Dans la première partie de ce livre, du premier chapitre au deuxième, saint Augustin expose le développement des deux cités, d’après l’Histoire sainte, depuis Noé jusqu’à Abraham ; dans la dernière partie, il s’attache à la seule cité céleste depuis Abraham jusqu’aux rois hébreux.
Il est difficile de savoir par l’Ecriture si, après le déluge, il resta quelques traces de la sainte cité, ou si elles furent entièrement effacées pendant quelque temps, en sorte qu’il n’y eût plus personne qui adorât le vrai Dieu. Depuis Noé, qui mérita avec sa famille d’être sauvé de la ruine générale de l’univers, jusqu’à Abraham, nous ne trouvons point que les livres canoniques parlent de la piété de qui que ce soit. On y rapporte seulement que Noé, pénétré d’un esprit prophétique et lisant dans l’avenir, bénit deux de ses enfants, Sem et Japhet ; c’est aussi à titre de prophète qu’il ne maudit pas son fils coupable, Cham, dans sa propre personne, mais dans celle de Chanaan. Voici ses paroles : « Maudit soit l’enfant Chanaan ! il sera l’esclave de ses frères ». Or, Chanaan était né de Cham, qui, au lieu de couvrir la nudité de son père endormi, l’avait mise au grand jour. De là vient encore que cette bénédiction de ses deux autres enfants, de l’aîné et du cadet : « Que le Seigneur Dieu bénisse Sem ! Chanaan sera son esclave. Que Dieu comble de joie Japhet, et qu’il habite dans les maisons de Sem[1] ! » cette bénédiction, dis-je, et la vigne que Noé planta, et son ivresse, et sa nudité, et la suite de ce récit, tout cela est rempli de mystères et voilé de figures[2].
[1] Gen. IX, 25-27.
[2] Comp. Conf. Faust., lib. XII, cap. 22 et seq.
Mais les événements ont assez découvert ce que ces mystères tenaient caché. Qui ne reconnaît, à considérer les choses avec un peu de soin et quelque lumière, que les prophéties sont accomplies en Jésus-Christ ? Sem, de qui le Sauveur est né selon la chair, signifie Renommé. Or, qu’y a-t-il de plus renommé que Jésus-Christ dont le nom jette une odeur si agréable de toutes parts qu’il est comparé, dans le Cantique des cantiques, à un parfum épanché[1] ? N’est-ce pas aussi dans les maisons de Jésus-Christ, c’est-à-dire dans ses églises, qu’habite cette multitude nombreuse de nations figurée par Japhet, qui signifie Etendue ? Pour Cham, qui signifie Chaud, Cham, dis-je, qui était le second fils de Noé, entre Sem et Japhet, comme se distinguant de l’un et de l’autre, et ne faisant partie ni des prémices d’Israël, ni de la plénitude des Gentils, que figure-t-il, sinon les hérétiques, hommes ardents et animés, non de l’esprit de sagesse, mais d’une impatience qui les transporte et leur fait troubler le repos des fidèles ? Cette ardeur aveugle tourne, du reste, au profit de ceux qui s’avancent dans la vertu, suivant cette parole de l’Apôtre « Il faut qu’il y ait des hérésies, afin que l’on reconnaisse par-là ceux qui sont solidement vertueux[2] ». C’est pour cela qu’il est écrit ailleurs : « Un homme sage se servira utilement de celui qui ne l’est pas[3] ». Tandis que la chaleur inquiète des hérétiques, agite plusieurs questions qui concernent la foi, leur contradiction nous oblige de les examiner avec plus de soin, afin de pouvoir mieux les défendre contre eux, en sorte que les difficultés qu’ils proposent servent à l’instruction des fidèles. On peut dire aussi que non-seulement ceux qui sont publiquement séparés de l’Eglise, mais encore tous ceux qui, se glorifiant d’être chrétiens, vivent mal, sont représentés par le second fils de Noé ; car ils annoncent par leur foi la passion du Sauveur figurée par la nudité de ce patriarche, et en même temps ils la déshonorent par leurs actions. C’est d’eux qu’il est dit : « Vous les reconnaîtrez par leurs fruits[4] ». De là vient que Cham fut maudit en son fils comme en son fruit, c’est-à-dire en son œuvre, et que Chanaan signifie leurs mouvements, c’est-à-dire leurs œuvres. Quant à Sem et Japhet, c’est-à-dire la circoncision et l’incirconcision (ou, pour les désigner autrement avec l’Apôtre, les Juifs et les Gentils, mais appelés et justifiés), ayant connu en quelque façon que j’ignore la nudité de leur père, laquelle figure la passion du Rédempteur, ils prirent leur manteau sur leurs épaules, et, marchant à reculons, en couvrirent Noé et ne voulurent point voir ce que le respect leur faisait cacher[5]. Ainsi, nous honorons ce qui a été fait pour nous dans la passion de Jésus-Christ, et nous ne laissons pas toutefois d’avoir en horreur le crime des Juifs. Le manteau que prirent ces deux enfants de Noé pour couvrir la nudité de leur père, signifie le divin sacrement, et leurs épaules, la mémoire des choses passées, parce que l’Eglise célèbre la passion du Sauveur comme déjà arrivée, et ne la regarde pas comme une chose à venir, maintenant que Japhet demeure dans les maisons de Sem et que leur mauvais frère habite au milieu d’eux.
Mais ce mauvais frère est esclave de ses bons frères en son fils, c’est-à-dire en son œuvre, lorsque les gens de bien se servent des méchants ou pour l’exercice de leur patience, ou pour l’affermissement de leur vertu. En effet, l’Apôtre témoigne qu’il y en a qui ne prêchent pas Jésus-Christ avec une intention pure. « Mais pourvu, dit-il, que Jésus-Christ soit annoncé, par prétexte ou par un vrai zèle, il n’importe, je m’en réjouis et m’en réjouirai toujours[6] ». C’est Jésus-Christ qui a planté la vigne, dont le Prophète dit : « La vigne du Seigneur des armées, c’est la maison d’Israël[7] ». Et il a bu du vin de cette vigne, soit que par ce vin on entende le calice dont il dit aux enfants de Zébédée : « Pouvez-vous boire le calice que je dois boire[8] ? » et encore : « Mon père, si cela se peut, que ce calice passe sans que je le boive[9] ! » par où il marque sans contredit sa passion, soit que, comme le vin est le fruit de la vigne, on veuille entendre plutôt par là qu’il a pris de la vigne même, c’est-à-dire de la race des Israélites, sa chair et son sang, afin de pouvoir souffrir pour nous, et qu’il s’est enivré et qu’il a été nu[10], parce que c’est là qu’a paru sa faiblesse, dont l’Apôtre dit : « S’il a été crucifié, c’est un effet de sa faiblesse[11] ». Mais ainsi que le déclare le même Apôtre : « Ce qui paraît faiblesse en Dieu est plus fort que toute la force des hommes, et sa folie apparente est plus sage que toute leur sagesse[12] ». Quand l’Ecriture, après avoir dit de Noé qu’il demeura nu[13] ajoute : dans sa maison, cela montre ingénieusement que c’étaient des hommes de même origine que Jésus-Christ, savoir des Juifs, qui devaient lui faire souffrir le supplice de la mort et de la croix. Les réprouvés annoncent cette passion de Jésus-Christ seulement de bouche et au dehors, parce qu’ils ne comprennent pas ce qu’ils annoncent ; mais les gens de bien portent gravé au dedans d’eux-mêmes un si grand mystère, et adorent dans leur cœur cette faiblesse et cette folie de Dieu, parce qu’elles surpassent tout ce qu’il y a de plus fort et de plus sage parmi les hommes. C’est ce qui est très-bien figuré, d’un côté, par Cham, qui sortit pour publier la nudité de son père, et, de l’autre, par Sem et Japhet qui, touchés de respect, entrèrent pour la cacher, fidèle image de ceux qui honorent intérieurement ce mystère.
Nous sondons ces secrets de l’Ecriture comme nous pouvons. D’autres le feront peut-être avec plus ou moins de succès ; mais, de quelque façon qu’on le fasse, il faut toujours tenir pour constant que ces choses n’ont pas été faites ni écrites sans mystère, et qu’il ne les faut rapporter qu’à Jésus-Christ et à son Eglise, qui est la Cité de Dieu annoncée dès le commencement du monde par des figures dont nous voyons tous les jours la réalité. L’Ecriture donc, après avoir parlé de la bénédiction des deux enfants de Noé et de la malédiction du second, ne fait mention jusqu’à Abraham d’aucun serviteur du vrai Dieu. Ce n’est pas néanmoins, à mon avis, qu’il n’y en ait eu quelques-uns dans cet espace de temps, qui est de plus de mille ans[14], mais c’est qu’il aurait été trop long de les rapporter tous, et que cela serait plus de l’exactitude d’un historien que de la prévoyance d’un prophète. Aussi bien, le dessein de l’auteur des saintes lettres, ou plutôt de l’esprit de Dieu, dont il était l’organe, n’est pas seulement de raconter le passé, mais d’annoncer l’avenir, en tant qu’il concerne la Cité de Dieu. Tout ce qui y est dit de ceux qui n’en sont pas les citoyens, n’est que pour lui servir d’instruction ou pour rehausser sa gloire. Il ne faut pas s’imaginer toutefois que tous les événements qui y sont rapportés aient une signification mystique ; mais ce qui ne signifie rien y est mis en vue de ce qui a une signification. Il n’y a que le soc qui fende la terre, mais pour cela les autres parties de la charrue sont nécessaires. Dans les instruments de musique, on ne touche que les cordes ; elles seules font le son, et néanmoins on y joint d’autres ressorts qui servent à nouer et à tendre ces cordes retentissantes. Ainsi, dans l’histoire prophétique, on marque quelques événements qui n’ont aucune portée figurative, afin d’y attacher, pour ainsi dire, ceux qui figurent quelque chose.
[1] Cant. I, 2.
[2] I Cor, II, 19.
[3] Prov. X, 4.
[4] Matt. VII, 20.
[5] Gen. IX, 23.
[7] Isa. V, 7.
[8] Matt. XX, 22.
[9] Ibid. XXVI, 39.
[10] Gen. IX, 21.
[11] II Cor. XIII, 4.
[12] I Cor. I, 25.
[13] Gen. IX, 21.
[14] Ce chiffre est celui de la version des Septante ; il est beaucoup moindre dans le texte hébreu et dans la Vulgate.
Il faut considérer maintenant la généalogie des enfants de Noé, et en dire ce qui sera nécessaire pour marquer le progrès de l’une et de l’autre cité. L’Ecriture commence par Japhet, le plus jeune des fils de Noé, qui eut huit enfants[1], l’un desquels en eut trois, l’autre quatre, ce qui fait quinze en tout. Cham, le second fils de Noé, en eut quatre, plus cinq petits-fils, dont l’un lui donna deux arrière-petits-fils, ce qui fait onze. Après quoi l’Ecriture revient à Cham et dit : « Chus (qui est l’aîné de Cham) engendra Nebroth, qui était un géant et un grand chasseur contre le Seigneur ; d’où est venu le proverbe : Grand chasseur contre le Seigneur comme Nebroth. Les principales villes de son royaume étaient Babylone, Orech, Archad et Chalanné, dans le territoire de Sennaar. De cette contrée sortit Assur, qui bâtit Ninive, Robooth, Halach et, entre Ninive et Halach, la grande ville de Dasem[2] ». Or, ce Chus, père du géant Nebroth, est nommé le premier entre les enfants de Cham, et l’Ecriture avait déjà fait mention de cinq de ses fils et de deux de ses petits-fils. Il faut donc qu’il ait engendré ce géant après la naissance de ses petits-fils, ou, ce qui est plus probable, que l’Ecriture l’ait cité à part, parce qu’il était très-puissant ; car en même temps elle parle aussi de son royaume, qui prit naissance dans la fameuse Babylone et autres villes ou contrées déjà citées. Quant à ce qu’elle dit d’Assur, qu’il sortit de cette contrée de Sennaar, qui dépendait du royaume de Nebroth, et qu’il bâtit Ninive et les autres villes dont elle fait mention, cela n’arriva que longtemps après ; mais elle en parle ici en passant et par occasion, à cause de l’empire fameux des Assyriens que Ninus, fils de Bélus et fondateur de cette grande ville de Ninive, qui prit son nom, étendit merveilleusement. Pour Assur, d’où sont sortis les Assyriens, il n’était pas fils de Cham, mais de Sem, aîné de Noé ; d’où Il paraît que, dans la suite, des descendants de Sem possédèrent le royaume de Nebroth, et, s’étendant plus loin, fondèrent d’autres villes dont Ninive fut la première. De là, l’Ecriture remonte à un autre fils de Cham, nommé Mesraïm, et à ses sept enfants, et elle en parle, non comme de particuliers, mais comme de nations, disant que de la sixième sortit celle des Philistins ; ce qui en fait huit. Ensuite elle retourne à Chanaan, en qui Cham fut maudit, et fait mention d’onze de ses fils et de certaines contrées qu’ils occupaient. Ainsi toute la postérité de Cham monte à trente et une personnes. Reste à parler des enfants de Sem, aîné de Noé ; car c’est lui qui termine cette généalogie. Mais il y a ici quelque obscurité dans la Genèse, où il n’est pas aisé de découvrir quel fut le premier fils de Sem. Voici ce qu’elle dit : « De Sem, père de tous les enfants d’Héber et frère aîné de Japhet, naquirent Ela, etc.[3] » Par-là, il semblerait qu’Héber fût fils immédiat de Sem, et cependant il n’est que le cinquième de ses descendants. Sem, entre autres fils, engendra Arphaxat, Arphaxat engendra Caïnan[4], Caïnan engendra Sala, et Sala engendra Héber. L’Écriture a voulu faire entendre par là que Sem est le père de tous ses descendants, tant fils que petits-fils et autres de sa race ; et ce n’est pas sans raison qu’elle parle d’Héber avant que de parler des fils de Sem, quoiqu’il ni soit, comme je viens de le dire, que le vingtième de sa race, à cause que c’est de lui que les Hébreux ont pris leur nom, bien que d’autres veuillent que ce soit d’Abrabam, mais avec moins d’apparence[5]. Ainsi l’Ecriture nomme d’abord six enfants de Sem, l’un desquels en eut quatre ; puis elle fait mention d’un autre fils de Sem qui lui engendra un petit-fils, et celui-ci un arrière-petit-fils dont sortit Héber. Héber eut deux fils, dont l’un fut nommé Phalec, c’est-à-dire Divisant, à cause, dit l’Ecriture, que de son temps la terre fut divisée ; l’autre eut douze fils ; de sorte que toute la postérité de Sem est de vingt personnes. De cette manière, tous les descendants des trois fils de Noé, c’est-à-dire quinze de Japhet, trente et un de Cham et vingt-sept de Sem, font soixante-treize. Après, l’Ecriture ajoute : « Voilà les enfants de Sem selon leurs familles, leurs langues, leurs contrées et leurs nations[6] ». Et parlant de tous ensemble : « Voilà les familles des enfants de Noé, selon leurs générations et leurs « peuples : d’elles fut peuplée la terre après le déluge[7] ». On voit par-là que c’est de nations et non d’hommes en particulier que parle l’Ecriture, lorsqu’elle fait mention de ces soixante-treize, ou plutôt soixante-douze personnes, comme nous le montrerons ci-après, et que c’est pour cela qu’elle en a omis plusieurs de la postérité de Noé, non qu’ils n’aient eu des enfants aussi bien que les autres, mais parce qu’ils n’ont pas fait souche comme eux et n’ont pas été pères d’un peuple.
[1] Saint Augustin suit en cet endroit, selon la remarque du docte Léonard Coquée, une version grecque de l’Ecriture qui donne à Japhet un huitième enfant du nom d’Elisa ; mais cet Elisa ne se trouve ni dans le texte hébreu, ni dans la paraphrase chaldéenne, ni dans les manuscrits grecs que saint Jérôme a eus sous les yeux. Voyez le traité de ce Père : Quœst. hebr. in Genesim.
[2] Gen. X, 8 et seq.
[3] Gen. X, 21.
[4] Ce Caïnan, qui est donné par tous les manuscrits de la version des Septante et par saint Luc (III, 36), ne se trouve ni dans le texte hébreu, ni dans la Vulgate.
[5] Comp. Retract., lib. II, cap. 16.
[6] Gen. X, 31.
[7] Gen. X, 5.
