don est réel, mais n’est que signifié par le symbole extérieur. Le mot « est » des paroles de consécration, équivaut à « signifie. » L’incrédule, lui aussi, peut recevoir le pain, et Christ présent dans le sacrement s’offre à son âme en même temps que le symbole, mais il ne goûte ni le corps ni le sang de Christ, ce qui est l’apanage de la foi seule. Comme on le voit, cette explication sauf l’interprétation exégétique, présente les plus grandes analogies avec celle de Luther. Hoen est même plus catégorique encore dans son affirmation, que le corps et le sang de Christ constituent à eux seuls un don précieux de Dieu, qu’ils sont, en fait, plus qu’un simple gage du pardon des péchés. Il est beaucoup plus naturel de rattacher la conception de Zwingle à l’influence de Carlstadt. Celui-ci professait[j] en 1521 la même doctrine que Luther. Pendant l’absence de celui-ci, il retombe dans les égarements de son mysticisme antinomien, et enseigne que le sang de Jésus-Christ, qui a effacé la mort et la loi, communique par la sainte cène aux fidèles les fruits bénis de cette victoire décisive sur la mort et sur le péché[k]. Il laisse dans l’ombre le rachat des péchés et l’acquittement de la dette originelle. La communion au corps du Christ assure, selon lui, au fidèle non seulement la résurrection de la chair dans la gloire in virtute, pour parler comme l’école, c’est-à-dire virtuellement, mais encore la délivrance du péché. Une transformation morale est due, en réalité, à une action physique ; nous trouvons là les principes d’un Schwenckfeld et d’un Paracelse. Carlstadt formula une nouvelle théorie de la cène à son départ de Wittemberg en 1523. Nous en trouvons les éléments principaux dans son Dialogue écrit en 1524. Reconnaissant avec justesse que la destruction du péché est un acte du domaine purement spirituel, il passe d’un extrême à l’autre, s’attache exclusivement aux déclarations du Nouveau Testament, qui parlent d’une commémoration de Jésus-Christ et d’une affirmation de sa mort, et ne réserve aucune place pour une présence réelle de Christ dans les éléments.
[i] « Hoc, quod trado vobis, significat corpus meum, quod do vobis dando istud. »
[j] Von dem Empfahen, Zeichen und Zusag des heiligen Sakraments, etc. 1521.
[k] Carlstadt. Von beiden Gestalten der heiligen Messe. Jæger, Andreas Carlstadt, 1856, p. 256.
L’âme fidèle doit vivre dans une communion si intime avec Jésus-Christ, qu’elle participe à ses souffrances et à sa résurrection, et transforme par la puissance de son sacrifice l’acte de la sainte cène en une oblation de sa propre individualité, oblation dont l’insuffisance est compensée par la foi en Jésus, qui lui communique ce qui lui manque[l].
[l] Surtout dans son traité : Vom Priesterthum und Opfer, 1524. Voir Luthers Werke von Walch, XX, 138, 378, 2852.
Désireux d’opposer une réfutation victorieuse à la doctrine romaine du sacrifice quotidien de la messe, il enseigne le sacrifice de l’âme croyante elle-même, célébrant dans la sainte cène la mémoire des bienfaits de son Sauveur, et il ne voit pas, ce que Luther comprit grâce à la profondeur de sa foi, qu’il retombe ainsi dans les erreurs de l’Église romaine, puisque, comme elle, il transforme le don gratuit de Dieu à l’homme en un sacrifice que l’homme présente à Dieu. Les paroles de consécration : « Prenez, mangez, buvez, » impliquent clairement non pas un don, mais une acceptation de l’homme. Carlstadt écartait la difficulté, en établissant une distinction subtile entre les paroles, qui se rapportent au pain et au vin, et celles qui désignent le corps et le sang de Jésus-Christ. Christ, après avoir présenté le pain et le vin à ses disciples, aurait, en se désignant, dit : « Voici mon corps que je livre pour vous. » Le récit de saint Paul établit néanmoins une connexité trop intime et trop profonde entre les éléments et le corps de Jésus-Christ, pour que Carlstadt ne soit pas forcé de faire de même, mais il cherche en même temps à présenter la communion comme un acte du fidèle. Pour lui, la sainte cène manifeste la foi existant déjà en germe dans l’âme ; les éléments, en tant que corporels, ne peuvent avoir aucune action sur l’homme spirituel, et n’agissent que sur le corps, l’âme ne subit que l’action immédiate du Saint-Esprit. Pour échapper à l’action magique extérieure des éléments, Carlstadt tombe dans l’autre extrême de l’action spirituelle, et ne fait que refléter la théorie magique du catholicisme dans ses conceptions idéalistes et mystiques.
Zwingle lui-même, dans la lettre mémorable qu’il adressa en novembre 1524 à Matthieu Alber et à quelques personnes, en vue de les gagner à sa cause, déclare que les opinions de Carlstadt ne lui déplaisent nullement, bien qu’il le trouve obscur dans son style et violent dans ses expressions. Il n’est pas satisfait néanmoins de son interprétation exégétique. Comme Hoen, il entend « est » dans le sens de « signifie. » Œcolampade de Bâle établit que les paroles de consécration ne renfermaient pas le mot « est » à l’origine, puisqu’elles ont dû être prononcées en araméen par le Sauveur. Le mot : τοῦτο, « ceci, » se rapportant aux signes, et étant uni à σῶμα, corps, et αἷμα, sang comme attributs, oblige de les prendre dans le sens des images du corps et du sang. Christ lui-même est appelé par figure le rocher, la porte, le cep. Cette lettre, qui fut aussi communiquée à plusieurs théologiens[m], parvint à Luther par l’entremise d’Alber lui-même, avec lequel il était très lié. Cette lettre niait absolument la présence de Christ dans la sainte cène, et le rôle de don, de présent divin, qui lui était assigné par Luther, les signes extérieurs ne conservaient pas même le rôle de gages visibles de la grâce.
[m] Zwinglii Opera, III, 589.
Nous pouvons nous expliquer comment se développa cette opinion si arrêtée dans l’esprit de Zwingle. Au début déjà, tout en conservant aux éléments la valeur de gages de la grâce, il ne savait quelle valeur’ assigner à la présence du corps et du sang du Sauveur dans les éléments. Carlstadt, en outre, avait pu lui faire croire que Luther enseignait un véritable matérialisme religieux et l’efficace d’une manducation corporelle pour l’affermissement de la foi et pour le pardon des péchés. Il craignit de voir la Réforme retomber dans l’opus operatum et les grâces magiques du catholicisme[n], et déploya toute l’énergie de son esprit à établir que la présence du corps de Christ ne sert de rien, puisqu’il ne peut avoir aucune action sur l’âme. Il voulut démontrer, en outre, l’impossibilité d’une semblable présence, puisqu’il faudrait, pour la réaliser, supposer toute présente, et diviniser l’humanité du Christ en tant que créature.
[n] Zwinglii Opera, II, 1, 484.