Mais, quoique l’Ecriture rapporte que ces nations furent divisées chacune en leur langue, elle ne laisse pas ensuite de revenir au temps où elles n’avaient toutes qu’un seul langage, et de déclarer comment arriva la différence qui y survint. « Toute la terre, dit-elle, parlait une même langue, lorsque les hommes, s’éloignant de l’Orient, trouvèrent une plaine dans la contrée de Sennaar, où ils s’établirent. Alors ils se dirent l’un à l’autre :
« Venez, faisons des briques et les cuisons au feu. ils prirent donc des briques au lieu de pierres, et du bitume au lieu de mortier, et dirent : Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet s’élève jusqu’au ciel, et faisons parler de nous avant de nous séparer. Mais le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que les enfants des hommes bâtissaient, et il dit : Voilà un seul peuple et une même langue, et, maintenant qu’ils ont commencé ceci, ils ne s’arrêteront qu’après l’avoir achevé. Venez donc, descendons et confondons leur langue, en sorte qu’ils ne s’entendent plus l’un l’autre. Et le Seigneur les dispersa par toute la terre, et ils cessèrent de travailler à la ville et à la tour. De là vient que ce lieu fut appelé Confusion, parce que ce fut là que Dieu confondit le langage des hommes et qu’il les dispersa ensuite par tout le monde[1] ». Cette ville, qui fut appelée Confusion, c’est Babylone, et l’histoire profane elle-même en célèbre la construction merveilleuse. En effet, Babylone signifie Confusion, et nous voyons par-là que le géant Nebroth en fut le fondateur, comme l’Ecriture l’avait indiqué auparavant en disant que Babylone était la capitale de son royaume, quoiqu’elle ne fût pas arrivée au point de grandeur où l’orgueil et l’impiété des hommes se flattaient de la porter. Ils prétendaient la faire extraordinairement haute et l’élever jusqu’au ciel, comme parlait l’Ecriture, soit qu’ils n’eussent ce dessein que pour une des tours de la ville, soit qu’ils l’étendissent à toutes ; l’Ecriture ne parle que d’une, mais c’est peut-être de la même manière qu’elle dit le soldat pour signifier toute une armée, ou la grenouille et la sauterelle pour exprimer cette multitude de grenouilles et de sauterelles qui furent deux des plaies qui affligèrent l’Egypte[2]. Mais qu’espéraient entreprendre contre Dieu ces hommes téméraires et présomptueux avec cette masse de pierres, quand ils l’auraient élevée au-dessus de toutes les montagnes et de la plus haute région de l’air ? En quoi peut nuire à Dieu quelque élévation que ce soit de corps ou d’esprit ? Le sûr et véritable chemin pour monter au ciel est l’humilité. Elle élève le cœur en haut, mais au Seigneur, et non pas contre le Seigneur, comme l’Ecriture le dit de ce géant, qui était un chasseur contre le Seigneur[3]. C’est en effet ainsi qu’il faut traduire, et non : devant le Seigneur, comme ont fait quelques-uns, trompés par l’équivoque du mot grec, qui peut signifier l’un et l’autre[4]. La vérité est qu’il est employé au dernier sens dans ce verset du psaume : « Pleurons devant le Seigneur qui nous a faits[5] » ; et au premier dans le livre de Job, lorsqu’il est dit : « Vous vous êtes emportés de colère contre le Seigneur[6] ». Et que veut dire un chasseur sinon un trompeur, un meurtrier et un assassin des animaux de la terre ? Il élevait donc une tour contre Dieu avec son peuple, ce qui signifie un orgueil impie, et Dieu punit avec justice leur mauvaise intention, quoiqu’elle n’ait pas réussi. Mais de quelle façon la punit-il ? Comme la langue est l’instrument de la domination, c’est en elle que l’orgueil a été puni, tellement que l’homme, qui n’avait pas voulu entendre les commandements de Dieu, n’a point été à son tour entendu des hommes, quand il a voulu leur commander. Ainsi fut dissipée cette conspiration, chacun se séparant de celui qu’il n’entendait pas pour se joindre à celui qu’il entendait ; et les peuples furent divisés selon les langues et dispersés dans toutes les contrées de la terre par la volonté de Dieu, qui se servit pour cela de moyens qui nous sont tout à fait cachés et incompréhensibles.
[1] Gen. XI, 1-9.
[2] Exod. X, 4 et al. ; Ps. LXXVII, 45.
[3] Gen. X, 9.
[4] Le mot grec enantion, remarque saint Augustin, signifie également devant et contre.
[5] Ps. XCIV, 6.
[6] Job, XV, 13 sec. LXX.
« Le Seigneur, dit l’Ecriture, descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les enfants des hommes[1] », c’est-à-dire non les enfants de Dieu, mais cette société d’hommes qui vit selon l’homme, et que nous appelons la cité de la terre. Cette descente de Dieu ne doit pas s’entendre matériellement, comme s’il changeait de lieu, lui qui est tout entier partout ; mais on dit qu’il descend, lorsqu’il fait sur la terre quelque chose d’extraordinaire qui marque sa présence. De même, quand on dit qu’il voit quelque chose, ce n’est pas qu’il ne l’eût vue auparavant, lui qui ne peut rien ignorer, mais c’est qu’il l’a fait voir aux hommes. On ne voyait donc pas cette ville comme on la vit depuis, quand Dieu eut montré combien elle lui déplaisait. Toutefois on peut fort bien entendre que Dieu descendit sur cette ville, parce que ses anges, en qui il habitait, y descendirent, en sorte que ces paroles : « Dieu dit : Ils ne parlent tous qu’une même langue », et le reste, et ensuite : « Venez, descendons et confondons leur langage[2] », ne seraient qu’une récapitulation pour expliquer ce que l’Ecriture avait déjà dit, « que le Seigneur descendit ». En effet, s’il était déjà descendu, que voudrait dire ceci : « Venez, descendons et confondons ici leur langage », ce qui semble bien s’adresser aux anges et signifier que celui qui était dans les anges descendait par leur ministère ? Il faut encore remarquer à ce propos que le texte hébreu ne dit pas : Venez et confondez, mais : « Venez et confondons , pour faire voir que Dieu agit tellement par ses ministres, que ses ministres agissent avec lui, suivant cette parole de l’Apôtre : « Nous sommes les coopérateurs de Dieu[3] ».
[1] Gen. XI, 5.
[2] Gen. II, 6,7.
[3] I Cor. III, 9.
On pourrait croire que les paroles de la Genèse : « Faisons l’homme », auraient été aussi adressées aux anges, si Dieu n’ajoutait : « A notre image ». Ce dernier trait est décisif et ne nous permet pas de croire que l’homme ait été fait à l’image des anges, ou que Dieu et les anges n’aient qu’une même image. Nous avons donc raison d’entendre ce pluriel : « Faisons », des personnes de la Trinité. Et néanmoins comme cette Trinité n’est qu’un Dieu, après que Dieu a dit : « Faisons », l’Ecriture ajoute : « Et Dieu fit l’homme à l’image de Dieu[1] ». Elle ne dit pas : Les dieux firent ; ou : A l’image des dieux. – Or, dans le passage discuté tout à l’heure, on pourrait également trouver une trace de la Trinité, comme si le Père, s’adressant au Fils et au Saint-Esprit, leur eût dit : « Venez, descendons et confondons leur langage » ; mais ce qui retient l’esprit, c’est qu’ici rien n’empêche d’appliquer le pluriel aux anges. Ces paroles, en effet, leur conviennent mieux, parce que c’est surtout à eux à s’approcher de Dieu par de saints mouvements, c’est-à-dire par de pieuses pensées, et à consulter les oracles de la vérité immuable qui leur sert de loi éternelle dans leur bienheureux séjour. Ils ne sont pas eux-mêmes la vérité ; mais participant à cette vérité créatrice de toutes choses, ils s’en approchent comme de la source de la vie, afin de recevoir d’elle ce qu’ils ne trouvent pas en eux. C’est pourquoi le mouvement qui les porte vers elle est stable en quelque façon, parce qu’ils ne s’éloignent jamais d’elle. Or, Dieu ne parle pas aux anges comme nous nous parlons les uns aux autres, ou comme nous parlons à Dieu ou aux anges, ou comme les anges nous parlent, ou comme Dieu nous parle par les anges ; il leur parle d’une manière ineffable, et cette parole nous est transmise d’une manière qui nous est proportionnée. La parole de Dieu, supérieure à tous ses ouvrages, est la raison même, la raison immuable de ces ouvrages ; elle n’a pas un son fugitif, mais une vertu permanente dans l’éternité et agissante dans le temps. C’est de cette parole éternelle qu’il se sert pour parler aux anges ; et quand il lui plaît de nous parler de la sorte au fond du cœur, nous leur devenons semblables en quelque façon : pour l’ordinaire, il nous parle autrement. Afin clone de n’être pas toujours obligé dans cet ouvrage de rendre raison des paroles de Dieu, je dirai ici, une fois pour toutes, que la vérité immuable parle par elle-même à la créature raisonnable d’une manière qui ne se peut expliquer, soit qu’elle s’adresse à la créature par l’entremise de la créature, soit qu’elle frappe notre esprit par des images spirituelles, ou nos oreilles par des voix ou des sous.
Expliquons encore ces mots : « Et maintenant qu’ils ont commencé ceci, ils ne s’arrêteront qu’après l’avoir achevé ». Quand Dieu parle de la sorte, ce n’est pas une affirmation, c’est plutôt une interrogation menaçante comme celle-ci dans Virgile : « On ne prendra pas les armes ! toute la ville ne se mettra pas à leur poursuite[2] »
La parole de Dieu doit donc être entendue ainsi : Ils ne s’arrêteront donc pas avant que d’avoir achevé[3] ! – Mais, pour revenir à la suite du récit de la Genèse, disons que des trois enfants de Noé sortirent soixante et treize ou plutôt soixante et douze nations d’un langage différent qui commencèrent à se répandre par toute la terre et ensuite à peupler les îles. Mais les peuples se sont bien plus multipliés que les langues ; car nous savons que dans l’Afrique plusieurs nations barbares n’usent que d’un seul langage. A l’égard des îles, qui peut douter que, le nombre des hommes croissant, ils n’aient pu y passer à l’aide de vaisseaux ?
[1] Gen. I, 26, 27.
[2] Enéide, livre IV, v. 592.
[3] Il y a ici sur la différence de non et de nonne en latin une remarque intraduisible.
On demande comment les bêtes qui ne naissent pas de la terre ainsi que les grenouilles[1], mais par accouplement, comme les loups et autres animaux, ont pu se trouver dans les îles après le déluge, à moins qu’elles ne soient provenues de celles qui avaient été sauvées dans l’arche. Pour les îles qui sont proches, on peut croire qu’elles y ont passé à la nage ; mais il y en a qui sont si éloignées du continent qu’il n’est pas probable qu’aucun de ces animaux ait pu y arriver de la sorte. On peut répondre à cela que les hommes les y ont transportées sur leurs vaisseaux pour les faire servir à la chasse, et enfin que Dieu même a fort bien pu les y transporter par le ministère des anges. Que si elles sont sorties de la terre, comme à la création du monde, quand Dieu dit : « Que la terre produise une âme vivante[2] », cela fait voir clairement que des animaux de tout genre ont été mis dans l’arche, moins pour en réparer l’espèce que pour être une figure de l’Eglise qui devait être composée de toutes sortes de nations.
[1] Ici, comme plus haut, saint Augustin parait favorable aux générations spontanées. Voyez livre XV, ch. 8.
[2] Gen. I, 24.
On demande encore s’il est croyable qu’il soit sorti d’Adam ou de Noé certaines races d’hommes monstrueux dont l’histoire fait mention[1]. On assure, en effet, que quelques-uns n’ont qu’un œil au milieu du front, que d’autres ont la pointe du pied tournée en dedans ; d’autres possèdent les deux sexes dont ils se servent alternativement, et ils ont la mamelle droite d’un homme et la gauche d’une femme ; il y en a qui n’ont point de bouche et ne vivent que de l’air qu’ils respirent par le nez ; d’autres n’ont qu’une coudée de haut, d’où vient que les Grecs les nomment Pygmées[2] ; on dit encore qu’en certaines contrées il y a des femmes qui deviennent mères à cinq ans et qui n’en vivent que huit. D’autres affirment qu’il y a des peuples d’une merveilleuse vitesse qui n’ont qu’une jambe sur deux pieds et ne plient point le jarret ; on les appelle Sciopodes[3], parce que l’été ils se couchent sur le dos et se défendent du soleil avec la Plante de leurs pieds ; d’autres n’ont point de tête et ont les yeux aux épaules ; et ainsi d’une infinité d’autres monstres de la sorte, retracés en mosaïque sur le port de Carthage et qu’on prétend avoir été tirés d’une histoire fort curieuse. Que dirai-je des Cynocéphales[4], dont la tête de chien et les aboiements montrent que ce sont plutôt des bêtes que des hommes ? Mais nous ne sommes pas obligés de croire tout cela. Quoi qu’il en soit, quelque part et de quelque figure que naisse un homme, c’est-à-dire un animal raisonnable et mortel, il ne faut point douter qu’il ne tire son origine d’Adam, comme du père de tous les hommes.
La raison que l’on rend des enfantements monstrueux qui arrivent parmi nous peut servir pour des nations tout entières. Dieu, qui est le créateur de toutes choses, sait en quel temps et en quel lieu une chose doit être créée, parce qu’il sait quels sont entre les parties de l’univers les rapports d’analogie et de contraste qui contribuent à sa beauté. Mais nous qui ne le saurions voir tout entier, nous sommes quelquefois choqués de quelques-unes de ses parties, par cela seul que nous ignorons quelle proportion elles ont avec tout le reste. Nous connaissons des hommes qui ont plus de cinq doigts aux mains et aux pieds ; mais encore que la raison nous en soit inconnue, loin de nous l’idée que le Créateur se soit mépris ! Il en est de même des autres différences plus considérables : Celui dont personne ne peut justement blâmer les ouvrages, sait pour quelle raison il les a faits de la sorte. Il existe un homme à Hippone-Diarrhyte[5], qui a la plante des pieds en forme de croissant, avec deux doigts seulement aux extrémités, et les mains de même. S’il y avait quelque nation entière de la sorte, on l’ajouterait à cette histoire curieuse et surprenante. Dirons-nous donc que cet homme ne tire pas son origine d’Adam ? Les androgynes, qu’on appelle aussi hermaphrodites, sont rares, et néanmoins il en paraît de temps en temps en qui les deux sexes sont si bien distingués qu’il est difficile de décider duquel ils doivent prendre le nom, bien que l’usage ait prévalu en faveur du plus noble. Il naquit en Orient, il y a quelques années, un homme double de la ceinture en haut ; il avait deux têtes, deux estomacs et quatre mains, un seul ventre d’ailleurs et deux pieds, comme un homme d’ordinaire, et il vécut assez longtemps pour être vu de plusieurs personnes qui accoururent à la nouveauté de ce spectacle. Comme on ne peut pas nier que ces individus ne tirent leur origine d’Adam, il faut en dire autant des peuples entiers en qui la nature s’éloigne de son cours ordinaire, et qui néanmoins sont des créatures raisonnables, si, après tout, ce qu’on en rapporte n’est point fabuleux : car supposez que nous ignorassions que les singes, les cercopithèques[6] et les sphinx sont des bêtes, ces historiens nous feraient peut-être croire que ce sont des nations d’hommes[7]. Mais en admettant que ce qu’on lit des peuples en question soit véritable, qui sait si Dieu n’a point voulu les créer ainsi, afin que nous ne croyions pas que les monstres qui naissent parmi nous soient des défaillances de sa sagesse ? Les monstres dans chaque espèce seraient alors ce que sont les races monstrueuses dans le genre humain. Ainsi, pour conclure avec prudence et circonspection : ou ce que l’on raconte de ces nations est faux, ou ce ne sont pas des hommes, ou, si ce sont des hommes, ils viennent d’Adam.
[1] Voyez Pline (Hist. nat., lib. VII, cap. 2), Solinus (Polyhist., capp. 28 et 55), Aulu-Gelle (Noct. Att., lib. IX, cap. 4), Isidore (Origin., lib. XI, cap. 3) et ailleurs.
[2] De pugmé, coudée.
[3] De skia, ombre, et pous, podos, pied.
[4] De kuon, kunos, chien, et kephale, tête.
[5] Il y avait deux Hippones en Afrique : Hippone la Royale (d’où la Bône actuelle tire son nom) et Hippone-Diarrhyte. en arabe Ben Zert, d’où est venu le nom de Biserte. C’est Hippone la Royale qui a eu pour évêque saint Angustin.
[6] Les cercopithèques sont des singes à longue queue (de kerkos, queue, et pitheko, singe).
[7] Il est intéressant de rapprocher ici la Cité de Dieu et le Discours sur les révolutions du globe. Le bon sens de saint Augustin semble aller quelquefois au-devant de la science de Cuvier. L’illustre naturaliste se défie de ces espèces monstrueuses qu’on suppose perdues aujourd’hui : « C’est, dit-il, une erreur qui vient d’une critique imparfaite. On a pris des peintures d’animaux fantastiques pour des descriptions d’animaux réels… C’est dans quelque recoin d’un de ces monuments (les monuments d’Egypte, ornés de peintures) qu’Agatharchides aura vu son taureau carnivore, dont la gueule, fendue jusqu’aux oreilles, n’épargnait aucun autre animal, mais qu’assurément les naturalistes n’avoueront pas ; car la nature ne combine ni des pieds fourchus, ni des cornes, avec des dents tranchantes ». – D’autre fois, selon Cuvier, on se sera trompé à quelque ressemblance : « Les grands singes auront paru de vrais cynocéphales, de vrais sphinx, de vrais hommes à queue, et c’est ainsi que saint Augustin aura cru voir un satyre ». (Discours sur les révol. du globe, page 87).
Quant à leur fabuleuse opinion qu’il y a des antipodes, c’est-à-dire des hommes dont les pieds sont opposés aux nôtres et qui habitent cette partie de la terre où le soleil se lève quand il se couche pour nous, il n’y a aucune raison d’y croire. Aussi ne l’avancent-ils sur le rapport d’aucun témoignage historique, mais sur des conjectures et des raisonnements, parce que, disent-ils, la terre étant ronde, est suspendue entre les deux côtés de la voûte céleste, la partie qui est sous nos pieds, placée dans les mêmes conditions de température, ne peut pas être sans habitants[1]. Mais quand on montrerait que la terre est ronde, il ne s’ensuivrait pas que la partie qui nous est opposée ne fût point couverte d’eau. D’ailleurs, ne le serait-elle pas, quelle nécessité qu’elle fût habitée, puisque, d’un côté, l’Ecriture ne peut mentir, et que, de l’autre, il y a trop d’absurdité à dire que les hommes aient traversé une si vaste étendue de mer pour aller peupler cette autre partie du monde[2]. – Voyons donc si nous pourrons trouver la Cité de Dieu parmi ces hommes qui, selon la Genèse, furent divisés en soixante-douze nations et autant de langues. Il est évident qu’elle a persévéré dans les enfants de Noé, surtout dans l’aîné, qui est Sem, puisque la bénédiction de Japhet enferme en quelque sorte celle de Sem, et qu’il doit habiter dans les demeures de ses frères.