Comme on le voit, les divergences sacramentelles devaient provoquer de nouvelles controverses christologiques. Zwingle ne nie point la présence de la divinité de Jésus-Christ, mais il ne s’appuie pas sur elle pour voir dans la cène un don de Dieu. Il agit ainsi, parce qu’il voulait assurer au sacrement de la sainte cène une efficace particulière. Cette efficace ne pouvait être le pardon des péchés, auquel Luther la restreint pour ainsi dire, puisque ce pardon peut être obtenu par d’autres moyens, ce que les théologiens sont unanimes à reconnaître. Aussi Zwingle refuse-t-il de considérer la sainte cène comme un don, sans pour cela renoncer à sa lutte contre le pélagianisme. En vue de conserver à l’acte auguste de la sainte cène la signification qui lui est propre, surtout pour les croyants qui y prennent part, il envisage ce sacrement, comme auparavant le baptême, au point de vue moral. Luther avait bien accordé une place à cet élément de la vérité à côté du point de vue dogmatique, mais Zwingle le met seul en lumière, et relègue entièrement dans l’ombre l’action de la grâce dans le sacrement. A ses yeux, la sainte cène est le complément indispensable du baptême. Le baptême est cet acte religieux, institué par Dieu lui-même, en vertu duquel l’Église, obéissant à la mission qui lui a été confiée, permet à l’enfant qu’elle consacre au Seigneur, de prendre part aux bénédictions, que Dieu réserve aux siens. La fête auguste de la sainte cène constitue la réponse des fidèles ; cette commémoration par tous les croyants de la mort de Christ manifeste la reconnaissance de leur foi, constitue leur serment de fidélité, dévoile aux regards du monde l’Église invisible, le véritable corps de Christ, en qui Dieu trouve son plaisir. La communion réalise le corps de Christ, qui est l’Église, permet aux fidèles de déployer en commun et de se donner réciproquement les trésors de leur foi et de leur amour. L’Église, en accomplissant dans l’acte auguste de la communion la volonté suprême de son divin maître, se révèle au monde, tout à la fois comme l’association des rachetés assurés de leur salut, et comme la sainte cohorte des combattants de Jésus-Christ, qui ont dans ce repas confraternel affirmé et fortifié leur foi individuelle et leur esprit de corps. Comme on le voit, Zwingle ne saurait se passer de la sainte cène comme les quakers, et ne partage nullement le point de vue des sociniens, car la grâce divine demeure la base de sa conception chrétienne. Il relève surtout le rôle de la sainte cène et son importance pour l’Église, tandis que Luther accentue plutôt ses avantages pour le croyant. Zwingle fut entraîné par la logique à nier que Christ se communiquât au croyant dans la sainte cène, et à réduire ce sacrement à une action morale. Les controverses qui allaient bientôt s’engager, devaient provoquer des luttes violentes, et rendre pour un temps toute conciliation impossible.
[Les passages les plus importants des écrits de Zwingle, qui traitent de la sainte cène au point de vue développé par lui en 1524, sont : Zwinglii Opera, II, 2, p. 1-223 ; III, 145, 228, 239-272. Subsidium, seu Coronis de Eucharistia, 1525, p. 332. Arnica exegesis, III, 459. Responsio ad Theobaldi Billicani et Urbani Rhegii epistolas, III, 646 (ces deux théologiens le défendirent au début). De Providentia Dei, IV, 117. L’eucharistie est un mémorial et une action de grâce pour la mort de Christ. Seul le Saint-Esprit vivifie, les choses extérieures ne servent de rien pour la foi et la rémission des péchés. — Cinglii fidei ratio ad Carolum, V, vom Jahr 1530 ; IV, 11-15. Peu avant sa mort (Fidei christianæ Expositio, IV, 56), Zwingle revient à la doctrine plus positive de ses débuts, et voit dans la cène un don de Dieu pour l’affermissement de la foi. Œcolampade n’avait jamais abandonné ce point de vue, même dans son traité de la saine interprétation des mots : Ceci est mon corps. Pfaff, Acta ecclesiæ Wirtembergensis, 146.]
Luther n’intervint pas personnellement pendant une assez longue période, même après la publication de l’écrit d’Œcolampade, auquel Bugenhagen opposa une courte et faible réponse, mais que Brenz combattit avec vigueur, et dans un écrit demeuré célèbre[o]. La pensée fondamentale du Syngramma se rattache à l’explication de Luther que nous avons déjà fait connaître. Dieu est dans sa Parole, se rend par elle accessible à l’esprit et nous communique par son moyen sa grâce libre et éternelle. Les paroles ne sont pas seulement de simples signes de choses absentes ; s’il faut en croire Aristote, elles communiquent à l’esprit la véritable science des choses et les choses mêmes. Les paroles de Christ nous communiquent Christ lui-même ; d’après sa promesse les paroles de consécration offrent au fidèle son vrai corps et son vrai sang, de telle manière que le pain et le vin eux-mêmes y contribuent. En effet, les éléments pénétrés par le Verbe, participent pour ainsi dire eux-mêmes à sa nature, grâce aux paroles de consécration de Jésus-Christ. La Parole s’élargit, se déploie dans le sacrement de la sainte cène, elle s’approprie les éléments, les transforme en des véhicules des biens spirituels de Christ, qui s’approche tout entier de l’âme. Ces biens, étant spirituels de leur nature, s’adressent à la foi ; le corps et le sang de Christ constituant la nourriture de l’âme.
[o] Syngramma suevicum, Pfaff, 153-197. Luthers Werke von Walch, XX, 667, 648.
L’union des éléments avec le corps de Jésus-Christ ne dépend ni de la foi des fidèles ni des paroles de consécration du prêtre ; elle ne s’accomplit pas exclusivement pour les seuls croyants ; acte objectif de la puissance divine, elle s’adresse à tous, mais elle n’est d’aucune efficace pour les incrédules. Si la bouche du communiant reçoit et goûte matériellement les éléments, la grâce divine n’est pas assimilée par la foi absente, l’union sacramentelle cesse pour les infidèles pendant la communion, bien qu’elle existât avant pour eux aussi ; car, comme les Souabes l’ont constamment enseigné, on ne saurait attribuer au corps de Christ une action mortelle. L’action propre du corps et du sang, disent-ils, n’est pas le jugement, mais la vie. Le jugement et la mort procèdent, non du corps et du sang de Jésus-Christ, mais de l’incrédulité du cœur endurci et rebelle[p]. Ils s’attachent exclusivement à la parole de l’Écriture (1 Corinthiens 11.27-28) : « Celui qui en mange et qui en boit indignement, mange et boit sa condamnation. » Toutes les fois que la parole de consécration est de nouveau prononcée, elle manifeste et met en mouvement la volonté bienveillante de Jésus-Christ, qui a institué le sacrement, et réalise une union mystérieuse analogue à celle des deux natures. Les Souabes ne veulent pas admettre une participation matérielle au corps et au sang de Jésus-Christ de la part des incrédules. Dieu, disent-ils, est absent pour les impies et pour les incrédules, qui ne sauraient participer au corps de l’Homme-Dieu, puisqu’ils ne croient pas en Dieu. Les bienfaits de la sainte cène ne sont pas tous renfermés dans le pardon des péchés, car elle est aussi une nourriture de l’âme. Le matérialisme se trouve ainsi exclu de la doctrine, puisque le don de Dieu est spirituel, et la présence du corps de Christ communique à ce don une valeur spécifique, qui le transforme en quelque chose de plus positif que le pardon des péchés.
[p] Synodus Stuttgardensis, 1559. Voir Pfaff, Acta et scripta ecclesiæ Wirtembergensis, 338.
Luther exprima hautement la vive satisfaction que lui causait le Syngramma, et en publia lui-même une édition allemande précédée d’une préface élogieuse. La doctrine du Syngramma est sur tous les points essentiels en harmonie avec celle de Calvin. Œcolampade[q] riposta par une vigoureuse réplique. La parole ne peut pas, dit-il, faire apparaître le corps du Christ, autrement nous devrions admettre que le pain s’est transformé en Christ lui-même. La Parole éternelle était appelée à devenir non pas du pain, mais un homme. Les Souabes s’exposent à introduire de nouveaux dieux dans le christianisme. Œcolampade, de même que Zwingle, ne veut pas interpréter l’offre de la grâce renfermée dans la Parole, comme si la grâce s’était identifiée avec les éléments sensibles. Christ, comme homme, avait dit Zwingle, représente l’humanité et non la Divinité.
[q] Œcolampadii Antisyngramma, Luthers Werke von Walch, XX, 727, im Jahr 1526.