[1] Voyez sur la notion des Antipodes chez les géographes anciens la note de Louis Vivès, en son commentaire de la Cité de Dieu, tome II, page 118.
[2] On remarquera que saint Augustin, sans nier d’une manière absolue la possibilité physique des antipodes, se borne à élever une difficulté très-sérieuse en elle-même et particulièrement délicate pour on chrétien, celle de concilier les données de la géographie avec l’unité des races humaines. Lactance s’était montré beaucoup moins réservé, quand il traitait d’inepte la conception d’une terre ronde et d’hommes ayant la tête plus bas que les pieds. (Inst. lib., III, cap. 24). Est-ce par ces puissantes raisons que le pape Zacharie accusa la théorie des antipodes de perversité et d’iniquité (Epist. X ad Bonif.) ? Je ne sais, mais la postérité a dit avec Pascal : « Ne vous imaginez pas que les lettres du pape Zacharie pour l’excommunication de saint Virgile, sur ce qu’il tenait qu’il y avait des antipodes, aient anéanti ce nouveau monde, et qu’encore qu’il eût déclaré que cette opinion était une erreur bien dangereuse, le roi d’Espagne ne se soit pas bien trouvé d’en avoir plutôt cru Christophe Colomb, qui en revenait, que le jugement de ce pape qui n’y avait pas été (Provinciales, lettre 13). »
Il faut donc prendre la suite des générations depuis Sem, afin de faire voir la Cité de Dieu à partir du déluge, comme la suite des générations de Seth l’a montrée auparavant. C’est pour cela que l’Ecriture, après avoir montré la cité de la terre dans Babylone, c’est-à-dire dans la confusion, retourne au patriarche Sem, et commence par lui l’ordre des générations jusqu’à Abraham, marquant combien chacun a vécu, avant que d’engendrer celui qui continue cette généalogie, et combien il a vécu depuis. Mais il faut, en passant, que je m’acquitte de ma promesse, et que je rende raison de ce que dit l’Ecriture, que l’un des enfants d’Héber fut nommé Phalec, parce que la terre fut divisée de son temps[1]. Que doit-on entendre par cette division, si ce n’est la diversité des langues ?
L’Ecriture, laissant de côté les autres enfants de Sem, qui ne contribuent en rien la suite des générations, parle seulement de ceux qui la conduisent jusqu’à Abraham ; ce qu’elle avait déjà fait avant le déluge dans la généalogie de Seth. Voici comme elle commence celle de Sem : « Sem, fils de Noé, avait cent ans lorsqu’il engendra Arphaxat, la seconde année après le déluge ; et il vécut, encore depuis cinq cents ans, et engendra des fils et des filles[2] ». Elle poursuit de même pour les autres avec le soin d’indiquer l’année où chacun a engendré celui qui sert à cette généalogie, et la durée totale de sa vie, et elle ajoute toujours qu’il a eu d’autres enfants, afin que nous n’allions pas demander sottement comment la postérité de Sem a pu peupler tant de régions et fonder ce puissant empire des Assyriens que Ninus étendit si loin.
Mais, pour ne pas flous arrêter plus qu’il ne convient, nous ne marquerons que l’âge auquel chacun des descendants de Sem a eu le fils qui continue la suite de cette généalogie, afin de supputer combien d’années se sont écoulées depuis le déluge jusqu’à Abraham.
Deux ans donc après le déluge, Sem, âgé de cent ans, engendra Arphaxat ; Arphaxat engendra Caïnan à l’âge de cent trente-cinq ans ; Caïnan avait cent trente ans quand il engendra Salé ; Salé en avait autant lorsqu’il engendra Héber ; Héber cent trente-quatre lorsqu’il engendra Ragau ; Ragau cent trente-deux quand il engendra Seruch ; Seruch cent trente quand il eut Nachor ; Nachor soixante-dix-neuf à la naissance de son fils Tharé ; et Tharé, à l’âge de soixante-dix ans, engendra Abram[3], que Dieu appela depuis Abraham[4]. Ainsi, depuis le déluge jusqu’à Abraham, il y a mille soixante-douze ans, selon les Septante[5], car on dit qu’il y en a beaucoup moins, selon l’hébreu : ce dont on ne rend aucune raison bien claire.
Lors donc que nous cherchons la Cité de Dieu dans ces soixante-douze nations dont parle l’Ecriture, nous ne saurions affirmer positivement si dès ce temps, où les hommes ne parlaient tous qu’un même langage[6], ils abandonnèrent le culte du vrai Dieu, de telle sorte que la vraie piété ne se soit conservée que dans les descendants de Sem par Arphaxat jusqu’à Abraham ; ou bien si la cité de la terre ne commença qu’à la construction de la tour de Babel ; ou plutôt si les deux cités subsistèrent, celle de Dieu dans les deux fils de Noé, qui furent bénis dans leurs personnes et dans leur race, et celle de la terre, dans le fils qui fut maudit ainsi que sa postérité. Peut-être est-il plus vraisemblable qu’avant la fondation de Babylone il y avait des idolâtres dans la postérité de Sem et de Japhet, et des adorateurs du vrai Dieu dans celle de Cham ; au moins devons-nous croire qu’il y a toujours eu sur la terre des hommes de l’une et de l’autre sorte. Dans les deux psaumes[7] où il est dit : « Tous ont quitté le droit chemin et se sont corrompus ; il n’y en « a pas un qui soit homme de bien, il n’y en « a pas un seul », on lit ensuite : « Ces impies « qui ne font que du mal et qui dévorent « mon peuple comme ils feraient un morceau « de pain, ne se reconnaîtront-ils jamais ? ». Le peuple de Dieu était donc alors ; et ainsi ces paroles : « Il n’y en a pas un qui soit homme de bien, il n’y en a pas un seul », doivent s’entendre des enfants des hommes, et non de ceux de Dieu. Le Prophète avait dit auparavant : « Dieu a jeté les yeux du haut du ciel sur les enfants des hommes, pour voir s’il y en a quelqu’un qui le connaisse et qui le cherche » ; après quoi il ajoute : « Il n’y en a pas un qui soit homme de bien », pour montrer qu’il ne parle que des enfants des hommes, c’est-à-dire de ceux qui appartiennent à la cité qui vit selon l’homme, et non selon Dieu.
[1] Gen. X, 25.
[2] Ibid. XI, 10, 11.
[3] Gen. 11, 26.
[4] Ibid. XVII, 5.
[5] Ce chiffre est aussi celui de Sulpice Sévère (Hist. sac., lib. I, cap. 5).
[6] Gen. XI, 1.
De même que l’existence d’une seule langue avant le déluge n’empêcha pas qu’il n’y eût des méchants et que tous les hommes n’encourussent la peine d’être exterminés par les eaux, à la réserve de la maison de Noé, ainsi, lorsque les nations furent punies par la diversité des langues, à cause de leur orgueil impie, et répandues par toute la terre, et que la cité des méchants fut appelée Confusion ou Babylone, la langue dont tous les hommes se servaient auparavant demeura dans la maison d’Héber. De là vient, comme je l’ai remarqué ci-dessus, que l’Ecriture, dans le dénombrement des enfants de Sem, met Héber le premier, quoiqu’il ne soit que le cinquième de ses descendants. Comme cette langue demeura dans sa famille[1], tandis que les autres nations furent divisées suivant les temps, celle-là fut depuis appelée hébraïque. Il fallait bien en effet lui donner un nom pour la distinguer de toutes les autres qui avaient aussi chacune le sien, au lieu que, quand elle était seule, elle n’avait point de nom particulier.
On dira peut-être : Si la terre fut divisée eu plusieurs langues du temps de Phalech, fils d’Héber, celle de ces langues qui était auparavant commune à tous les hommes devait plutôt prendre son nom de Phalech. Mais il faut répondre qu’Héber n’appela son fils Phalech, c’est-à-dire Division, que parce qu’il vint au monde lorsque la terre fut divisée par langues, et que c’est ce qu’entend l’Ecriture, quand elle dit : « La terre fut divisée de son temps[2] ». Si Héber n’eût encore été vivant lors de cette division, il n’eût pas donné son nom à la langue qui demeura dans sa famille[3]. Ce qui nous porte à croire que cette langue est celle qui était d’abord commune à tous les hommes, c’est que le changement et la multiplication des langues ont été une peine du péché, et partant que le peuple de Dieu a dire être exempt de cette peine. Aussi n’est-ce pas sans raison que cette langue a été celle d’Abraham, et qu’il ne l’a pu transmettre à tous ses enfants, mais seulement à ceux qui, issus de Jacob, ont composé le peuple de Dieu, reçu son alliance, et mis au monde le Christ. Héber lui-même n’a pas fait passer cette langue à toute sa postérité, mais seulement à la branche d’Abraham. Ainsi, bien que l’Ecriture ne marque pas précisément qu’il y eût des gens de bien, lorsque les méchants bâtissaient Babylone, cette obscurité n’est pas tant pour nous priver de la vérité que pour exercer notre attention. Lorsqu’on voit, d’un côté, qu’il, existe d’abord une langue commune à tous les hommes, qu’il est fait mention d’Héber avant tous les autres enfants de Sem, encore qu’il n’ait été que le cinquième de ses descendants, et que la langue des patriarches, des prophètes et de l’Ecriture même est appelée langue hébraïque, et lorsqu’on demande, de l’autre côté, où cette langue, qui était commune avant la division des langues, s’est pu conserver, comme il n’est point douteux d’ailleurs que ceux parmi lesquels elle s’est conservée n’aient été exempts de la peine du changement des langues, que se présente-t-il à l’esprit, sinon qu’elle est demeurée dans la famille de celui dont elle a pris le nom, et que ce n’est pas une petite preuve de la vertu de cette famille d’avoir été à couvert de cette punition générale ?
Mais il se présente encore une autre difficulté : comment Béber et Phalech son fils ont-ils pu chacun faire une nation ? Il est certain au fond que le peuple hébreu est descendu d’Héber par Abraham. Comment donc tous les enfants des trois fils de Nué, dont parle l’Ecriture, ont-ils établi chacun une nation, si Héber et Phalech n’en ont fait qu’une ? Il est fort probable que Nebroth a fondé aussi sa nation, et que l’Ecriture a fait mention à part de. ce personnage, à cause de sa stature extraordinaire et de la vaste étendue de son empire ; de sorte que le nombre des soixante-douze langues ou nations demeure toujours. Quant à Phalech, elle n’en parle pas pour avoir donné naissance à une nation ; mais à cause de cet événement mémorable de la division des langues qui arriva de son temps. On ne doit point être surpris que Nebroth ait vécu jusqu’à la fondation de Babylone et à la confusion des langues ; car de ce qu’Héber est le sixième, depuis Noé, et Nebroth seulement le quatrième, il ne s’ensuit pas que Nebroth n’ait pas pu vivre jusqu’au temps d’Héber. Lorsqu’il y avait moins de générations, les hommes vivaient davantage, ou venaient au monde plus tard. Aussi faut-il entendre que, quand la terre fut divisée en plusieurs nations, non-seulement les descendants de Noé, qui en étaient les pères et les fondateurs, étaient nés, mais qu’ils avaient déjà des familles nombreuses et capables de composer chacune une nation. C’est pourquoi il ne faut pas s’imaginer qu’ils soient nés dans le même ordre où l’Ecriture les nomme ; autrement, comment les douze fils de Jectan, autre fils d’Héber et frère de Phalech, auraient-ils pu déjà faire des nations, si Jectan ne vint au monde qu’après Phalech, puisque la terre fut divisée à la naissance de Phalech ? Il est donc vrai que Phalech a été nommé le premier, mais Jectan n’a pas laissé que de venir au monde bien avant lui ; en sorte que les douze enfants de Jectan avaient déjà de si grandes familles qu’elles pouvaient être divisées chacune en leur langue. On aurait tort de trouver étrange que l’Ecriture en ait usé de la sorte, puisque dans la généalogie des trois enfants de Noé, elle commence par Japhet, qui était le cadet. Or, les noms de ces peuples se trouvent encore aujourd’hui en partie les mêmes qu’ils étaient autrefois comme ceux des Assyriens et des Hébreux ; et en partie ils ont été changés par la suite des temps, tellement que les plus versés dans l’histoire en peuvent à peine découvrir l’origine. En effet, on dit que les Egyptiens viennent de Mesraïm, et les Ethiopiens de Chus, deux des fils de Cham, et cependant on ne voit aucun rapport entre leurs noms actuels et leur origine. A tout considérer, on trouvera que, parmi ces noms, il y en a plus de ceux qui ont été changés que de ceux qui sont demeurés jusqu’à nous.
[1] Voyez plus bas, livre XVIII, ch. 39.
[2] Gen. X, 25.
[3] Les avis, dit un habile commentateur de la Cité de Dieu, Léonard Coquée, sont partagés sur cette question. Dans leur chronique, nommée Seder-Holam, c’est-à-dire Ordre des temps, les Juifs placent l’époque de la division des langues aux dernières années de la vie de Phalech, trois cent quarante ans après le déluge, dix ans avant la mort de Noé. Maintenant, pourquoi Héber donna-t-il à son fils le nom de Phalech, qui signifie division ? C’est qu’il possédait le don de prophétie et lisait la prochaine division des langues dans l’avenir. Tel parait être le sentiment de saint Jérôme en son livre des traditions hébraïques, et saint Chrysostome abonde dans le même sens (Hom. XXX in Genes.)
Voyons maintenant le progrès de la Cité de Dieu, depuis le temps d’Abraham, où elle a commencé à paraître avec plus d’éclat et où les promesses que nous voyons aujourd’hui accomplies en Jésus-Christ sont plus claires et plus précises. Abraham, au rapport de l’Ecriture[1], naquit dans la Chaldée, qui dépendait de l’empire des Assyriens. Or, la superstition et l’impiété régnaient déjà parmi ces peuples, comme parmi les autres nations. La seule maison de Tharé, père d’Abraham, conservait le culte du vrai Dieu et vraisemblablement aussi la langue hébraïque, quoique Jésus-Christ[2] témoigne qu’Abraham même était d’abord idolâtre. De même que la seule maison de Noé demeura pendant le déluge pour réparer le genre humain, ainsi, dans ce déluge de superstitions qui inondaient l’univers, la seule maison de Tharé fut comme l’asile de la Cité de Dieu ; et comme après le dénombrement des généalogies jusqu’à Noé, l’Ecriture dit : « Voici la généalogie de Noé[3] », de même, après le dénombrement des générations de Sem, fils de Noé, jusqu’à Abraham, elle dit : « Voici la généalogie de Tharé. Tharé engendra Abram, Nachor et Aran. Aran engendra Lot, et mourut du vivant de son père Tharé, au lieu de sa naissance, au pays des Chaldéens, Abram et Nachor se marièrent. La femme d’Abram s’appelait Sarra, et celle de Nachor, Melca, fille d’Aran[4] ». Celui-ci eut aussi une autre fille nommée Jesca, que l’on croit être la même que Sarra, femme d’Abraham.
[1] Gen. XI, 28.
[2] Josué, XXIV, 2.
[3] Gen. VI, 9.
[4] Ibid. XI, 27-29.
L’Ecriture raconte ensuite comment Tharé avec tous les siens laissa la Chaldée, vint en Mésopotamie et demeura à Charra ; mais elle ne parle point de son fils Nachor, comme s’il ne l’avait pas emmené avec lui. Voici de quelle façon elle fait ce récit : « Tharé prit donc son fils Abram, Lot, fils de son fils Aran, et Sarra, sa belle-fille, femme de son fils Abram, et il les emmena de Chaldée en Chanaan, et il vint à Charra où il établit sa demeure[1] ». Il n’est point ici question de Nachor ni de sa femme Melca. Lorsque plus tard Abraham envoya son serviteur chercher une femme à son fils Isaac, nous trouvons ceci : « Le serviteur prit dix chameaux du troupeau de son maître et beaucoup d’autres biens, et se dirigea vers la Mésopotamie, en la ville de Nachor[2] ». Par ce témoignage et plusieurs autres de l’histoire sacrée, il paraît que Nachor sortit de la Chaldée, aussi bien que son frère Abraham, et vint habiter avec lui en Mésopotamie. Pourquoi l’Ecriture ne parle-t-elle donc point de lui, lorsque Tharé passe avec sa famille en Mésopotainie, tandis qu’elle ne marque pas seulement qu’il y mena son fils Abraham, mais encore Sarra, sa belle-fille, et son petit-fils Lot ? pourquoi, si ce n’est peut-être qu’il avait quitté la religion de son père et de son frère pour embrasser la superstition des Chaldéens, qu’il abandonna depuis, ou parce qu’il se repentit de son erreur, ou parce qu’il devint suspect aux habitants du pays et fut obligé d’en sortir, afin d’éviter leur persécution. En effet, dans le livre de Judith, quand Holopherne, ennemi des Israélites, demande quelle est cette nation et s’il lui faut faire la guerre, voici ce que lui dit Achior, général des Ammonites : « Seigneur, si vous vouliez avoir la bonté de m’entendre, je vous dirai ce qui en est de ce peuple qui demeure dans ces montagnes prochaines, et je ne vous dirai rien que de très-vrai. Il tire son origine des Chaldéens ; et comme il abandonna la religion de ses pères pour adorer le Dieu du ciel, les Chaldéens le chassèrent, et il s’enfuit en Mésopotamie, où il demeura longtemps. Ensuite leur Dieu leur commanda d’en sortir, et de s’en aller en Chanaan, où ils s’établirent, etc.[3] » On voit clairement par-là que la maison de Tharé fut persécutée par les Chaldéens, à cause de la religion et du culte du vrai Dieu.
[1] Gen. XI, 31.
[2] Ibid. XXIV, 10.
[3] Judith, V, 5-9.
Or, après la mort de Tharé, qui vécut, dit-on, deux cent cinq ans en Mésopotamie, l’Ecriture commence à parler des promesses que Dieu fit à Abraham ; elle s’exprime ainsi : « Tout le temps de la vie, de Tharé à Charra fut de deux cent cinq ans, puis il mourut[1] ». Il ne faut pas entendre ce passage comme si Tharé avait passé tout ce temps à Charra ; l’Ecriture dit seulement qu’il y finit sa vie, qui fut en tout de deux cent cinq ans : on ignorerait autrement combien il a vécu, puisque l’on ne voit point quel âge il avait quand il vint dans cette ville ; et il serait absurde de s’imaginer que, dans une généalogie qui énonce si scrupuleusement le temps que chacun a vécu, il fût le seul oublié. Cette omission, il est vrai, a lieu pour quelques-uns ; mais c’est qu’ils n’entrent point dans l’ordre de ceux qui composent la série de générations depuis Adam jusqu’à Noé, et depuis Noé jusqu’à Abraham : il n’est aucun de ces derniers dont l’Ecriture ne marque l’âge.
[1] Gen. XI, 32.
L’Ecriture, après avoir parlé de la mort de Tharé, père d’Abraham, ajoute : « Et Dieu dit à Abram : Sortez de votre pays, de votre parenté et de la maison de votre père[1] ». Il ne faut pas penser que cela soit arrivé dans l’ordre qu’elle rapporte ; cette opinion donnerait lieu à une difficulté insoluble.
En effet, à la suite de ce commandement de Dieu à Abraham, on lit dans la Genèse : « Abram sortit donc avec Lot pour obéir aux paroles de Dieu ; et Abram avait soixante-quinze ans lorsqu’il sortit de Charra[2] ». Comment cela se peut-il, si la chose arriva après la mort de Tharé ? Tharé avait soixante-dix ans quand il engendra Abraham ; si l’on ajoute les soixante-quinze ans qu’avait Abraham lorsqu’il partit de Charra, on a cent quarante-cinq ans. Tharé avait donc : cet âge à l’époque où son fils quitta cette ville de Mésopotamie. Ce dernier n’en sortit donc pas après la mort de son père, qui vécut deux cent cinq ans : il faut entendre dès lors que c’est ici une récapitulation assez ordinaire dans l’Ecriture[3], qui, parlant auparavant des enfants de Noé, après avoir dit[4] qu’ils furent divisés en plusieurs langues et nations, ajoute :
« Toute la terre parlait un même langage[5] ». Comment étaient-ils divisés en plusieurs langues, si toute la terre ne parlait qu’un même langage, sinon parce que la Genèse reprend ce qu’elle avait déjà touché ? Elle procède de même dans la circonstance qui nous occupe elle a parlé plus haut de la mort de Tharé[6], mais elle revient à la vocation d’Abraham, qui arriva du vivant de son père, et qu’elle avait omise pour ne point interrompre le fil de son discours. Ainsi, lorsque Abraham sortit de Charra, il avait soixante-quinze ans, et son père cent quarante-cinq[7]. D’autres ont résolu autrement la question : selon eux, les soixante-quinze années de la vie d’Abraham doivent se compter du jour qu’il fut délivré du feu où il fut jeté par les Chaldéens pour ne vouloir pas adorer cet élément, et non du jour de sa naissance, comme n’ayant proprement commencé à naître qu’alors[8].
Mais saint Etienne dit, touchant la vocation d’Abraham, dans les Actes des Apôtres : « Le Dieu de gloire apparut à notre père Abraham lorsqu’il était en Mésopotamie, avant qu’il demeurât à Charra, et lui dit : Sortez de votre pays, et de votre parenté, et de la maison de votre père, et venez en la terre que je vous montrerai[9] ». Ces paroles de saint Etienne font voir que Dieu ne parla pas à Abraham après la mort de son père, qui mourut à Charra, où Abraham demeura avec lui, mais avant qu’il habitât cette ville, bien qu’il fût déjà en Mésopotamie. Il en résulte toujours qu’il était alors sorti de la Chaldée ; et ainsi ce que saint Etienne ajoute : « Alors Abraham sortit du pays des Chaldéens et vint demeurer à Charra[10] », ne montre pas ce qui arriva après que Dieu lui eut parlé (car il ne sortit pas de la Chaldée après cet avertissement du ciel, puisque saint Etienne dit qu’il le reçut dans la Mésopotamie), mais se rapporte à tout le temps qui se passa depuis qu’il en fut sorti et qu’il eut fixé son séjour à Charra. Ce qui suit le prouve encore : « Et après la mort de son père, dit le premier martyr, Dieu l’établit en cette terre que vos pères ont habitée et que vous habitez encore aujourd’hui ». Il ne dit pas qu’il sortit de Charra après la mort de son père, mais que Dieu l’établit dans la terre de Chanaan après que son père fut mort. Il faut dès lors entendre que Dieu parla à Abraham lorsqu’il était en Mésopotamie, avant de demeurer à Charra, où il vint dans la suite avec son père, conservant toujours en son cœur le commandement de Dieu, et qu’il en sortit la soixante-quinzième année de son âge et la cent quarante-cinquième de celui de son père. Saint Etienne place son établissement dans la terre de Chanaan, et non sa sortie de Charra, après la mort de son père, parce que son père était déjà mort, quand il acheta cette terre et commença à la posséder en propre. Ce que Dieu lui dit : « Sortez de votre pays, de votre parenté et de la maison de votre père », bien qu’il fût déjà sorti de la Chaldée et qu’il demeurât en Mésopotamie, ce n’était pas un ordre d’en sortir de corps, car il l’avait déjà fait, mais d’y renoncer sans retour. Il est assez vraisemblable qu’Abraham sortit de Charra avec sa femme Sarra, et Lot, son neveu, pour obéir à l’ordre de Dieu, après que Nachor eut suivi son père.
[1] Gen. XI, 1.
[2] Ibid. 4.
[3] Saint Augustin en cite plusieurs exemples dans non livre De doctr. Christ., lib. III, n. 52-54.
[4] Gen., 31.
[5] Ibid. XI, 1.
[6] Ibid. XI, 31.
[7] Comp. Quœst. in Gen., qu. 28.
[8] Cette solution du problème est celle de saint Jérôme.
[9] Act. VII, 2, 3.
[10] Ibid. 4.
Il faut parler maintenant des promesses que Dieu fit à Abraham et où apparaissent clairement les oracles de notre Dieu, c’est-à-dire du vrai Dieu, en faveur du peuple fidèle annoncé par les Prophètes. La première est conçue en ces termes : « Le Seigneur dit à Abraham : Sortez de votre pays, de votre parenté, et de la maison de votre père, et allez en la terre que je vous montrerai. Je vous établirai chef d’un grand peuple ; je vous bénirai, et rendrai votre nom illustre en vertu de cette bénédiction. Je bénirai ceux qui vous béniront, et maudirai ceux qui vous maudiront, et toutes les nations de la terre seront bénies en vous[1] ». Il est à remarquer ici que deux choses sont promises à Abraham : l’une, que sa postérité possédera la terre de Chanaan, ce qui est exprimé par ces mots : « Allez en la terre que je vous montrerai, et je vous établirai chef d’un grand peuple » ; et l’autre, beaucoup plus excellente et qu’on ne doit pas entendre d’une postérité charnelle, mais spirituelle, qui ne le rend pas seulement père du peuple d’Israël, mais de toutes les nations qui marchent sur les traces de sa foi. Or, celle-ci est renfermée dans ces paroles : « Toutes les nations de la terre seront bénies en vous ». Eusèbe pense que cette promesse fut faite à Abraham la soixante-quinzième année de son âge, comme s’il était sorti de Charra aussitôt qu’il l’eut reçue, et cette opinion a pour but de ne point contrarier la déclaration formelle de l’Ecriture qui dit qu’Abraham avait soixante-quinze ans quand il sortit de Charra[2] ; mais si la promesse en question fut faite cette année, Abraham demeurait donc déjà avec son père à Charra, attendu qu’il n’en eût pas pu sortir, s’il n’y eût été. Cela n’a rien de contraire à ce que dit saint Etienne : « Le Dieu de gloire apparut à notre père Abraham lorsqu’il était en Mésopotamie avant de demeurer à Charra[3] » ; il s’agit seulement de rapporter à la même année et la promesse de Dieu à Abraham qui précède son départ pour Charra et son séjour en cette ville et sa sortie du même lieu. Nous devons l’entendre ainsi, non-seulement parce qu’Eusèbe, dans sa Chronique, commence à compter depuis l’an de cette promesse et montre qu’il s’écoula quatre cent trente années jusqu’à la sortie d’Egypte, époque où la loi fut donnée, mais aussi parce que l’apôtre saint Paul[4] suppute de la même manière.
[1] Gen. XII, 1 et seq.
[2] Gen. XII, 4.
[3] Act. VII, 2.
[4] Galat. III, 17.
En ce temps-là, il y avait trois puissants empires où florissait merveilleusement la cité de la terre, c’est-à-dire l’assemblée des hommes qui vivent selon l’homme sous la domination des anges prévaricateurs, savoir : ceux des Sicyoniens, des Egyptiens et des Assyriens[1]. Celui-ci était le plus grand et le plus puissant de tous ; car Ninus, fils de Bélus, avait subjugué toute l’Asie, à la réserve des Indes. Par l’Asie, je n’entends pas parler de celle[2] qui n’est maintenant qu’une province de la seconde partie de la terre (ou, selon d’autres, de la troisième), mais de cette troisième partie elle-même, le monde étant ordinairement partagé en trois grandes divisions, l’Asie, l’Europe et l’Afrique, qui ne forment pas au reste trois portions égales. L’Asie s’étend du midi par l’orient jusqu’au septentrion ; au lieu que l’Europe ne s’étend que du septentrion à l’occident, et l’Afrique de l’occident au midi, de sorte qu’il semble que l’Europe et l’Afrique n’occupent ensemble qu’une partie de la terre et que l’Asie toute seule occupe l’autre. Mais on a fait deux parties de l’Europe et de l’Afrique, à cause qu’elles sont séparées l’une de l’autre par la mer Méditerranée. En effet, si l’on divisait tout le monde en deux parties seulement, l’orient et l’occident, l’Asie tiendrait l’une, et l’Europe et l’Afrique l’autre. Ainsi, des trois monarchies qui existaient alors, celle des Sicyoniens n’était pas sous les Assyriens, parce qu’elle était en Europe : mais comment l’Egypte ne leur était-elle pas soumise, puisqu’ils étaient maîtres de toute l’Asie, aux Indes près ? C’est donc principalement dans l’Assyrie que florissait alors la cité de la terré, cité impie dont la capitale était Babylone, c’est-à-dire Confusion, nom qui lui convient parfaitement. Ninus en était roi et avait succédé à son père Bélus, qui avait tenu le sceptre soixante-cinq ans : lui-même régna cinquante-deux ans, et en avait déjà régné quarante-trois lorsqu’Abraham vint au monde, c’est-à-dire environ douze cents ans avant la fondation de Rome, qui fut comme la Babylone d’Occident.
[1] Dans tous ces développements historiques, saint Augustin suit la chronique d’Eusèbe.
[2] L’Asie Mineure, qu’on appelait quelquefois l’Asie tout court.
Abraham sortit donc de Charra la soixante-quinzième année de son âge, et la cent quarante-cinquième de celui de son père, et passa avec Lot, son neveu, et sa femme Sarra, dans la terre de Chanaan jusqu’à Sichem, où il reçut encore un avertissement du ciel, que l’Ecriture rapporte ainsi : « Le Seigneur apparut à Abraham, et lui dit : Je donnerai cette terre à votre postérité[1] ». Il ne lui est rien dit ici de cette postérité qui devait le rendre père de toutes les nations, mais seulement de celle qui le rendait père du peuple hébreu : c’est en effet ce peuple qui a possédé la terre de Chanaan.
[1] Gen. XII, 7.
Lorsque ensuite Abraham eut dressé un autel en cet endroit[1] et invoqué Dieu, il alla demeurer au désert, d’où, pressé de la faim, il passa en Egypte. Là il dit que Sarra était sa sœur, ce qui était vrai parce qu’elle était sa cousine germaine[2], de même que Lot, qui le touchait au même degré, est aussi appelé son frère. Il dissimula donc qu’elle était sa femme, mais il ne le nia pas, remettant à Dieu le soin de son honneur, et se gardant comme homme des insultes des hommes. S’il n’eût pris en cette rencontre toutes les précautions possibles, il aurait plutôt tenté Dieu que témoigné sa confiance en lui. Nous avons dit beaucoup de choses à ce sujet en répondant aux calomnies de Fauste le manichéen[3]. Aussi arriva-t-il ce qu’Abraham s’était promis de Dieu, puisque Pharaon, roi d’Egypte, qui avait choisi Sarra pour épouse, frappé de plusieurs plaies, la rendit à son mari[4]. Loin de nous la pensée que sa chasteté ait reçu aucun outrage de ce prince, tout portant à croire qu’il en fut détourné par ces fléaux du ciel.
[1] Ibid. XII, 7 et seq.
[2] Voyez plus haut, livre XV, ch. 16.
[3] Comp. Faust., lib. XXII, cap. 36.
[4] Gen. XII, 20.
Lorsque Abraham fut retourné d’Egypte dans le lieu d’où il était sorti, Lot, son neveu, se sépara de lui sans rompre la bonne intelligence qui était entre eux, et se retira vers Sodome. Les richesses que tous deux avaient acquises et les fréquents démêlés de leurs bergers les déterminèrent à prendre ce parti, afin d’empêcher que les querelles des serviteurs ne vinssent à jeter la désunion parmi les maîtres. Abraham, voulant prévenir ce malheur, dit à Lot : « Je vous prie, qu’il n’y ait point de différend entre vous et moi, ni entre vos bergers et les miens, puisque nous sommes frères. Toute cette contrée n’est-elle pas à nous ? Je suis donc d’avis que nous nous séparions. Si vous allez à gauche, j’irai à droite ; et si vous allez à droite, j’irai à gauche[1] ». Il se peut que la coutume reçue dans les partages, où l’aîné fait les lots et le cadet choisit de là son origine.
[1] Gen. XII, 8, 9.
Après qu’Abraham et Lot se furent ainsi séparés et que l’un se fut fixé dans la terre de Chanaan et l’autre à Sodome, Dieu apparut à Abraham pour la troisième fois, et lui dit :
« Regardez de tous côtés, autant que votre vue peut s’étendre vers les quatre points du monde ; je vous donnerai, à vous et à tous vos descendants jusqu’à la fin du siècle, toute cette terre que vous voyez, et je multiplierai votre postérité comme la poussière de la terre. Si quelqu’un peut compter les grains de poussière de la terre, il pourra aussi compter votre postérité. Levez-vous, et mesurez cette terre en long et en large, car je vous la donnerai[1] ». On ne voit pas bien si, dans cette promesse, est comprise celle qui a rendu Abraham père de toutes les nations ; on peut néanmoins le conjecturer d’après ces paroles : « Je multiplierai votre postérité comme la poussière de la terre », expression figurée que les Grecs appellent hyperbole et qui a lieu quand ce qu’on dit d’une, chose la surpasse de beaucoup. Qui ne sait combien la poussière de la terre surpasse le nombre des hommes, quel qu’il puisse être, depuis Adam jusqu’à la fin du siècle, et à plus forte raison la postérité d’Abraham, soit la charnelle, soit la spirituelle ? En effet, cette dernière postérité est peu de chose en comparaison de la multitude des méchants, et cependant, malgré sa petitesse, elle forme encore un nombre innombrable, d’où vient que l’Ecriture la désigne par la poussière de la terre. Mais elle n’est innombrable qu’aux hommes, et non à Dieu, qui sait même le compte de tous les grains de poussière. Ainsi, comme l’hyperbole de l’Ecriture est mieux remplie par les deux postérités d’Abraham, on peut croire que cette promesse s’applique à l’une et à l’autre[2]. Si j’ai dit que cela n’est pas très-clair, c’est que le seul peuple juif a tellement multiplié qu’il s’est presque répandu dans toutes les contrées du monde, de sorte qu’il suffit pour justifier l’hyperbole, outre qu’on ne peut pas nier que la terre dont il est question ne soit celle de Chanaan. Néanmoins, ces mots : « Je vous la donnerai, à vous et à vos descendants jusqu’à la fin du siècle », peuvent en faire douter, si, par cette expression, jusqu’à la fin du siècle, on entend éternellement ; mais si on les prend comme nous pour la fin de ce monde et le commencement de l’autre, il n’y a point de difficulté. Bien que les Juifs aient été chassés de Jérusalem, ils demeurent dans les autres villes de la terre de Chanaan et y demeureront jusqu’à la fin du monde ; ajoutez à cela que, quand cette terre est habitée par des chrétiens, c’est la postérité d’Abraham qui l’habite.