Luther, à ce point du débat, crut devoir intervenir, et le fît avec son ardeur accoutumée. C’est, dit-il[r], le propre des esprits égarés, de se contredire par la multitude de leurs échappatoires dans leur lutte contre la vérité. Jusque-là, dit-il, j’ai plus parlé de la foi que de l’objet de la foi, c’est cet objet que veulent maintenant nous enlever les adversaires. Le diable a méprisé le contenu de l’œuf, et n’a plus voulu nous en laisser que la coquille, c’est-à-dire qu’il a arraché le corps et le sang de Jésus-Christ des éléments de la cène, pour ne nous laisser qu’un pain, que le plus mauvais boulanger peut fabriquer[s]. Zwingle engagea à dessein la controverse en latin[t]. Luther répliqua en 1527, que les paroles du Christ : Ceci est mon corps, demeuraient inébranlables[u]. Zwingle riposta, cette fois-ci en allemand, que les paroles de Christ conserveraient éternellement le sens primitif que leur avait donné l’Église[v], et cette réponse fit naître le grand traité de Luther : Confession de la sainte cène (1528)[w]. Le conflit devint de plus en plus ardent et passionné ; les adversaires ne se comprirent même plus, et se lancèrent au visage les plus déplorables injures. Seuls les Strasbourgeois cherchèrent à s’interposer entre les combattants, mais ils n’étaient ni assez précis dans leurs formules, ni assez en vue pour exercer une influence sérieuse. Au colloque de Berne (1528), la présence réelle du corps et du sang de Christ fut formellement rejetée.
[r] Sermon vom Sakrament des Leibes und Blutes Christi, wider die Schwærmer, XX, 915, vom Jahr 1526.
[s] Luthers Werke von Walch, XX, 917, 932.
[t] Exegesis Arnica. Luthers Werke von Walch, XX, 1386 : Zwinglii Opera, m, 459 ; II, 2, 1.
[u] Luthers Werke von Walch, XX, 950.
[v] Id., XX, 1407. Zwinglii Opera, II, 2, p. 16-93.
[w] Id., XX, 1118. Zwingli’s Antwort, II, 2, p. 94-223.
Examinons les arguments théologiques des deux parties adverses.
Il est manifeste pour nous, bien qu’elles n’aient pas voulu se l’avouer à elles-mêmes, que les arguments exégétiques n’ont joué qu’un rôle secondaire, et le Syngramma a prétendu avec raison ne vouloir que prouver l’impossibilité de l’explication exégétique des théologiens suisses. Nous voyons Luther se cramponner pour ainsi dire à l’interprétation littérale et absolue du mot « est » avec une obstination et une persistance qui forment un contraste bien remarquable avec la largeur de son attitude vis-à-vis de la lettre des Écritures, contraste, qui s’explique par la nécessité, qu’il éprouvait d’appuyer sa thèse sur un passage positif, mais attitude qui fut féconde en résultats importants, puisqu’elle nia pour la première fois la possibilité d’une distinction entre la base et les principes, qui sont fondés sur elle, et qu’elle imprima aux esprits une direction, qui tendait à identifier la foi et le dogme.
Les arguments des Suisses, dont quelques-uns reposent, il est vrai, sur des malentendus, peuvent se résumer ainsi. Il s’accomplirait, disent-ils, si l’opinion de Luther était fondée, un miracle perpétuel dans la célébration de la sainte cène, si on devait y admettre plus que la présence du Verbe, et ce miracle serait, en fait, encore plus inexplicable que la création des cieux et de la terre et que l’incarnation de Jésus-Christ elle-même. Le Nouveau Testament devrait l’annoncer aux fidèles d’une manière claire et précise. Nous voyons, au contraire, que les paroles de consécration, bien loin de dire : que le corps de Christ apparaisse, ne font qu’expliquer les signes. Le signe, l’image ne saurait être prise pour la chose elle-même. Comme on le voit, Zwingle ne veut reconnaître aucune différence entre la transsubstantiation romaine, qui admet une transformation miraculeuse des éléments, et la théorie de Luther. Il remarque, en outre, que l’on doit admettre autant de corps de Christ présents, que de pains de la communion consacrés. Nous aurions à admettre la présence simultanée d’un même corps dans beaucoup d’endroits, bien plus, de deux corps en un même endroit, puisque les éléments ne changent pas. Nous devrions enseigner que le corps du Christ descend constamment du ciel, ce qui est en contradiction avec l’article du symbole sur la séance à la droite. Christ en son humanité demeure au ciel, et y occupe un espace limité par son corps même. Les sages de l’Ancien Testament n’auraient pas goûté la même plénitude de la grâce que les chrétiens, puisque le corps de Christ n’existait pas de leur vivant. Rappelons-nous ce que dit l’Écriture, que la chair ne sert de rien. La doctrine de Luther déshonore Christ, puisqu’elle attache, par la parole de consécration d’un homme, Christ, qui est libre et maître absolu de ses mouvements, aux éléments périssables. Comment éviter l’adoration idolâtre des éléments ? Comment respecter Dieu, si l’on place sa confiance dans la créature ? Nos cœurs ont besoin de la communion directe et intime de Dieu, que nous assure la présence du Saint-Esprit dans notre cœur, la présence du corps de Christ est contraire au principe de la foi, qui ne souffre aucun intermédiaire entre le Rédempteur et l’âme.
Les luthériens répondirent, que le chrétien qui admet sérieusement la naissance miraculeuse de Jésus-Christ, ne saurait mettre en doute sa présence dans le sacrement de la sainte cène. Jésus-Christ est poussé par son amour à se rapprocher de l’homme. N’est-il pas dans le cœur des fidèles plus près de nous que nous-mêmes ?
Ils déclarèrent qu’il s’agissait uniquement de savoir si l’image était le signe d’une grâce, que l’âme devait posséder en participant à la sainte cène. Luther répond à l’objection tirée de la séance à la droite, en protestant contre l’impanation ou limitation du corps de Christ à un seul endroit. La formule : « Avec ou dans le pain nous recevons le corps, » implique que le corps de Christ est présent et non renfermé dans le pain. Nous pouvons, du reste, comprendre la présence de plusieurs corps en un même endroit, et d’un corps en plusieurs endroits. Christ entra dans la chambre haute par la porte fermée. Nous devons admettre que son corps est présent dans l’eucharistie sous sa forme glorieuse[x]. Luther s’appuie sur diverses analogies, qui établissent pour lui la possibilité d’une présence dynamique.
[x] Luthers Werke von Walch, XX, 925-1002.
La voix, dit-il, est chose bien faible et périssable ; cependant, quand je parle, mille oreilles la reçoivent, mille cœurs la recueillent, et chaque oreille reçoit la parole entière. L’œil peut embrasser d’un regard mille épis, et mille regards peuvent se diriger à la fois sur un seul épi. Le corps de Christ glorifié n’est-il pas beaucoup plus puissant que notre foi, que notre regard ? Dans son grand Traité il a recours à l’image du soleil, qui se reflète sur les eaux d’un lac. Des milliers de spectateurs peuvent saisir, chacun d’un regard, l’image entière du soleil, chacun à un point particulier, indépendant de celui de son voisin. Chacun contemple l’image pour lui-même, tous voient le même soleil. Christ constitue pour lui le point central de l’humanité. La droite de Dieu n’a rien de corporel et de limité ; nous ne devons pas nous le représenter comme un vieillard vénérable assis sur un trône d’or. Nous ne devons pas, ajoute-t-il avec une ironie mordante, estimer que Christ est enfermé dans le ciel comme dans une prison. La droite de Dieu, c’est sa puissance que rien ne limite, et qui pénètre tout l’univers. Dieu, en tant que créateur et providence, pénètre de sa présence toutes les consciences et tous les cœurs. L’humanité du Verbe, et non pas seulement sa divinité, est à la droite de Dieu, c’est-à-dire présente partout comme lui, et aussi dans la sainte cène, bien qu’elle n’y soit pas matériellement renfermée.
Ce dernier argument va trop loin, car, si Christ est présent partout, quelle valeur particulière devons-nous assigner à la sainte cène ? Luther l’a compris ; aussi il ajoute : Tu ne dois pas confondre la présence générale de Christ, et sa présence qui te concerne, toi ; or, il est présent pour toi, quand il te dit : C’est là, dans le sacrement que tu me trouveras. Tu ne saurais saisir la droite du Dieu invisible, mais l’humanité du Christ te rapproche d’elle. Il est à la droite du Dieu invisible ; mais n’as-tu pas la parole de consécration, qu’il a laissée à ses disciples, en quittant la terre ? Cette parole te communique la certitude inébranlable de sa présence. Bien qu’il soit présent partout, il ne veut pas que nous le cherchions en dehors de la parole, et il t’offre par sa parole son corps et son sang précieux dans le sacrement de la cène. Il n’y a rien là qui porte atteinte à l’honneur de Jésus, car ce n’est point le prêtre qui fait apparaître Jésus au gré de son caprice, c’est Jésus qui se sert de l’homme pour se manifester. L’honneur véritable de Jésus, c’est sa bonté, qui ne lui permet pas de se tenir loin du cœur fidèle, mais le pousse à lui offrir son corps en nourriture, à le consoler, à le fortifier par un gage aussi précieux, à lui communiquer la certitude inébranlable de la résurrection de ce corps, qui a participé dans sa faiblesse à une nourriture éternelle[y].
[y] Luthers Werke von Walch, XX, 1037. De même à Marbourg, en conformité avec le Syngramma.
Le Syngramma admet une action rétrospective de la grâce de Jésus-Christ sur les fidèles de l’ancienne alliance, ce qui semblerait devoir détruire, ou tout au moins compromettre, la distinction profonde, établie par Jésus-Christ lui-même, entre les dispensions de l’ancienne et celles de la nouvelle alliance (Jean 8.5-6 ; Matthieu 11.11). Aussi les théologiens luthériens du dix-septième siècle s’éloignent-ils sur ce point de l’enseignement de leur maître. Nous les voyons établir une distinction essentielle entre les sacrements de l’ancienne et ceux de la nouvelle alliance, douter même que la Pâque juive et la circoncision puissent être considérées comme des sacrements. A l’argument tiré par les Suisses de Jean 3.5, Luther oppose que la chair de Christ n’a rien de commun avec la chair, dont Jésus déclare qu’elle ne sert de rien, mais qu’elle est sainte, éternelle, qu’elle communique à l’homme la grâce ineffable de la nouvelle naissance. Le Verbe n’a pas revêtu la chair corruptible du premier Adam, mais la chair créée par Dieu aux premiers jours pure et sainte. Incorruptible de sa nature, parce que Dieu réside en elle, cette chair vivante et spirituelle communique à tous ceux qui y participent dans le sacrement de la sainte cène, la vie éternelle du corps et de l’âme[z]. Les éléments extérieurs et périssables ont aussi pour nous une grande valeur, puisqu’ils constituent pour notre foi des gages précieux de la grâce intérieure et invisible[a]. Le corps et le sang de Christ doivent m’appartenir, et me donner par leur possession pleine et entière certitude du pardon de mes péchés et de la vie éternelle qui devient mon partage[b]. Il n’est point vrai que, comme le prétendent les sectaires[c], l’esprit ne puisse apparaître là où est la chair. Il est plus juste de dire que l’esprit ne peut se manifester à l’homme autrement que sous des formes sensibles, comme la parole, l’eau, le pain, le témoignage de ses saints disciples sur la terre. Marie a dû entendre l’annonciation évangélique avant de recevoir la foi, et la foi à son tour lui a permis de recevoir le corps de Jésus-Christ dans son sein[d].
[z] Luthers Werke von Walch, XX, 950, 1085, 1093.
[a] Id., XX, 1037.
[b] Id., XX, 296, § 48.
[c] Id., XX, 271.
[d] Voir plus loin l’opinion de Calvin.
Les deux réformateurs envisagent différemment les rapports entre la première et la seconde création. Luther accorde un certain rôle à la première création, et lui assigne la faculté de recevoir le royaume de la grâce, de le manifester sous une forme concrète et actuelle. Cette théorie, si importante pour la doctrine des sacrements, exerce aussi une certaine influence sur la christologie.
Les deux réformateurs affirment la vraie humanité et la vraie divinité du Christ en une seule personne, et attachent à l’humanité une égale importance, en opposition avec la doctrine catholique. L’unité de la personne n’implique pas l’identité des deux natures ; le Dieu-Homme en une même personne dépend de la réalité des différences, et les différences, si elles ne se pénètrent pas intimement, menacent de compromettre l’unité de la personne. Il en résulte un problème complexe et délicat ; la théologie doit affirmer nettement tout à la fois la distinction et l’unité des attributs. Les réformations suisse et luthérienne se sont pour ainsi dire partagé la tâche ; les Suisses ont tout particulièrement relevé les différences, et Luther, dans son exposition de la sainte cène, ne tient presque exclusivement compte que de l’unité. Entraîné par le courant des controverses sur la sainte cène, Luther n’envisage la christologie qu’au point de vue de la glorification du Christ. Il en résulte que la condition glorieuse du Christ ressuscité réagit trop sur la période de son abaissement et de sa carrière terrestre. Les Suisses, au contraire, traitent la christologie au point de vue historique, et envisagent surtout l’état d’abaissement qui met en relief les divergences des deux natures. Le dogme des deux natures devient, dès lors, l’objet d’études profondes et suivies. Chacune des deux écoles s’attache exclusivement à l’un des deux éléments de la question, qui ne peut faire un pas décisif que le jour, où les deux théories conciliées présenteront un ensemble harmonieux et définitif.
La théologie de tout le moyen âge réduit presque l’humanité du Verbe à ne plus être qu’une simple théophanie ; on divinise tellement l’humanité, que Christ n’est plus envisagé par elle que comme le Verbe. Les réformateurs se sont proposé de restituer à l’Homme-Dieu la place centrale qui lui appartient, d’assurer à l’âme sa présence actuelle et réelle. Nous devons considérer comme un grand progrès accompli dans ce sens la lutte énergique, que Zwingle engage contre le docétisme du moyen âge, l’accent qu’il place sur l’humanité du Christ, ses efforts pour empêcher qu’elle ne soit étouffée de nouveau par une conception exagérée de sa divinité. Il maintient la distinction en Jésus de l’humanité et de la divinité[e], et enseigne un épanouissement successif de celle-là, ce que Luther avait lui-même affirmé naguère avec une égale énergie[f].
[e] Zwinglii Opera, II, 2, p. 70, 71, 75,180. Il dit contre la doctrine (moderne) de la kenosis : quod infinitum est, se ipsum contrahere non potest, quominus infinitura sit, ac rursus explicare, ut sit infinitum.
[f] Luthers Werke von Walch, V, 327 ; VII, 1498 ; XI, 389.
L’Église réformée est restée fidèle au point de vue de Zwingle. Mais celui-ci comptait au nombre des différences entre la divinité et l’humanité l’impossibilité pour l’humanité de posséder aucun des attributs de la Divinité. Il ne lui reconnaissait que les attributs humains à leur suprême puissance, ce que la théologie réformée du dix-septième siècle a appelé l’onction du Saint-Esprit. Zwingle voulait conserver dans sa dogmatique l’incarnation du Verbe et l’unité de la personne, mais ne pouvait démontrer clairement comment, si aucune des deux natures ne peut s’assimiler les attributs de l’autre, seule la personne divine devient la propriété de la nature humaine. Dans ce cas, l’humanité, conçue comme personnelle, semble retomber dans la théorie nestorienne, et, comme impersonnelle, n’être plus que l’enveloppe de Dieu, qui agit en elle. Les propositions, qui ont fait soupçonner Zwingle de panthéisme, pourraient paraître en contradiction avec ce qu’il a dit des deux natures. La contradiction n’est qu’apparente ; ces propositions tendent toutes à affirmer que le fini n’a point pu posséder réellement des attributs divins, qu’il n’y a pas eu une véritable communicatio idiomatum[g]. Puisque pour lui, comme pour Pic de la Mirandole, Dieu est l’être absolu, la seule réalité infinie, simple, immuable ; les créatures ne peuvent se distinguer de lui que par le fait, qu’elles constituent des parties limitées et distinctes ; chacune ne possède de l’infini de l’être que la part qui lui est propre, et l’on ne peut, dès lors, affirmer sans contradiction que le fini, sous une forme quelconque, est infini, ce qui voudrait dire que la partie est égale au tout. Moins Zwingle distingue l’homme de Dieu autrement que par la quantité, en vertu de ses prémisses philosophiques, qu’il a dépassées, sur d’autres points, comme nous l’avons vu, moins aussi il peut renoncer, pour éviter de confondre entièrement Dieu et le monde, à maintenir la limite comme l’élément constitutif du fini. On ne doit pas oublier, en lançant à Zwingle le reproche de tomber dans le panthéisme, que saint Augustin, saint Anselme, saint Thomas affirment également que toute réalité est renfermée en Dieu, et que Zwingle admet une personnalité divine absolument libre et consciente[h].