[1] Ibid. 14-17.
[2] Comp. Cont. Faust., lib. XXII, cap. 89.
Abraham, après avoir reçu cette promesse, alla demeurer en un autre endroit de cette contrée, près du chêne de Mambré, qui était en Hébron[1]. Ensuite, les ennemis ayant ravagé le pays de Sodome et vaincu les habitants en bataille rangée, Abraham, accompagné de trois cent dix-huit des siens, alla au secours de Lot, que les vainqueurs avaient fait prisonnier, et le délivra de leurs mains après les avoir défaits, sans vouloir rien prendre des dépouilles que le roi de Sodome lui offrait. C’est en cette occasion qu’il fut béni par Melchisédech[2], prêtre du Dieu souverain, dont il est beaucoup parlé dans l’Epître aux Hébreux[3], que plusieurs disent être de saint Paul, ce dont quelques-uns ne tombent pas d’accord[4]. On vit là pour la première fois le sacrifice que les chrétiens offrent aujourd’hui à Dieu par toute la terre, pour accomplir cette parole du Prophète à Jésus-Christ, qui ne s’était pas encore incarné : « Vous êtes prêtre pour jamais selon l’ordre de Melchisédech[5] ».
Il ne dit pas selon l’ordre d’Aaron, lequel devait être aboli par la vérité dont ces ombres étaient la figure.
[1] Gen. XIII, 18.
[2] Ibid. XIV, 1-20.
[3] Hébr. VII.
[4] Marcion, Basilide et plusieurs autres hérétiques niaient l’authenticité de l’Epître aux Hébreux.
[5] Ps. CIX, 5.
Dieu parla encore à Abraham dans une vision[1], et l’assura de sa protection et d’une ample récompense ; et comme Abraham se plaignit à lui qu’il était déjà vieux, qu’il mourrait sans postérité, et qu’Eliézer, l’un de ses esclaves, serait son héritier, Dieu lui promit qu’il aurait un fils, et que sa postérité serait aussi nombreuse que les étoiles du ciel ; par où il me semble que Dieu voulait spécialement désigner la postérité spirituelle d’Abraham. Que sont, en effet, les étoiles, pour le nombre, en comparaison de la poussière de la terre, à moins qu’on ne veuille dire qu’il y a ici cette ressemblance qu’on ne peut compter les étoiles et que l’on ne saurait même toutes les voir ? On en découvre à la vérité d’autant plus qu’on a de meilleurs yeux ; mais il résulte précisément de là qu’il en échappe toujours quelques-unes aux plus clairvoyants, sans parler de celles qui se lèvent et se couchent dans l’autre hémisphère. C’est donc une rêverie de s’imaginer qu’il y en a qui ont connu et mis par écrit le nombre des étoiles, comme on le dit d’Aratus[2] et d’Euxode[3] ; et l’Ecriture sainte suffit pour réfuter cette opinion. Au reste, c’est dans ce chapitre de la Genèse que se trouve la parole que l’Apôtre rappelle pour relever la grâce de Dieu : « Abraham crut Dieu, et sa foi lui fut imputée à justice[4] » ; et il prouve par-là que les Juifs ne devaient point se glorifier de leur circoncision, ni empêcher que les incirconcis ne fussent admis à la foi de Jésus-Christ, puisque, quand la foi d’Abraham lui fut imputée à justice, il n’était pas encore circoncis.
[1] Gen. XV, 1 et seq.
[2] On sait qu’Aratus est l’auteur d’un poème astronomique, souvent traduit du grec en latin, notamment par Cicéron. Il florissait vers l’an 280 avant J.-C.
[3] Eudoxe, de Cnide, contemporain de Platon, et son compagnon de voyage en Egypte, si l’on en croit la tradition. Il est cité par Aristote (Metaph., lib. XII, cap. 7) et par Cicéron (De divin., lib. II, cap. 42) comme un astronome de premier ordre.
[4] Gen. XV, 6 ; Rom. IV, 3, et Galat. III, 6.
Dans cette même vision, Dieu lui dit encore : « Je suis le Dieu qui vous ai tiré du pays des Chaldéens, pour vous donner cette terre et vous en mettre en possession ». Sur quoi, Abraham lui ayant demandé comment il connaîtrait qu’il la devait posséder, Dieu lui répondit : « Prenez une génisse de trois ans, une chèvre et un bélier de même âge, avec une tourterelle et une colombe ». Abraham prit tous ces animaux ; et, après les avoir divisés en deux, mit ces moitiés vis-à-vis l’une de l’autre ; mais il ne divisa point les oiseaux. Alors, comme il est écrit, les oiseaux descendirent sur ces corps qui étaient divisés, et Abraham s’assit auprès d’eux. Sur le coucher du soleil il fut saisi d’une grande frayeur qui le couvrit de ténèbres épaisses, et il lui fut dit : « Sachez que votre postérité demeurera parmi des étrangers qui la persécuteront et la réduiront en servitude l’espace de quatre cents ans ; mais je ferai justice de leurs oppresseurs, et elle sortira de leurs mains, chargée de dépouilles. Pour vous, vous vous en irez en paix avec vos pères, comblé d’une heureuse vieillesse, et vos descendants ne reviendront ici qu’à la quatrième génération, car les Amorrhéens n’ont pas encore comblé la mesure de leurs crimes ». Comme le soleil fut couché, une flamme s’éleva tout à coup et l’on vit une fournaise fumante et des brandons de feu qui passèrent au milieu des animaux divisés. Ce jour-là, Dieu fit alliance avec Abraham et lui dit : « Je donnerai cette terre à vos enfants, depuis le fleuve d’Egypte jusqu’au grand fleuve d’Euphrate ; je leur donnerai les Cénéens, les Cénézéens, les Cedmonéens, les Céthéens, les Phéréséens, les Raphaïms, les Amorrhéens, les Chananéens, les Evéens, les Gergéséens et les Jébuséens[1] »
Voilà ce qui se passa dans cette vision ; mais l’expliquer en détail nous mènerait trop loin et passerait toutes les bornes de cet ouvrage. Il suffira de dire ici qu’Abraham ne perdit pas la foi dont l’Ecriture le loue, pour avoir dit à Dieu : « Seigneur, comment connaîtrai-je que je dois posséder cette terre ? » Il ne dit pas : Comment se pourra-t-il faire que je la possède ? comme s’il doutait de la promesse de Dieu, mais : Comment connaîtrai-je que je dois la posséder ? afin d’avoir quelque signe qui lui fit connaître la manière dont cela devait se passer : de même que la Vierge Marie n’entra en aucune défiance de ce que l’ange lui annonçait, quand elle dit : « Comment cela se fera-t-il, car je ne connais point « d’homme[2] ? » Elle ne doutait point de la chose, mais elle s’informait de la manière[3]. C’est pourquoi l’ange lui répondit : « Le Saint-Esprit surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre[4] ». Ici, de même, Dieu donna à Abraham le signe d’animaux immolés, comme la figure de ce qui devait arriver et dont il ne doutait pas. Par la génisse était signifié le peuple juif soumis au joug de la loi ; par la chèvre, le même peuple pécheur, et par le bélier, le même encore régnant et dominant. Ces animaux ont trois ans, à cause des trois époques fort remarquables : depuis Adam jusqu’à Noé, depuis Noé jusqu’à Abraham, et depuis Abraham jusqu’à David, qui, le premier d’entre les Israélites, monta sur le trône par la volonté de Dieu après la réprobation de Saül, dernière époque durant laquelle ce peuple prit ses plus grands accroissements. Que cela figuré ce que je dis, ou toute autre chose, au moins ne douté-je point que les hommes spirituels ne soient désignés par la tourterelle et par la colombe ; d’où vient qu’il est dit qu’Abraham ne divisa point les oiseaux. En effet, les charnels sont divisés entre eux, mais non les spirituels, soit qu’ils se retirent du commerce des hommes, comme la tourterelle, soit qu’ils vivent avec eux, comme la colombe. Quoi qu’il en soit, l’un comme l’autre de ces deux oiseaux est simple et innocent ; et ils étaient un signe que, même dans ce peuple juif, à qui cette terre devait être donnée, il y aurait des enfants de promission et des héritiers du royaume et de la félicité éternelle. Pour les oiseaux qui descendirent sur ces corps divisés, ils figurent les malins esprits, habitants de l’air et toujours empressés de se repaître de la division des hommes charnels.
Abraham, venant s’asseoir auprès d’eux, signifie que, même au milieu de ces divisions des hommes charnels, il y aura toujours quelques vrais fidèles jusqu’à la fin du monde. Par la frayeur dont Abraham fut saisi vers le coucher du soleil, entendez que, vers la fin du monde, il s’élèvera une cruelle persécution contre les fidèles, selon cette parole de Notre-Seigneur dans l’Evangile : « La persécution sera si grande alors, qu’il n’y en a jamais eu de pareille[5] »
Quant à ces paroles de Dieu à Abraham : « Sachez que votre postérité demeurera parmi des étrangers qui la persécuteront et la tiendront captive l’espace de quatre cents ans », cela s’entend sans difficulté du peuple juif qui devait être captif en Egypte. Ce n’est pas néanmoins que sa captivité ait duré quatre cents ans, mais elle devait arriver dans cet espace de temps ; de même que l’Ecriture dit de Tharé, père d’Abraham, que tout le temps de sa vie à Charra fut de deux cent cinq ans[6], non qu’il ait passé toute sa vie en ce lieu, mais parce qu’il y acheva le reste de ses jours. Au reste, l’Ecriture dit quatre cents ans pour faire un compte rond, car il y en a un peu plus, soit qu’on les prenne du temps que cette promesse fut faite à Abraham, ou du temps de la naissance d’Isaac. Ainsi que nous l’avons déjà dit, depuis la soixante-quinzième année de la vie d’Abraham que la première promesse lui fut faite, jusqu’à la sortie d’Egypte, on compte quatre cent trente ans, dont l’Apôtre parle ainsi : « Ce que je veux dire, c’est que Dieu ayant contracté une alliance avec Abraham, la loi, qui n’a été donnée que quatre cents ans après, ne l’a pu rendre nulle, ni anéantir la promesse faite à ce patriarche[7] ». L’Ecriture a donc fort bien pu appeler ici quatre cents ans ces quatre cent trente ans ; outre que depuis la première promesse faite à Abraham jusqu’à celle-ci, cinq années s’étaient déjà écoulées, et vingt-cinq jusqu’à la naissance d’Isaac[8].
Ce qu’elle ajoute que le soleil étant déjà couché, une flamme s’éleva tout d’un coup, et que l’on vit une fournaise fumante et des brandons de feu qui passèrent au milieu des animaux divisés, cela signifie qu’à la fin du monde les charnels seront jugés par le feu. De même, en effet, que la persécution de la Cité de Dieu, qui sera la plus grande de toutes sous l’Antéchrist, est marquée par cette frayeur extraordinaire qui saisit Abraham sur le coucher du soleil, symbole de la fin du monde, ainsi ce feu, qui parut après que le soleil fut couché, marque le jour du jugement qui séparera les hommes charnels que le feu doit sauver, de ceux qui sont destinés à être damnés dans ce feu. Enfin, l’alliance de Dieu avec Abraham, signifie proprement la terre de Chanaan, où onze nations[9] sont nommées depuis le fleuve d’Egypte jusqu’au grand fleuve d’Euphrate. Or, par le fleuve d’Egypte, il ne faut pas entendre le Nil, mais un petit fleuve qui la sépare de la Palestine et passe à Rhinocorure[10].
[1] Gen. XV, 7-21.
[2] Luc, I, 34.
[3] Comp. saint Ambroise, De Abrah. patr., lib. II, cap. 8.
[4] Luc, I, 35.
[5] Matth. XXIV, 21.
[6] Gen. XI, 32.
[7] Galat. III, 17.
[8] Comp. saint Augustin, Quœst. in Exod., qu. 47.
[9] Onze, suivant les Septante ; car la Vulgate et le texte hébreu nomment dix nations seulement.
[10] Rhinocorure, ou Rhinocolure, ville située sur les confins de l’Egypte et de l’Arabie. Voyez Diodore de Sicile (lib. II, cap. 62).
Viennent ensuite les enfants d’Abraham, l’un de la servante Agar, et l’autre de Sarra, la femme libre, dont nous avons déjà parlé au livre précédent[1]. En ce qui touche les rapports d’Abraham avec Agar, on ne doit point les lui imputer à crime[2], puisqu’il ne se servit de cette concubine que pour en avoir des enfants, et non pour contenter sa passion, et plutôt pour obéir à sa femme que dans l’intention de l’outrager. Elle-même crut en quelque façon se consoler de sa stérilité en s’appropriant la fécondité de sa servante, et en usant du droit qu’elle avait en cela sur son mari, selon cette parole de l’Apôtre : « Le mari n’est point maître de son corps, mais sa femme[3] ». Il n’y a ici aucune intempérance, aucune débauche. La femme donne sa servante à son mari pour en avoir des enfants, le mari la reçoit avec la même intention ; ni l’un ni l’autre ne recherche le dérèglement de la volupté, ils ne songent tous deux qu’au fruit de la nature. Aussi, quand la servante devenue enceinte commença à s’enorgueillir et à mépriser sa maîtresse, comme Sarra, par une défiance de femme, imputait l’orgueil d’Agar à son mari, Abraham fit bien voir de nouveau qu’il n’était pas l’esclave, mais le maître de son amour, qu’il avait gardé, en la personne d’Agar, la foi qu’il devait à Sarra, qu’il n’avait connu la servante que pour obéir à l’épouse, qu’il avait reçu d’elle Agar, mais qu’il ne l’avait pas demandée, qu’il s’en était approché, mais qu’il ne s’y était pas attaché, qu’il avait engendré, mais qu’il n’avait point aimé. Il dit en effet à Sarra : « Votre servante est en votre pouvoir, faites-en ce qu’il vous plaira[4] ». Homme admirable, qui use des femmes comme un homme en doit user, de la sienne avec tempérance, de sa servante avec docilité, et chastement de l’une et de l’autre !
[1] Au ch. 3.
[2] Comme faisait Fauste le Manichéen. Voyez le Cont. Faust., lib. II, cap. 30.
[3] I Cor. VII, 4.
[4] Gen. XVI, 6.
Lorsque dans la suite Ismaël fut né d’Agar, Abraham pouvait croire que cette naissance accomplissait ce qui lui avait été promis dans le temps où, pour le faire renoncer au dessein qu’il avait d’adopter son serviteur, Dieu lui dit : « Celui-ci ne sera pas votre héritier, mais un autre qui sortira de vous[1] ». De peur donc qu’il ne crût que cette promesse fût accomplie dans le fils de sa servante, « comme Abraham était déjà âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans, Dieu lui apparut et lui dit : Je suis Dieu, travaillez à me plaire, et menez une vie sans reproche, et je ferai alliance avec vous, et je vous comblerai de tous les biens. Alors Abram se prosterna par terre, et Dieu ajouta : C’est moi, je ferai alliance avec vous, et vous serez le père d’une grande multitude de nations. Vous ne vous appellerez plus Abram, mais Abraham, parce que je vous ai fait le père de plusieurs nations. Je vous rendrai extrêmement puissant, et vous établirai sur un grand nombre de peuples et des rois sortiront de vous. Je ferai alliance avec vous, et après vous avec vos descendants ; et cette alliance sera éternelle, afin que je sois votre Dieu et celui de toute votre postérité. Je donnerai à vous et à vos descendants cette terre où vous êtes maintenant étranger, toute la terre de Chanaan, pour la posséder à jamais, et je serai leur Dieu. Dieu dit encore à Abraham : Pour vous, vous aurez soin de garder mon alliance, et votre postérité après vous. Or, voici l’alliance que je désire que vous et vos enfants observiez soigneusement. Tout mâle parmi vous sera circoncis ; cette circoncision se fera en la chair de votre prépuce, et sera la marque de l’alliance qui est entre vous et moi. Tous les enfants mâles qui naîtront de vous seront circoncis au bout de huit jours. Vous circoncirez aussi les esclaves, tant ceux qui naîtront chez vous que les autres que vous achèterez des étrangers. Et cette circoncision sera une marque de l’alliance éternelle que j’ai contractée avec vous. Tout mâle qui ne la recevra pas le huitième jour sera exterminé comme un infracteur de mon alliance. Dieu dit encore à Abraham : Votre femme ne s’appellera plus Sara, mais Sarra : je la bénirai et vous donnerai d’elle un fils que je bénirai aussi, et qui sera père de plusieurs nations, et des rois sortiront de lui. Là-dessus, Abraham se prosterna en terre, en souriant et disant en lui-même : J’aurai donc un fils à cent ans, et Sarra accouchera à quatre-vingt-dix ? Conservez seulement en vie, dit-il à Dieu, mon fils Ismaël ! Et Dieu lui dit : Oui, votre femme Sarra vous donnera un fils que vous nommerez Isaac. Je ferai une alliance éternelle avec lui, et je serai son Dieu et le Dieu de sa postérité. Pour Ismaël, j’ai exaucé votre prière ; je l’ai béni et je le rendrai extrêmement puissant. Il sera le père de douze nations, et je l’établirai chef d’un grand peuple. Mais je contracterai alliance avec Isaac, dont votre femme Sarra accouchera l’année qui va venir[2] ».
On voit ici des promesses plus expresses de la vocation des Gentils en Isaac, en ce fils de promission, qui est un fruit de la grâce et non de la nature[3], puisqu’il est promis à une femme vieille et stérile. Bien que Dieu concoure aussi aux productions qui se font selon les lois ordinaires de la nature, toutefois, lorsque sa main puissante en répare les défaillances, sa grâce paraît avec beaucoup plus d’éclat. Et parce que cette vocation des Gentils ne devait pas tant arriver par la génération des enfants que par leur régénération, Dieu commanda la circoncision, lorsqu’il promit le fils de Sarra. S’il veut que tous soient circoncis, tant libres qu’esclaves, c’est afin de signifier que cette grâce est pour tout le monde. Que figure, en effet la circoncision, sinon la nature renouvelée et dépouillée de sa vieillesse[4] ? Le huitième jour représente-t-il autre chose que Jésus-Christ, qui ressuscita à la fin de la semaine, c’est-à-dire après le jour du sabbat[5] ? Les noms même du père et de la mère sont changés ; tout respire la nouveauté, et l’Ancien Testament fait pressentir le Nouveau. Qu’est-ce, en effet, que le Nouveau Testament, sinon la manifestation de l’Ancien, et qu’est-ce que celui-ci, sinon la figure de l’autre ? Le rire d’Abraham est un témoignage de joie et non de défiance. Ces mots qu’il dit en son cœur : « J’aurai donc un fils à cent ans, et Sarra accouchera à quatre-vingt-dix », ne sont pas non plus d’un homme qui doute, mais d’un homme qui admire. Quant à ces paroles de Dieu à Abraham : « Je donnerai à vous et à vos descendants cette terre où vous êtes maintenant étranger, toute cette terre de Chanaan, pour la posséder éternellement » ; si l’on demande comment cela s’est accompli ou doit s’accomplir, attendu que la possession d’une chose, quelque longue qu’elle soit, ne peut pas durer toujours ; il faut dire qu’éternel se prend en deux façons, ou pour une durée infinie, ou pour celle qui est bornée par la fin du monde.
[1] Gen. XV, 4.
[2] Gen. XVII, 1-21.
[3] Voyez l’Epître aux Galates, IV, 11-31.
[4] Comp. saint Augustin, Cont. Faust., lib. XVI, cap. 29.
[5] Voyez le traité de saint Augustin : Du péché originel, n. 36.
On peut encore demander comment il faut interpréter ceci : « Tout enfant mâle qui ne sera point circoncis le huitième jour sera « exterminé comme infracteur de mon alliance ». Ce n’est point l’enfant qui est coupable, puisque ce n’est pas lui qui a violé l’alliance de Dieu, mais bien les parents qui n’ont pas eu soin de le circoncire. On doit répondre à cela que les enfants même ont violé l’alliance de Dieu, non pas en leur propre personne, mais en la personne de celui par qui tous les hommes ont péché[1]. Aussi bien, il y a d’autres alliances que celles de l’Ancien et du Nouveau Testament. La première alliance que Dieu fit avec l’homme est celle-ci : « Du jour où vous mangerez de ce fruit, vous mourrez[2] » ; ce qui a donné lieu à cette parole de l’Ecclésiastique : « Tout homme vieillira comme un vêtement ». Tel est l’arrêt porté dès l’origine du siècle : « Vous mourrez de mort[3] ». En effet, comment cette parole du Prophète : « J’ai regardé tous les pécheurs du monde comme des prévaricateurs[4] », pourrait-elle s’accorder avec cette autre de saint Paul : « Où « il n’y a point de loi, il n’y a point de prévarication[5] », si tous ceux qui pèchent n’étaient pas coupables de la violation de quelque loi ? C’est pourquoi, si les enfants mêmes, comme la foi nous l’enseigne, naissent pécheurs, non pas proprement, mais originellement, d’où résulte la nécessité du baptême pour remettre leurs péchés, il faut croire aussi qu’ils sont prévaricateurs à l’égard de cette loi qui a été donnée dans le paradis terrestre, en sorte qu’il est également vrai de dire qu’où il n’y a point de loi, il n’y a point de prévarication, et que tous les pécheurs du monde sont des prévaricateurs. Ainsi, comme la circoncision était le signe de la régénération, c’est avec justice que le péché originel, qui a violé la première alliance de Dieu, perdait ces enfants, si la régénération ne les sauvait. Il faut donc entendre ainsi ces paroles de l’Ecriture : « Tout enfant mâle, etc. », comme si elle disait : Quiconque ne sera point régénéré périra, parce qu’il a violé mon alliance lorsqu’il a péché en Adam avec tous les autres hommes. Si elle avait dit : Parce qu’il a violé cette alliance que je contracte avec vous, on ne pourrait l’entendre que de la circoncision ; mais comme elle n’a point exprimé quelle alliance l’enfant a violée, il est permis de l’entendre de celle dont la violation peut se rapporter à lui par voie de solidarité. Si toutefois quelqu’un prétend que cela doit s’appliquer exclusivement à la circoncision, et que l’enfant qui n’a point été circoncis a violé en cela l’alliance, il faut qu’il cherche une manière raisonnable de dire qu’une personne a violé une alliance, quoique ce ne soit pas elle qui l’ait violée, mais d’autres qui l’ont violée en lui ; outre qu’il est injuste qu’un enfant, qui demeure incirconcis sans qu’il y ait de sa faute, soit réprouvé, à moins qu’on ne remonte à un péché d’origine.
[1] Rom. V, 12.
[2] Gen. II, 17.
[3] Eccli. XIV, 18, sec. LXX.
[4] Ps. CXVIII, 119.
[5] Rom. IV, 15.
Lors donc qu’Abraham eut reçu de Dieu cette promesse : « Je vous ai rendu père de peuples nombreux, et je veux accroître votre puissance et vous élever sur les nations ; et des rois sortiront de vous, et je vous donnerai de Sarra un fils que je bénirai, et il sera le père de plusieurs nations, et des rois sortiront de lui » ; magnifique promesse que nous voyons maintenant accomplie en Jésus-Christ, Abraham et sa femme changèrent de nom, et l’Ecriture ne les appelle plus Abram ni Sara, mais Abraham et Sarra. Elle rend raison de ce changement de nom à l’égard d’Abraham : « Car, dit le Seigneur, je vous ai établi père de plusieurs nations[1] ». C’est le sens du mot Abraham ; pour Abram, qui était son premier nom, il signifie illustre père. L’Ecriture ne rend point raison du changement de nom de Sarra, mais les traducteurs hébreux disent que Sara signifie ma princesse, et Sarra, vertu ; d’où vient cette parole de l’épître aux Hébreux : « C’est aussi par la foi que Sarra reçut la vertu de concevoir[2] ». Or, ils étaient tous deux fort âgés, ainsi que l’Ecriture le témoigne, et Sarra, qui d’ailleurs était stérile, n’avait plus ses mois, de sorte que, n’eût-elle pas été stérile, elle eût été incapable de concevoir. Une femme, quoique âgée, si elle a encore ses mois, peut avoir des enfants, mais d’un jeune homme, et non d’un vieillard ; et de même un vieillard peut en avoir d’une jeune femme, comme Abraham, après la mort de sa femme, en eut de Céthura, parce qu’il rencontra en elle la fleur de la jeunesse. C’est pourquoi l’Apôtre regarde comme un grand miracle[3] que le corps d’Abraham étant mort, il n’ait pas laissé d’engendrer. Entendez par là que son corps était impuissant pour toute femme arrivée à l’âge de Sarra. Car il n’était mort qu’à cet égard ; autrement c’eût été un cadavre. Il y a une autre solution de cette difficulté : on dit qu’Abraham eut des enfants de Céthura, parce que Dieu lui conserva, après la mort de Sarra, le don de fécondité qu’il avait accordé : mais l’explication que j’ai suivie me semble meilleure ; car s’il est vrai qu’à cette heure un vieillard de cent ans soit hors d’état d’engendrer, il n’en était pas de même alors que les hommes vivaient plus longtemps.
[1] Gen. XVII, 5.
[2] Hébr. XI, 11.
[3] Rom. VI, 19.
Dieu apparut encore à Abraham au chêne de Mambré dans la personne de trois hommes, qui indubitablement étaient des anges[1], quoique plusieurs estiment que l’un d’eux était Jésus-Christ, qui était visible, à les en croire, avant que de s’être revêtu d’une chair[2]. Je tombe d’accord que Dieu, qui est invisible, incorporel et immuable par sa nature, est assez puissant pour se rendre visible aux yeux des hommes, sans aucun changement en son essence, non par soi-même, mais par le ministère de quelqu’une de ses créatures ; mais s’ils prétendent que l’un de ces trois hommes était Jésus-Christ, parce qu’Abraham s’adressa à tous trois comme s’ils n’eussent été qu’un seul homme, ainsi que le rapporte l’Ecriture : « Il aperçut trois hommes auprès de lui, et aussitôt il courut au-devant d’eux, et dit : Seigneur, si j’ai trouvé grâce auprès de vous…[3] » cette présomption n’a rien de concluant ; car la même Ecriture témoigne que deux de ces anges étaient déjà partis pour détruire Sodome, lorsqu’Abraham s’adressa au troisième et l’appela son Seigneur, le conjurant de ne vouloir pas confondre l’innocent avec le coupable et de pardonner à Sodome. En outre, lorsque Lot parle aux deux premiers anges, il le fait comme s’il ne parlait qu’à un seul. Après qu’il leur a dit : « Seigneur, venez, s’il vous plaît, dans la maison de votre serviteur[4] », l’Ecriture ajoute : « Les anges le prirent par la main, lui, sa femme et ses deux filles, parce que Dieu lui faisait grâce. Et aussitôt qu’ils l’eurent tiré hors de la ville, ils lui dirent : Sauvez-vous, ne regardez point derrière vous, et ne demeurez point dans « toute cette contrée ; sauvez-vous dans la montagne, de peur que vous ne soyez enveloppé dans cette ruine. Et Lot leur dit : « Je vous prie, Seigneur, puisque votre serviteur a trouvé grâce auprès de vous, etc.[5] ». Ensuite le Seigneur lui répond aussi au singulier, par la bouche de ces deux anges en qui il était, et lui dit : « J’ai eu pitié de vous [6] » il est bien plus croyable qu’Abraham et Lot reconnurent le Seigneur en la personne de ses anges, et que c’est pour cela qu’ils lui adressèrent la parole. Au surplus, ils prenaient ces anges pour des hommes ; ce qui fit qu’ils les reçurent comme tels et les traitèrent comme s’ils avaient besoin de nourriture ; mais d’un autre côté, il paraissait en eux quelque chose de si extraordinaire que ceux qui exerçaient ce devoir d’hospitalité à leur égard ne pouvaient douter que Dieu ne fût présent en eux, comme il a coutume de l’être dans ses prophètes. De là vient qu’ils les appelaient quelquefois Seigneurs au pluriel en les regardant comme les ministres de Dieu, et d’autrefois Seigneur au singulier, en considérant Dieu même qui était en eux. Or, l’Ecriture témoigne que c’étaient des anges, et ne le témoigne pas seulement dans la Genèse, où cette histoire est rapportée, mais aussi dans l’épître aux Hébreux, où faisant l’éloge de l’hospitalité : « C’est, dit-elle, en pratiquant cette vertu que quelques-uns, sans le savoir, ont reçu chez eux des anges mêmes[7] ». Ce fut donc par ces trois hommes que Dieu, réitérant à Abraham la promesse d’un fils nommé Isaac qu’il devait avoir de Sarra, lui dit : « Il sera chef d’un grand peuple, et toutes les nations de la terre seront bénies en lui[8] ». Paroles qui contiennent une promesse pleine et courte du peuple d’Israël, selon la chair, et de toutes les nations, selon la foi.
[1] Gen. XVIII, 1 seq.
[2] C’est l’opinion de Tertulien (De carne Christi, cap. 7 ; Cont. Jud., cap. 9 ; et alibi), de saint Irénée (lib. III, cap. 6, et lib. IV, cap. 26) et de quelques autres Pères de l’Eglise. Saint Ambroise, au contraire (De Abrah., lib. I, cap. 5), a soutenu le même sentiment que saint Augustin défend ici et en d’autres écrits (De Trin., lib., II, n. 21 ; Cont. Maxim., cap. 26, n. 5 et 6).
[3] Gen. XVIII, 1-3.
[4] Ibid. XIX, 2.
[5] Gen. XIX, 16 et seq.
[6] Ibid. 21.
[7] Hébr. XIII, 2.
[8] Gen. XVIII, 18.
Lot étant sorti de Sodome après cette promesse, une pluie de feu tomba du ciel[1] et réduisit en cendre ces villes infâmes, où le débordement était si grand que l’amour contre nature y était aussi commun que les autres actions autorisées par les lois[2]. Ce châtiment effroyable fut une image du jugement dernier[3]. Pourquoi, en effet, ceux qui échappèrent de cette ruine reçurent-ils des anges l’ordre de ne point regarder derrière eux, sinon parce que, si nous voulons éviter la rigueur du jugement à venir, nous ne devons pas retourner par nos désirs aux habitudes du vieil homme dont nous nous sommes dépouillés par la grâce du baptême. Aussi la femme de Loi, ayant contrevenu à ce commandement, fut punie sur-le-champ, et son changement en statue de sel est un avertissement très-sensible donné aux fidèles pour qu’ils aient à se garantir d’un semblable malheur[4]. Dans la suite, Abraham, à Gérara, employa, pour préserver sa femme, le même) moyen dont il s’était servi en Egypte[5] ; en sorte qu’Abimélech, roi de ces pays, lui rendit Sarra sans l’avoir touchée. Et comme il blâmait Abraham de son stratagème, celui-ci, tout en avouant que la crainte l’avait obligé d’en user de la sorte, ajouta : « De plus, elle est vraiment ma sœur, car elle est fille de mon père, quoiqu’elle ne le soit pas de ma mère[6] ». En effet, Sarra, du côté de son père, était sœur d’Abraham et une de ses plus proches parentes ; et elle était si belle que même à cet âge, elle pouvait inspirer de l’amour.
[1] Ibid. XIX, 24.
[2] Voyez plus haut, livre XIV, ch. 18.
[3] Voyez l’Epître de saint Jude, v. 7. Comp. II Pierre, II, 6.
[4] Luc, XVII, 32, 33.
[5] Gen. XX, 2.
[6] Ibid. XX, 12.
Après cela, un fils naquit à Abraham[1] de sa femme Sarra, selon la promesse de Dieu, et il le nomma Isaac, nom qui signifie rire, car le père avait ri quand un fils lui fut promis, témoignant par là sa joie et son contentement, et la mère avait ri aussi quand la promesse lui fut réitérée par les trois anges, quoique ce rire fût mêlé de doute, comme l’auge le lui reprocha[2]. Mais ce doute fut ensuite dissipé par l’ange. Voilà d’où Isaac prit son nom. Sarra montre bien que ce rire n’était pas un rire de moquerie, mais de joie, lorsqu’elle dit, à la naissance d’Isaac « Dieu m’a fait rire, car quiconque saura ceci se réjouira avec moi[3] ». Peu de temps après, la servante fut chassée de la maison avec son fils ; et l’Apôtre voit ici une figure des deux Testaments, où Sarra représente la Jérusalem céleste, c’est-à-dire la Cité de Dieu[4].
[1] Gen. XXI, 2.
[2] Ibid. XVIII, 12.
[3] Ibid. XXI, 6.
[4] Galat. IV, 26.
Cependant Dieu tenta Abraham[1] en lui commandant de lui sacrifier son cher fils Isaac, afin d’éprouver son obéissance et de la faire connaître à toute la postérité. Car il ne faut pas répudier toute tentation, mais au contraire on doit se réjouir de celle qui sert d’épreuve à la vertu[2]. En effet, l’homme, le plus souvent, ne se connaît pas lui-même sans ces sortes d’épreuves ; mais s’il reconnaît en elles la main puissante de Dieu qui l’assiste, c’est alors qu’il est véritablement pieux, et qu’au lieu de s’enfler d’une vaine gloire, il est solidement affermi dans la vertu par la grâce. Abraham savait fort bien que Dieu ne se plaît point à des victimes humaines ; mais quand il commande, il est question d’obéir et non de raisonner. Abraham crut donc que Dieu était assez puissant pour ressusciter son fils, et on doit le louer de cette foi. En effet, quand il hésitait à chasser de sa maison sa servante et son fils, sur les vives sollicitations de Sarra, Dieu lui dit « C’est d’Isaac que sortira votre postérité[3] ». Cependant il ajouta tout de suite : « Je ne laisserai pas d’établir sur une puissante nation le fils de cette servante, parce que c’est votre postérité ». Comment Dieu peut-il assurer que c’est d’Isaac que sortira la postérité d’Abraham, tandis qu’il semble en dire autant d’Ismaël ? L’Apôtre résout cette difficulté, quand, expliquant ces paroles : « C’est d’Isaac que sortira votre postérité », il dit : « Cela signifie que ceux qui sont enfants d’Abraham selon la chair ne sont pas pour cela enfants de Dieu ; mais qu’il n’y a de vrais enfants d’Abraham que a ceux qui sont enfants de la promesse[4] ». Dès lors, pour que les enfants de la promesse soient la postérité d’Abraham, il faut qu’ils sortent d’Isaac, c’est-à-dire qu’ils soient réunis en Jésus-Christ par la grâce qui les appelle. Ce saint patriarche, fortifié par la foi de cette promesse, et persuadé qu’elle devait être accomplie par celui que Dieu lui commandait d’égorger, ne douta point que Dieu ne pût lui rendre celui qu’il lui avait donné contre son espérance. Ainsi l’entend et l’explique l’auteur de l’Epître aux Hébreux : « C’est par la foi, dit-il, qu’Abraham fit éclater son obéissance, lorsqu’il fut tenté au sujet d’Isaac ; car il offrit à Dieu son fils unique, malgré toutes les promesses qui lui avaient été faites, et quoique Dieu lui eût dit : C’est d’Isaac que sortira votre véritable postérité. Mais il pensait en lui-même que Dieu pourrait bien le ressusciter après sa mort ». Et l’Apôtre ajoute : « Voilà pourquoi Dieu l’a proposé en figure[5] ». Or, quelle est cette figure, sinon celle de la victime sainte dont parle le même Apôtre, quand il dit : « Dieu n’a pas épargné son propre Fils, mais il l’a livré à la mort pour nous tous[6] ? » Aussi Isaac porta lui-même le bois du sacrifice dont il devait être la victime, comme Notre Seigneur porta sa croix. Enfin, puisque Dieu a empêché Abraham de mettre la main sur Isaac, qui n’était pas destiné à mourir, quel est ce bélier, dont le sang symbolique accomplit le sacrifice, et qui était retenu par les cornes aux épines du buisson ? Que représente-t-il, si ce n’est Jésus-Christ couronné d’épines par les Juifs avant que d’être immolé ?