[g] Zwinglii Opera, II, 2, 70 ; III, 452, 525.
[h] Contre Rudelbach, Reformation, Lutherthum und Union, 270 et Zeller. Voir Schenckel, Union, p. 67.
La théologie luthérienne, par contre, fait consister l’essence de la créature, non pas dans la simple négation de l’infini, et dans le fait d’une limite qu’elle ne saurait jamais franchir, mais dans l’affirmation féconde de son aspiration vers l’infini (Psaumes 42.1-2), et de sa réceptivité de la vie divine. Dieu possède la plénitude absolue de l’être, et nous ne trouvons en l’homme à l’origine qu’un vide immense de l’âme, mais qui ne demande qu’à être comblé. Cette réceptivité infinie de l’âme humaine lui permet, d’après les luthériens, de constituer un petit microcosme, comme une image réduite de l’univers et un reflet de Dieu. Seule l’action transforme la force latente en une réalité vivante. L’homme peut donc aspirer à la perfection, mais seulement par l’action toute puissante de Dieu, après lequel son âme soupire. Comme on le voit, les luthériens tiennent plus compte des différences morales entre Dieu et l’homme, que des distinctions mathématiques et géométriques entre le tout et la partie, et restituent au dogme de la création sa véritable portée. Mais cette distinction entre Dieu et l’homme, bien loin d’être éternelle et insurmontable, les rapproche l’un de l’autre par les aspirations de la créature et par l’amour infini du créateur, qui veut lui accorder de sa plénitude grâce sur grâce.
La conception zwinglienne des relations entre le fini et l’infini fit sentir son influence sur la doctrine des sacrements. La grâce, dit Zwingle[i], est donnée par l’Esprit-Saint, dont la toute-puissance agit sans intermédiaire. La grâce n’est pas un moyen, un instrument, c’est Dieu lui-même se donnant à l’homme. La parole et les éléments de la cène n’oat pour but que de nous stimuler à chercher la grâce intérieure. Sa conscience chrétienne lui fait établir une exception en faveur de la personne de Christ. Il admet qu’en Jésus l’homme participe à l’unité de la personne[j] du Fils de Dieu, pour assurer notre rédemption. Toutefois il ne se borne pas à nier tout changement de la Divinité et de l’humanité dans leur essence, ce qui ne mériterait aucun blâme dans un système, qui concevrait fidèlement la première ; il fait encore reposer exclusivement l’action rédemptrice dans la divinité de Jésus-Christ, à laquelle seule doivent s’adresser nos adorations. Le mot de saint Jean : « La Parole a été faite chair, » ne veut pas dire que Dieu est devenu homme ; Dieu, qui est, ne peut pas devenir, c’est l’homme qui est devenu Dieu[k], ou plutôt, comme l’homme, n’est pas changé en divinité, la nature humaine a été revêtue par le Fils de Dieu. On doit considérer comme un trope toute expression scripturaire[l], qui désigne toute la personne au lieu d’une nature, et une nature à la place d’une autre. Chaque nature en Christ a ses attributs spéciaux et agit en lui d’après ses lois constitutives. Christ dans sa nature divine possède la puissance absolue sur le monde, dans sa nature humaine il est soumis à César, et ignore bien des choses[m]. Puisque l’humanité du Christ conserve véritablement les attributs de la créature, elle ne saurait être infinie.
[i] Comparez Luthers Werke von Walch, XX, 768-776.
[j] Zwinglii Opera, III, 452 ; VI, 1, 331. Luthers Werke von Walch, XX, 1497.
[k] Luthers Werke von Walch, XX, 1497.
[l] Zwinglii Opera, II, 2, 66.
[m] Luthers Werke von Walch, XX, 1493.
Zwingle craignait de voir la conception luthérienne aboutir au docétisme, à la volatilisation de la nature humaine, et surtout de l’organisation corporelle de Jésus-Christ par son extension. « Marcion t’appelle dans le jardin, » écrivait-il à Luther. On ne saurait, en effet, méconnaître que ce dernier qui, avant d’engager la controverse sur la cène, avait reconnu au Christ tous les attributs propres à l’humanité, c’est-à-dire la croissance en stature et en grâce devant Dieu et devant les hommes, et qui lui avait refusé les attributs divins pendant son séjour sur la terre, a rétracté toutes ses affirmations dans un intérêt particulier de polémique. Pour assurer à la présence réelle du corps de Christ dans l’eucharistie une base solide et durable, il revint, pendant sa controverse avec Zwingle, à la notion de l’union ou incarnation, sans distinguer nettement en Jésus, comme l’exigeait sa dogmatique, les progrès de son enfance de son triomphe, qui devait être le but de son développement terrestre, et dater de sa glorification.
Il tire de cette union primitive la conséquence, que tous les attributs divins ont appartenu dès l’origine à l’humanité de Jésus, et n’ont pas été la conséquence et le fruit de sa victoire sur le péché et sur la mort. Quelles conséquences n’en pourrait-on pas tirer ? Quelles conséquences surtout n’en ont pas tirées les théologiens de l’école de Brenz ! Il faudrait donc admettre, si ce principe était vrai, que Jésus-Christ, en tant qu’homme, était présent partout, tout en étant renfermé dans le sein de sa mère, qu’il connaissait toutes choses, pendant qu’il croissait en connaissance et en sagesse, qu’il gouvernait en tant qu’homme le monde par sa toute-présence, pendant qu’il était pendu au bois infâme ! Il en résulterait, comme conséquence dernière, ou bien une double humanité, l’une humaine, l’autre toute-puissante, ou bien, pour éviter les conséquences de cette théorie sur l’unité de la personne de Christ, la simple apparence de l’humanité, en un mot le docétisme.
Les objections de Zwingle sont sérieuses et il a pour lui l’enseignement antérieur de Luther. Mais il ne s’arrête pas à ces conclusions, car il ne veut pas le pur maintien éternel de l’humanité de Christ dans ses traits spécifiques, maintien, que la Formule de concorde a admis et auquel Luther n’entendait pas porter atteinte. Il va plus loin et affirme, que Christ est renfermé matériellement dans un certain espace du ciel, et il méconnaît ainsi l’importance que l’ascension de Jésus-Christ assure à son humanité, et l’union parfaite de ses deux natures, qui lui permet d’être présent auprès des fidèles qui constituent son corps, et de vaincre toutes les difficultés de l’espace et du temps. Zwingle méconnaît le sens des enseignements de Luther, quand il l’accuse de tendre à ne laisser subsister que la divinité de Christ. Ce reproche retombe plutôt sur celui qui le fait. Zwingle n’enseigne-t-il pas plutôt, en effet, que le Fils de Dieu revêt une nature humaine impersonnelle, comme l’instrument aveugle de ses desseins, tandis que Luther établit nettement l’humanité personnelle de Christ, en lui communiquant les attributs divins et la personnalité du Logos, et en plaçant énergiquement, dans l’œuvre de la rédemption, l’accent sur l’humanité du Christ, qui se substitue devant la justice divine à l’humanité pécheresse ?