Mais écoutons plutôt la voix de Dieu par la bouche de l’ange : « Abraham, dit l’Ecriture, étendit la main pour prendre son glaive et égorger son fils. Mais l’ange du Seigneur lui cria du haut du ciel : Abraham ? A quoi il répondit : Que vous plaît-il ? – Ne mettez point la main sur votre fils, lui dit l’ange, et ne lui faites point de mal ; car je connais maintenant que vous craignez votre Dieu, puisque vous n’avez pas épargné votre fils bien-aimé pour l’amour de moi[7] ». « Je connais maintenant », dit Dieu, c’est-à-dire j’ai fait connaître ; car Dieu ne l’avait pas ignoré. Lorsque ensuite Abraham eut immolé le bélier au lieu de son fils Isaac, l’Ecriture dit : « Il appela ce lieu le Seigneur a vu, et c’est pourquoi nous disons aujourd’hui : Le Seigneur est apparu sur la montagne ». De même que Dieu dit : Je connais maintenant, pour dire : J’ai fait maintenant connaître, ainsi Abraham dit : Le Seigneur a vu, pour dire : Le Seigneur est apparu ou s’est fait voir. « Et l’ange appela du ciel Abraham pour la seconde fois, et lui dit : J’ai juré par moi-même, dit le Seigneur, et pour prix de ce que vous venez de faire, n’ayant point épargné votre fils bien-aimé pour l’amour de moi, je vous comblerai de bénédictions, et je vous donnerai une postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que le sable de la mer. Vos enfants se rendront maîtres des villes de leurs ennemis ; et toutes les nations de la terre seront bénies en votre postérité, parce que vous avez obéi à ma voix[8] ». C’est ainsi que Dieu confirma par serment la promesse de la vocation des Gentils, après qu’Abraham lui eut offert en holocauste ce bélier, qui était la figure de Jésus-Christ. Dieu le lui avait souvent promis, mais il n’en avait jamais fait serment, et qu’est-ce que le serment du vrai Dieu, du Dieu qui est la vérité même, sinon une confirmation de sa promesse et un reproche qu’il adresse aux incrédules ?
Après cela, Sarra mourut âgée de cent vingt-sept ans[9], lorsque Abraham en avait cent trente-sept ; il était en effet plus vieux qu’elle de dix ans, comme il le déclara lui-même, quand Dieu lui promit qu’elle lui donnerait un fils : « J’aurai donc, dit-il, un fils à cent ans, et Sarra accouchera à quatre-vingt-dix ? » Abraham acheta un champ où il ensevelit sa femme. Ce fut alors, ainsi que le rapporte saint Etienne[10], qu’il fut établi dans cette contrée, parce qu’il commença à y posséder un héritage ; ce qui arriva après la mort de son père, qui eut lieu environ deux ans auparavant.
[1] Gen. XXII, 1.
[2] Comp. saint Augustin, Quœst. in Gen., qu. 37, et in Exod., qu. 18. Saint Ambroise avait dit à la même occasion et dans le même sens (De Abr., lib. I, cap. 8) : « Autres sont les tentations de Dieu, autres celles du diable le diable, nous tente pour nous perdre, Dieu pour nous sauver ».
[3] Gen. XXI, 12.
[4] Rom, IX, 8.
[5] Héb. XI, 17-19.
[6] Rom. VIII, 32.
[7] Gen. XXII, 10-17.
[8] Gen. XXII, 16 et seq.
[9] Ibid. XXIII, 1.
[10] Act. VII, 4.
Ensuite Isaac, âgé de quarante ans, à l’époque où son père en avait cent quarante, trois ans après la mort de sa mère, épousa Rébecca, petite-fille de son oncle Nachor[1]. Or, quand Abraham envoya son serviteur en Mésopotamie, il lui dit : « Mettez votre main sur ma cuisse, et me faites serment par le Seigneur et le Dieu du ciel et de la terre que vous ne choisirez pour femme à mon fils aucune des filles des Chananéens[2] ». Qu’est ce que cela signifie, sinon que le Seigneur elle Dieu du ciel et de la terre devait se revêtir d’une chair tirée des flancs de ce patriarche ? Sont-ce là de faibles marques de la vérité que nous voyons maintenant accomplie en Jésus-Christ ?
[1] Gen. XXIV, 2, 3.
[2] Gen. I, 2.
Que signifie le mariage d’Ahraham avec Céthura[1] après la mort de Sarra[2] ? Nous sommes loin de penser qu’un si saint homme l’ait contracté par incontinence, surtout dans un âge si avancé. Avait-il encore besoin d’enfants, lui qui croyait fermement que Dieu lui en donnerait d’Isaac autant qu’il y a d’étoiles au ciel et de sable sur le rivage de la mer ? Mais si Agar et Ismaël, selon la doctrine de l’Apôtre[3], sont la figure des hommes charnels de l’Ancien Testament, pourquoi Céthura et ses enfants ne seraient-ils pas de même la figure des hommes charnels qui pensent appartenir au Nouveau ? Toutes deux sont appelées femmes et concubines d’Abraham, au lieu que Sarra n’est jamais appelée que sa femme. Quand Agar fut donnée à Abraham, l’Ecriture dit : « Sarra, femme d’Abraham, prit sa servante Agar dix ans après qu’Abraham fut entré dans la terre de Chanaan, et la donna pour femme à son mari[4] ». Quant à Céthura, qu’il épousa après la mort de Sarra, voici comment l’Ecriture en parle : « Abraham épousa une autre femme nommée Céthura[5] ». Vous voyez que l’Ecriture les appelle toutes deux femmes ; mais ensuite elle les nomme toutes deux concubines : « Abraham, dit-elle, donna tout son bien à son fils Isaac ; et quant aux enfants de ses concubines, il leur fit quelques présents, et les éloigna de son vivant de son fils Isaac, en les envoyant vers les contrées d’Orient[6] ». Les enfants des concubines, c’est-à-dire les Juifs et les hérétiques, reçoivent donc quelques présents, mais ne partagent point le royaume promis, parce qu’il n’y a point d’autre héritier qu’Isaac, et que ce ne sont pas les enfants de la chair qui sont fils de Dieu, mais les enfants de la promesse[7], Dieu dont se compose cette postérité de qui il a été dit : « Votre postérité sortira d’Isaac[8] ». Je ne vois pas pourquoi l’Ecriture appellerait Céthura concubine, s’il n’y avait quelque mystère là-dessous. Quoi qu’il en soit, on ne peut pas justement reprocher ce mariage à ce patriarche. Que savons-nous si Dieu ne l’a point permis ainsi afin de confondre, par l’exemple d’un si saint homme, l’erreur de certain hérétiques[9] qui condamnent les seconde noces comme mauvaises ? Abraham mourut[10] à l’âge de cent soixante et quinze ans ; son fils en avait soixante et quinze, étant venu au monde la centième année de la vie de son père.
[1] Au témoignage de saint Jérôme, la tradition hébraïque identifiait Céthura avec Agar.
[2] Gen. XXV, 1.
[3] Galat. IV, 24.
[4] Gen. XVI, 3.
[5] Ibid. XXV, 1.
[6] Ibid. 5.
[7] Rom. XX. 8.
[8] Gen. XXX, 12.
[9] Ces hérétiques sont les cataphryges ou cataphrygiens, branche de la grande secte des gnostiques. Voyez saint Augustin, De haeres. ad Quodvultdeum, haer. 26.
[10] Gen. XXV, 17.
Voyons maintenant le progrès de la Cité de Dieu dans les descendants d’Abraham. Comme Isaac n’avait point encore d’enfants à l’âge de soixante ans, parce que sa femme était stérile, il en demanda à Dieu, qui l’exauçai mais dans le temps que sa femme était enceinte, les deux enfants qu’elle portait se battaient dans son sein. Les grandes douleurs qu’elle en ressentait lui firent consulter Dieu qui lui répondit : « Deux nations sont dans votre sein, et deux peuples sortiront de vos entrailles ; l’un surmontera l’autre, et l’aîné sera soumis au cadet[1] ». L’apôtre saint Paul[2] tire de là un grand argument en faveur de la grâce, en ce que, avant que ni l’un ni l’autre ne fussent nés et n’eussent fait ni bien ni mal, le plus jeune fut choisi sans aucun mérite antérieur, et l’aîné réprouvé. Il est certain que, par rapport au péché originel, ils étaient également coupables, et que ni l’un ni l’autre n’avaient commis aucun péché qui leur fût propre ; mais le dessein que je me suis proposé dans cet ouvrage ne me permet pas de m’étendre davantage sur ce point, outre que je l’ai fait amplement ailleurs[3]. A l’égard de ces paroles : « L’aîné sera soumis au cadet », presque tous nos interprètes l’expliquent du peuple juif, qui doit être assujetti au peuple chrétien ; et dans le fait, bien qu’il semble que cela soit accompli dans les Iduméens issus de l’aîné (il avait deux noms, Esaü et Edom), parce qu’ils ont été assujettis aux Israélites sortis du cadet néanmoins il est plus croyable que cette prophétie : « Un peuple surmontera l’autre, et l’aîné servira le cadet », regardait quelque chose de plus grand ; et quoi donc, sinon ce que nous voyons clairement s’accomplir dans les Juifs et dans les Chrétiens ?
[1] Ibid. XXV, 23.
[2] Rom. IX, 11.
[3] Voyez les écrits de saint Augustin De peccato originali, De libero arbitrio et gratia, De correptione et gratia, De prœdestinatione sanctorum, etc.
Isaac reçut aussi la même promesse que Dieu avait si souvent faite à son père, et l’Ecriture en parle ainsi : « Il y eut une grande famine sur la terre, outre celle qui arriva du temps d’Ahraham ; en sorte qu’Isaac se retira à Gérara, vers Abimélech, roi des Philistins. Là, le Seigneur lui apparut et lui dit : Ne descendez point en Egypte, mais demeurez dans la terre que je vous dirai ; demeurez-y comme étranger, et je serai avec vous et vous bénirai ; car je vous donnerai, ainsi qu’à votre postérité, toute cette contrée, et j’accomplirai le serment que j’ai fait à votre père Abraham. Je multiplierai votre postérité comme les étoiles du ciel, et lui donnerai cette terre-ci, et en elle seront bénies toutes les nations de la terre, parce qu’Abraham, votre père, a écouté ma voix et observé mes commandements[1] » Ce patriarche n’eut point d’autre femme que Rébecca, ni de concubine ; mais il se contenta pour enfants de ses deux jumeaux. Il appréhenda aussi pour la beauté de sa femme, parce qu’il habitait parmi des étrangers, et, suivant l’exemple de son père, il l’appela sa sœur, car elle était sa proche parente du côté de son père et de sa mère. Ces étrangers, ayant su qu’elle était sa femme, ne lui causèrent toutefois aucun déplaisir. Faut-il maintenant le préférer à son père pour n’avoir eu qu’une seule femme ? non, car la foi et l’obéissance d’Abraham étaient, tellement incomparables, que ce fut en sa considération que Dieu promit, au fils tout le bien qu’il lui devait faire. « Toutes les nations de la terre, dit-il, seront bénies en votre postérité, parce que votre père Abraham a écouté ma voix et observé mes commandements » ; et dans une autre vision : « Je suis le Dieu de votre père Abraham, ne craignez point, car je suis avec vous et vous ai béni, et je multiplierai votre postérité à cause d’Abraham, votre père[2] » ; paroles qui montrent bien qu’Abraham a été chaste dans les actions mêmes que certaines personnes, avides de chercher des exemples dans l’Ecriture pour justifier leurs désordres, veulent qu’il ait faites par volupté. Cela nous apprend aussi à ne pas comparer les hommes ensemble par quelques actions particulières, mais par toute la suite de leur vie. Il peut fort bien arriver qu’un homme l’emporte sur un autre en quelque point, et qu’il lui soit beaucoup intérieur peur tout le reste. Ainsi, quoique la continence soit préférable au mariage, toutefois un chrétien marié vaut mieux qu’un païen continent, et même celui-ci est d’autant plus digne de blâme qu’il demeure infidèle en même temps qu’il est continent. Supposons deux hommes de bien : sans doute celui qui est plus fidèle et plus obéissant à Dieu vaut mieux, quoique marié, que celui qui est moins fidèle et moins soumis, encore qu’il garde le célibat ; mais toutes choses égales d’ailleurs, il est indubitable qu’on doit préférer l’homme continent à celui qui est marié.
[1] Gen. XXVI, 1-5.
[2] Gen. XXVI, 24.
Or, les deux fils d’Isaac, Esaü et Jacob, croissaient également en âge, et l’aîné vaincu par son intempérance, céda volontairement au plus jeune son droit d’aînesse pour un plat de lentilles[1]. Nous apprenons de là que ce n’est pas la qualité des viandes, mais la gourmandise qui est blâmable. Isaac devient vieux et perd la vue par suite de son grand âge[2]. Il veut bénir son aîné, et, sans le savoir, il bénit son cadet à la place de l’autre, qui était velu, et auquel le cadet s’était substitué en ayant soin de se couvrir les mains et le cou d’une peau de chèvre, symbole des péchés d’autrui. Afin qu’on ne s’imaginât pas que cet artifice de Jacob fût répréhensible et ne contînt aucun mystère, l’Ecriture a eu soin auparavant de nous avertir « qu’Esaü était un homme farouche et grand chasseur, et que Jacob était un homme simple et qui demeurait au logis[3] ». Quelques interprètes, au lieu de simple, traduisent sans ruse. Mais qu’on entende sans ruse ou simple, ou encore sans artifice, en grec aplastos quelle peut être, en recevant cette bénédiction, la ruse de cet homme sans ruse, l’artifice de cet homme simple, la feinte de cet homme incapable de mentir, sinon un très-profond mystère de vérité ? Cela ne paraît-il point dans la bénédiction même ? « L’odeur qui sort de mon fils, dit Isaac, est semblable à l’odeur d’un champ émaillé de fleurs que le Seigneur a béni. Que Dieu fasse tomber la rosée du ciel sur vos terres et les rende fécondes en blé et en vin ; que les nations vous obéissent, et que les princes vous adorent. Soyez le maître de votre frère, et que les enfants de votre père se prosternent devant vous. Celui qui vous bénira sera béni, et celui qui vous maudira sera maudit [4] ». La bénédiction de Jacob, c’est la prédication du nom de Jésus-Christ par toutes les nations. Elle se fait, elle s’accomplit en ce moment même. Isaac est la figure de la loi et des prophètes. Cette loi, ces prophéties, par la bouche des Juifs, bénissent Jésus-Christ sans le connaître, n’étant pas connues elles-mêmes par les Juifs. Le monde, comme un champ, est parfumé du nom de ce Sauveur. La parole de Dieu est la pluie et la rosée du ciel qui rendent ce champ fécond. Sa fécondité est la vocation des Gentils. Le blé et le vin dont il abonde, c’est la multitude des fidèles que le blé et le vin unissent dans le sacrement de son corps et de son sang. Les nations lui obéissent, et les princes l’adorent. Il est le maître de son frère, parce que son peuple commande aux Juifs. Les enfants de son père l’adorent, c’est-à-dire les enfants d’Abraham selon la foi, parce qu’il est lui-même fils d’Abraham selon la chair. Celui qui le maudira sera maudit, et celui qui le bénira sera béni. Ce Christ, qui est notre sauveur, est béni, je le répète, par la bouche des Juifs, dépositaires de la loi et des prophètes, bien qu’ils ne les comprennent pas et qu’ils attendent un autre Sauveur. Lorsque l’aîné demande à son père la bénédiction qu’il lui avait promise, Isaac s’étonne ; et, après avoir vu qu’il avait béni l’un pour l’autre, il admire cet événement, et toutefois ne se plaint pas d’avoir été trompé : au contraire, éclairé sur ce grand mystère par une lumière intérieure, au lieu de se fâcher contre Jacob, il confirme la bénédiction qu’il lui a donnée. « Quel est, dit-il, celui qui m’a apporté de la venaison dont j’ai mangé avant que vous vinssiez ? Je l’ai béni et il demeurera béni[5] ». Qui n’attendrait ici la malédiction d’un homme en colère, si tout cela ne se passait plutôt par une inspiration d’en haut que selon la conduite ordinaire des hommes ? O merveilles réellement arrivées, mais prophétiquement ; arrivées sur la terre, mais inspirées par le ciel ; arrivées par l’entremise des hommes, mais conduites par la providence de Dieu ! A examiner toutes ces choses en détail, elles sont si fécondes en mystères, qu’il faudrait des volumes entiers pour les expliquer ; mais les bornes que je me suis prescrites dans cet ouvrage m’obligent à passer à d’autres considérations.