Jamais les deux théologiens ne parvinrent dans l’ardeur de la lutte à s’entendre et à se comprendre. Cela tient à la forme incomplète de leur théodicée et de leur théorie sur les rapports entre le fini et l’infini, théorie, qui seule constitue la base d’une christologie sérieuse. L’élaboration définitive du problème était réservée à une autre époque, et la philosophie devait y jouer un rôle considérable. Il en résulta que les deux théologies, ayant négligé d’exposer avec méthode les rapports entre Dieu et l’homme, développèrent leur christologie suivant les tendances et les besoins du moment. Cette marche défectueuse devait donner naissance à des conceptions plus défectueuses encore, car on peut affirmer que tous les côtés obscurs du dogme de la sainte cène ne peuvent être éclairés que par la christologie, qui doit se développer en vertu de ses propres lois, et en dehors de toute influence extérieure, comme nous le constatons dans les premières études christologiques de Luther. Nous devons observer, en outre, que Luther a reconnu plus tard lui-même qu’il n’était pas nécessaire, en vue du dogme de la sainte cène, et qu’il pouvait être dangereux de faire découler de l’union primitive des deux natures la toute-présence du corps de Christ comme une nécessité physique et une conséquence immédiate, ce qui pourrait porter atteinte à toute son existence historique, et à la réalité de son être humain. Il n’y voit plus qu’un argument recherché pour l’intérêt du dogme de la présence réelle, et non plus un axiome dogmatique, et il exhorte ses disciples[n] à ne plus faire dépendre de la valeur de cet argument particulier la réalité de la présence du corps de Christ. Comme d’un autre côté, la christologie de Zwingle place l’accent sur la divinité de Christ et la déclare présente au sein de l’Église chrétienne, la controverse entre les deux dogmatiques ne présente rien d’absolu et d’inconciliable, d’autant plus que Zwingle admet une union indissoluble du Verbe et de l’humanité.
[n] Kurzes Bekenntniss vom heiligen Sacrament. Luthers Werke von Walch, XX, 2195-2229, im Jahr 1544.
La violence des controverses entre les deux fractions du grand parti évangélique encouragèrent le parti catholique et Charles V à s’engager toujours plus résolument dans la voie de la réaction. Le recez de la diète de Spire, de 1526, avait reconnu aux princes protestants le droit d’introduire la Réforme dans leurs Etats. Mais les victoires décisives de l’empereur et les divisions profondes des évangéliques exercèrent une telle influence sur les délibérations des Etats, que la majorité des membres de la diète de Spire, en 1529, put rétracter, à l’instigation de l’empereur lui-même, toutes les concessions de 1526. Les évangéliques durent revêtir dès lors l’attitude de toute minorité, et prirent le nom de protestants (20 et 25 avril 1529). Le nom et la chose devaient être pour les protestants désunis un avertissement sérieux et sévère. Philippe le Magnanime, dont la profonde perspicacité semblait craindre et pressentir l’avenir, soutenu d’ailleurs par les conseils et l’expérience du théologien Bucer, de Strasbourg, provoqua la réunion du colloque de Marbourg, en octobre 1529. Ce colloque est le plus important, qu’aient eu entre elles les deux Églises protestantes. Elles étaient représentées par leurs chefs respectifs, Luther, Jonas, Mélanchthon, André, Osiander, Etienne Agricola, Brenz pour les luthériens ; Zwingle, Œcolampade, Bucer et Hédion pour les Suisses. Zwingle, malgré ses larmes, ne put obtenir de Luther qu’il reconnût les réformés suisses comme des frères en la foi, et l’union se trouva ainsi compromise dès le début. A l’instigation du landgrave, Luther consentit à indiquer les points communs et les points controversés, tout en déclarant que les Suisses ne voudraient pas s’y soumettre. Le contraire arriva ; les quinze articles qu’il soumit à l’assemblée le 4 octobre, furent signés par tous les membres présents, après avoir subi quelques légères modifications.
L’accord était absolu pour les quatorze premiers articles[a]. En tête se trouvaient la Trinité, la personne du Christ, le péché originel et la condamnation éternelle, qui en découle pour tous ceux que Jésus-Christ n’a pas rachetés. Les articles V-VIII renfermaient l’essence de la Réforme ; la foi qui justifie est la foi en la rédemption accomplie par Jésus-Christ, elle est l’œuvre de Dieu en nous par le Saint-Esprit, si nous écoutons attentivement la parole de Dieu, nous sommes sauvés par la foi en dehors du mérite des bonnes œuvres. L’article IX déclare que le baptême est un sacrement institué par Dieu en vue de cette foi, non pas un simple signe de ralliement entre les chrétiens, mais un signe et une œuvre de Dieu, qui sollicite notre foi, et nous fait renaître en nouveauté de vie. Article X : La foi fait naître l’amour. XI. La confession doit demeurer un acte volontaire ; elle est proclamée un grand bienfait pour les intelligences atteintes par le doute, pour les cœurs affligés, auxquels elle communique les consolations de l’Évangile et la seule absolution véritable. XII. Les gouvernements sont d’institution divine. XIII. Les traditions qui ne renferment rien de contraire à la Parole de Dieu peuvent être conservées ou détruites, mais on doit toujours observer les plus grands ménagements pour les faibles en la foi. XIV. Le baptême des enfants est digne d’approbation, puisqu’il leur communique les grâces divines, et les fait entrer dans la communion de l’Église universelle. Quant à l’article XV sur la sainte cène, les deux partis étaient d’accord pour rejeter le sacrifice de la messe, maintenir la communion sous les deux espèces, reconnaître dans le sacrement de l’autel le sacrement du vrai corps et du vrai sang de Jésus-Christ, en déclarer la participation spirituelle nécessaire à chaque fidèle, et affirmer qu’il avait été institué par Dieu, ainsi que la parole, pour faire naître par l’action du Saint-Esprit la foi et l’amour dans les âmes faibles et chancelantes. Bien que, conclut ce document si important, nous ne soyons pas encore aujourd’hui tombés d’accord sur la question de savoir, si le vrai corps et le vrai sang de Jésus-Christ sont corporellement présents dans le pain et le vin, chaque partie doit néanmoins déployer à l’égard de la partie adverse l’amour chrétien, dans la mesure de chaque conscience fidèle, et toutes deux doivent supplier le Dieu tout-puissant avec prières redoublées, de leur accorder par son Saint-Esprit le discernement sincère et complet de la vérité.
[a] Luthers Werke von Walch, XVI, 681 ; XVII, 2357. Heppe, Die 15 Marburger Artikel, 1848. Nitzsch, Urkundenbuch der evangelischen Union. Bonn, 1853.
Le colloque de Marbourg n’aboutit pas à un accord complet et définitif. Les luthériens, si coulants sur les questions pratiques et cérémonielles, résolurent de demeurer inflexibles sur le terrain du dogme. On avait bien établi la distinction entre la foi et les œuvres de la volonté, mais non la distinction entre la foi et les œuvres de la pensée, ou le dogme. Les divergences auraient reparu même dans le domaine de la foi, si Zwingle et ses partisans étaient demeurés opiniâtrement attachés aux principes exposés dans la lettre à Alber. Mais ils se rapprochèrent de leur enseignement primitif sur la Parole et sur les sacrements, ce qui permit aux deux grands réformateurs de s’entendre à Marbourg sur un terrain large et fécond, qui embrassait aussi les grands traits généraux de la foi.
Nous avons une preuve manifeste de la sincérité du rapprochement de Zwingle dans les enseignements des dernières années de sa vie, et nous devons l’expliquer par un travail intérieur de son esprit, et l’influence de Bucer qui chercha constamment à introduire logiquement dans l’ensemble de sa doctrine la présence du corps de Christ.
[Zwinglii fidei expositio. Opera, IV, 56-68. Sigwart l’a reconnu, mais incomplètement. Zwinglii fidei ratio, 1530, Opera, IV, 11, 32. Il ne veut ni une Assumptio du pain par Christ, ni un changement des éléments, mais la présence réelle du Christ par l’action du Saint-Esprit. La sainte cène est la figure visible d’une grâce invisible.]
Zwingle ne reconnut pas seulement, en effet, une présence de Christ pour les yeux de la foi ; il considéra définitivement aussi le sacrement, comme institué par Jésus-Christ pour servir de mémorial de son amour, et comme l’anneau que le fiancé passe au doigt de sa fiancée. Les éléments demeurent bien, il est vrai, des signes extérieurs, mais ils sont aussi de plus des symboles de l’intime amitié de Christ (indisjunctæ societatis et amicitiæ Christi). Le pain revêt un caractère sacré, il devient sacramentellement le corps de Christ. Zwingle ne se borne plus à assigner au sacrement un caractère moral ; il y retrouve encore cette pensée profonde, que Christ seul nourrit, réjouit et fortifie l’âme, de même que le pain et le vin restaurent le corps. Il déclare que les sacrements soutiennent et affermissent la foi. Luther avait dit : L’œil voit les objets, l’oreille saisit les sons pour le service du cœur. Zwingle s’exprime de même : Dans le sacrement, dit-il, les sens sont au service de la foi. La vue, le goût, le tact s’associent aux impressions de l’âme et goûtent, comme elle, la bonté infinie du Seigneur. Le saint banquet de la communion reçoit de la présence du maître son éclat et sa beauté[b], et l’assurance de la foi n’est complète et inébranlable, que quand elle a saisi, pour ainsi dire, par les sens l’objet de son amour. Bullinger, le successeur de Zwingle, reprend la même pensée[c]. Christ, il est vrai, n’est point goûté par la foi sous une forme charnelle et grossière, mais d’une manière spirituelle et sacramentelle, toutefois il est réellement présent dans la sainte cène, à laquelle sa présence communique seule son efficace. Lui, qui a promis d’être là, ou deux ou trois seraient assemblés en son nom, combien plus ne sera-t-il pas présent au sein de l’Église entière ?
[b] Zwinglii Opera, IV, 32.
[c] Id., IV, 73, im Zusatz de Eucharistia et missa, adressée à l’empereur avec les liturgies de Zurich, Berne et Bâle. Pestalozzi, Bullinger, 1858, 212, 519.
On a tort de considérer le colloque de Marbourg comme inutile et stérile, bien que les controversistes du dix-huitième siècle n’en aient tenu aucun compte. Il avait profondément gravé dans la conscience des deux communions, mises par lui en contact, le sentiment de leur communauté de vue et de foi sur bien des points essentiels. Si l’on considère que les articles de Marbourg ont été reproduits par la confession d’Augsbourg, on peut déclarer, sans crainte d’être contredit, que le colloque de Marbourg a permis aux luthériens, et leur a suggéré aussi, la pensée de considérer les réformés comme des alliés et des amis.
Après la diète d’Augsbourg, tous les chrétiens évangéliques furent mis au ban de l’empire, et sommés sous les peines les plus sévères de se soumettre sans conditions au pape et à l’empereur victorieux. Ce coup de foudre imposait au parti divisé la nécessité absolue de l’union contre le danger commun. Au même moment des études plus approfondies amenaient Mélanchthon à reconnaître, que les premiers siècles de l’Église n’étaient pas aussi opposés qu’il l’avait cru de prime abord, à la conception symbolique de la sainte cène.
[Œcolampade avait ébranlé l’opinion première de Mélanchthon par ses arguments empruntés à l’histoire des dogmes. Joignons-y le caractère pacifique de Mélanchthon, sur lequel Bucer exerçait une salutaire influence.]
Luther lui-même comprenait les conséquences déplorables de la discorde. Il écrit à Bucer[d] : « Je souhaite que toutes ces divisions disparaissent, je donnerais volontiers ma vie, pour arriver à ce résultat, car je vois combien notre bonne entente est nécessaire, combien de maux nos discussions ont fait naître, et suscitent encore. Aussi suis-je convaincu que toutes les portes de l’enfer, la papauté, le Turc, le monde entier, la chair, et toutes les puissances mauvaises du monde n’auraient point pu causer tant de dommages au pur Évangile, si nous étions demeurés unis. » Il se montra dès lors plus modéré dans ses paroles et dans ses actes, et Mélanchthon, obéissant aux inspirations plus pacifiques du maître, introduisit dès 1531, dans la confession d’Augsbourg, quelques changements propres à la rendre acceptable aux Suisses. Il supprima les mots « sous l’espèce, » que les Suisses interprétaient dans le sens de la consubstantiation. Les changements introduits en 1533, en 1535, et surtout en 1540 dans l’édition appelée Variata, furent bien plus considérables encore. Comme le mot « distribuer » exprimait plus que le mot « offrir, » la participation des incrédules, aussi bien que des fidèles, aux grâces découlant du sacrement, Mélanchthon substitua à distribuantur le mot exhibeantur, et supprima les mots : improbant secus docentes.
[d] Marheinecke, Geschichte der Reformation, III, 350. Luthers Werke von Walch, XXI, 334 ; XVII, 2395.
Les Suisses, de leur côté, accomplirent un rapprochement aussi sensible. Nous l’avons montré en ce qui concerne Zwingle. Œcolampade reconnut aussi que la sainte cène n’est pas seulement un acte de foi, mais qu’elle communique à la foi une jouissance spirituelle. Bucer, enfin, releva le fait, que Christ établit sa demeure dans l’âme des fidèles, qu’il n’est nullement absent de la sainte cène, qu’on ne doit pas relever dans ce sacrement la seule idée d’un mémorial de Jésus-Christ. Employant une formule de Zwingle, il dit que Christ est présent dans le sacrement par la contemplation de la foi, voulant dire par là, que le fidèle perçoit la présence du Christ par les yeux de la foi[e]. Cette théorie de Bucer triompha à Strasbourg à partir de 1530, et joua un rôle important dans le développement de la pensée de Calvin. Philippe de Hesse provoqua[f] entre Mélanchthon et Bucer, une nouvelle entrevue qui se tint à Cassel, le 27 décembre 1534. Bucer déclara que les Strasbourgeois étaient disposés à se conformer à l’enseignement de la confession et de l’apologie de la confession d’Augsbourg, et à ne plus simplement considérer la sainte cène comme le signe de grâces absentes, mais à enseigner en outre la présence du corps du Seigneur pour les croyants, tout en se refusant à admettre sa présence matérielle, et son union avec les éléments de la communion. C’était se replacer sur le terrain du Syngramma.
[e] Luthers Werke von Walch, XVII, 2424.
[f] Id., XVII, 2486.
Luther s’empressa de convoquer à Wittemberg une réunion dans laquelle fut rédigée la Formule de concorde[g]. Luther ne fut pas choqué de voir Bucernier la communion du corps et du sang de Christ par les incrédules, puisque le Syngramma formulait la même pensée. Bucer, de son côté, reconnut que Luther ne repoussait pas la persistance des éléments, et n’affirmait pas une union si étroite ; des éléments et du corps et du sang de Christ, que ce qui arrivait aux uns dût réagir sur les autres et affirma qu’on avait été injuste à son égard et à l’égard de ses amis, puisque aucun théologien suisse ne niait la présence du corps de Christ. Les deux partis rédigèrent d’un commun accord une formule, qui affirmait que le pain et le vin sont véritablement et substantiellement le corps et le sang de Christ en vertu de l’institution de Christ, en dehors de tout mérite ou démérite du pasteur consacrant ou du communiant, que le corps et le sang de Christ sont véritablement offerts aux communiants indignes eux-mêmes, qui mangent et boivent leur condamnation.
[g] Luthers Werke von Walch, XVII, 2516, 2529, 2395.
Bucer ne pouvait signer cette formule, que Luther se croyait obligé de maintenir envers et contre tous, parce que seule elle lui garantissait la réalité de la présence du corps de Christ, qu’en l’entendant dans un autre sens que lui. Pour lui les communiants indignes n’étaient pas seulement les incrédules, mais encore les indifférents et les tièdes, qui signent leur propre condamnation. En ce qui touche les indignes l’accord n’était qu’apparent et illusoire. Mais nous voyons que Luther n’attachait à ce point particulier qu’une importance relative. En effet, la formule : « les indignes le reçoivent en condamnation, » qu’il voulut bien accepter, n’a point pour objet immédiat le corps de Christ, mais demeure isolée en elle-même, en sorte qu’elle pourrait être appliquée aux éléments, que tous reçoivent. En outre son regard pénétrant devait saisir les divergences des deux points de vue, mais il les laissa subsister par amour de la paix, tout en persistant dans l’affirmation énergique de ses opinions particulières. On signa un accord semblable au sujet du baptême[h]. On déclara que les enfants sont, eux aussi, participants de la promesse, qui leur est communiquée par le ministère de l’Église. Les enfants, pas plus que les adultes, ne peuvent posséder le royaume des cieux, (sans avoir subi la nouvelle naissance. Leur intelligence n’est pas encore développée, mais le Saint-Esprit agit puissamment en eux, et les rend agréables aux yeux de leur père céleste. Nous ne pouvons comprendre ni la nature, ni les moyens d’action de cette grâce mystérieuse, nous sommes néanmoins assurés, qu’il s’opère en eux un changement profond, analogue à celui que réalisent dans l’âme de l’adulte la foi et l’amour. On tomba facilement d’accord sur l’utilité de l’absolution privée, tout en ne reconnaissant un caractère de vérité absolue qu’à l’absolution générale ; tous furent unanimes à déclarer que ce n’est pas le prêtre, qui crée par sa parole le corps et le sang de Christ.
[h] Id., XVII, 2530, art. 4.
Bucer, après s’être ainsi rapproché des luthériens, s’adressa aux Suisses qui n’avaient pas encore ratifié ses négociations, et leur affirma que la jouissance spirituelle du corps de Christ par les fidèles était seule conciliable avec l’esprit de la formule, qu’il venait de signer à Wittemberg. Les Suisses, hésitant à accorder une confiance entière à ses paroles, s’adressèrent directement à Luther et lui écrivirent en 1536, une lettre pleine de conciliation et de mesure, lui demandant, s’il était vrai que, comme Bucer l’affirmait, il n’admettait, lui aussi, que la jouissance spirituelle du corps de Christ ? En attendant sa réponse, ils ne signèrent pas la formule apportée par Bucer, qui ne fut acceptée que par la haute Allemagne, la Hetse, Osnabruck, et servit à préparer les voies à une conception intermédiaire et conciliatrice. Luther adressa le 1er décembre 1537, une réponse pacifique et bienveillante aux Suisses, réponse composée dans l’esprit des articles de Smalkalde, rédigés cette même année, et qui établissaient une distinction entre les points fondamentaux et les points secondaires de la doctrine chrétienne : « Nous abandonnons, dit-il, à la toute-puissance divine le soin de décider, comment le corps et le sang de Christ nous sont donnés dans la sainte cène. Nous devons vivre en paix, malgré les questions, qui nous divisent[i]. » Comme on le voit, Luther, tout en maintenant la présence du corps et du sang de Christ dans l’eucharistie, en distingue comme des questions secondaires la manière dont l’union s’accomplit, et la communion des incrédules. Il déclarait ainsi ne pas vouloir, il est vrai, renoncer à ses opinions particulières, mais conclure avec la tendance opposée, une paix sérieuse et durable. On est donc en droit de considérer la Formule de concorde de Wittemberg comme la formule définitive de l’Église luthérienne. Elle y joua le rôle de la doctrine de Calvin dans l’Église réformée, et Luther la considéra comme la seule base admissible d’une union vivante et féconde. Cette appréciation historique de la Formule de concorde nous semble justifiée par les faits. Nous ne sommes pas surpris de voir Luther dans son petit traité sur l’Eucharistie, rétracter toutes ses concessions, et fulminer les plus violents anathèmes contre les Suisses, car nous pouvons attribuer ce redoublement de violence aux adversaires fanatiques de Mélanchthon qui avaient su capter par leurs insinuations perfides l’esprit affaibli du grand réformateur. Leur succès avait été rendu bien plus facile par le refus des Suisses de signer la formule ambiguë de Bucer, et par la persistance de certains théologiens suisses, en particulier des prédicateurs de Zurich (1545), à reproduire les enseignements particuliers de Zwingle. Luther pouvait en conclure que, bien loin d’avoir rapproché de lui les théologiens suisses, il n’avait contribué qu’à affaiblir et à discréditer en Allemagne l’autorité de sa propre doctrine, surtout après la publication par Mélanchthon en 1540, de l’édition variata de la confession d’Augsbourg. Il était, d’ailleurs, au plus fort de sa lutte contre le spiritualisme outré de Schwenckfeld. Il n’a jamais, néanmoins, attaqué formellement la doctrine, qui domina plus tard dans l’Église réformée, et que la Suisse avait admise dès 1549 dans le Consensus de Zurich.
[i] Lutters Werke von Walch, XVII, 2597.
[Nous pouvons attribuer à la méfiance de Luther à l’égard des négociations et de la fermeté de Mélanchthon les paroles qu’il lui adressa à l’occasion du colloque de Cassel de 1534 entre lui et Bucer (au moins d’après le texte allemand, (Luthere Werke von Walch, XVII, 2490) : On peut, dit-il, admettre que le corps de Christ est déchiré avec les dents, formule condamnée par lui (Luthers Werke von Walch, XX, 1091) et par la Formule de concorde.]
Jetons avant de conclure cette partie de notre étude, un coup d’œil sur les livres symboliques de la première période de l’Église réformée, parmi lesquels nous ne comprenons pas l’exposition de la foi adressée à Charles V par Zwingle. Ce sont : la confession tétrapolitaine, ou des quatre villes de Strasbourg, Constance, Memmingen et Lindau (1530), présentée par Bucer ; la confession de Bâle et Mulhouse, rédigée en 1532 par Oswald Myconius, d’après les indications d’Œcolampade ; la seconde confession helvétique de 1536. Toutes ces confessions de foi admettent le principe formel, et consacrent même, à l’exception de celle de Bâle, un chapitre particulier aux saintes Écritures. Toutes admettent également le principe matériel de la Réformation, l’inutilité des œuvres pour le salut, et la négation du libre arbitre dans le domaine spirituel, sans tomber néanmoins dans le supralapsarisme. Les bonnes œuvres sont puissamment recommandées, comme fruits d’une foi vivante, mais on ne leur reconnut aucune efficace pour la justification. D’après la tétrapolitaine, l’élection d’une âme pour la vie éternelle, implique son élection à la parfaite stature de Christ. La deuxième helvétique accentue tout particulièrement la parfaite certitude du salut. La Trinité et la christologie ne sont que des reproductions des anciennes confessions de foi. L’Église est définie, comme chez les luthériens, d’après ses caractères internes. Elle se compose des élus ou croyants que Dieu seul connaît. Néanmoins Dieu la révèle au monde par des signes sensibles, par la Parole et les sacrements, par la vie sainte, la discipline chrétienne et le ministère évangélique. Relevons surtout la manière, dont ces diverses confessions de foi formulent la doctrine des sacrements. La confession tétrapolitaine relève leur valeur morale, toutes y voient le sceau de la communion des fidèles, mais se refusent à n’y voir qu’un signe sans chose signifiée. Les sacrements sont pour elles les signes sensibles de grâces invisibles. Le baptême est l’alliance de la promesse de l’Esprit-Saint pour les enfants du peuple de Dieu, et n’a de valeur qu’avec le concours de la foi. La confession de Bâle le considère comme l’offre, que Dieu nous fait, de nous nettoyer de nos péchés, offre qu’il réalise lui-même par sa grâce toute-puissante. D’après la deuxième helvétique, Dieu présente aux élus le bain de la nouvelle naissance, et la piété de l’Église, confiante en la miséricorde divine, doit ranger les enfants au nombre des élus.
La tétrapolitaine déclare, en parlant de la sainte cène, qu’il faut en écarter avec soin toutes les questions vaines et frivoles, et admettre que les croyants reçoivent en nourriture réelle et vivante de leur âme le vrai corps et le vrai sang de Jésus-Christ, pour vivre en communion de vie avec lui.
La confession de Bâle voit dans la cène, outre une confession de la foi et la manifestation de l’amour fraternel, l’oblation du vrai corps et du vrai sang de Jésus-Christ sans transmutation des éléments. Christ a voulu rassasier les âmes, qui ont faim et soif de justice, et qui ont cru en lui, le crucifié. La communion fait entrer les fidèles dans le corps de Christ, et leur assure la bienheureuse résurrection, grâce à leur union avec le chef ressuscité de l’Église. Enfin la deuxième helvétique reproduit cette formule, qui est bien celle de l’édition Variata de Mélanchthon : Dans la sainte cène sont offerts aux fidèles le corps et le sang de Jésus-Christ, qui assurent à l’âme une nourriture éternelle.