[1] Ibid. XXV, 33, 34.
[2] Ibid. XXVII, 1.
[3] Gen. XXV, 27.
[4] Ibid. XX, 27 et seq.
[5] Gen. XXVII, 33.
Jacob est envoyé par ses parents en Mésopotamie pour s’y marier. Voici ce que son père lui dit à son départ : « Ne vous mariez pas parmi les Chananéens ; mais allez en Mésopotamie, chez Bathuel, père de votre mère, et épousez là quelqu’une des filles de Laban, frère de votre mère. Que mon Dieu vous bénisse, et vous rende puissant, afin que vous soyez père de plusieurs peuples. Qu’il vous donne, et à votre postérité, la bénédiction de votre père Abraham, afin que vous possédiez la terre où vous êtes maintenant étranger et que Dieu a donnée à Abraham[1] ». Ici paraît clairement la division des deux branches de la postérité d’Isaac, celle de Jacob et celle d’Esaü. Lorsque Dieu dit à Abraham : « Votre postérité sortira d’Isaac », il entendait parler nécessairement de celle qui devait composer la Cité de Dieu, et cette postérité d’Abraham fut dès cet instant séparée de celle qui sortit de lui par les enfants d’Agar et de Céthura ; mais il était encore douteux si cette bénédiction d’Isaac était pour ses deux enfants ou seulement pour l’un d’eux. Or, le doute disparaît maintenant dans cette bénédiction prophétique qu’Isaac donne à Jacob, lorsqu’il lui dit : « Vous serez le père de plusieurs peuples ; que Dieu vous donne la bénédiction de votre père Abraham ».
Pendant que Jacob allait en Mésopotamie, il reçut en songe l’oracle du ciel que l’Ecriture rapporte en ces termes : « Jacob, laissant le puits du serment, prit son chemin vers Charra, et, étant arrivé en un lieu où la nuit le surprit, il ramassa quelques pierres qu’il trouva là, et, après les avoir mises « sous sa tête, il s’endormit. Comme il dormait, il lui sembla voir une échelle dont l’un des bouts posait sur terre et l’autre touchait au ciel, et les anges de Dieu montaient et descendaient par cette échelle. Dieu était appuyé dessus, et il lui dit : Je suis le Dieu d’Abraham, votre père, et le Dieu d’Isaac ; ne craignez point. Je vous donnerai à vous et à votre postérité la terre où vous dormez, et le nombre de vos enfants égalera la poussière de la terre. Ils s’étendront depuis l’orient jusqu’à l’occident depuis le midi jusqu’au septentrion, et toutes les nations de la terre seront bénies en vous et en votre postérité. Je suis avec vous et vous garderai partout où vous irez, et je vous ramènerai en ce pays-ci, parce que je ne vous abandonnerai point que je n’aie accompli tout ce que je vous ai dit. Alors Jacob se réveilla, et dit : Le Seigneur est ici et je ne le savais pas. Et étant saisi de crainte : Que ce lieu, dit-il, est terrible ! ce ne peut être que la maison de Dieu et la porte du ciel. Là-dessus il se leva, et prenant la pierre qu’il avait mise sous sa tête, il la dressa pour servir de monument, « et l’oignit d’huile par en haut, et nomma ce lieu la maison de Dieu[2]. » Ceci contient une prophétie ; et il ne faut pas s’imaginer que Jacob versa de l’huile sur cette pierre à la façon des idolâtres, comme s’il en eût fait un Dieu, car il ne l’adora point, ni ne lui offrit point de sacrifice ; mais comme le nom de Christ vient d’un mot grec qui signifie onction[3], ceci sans doute figure quelque grand mystère. Notre Sauveur lui-même semble expliquer le sens symbolique de cette échelle dans l’Evangile, lorsqu’après avoir dit de Nathanaël : « Voilà un véritable Israélite en qui il n’y a point de ruse[4] », pensant à la vision qu’avait eue Israël, qui est le même que Jacob, il ajoute : « En vérité, en vérité, je vous dis que vous verrez le ciel ouvert, et les anges de Dieu monter et descendre sur le fils de l’homme[5] ».
Jacob continua donc son chemin en Mésopotamie, pour y choisir une femme. Or, l’Ecriture nous apprend pourquoi il en épousa quatre dont il eut douze fils et une fille, lui qui n’en avait épousé aucune par un désir illégitime. Il était venu pour prendre une seule épouse ; mais comme on lui en supposa une autre à la place de celle qui lui était promise[6], il ne la voulut pas quitter, de peur qu’elle ne demeurât déshonorée ; et comme en ce temps-là il était permis d’avoir plusieurs femmes pour accroître sa postérité, il prit encore la première à qui il avait déjà donné sa foi. Cependant, celle-ci étant stérile, elle lui donna sa servante pour en avoir des enfants ; ce que son aînée fit aussi, quoique elle-même en eût déjà. Jacob n’en demanda qu’une, et il n’en connut plusieurs que pour en avoir des enfants, et à la prière de ses femmes, qui usaient en cela du pouvoir que les lois du mariage leur donnaient sur lui.
[2] Gen. XXVIII, 10-19.
[3] Xrisma.
[4] Jean, I, 47.
[5] Ibid. I, 51.
[6] Gen. XXIX, 23.
Or, Jacob eut douze fils et une fille de quatre femmes. Ensuite, il vint en Egypte, à cause de son fils Joseph qui y avait été mené et y était devenu puissant, après avoir été vendu par la jalousie de ses frères. Jacob, comme je viens de le dire, s’appelait aussi Israël, d’où le peuple descendu de lui a pris son nom, et ce nom lui fut donné par l’ange qui lutta contre lui à son retour de Mésopotamie[1] et qui était la figure de Jésus-Christ. L’avantage qu’il voulut bien que Jacob remportât signifie le pouvoir que Jésus-Christ donna sur lui aux Juifs au temps de sa passion. Toutefois, il demanda la bénédiction de celui qu’il avait surmonté, et cette bénédiction fut l’imposition de ce nom même. Israël signifie voyant Dieu, ce qui marque la récompense de tous les saints à la fin du monde. L’ange le toucha à l’endroit le plus large de la caisse et le rendit boiteux. Ainsi le même Jacob fut béni et boiteux : béni en ceux du peuple juif qui ont cru en Jésus-Christ, et boiteux en ceux qui n’y ont pas cru, car l’endroit le plus large de la cuisse marque une postérité nombreuse. En effet, il y en a beaucoup plus parmi ses descendants en qui cette prophétie s’est accomplie : « Ils se sont égarés du droit chemin, et ont boité[2] ».
[1] Gen. XXXII, 28.
[2] Ps. XVII, 49.
L’Ecriture dit[1] que soixante-quinze personnes entrèrent en Egypte avec Jacob, en l’y comprenant avec ses enfants ; et dans ce nombre elle ne fait mention que de deux femmes, l’une fille, et l’autre petite-fille de ce patriarche. Mais à considérer la chose exactement, elle ne veut point dire que la maison de Jacob fût si grande le jour ni l’année qu’il y entra, puisqu’elle compte parmi ceux qui y entrèrent des arrière-petits-fils de Joseph, qui ne pouvaient pas être encore au monde. Jacob avait alors cent trente ans, et son fils Joseph trente-neuf. Or, il est certain que Joseph n’avait que trente ans, ou un peu plus, quand il se maria. Comment donc aurait-il pu en l’espace de neuf ans avoir des arrière-petits-fils ? Quand Jacob entra en Egypte, Ephraïm et Manassé, enfants de Joseph, n’avaient pas encore neuf ans. Or, dans le dénombrement que l’Ecriture fait de ceux qui y entrèrent avec lui, elle parle de Machir, fils de Manassé et petit-fils de Joseph, et de Galaad, fils de Machir, c’est-à-dire arrière-petit-fils de Joseph. Elle parle aussi de Utalaam, fils d’Ephraïm, et de Edem, fils de Utalaam, c’est-à-dire d’un autre petit-fils et arrière-petit-fils de ce patriarche[2]. L’Ecriture donc, par l’entrée de Jacob en Egypte, n’entend pas parler du jour ni de l’année qu’il y entra, mais de tout le temps que vécut Joseph qui fut cause de cette entrée. Voici comment elle parle de Joseph : « Joseph demeura en Egypte avec ses frères et toute la maison de son père, et il vécut cent dix ans, et il vit les enfants d’Ephraïm jusqu’à la troisième génération[3] », c’est-à-dire Edem, son arrière-petit-fils du côté d’Ephraïm. C’est là, en effet, ce que l’Ecriture appelle troisième génération. Puis elle ajoute : « Et les enfants de Machir, fils de Manassé, naquirent sur les genoux de Joseph », c’est-à-dire Galaad, son arrière-petit-fils du côté de Manassé, dont l’Ecriture, suivant son usage, qui est aussi celui de la langue latine[4], parle comme s’il y en avait plusieurs, ainsi que de la fille unique de Jacob, qu’elle appelle les filles de Jacob. Il ne faut donc pas s’imaginer que ces enfants de Joseph fussent nés quand Jacob entra en Egypte, puisque l’Ecriture, pour relever la félicité de Joseph, dit qu’il les vit naître avant que de mourir ; mais ce qui trompe ceux qui n’y regardent pas de si près, c’est que l’Ecriture dit : « Voici les noms des « enfants d’Israël qui entrèrent en Egypte « avec Jacob, leur père[5] ». Elle ne parle donc de la sorte que parce qu’elle compte aussi toute la famille de Joseph, et qu’elle prend cette entrée pour toute la vie de ce patriarche, parce que c’est lui qui en fut cause.
[1] Gen. XLVI, 17.
[2] Gen. L, 22 ; Num. XXVI, 29 et seq.
[3] Gen. L, 22.
[4] Voyez Aulu-Gelle (Noct. att., lib. II, cap. 13) et le Digeste (lib. I, tit. 16, De verborum significatione, § 148).
[5] Gen. XLVI, 8.
Si donc, à cause du peuple chrétien, en qui la Cité de Dieu est étrangère ici-bas, nous cherchons Jésus-Christ selon la chair dans la postérité d’Abraham, laissant les enfants des concubines, Isaac se présente à nous ; dans celle d’Isaac, laissant Esaü ou Edom, se présente Jacob ou Israël ; dans celle d’Israël, les autres mis à part, se présente Juda, parce que Jésus-Christ est né de la tribu de Juda. Voyons pour cette raison la bénédiction prophétique que Jacob lui donna lorsque, près de mourir, il bénit tous ses enfants : « Juda, dit-il, vos frères vous loueront ; vous emmènerez vos ennemis captifs ; les enfants de votre père vous adoreront. Juda est un jeune lion ; vous vous êtes élevé, mon fils, comme un arbre qui pousse avec vigueur ; vous vous êtes couché pour dormir comme un lion et comme un lionceau : qui le réveillera ? Le sceptre ne sera point ôté de la maison de Juda, et les princes ne manqueront point jusqu’à ce que tout ce qui lui a été promis soit accompli. Il sera l’attente des nations, et il attachera son poulain et l’ânon de son ânesse au cep de la vigne. Il lavera sa robe dans le vin, et son vêtement dans le sang de la grappe de raisin. Ses yeux sont rouges de vin, et ses dents plus blanches que le lait[1] ». J’ai expliqué tout ceci contre Fauste le manichéen[2], et j’estime en avoir dit assez pour montrer la vérité de cette prophétie. La mort de Jésus-Christ y est prédite par le sommeil ; et par le lion, le pouvoir qu’il avait de mourir ou de ne mourir pas. C’est ce pouvoir qu’il relève lui-même dans l’Evangile, quand il dit : « J’ai pouvoir de quitter mon âme, et j’ai pouvoir de la reprendre. Personne ne me la peut ôter ; mais c’est de moi-même que je la quitte et que je la reprends[3] ». C’est ainsi que le lion a rugi et qu’il a accompli ce qu’il a dit. A cette même puissance encore se rapporte ce qui est dit de sa résurrection : « Qui le réveillera ? » c’est-à-dire que nul homme ne le peut que lui-même, qui a dit aussi de son corps : « Détruisez ce temple, et je le relèverai en trois jours[4] ». Le genre de sa mort, c’est-à-dire son élévation sur la croix, est compris en cette seule parole : « Vous vous êtes élevés ». Et ce que Jacob ajoute ensuite : « Vous vous êtes couché pour dormir », l’Evangéliste l’explique lorsqu’il dit : « Et penchant la tête, il rendit l’esprit[5] » ; si l’on n’aime mieux l’entendre de son tombeau, où il s’est reposé et a dormi, et d’où aucun homme ne l’a ressuscité, comme les prophètes ou lui-même en ont ressuscité quelques-uns, mais d’où il est sorti tout seul comme d’un doux sommeil. Pour sa robe qu’il lave dans le vin, c’est-à-dire qu’il purifie de tout péché dans son sang, qu’est-ce autre chose que l’Eglise ? Les baptisés savent quel est le sacrement de ce sang, d’où vient que l’Ecriture ajoute : « Et son vêtement dans le sang de la grappe. Ses yeux sont rouges de vin ». Qu’est-ce que cela signifie, sinon les personnes spirituelles enivrées de ce divin breuvage dont le Psalmiste dit : « Que votre breuvage qui enivre est excellent ! » – « Ses dents sont plus blanches que le lait[6] » ; c’est ce lait que les petits boivent chez l’Apôtre[7], c’est-à-dire les paroles qui nourrissent ceux qui ne sont pas encore capables d’une viande solide. C’est donc en lui que résidaient les promesses faites à Juda, avant l’accomplissement desquelles les princes, c’est-à-dire les rois d’Israël, n’ont point manqué dans cette race. Lui seul était l’attente des nations, et ce que nous en voyons maintenant est plus clair que tout ce que nous en pouvons dire.
[1] Gen. XLIX, 8 et seq.
[2] Cont. Faust, lib. XII, cap. 42.
[3] Jean, X, 18.
[4] Ibid. II, 19.
[5] Ibid. XIX, 30.
[6] Ps. XXII, 5.
[7] I Cor. III, 2.
Or, comme les deux fils d’Isaac, Esaü et Jacob, ont été la figuré de deux peuplés, des Juifs et des Chrétiens, quoique selon la chair les Juifs ne soient pas issus d’Esaü, mais bien les Iduméens, pas plus que les Chrétiens ne le sont de Jacob, mais bien les Juifs, tout le sens de la figure se résume en ceci : « L’aîné sera soumis au cadet » ; il en est arrivé de même dans les deux fils de Joseph. L’aîné était la figure des Juifs, et le cadet celle des Chrétiens. Aussi Jacob, les bénissant, mit sa main droite sur le cadet qui était à sa gauche, et sa gauche sur l’aîné qui était à sa droite ; et comme Joseph, leur père, fâché de cette méprise, voulut le faire changer, et lui montra l’aîné : « Je le sais bien, mon fils, répondit-il, je le sais bien. Celui-ci sera père d’un « peuple et deviendra très-puissant ; mais son « cadet sera plus grand que lui, et de lui sortiront plusieurs nations[1] ». Voilà deux promesses clairement distinctes. « L’un, dit l’Ecriture, sera père d’un peuple, et l’autre de plusieurs nations ». N’est-il pas de la dernière évidence que ces deux promesses embrassent le peuple juif et tous les autres peuples de la terre qui devaient également sortir d’Abraham, le premier selon la chair, et le reste selon la foi ?
[1] Gen. XLVIII, 19.
Après la mort de Jacob et de Joseph, le peuple juif se multiplia prodigieusement pendant les cent quarante-quatre années qui restèrent jusqu’à la sortie d’Egypte, quoique les Egyptiens, effrayés de leur nombre, leur fissent subir des persécutions si cruelles que, même à la fin, ils tuèrent tous les enfants mâles qui venaient au monde. Alors[1] Moïse, choisi de Dieu pour exécuter de grandes choses, fut dérobé à la fureur de ces meurtriers et porté dans la maison royale, où il fut nourri et adopté par la fille de Pharaon, nom qui était commun à tous les rois d’Egypte. Là il devint assez puissant pour affranchir ce peuple de la captivité où il gémissait depuis si longtemps, ou, pour mieux dire, Dieu, conformément à la promesse qu’il avait faite à Abraham, se servit du ministère de Moïse pour délivrer les Hébreux. Obligé d’abord de s’enfuir en Madian[2] pour avoir tué un Egyptien qui outrageait un Juif, revenu ensuite par un ordre exprès du ciel, il surmonta les mages de Pharaon[3] par la puissance de l’esprit de Dieu. Après ces prodiges, comme les Egyptiens refusaient encore de laisser sortir le peuple de Dieu, il les frappa de ces dix plaies si fameuses : l’eau changée en sang, les grenouilles, les moucherons, les mouches canines, la mort des bestiaux, les ulcères, la grêle, les sauterelles, les ténèbres et la mort de leurs aînés. Enfin, les Egyptiens, vaincus par tant de misères, furent, pour dernier malheur, engloutis sous les flots, tandis qu’ils poursuivaient les Juifs, après leur avoir permis de s’en aller. La mer, qui s’était ouverte pour donner passage aux Hébreux, submergea leurs ennemis par le retour de ses ondes. Depuis, ce peuple passa quarante ans dans le désert sous la conduite de Moïse, et c’est là que fut fait le tabernacle du témoignage, dans lequel Dieu était adoré par des sacrifices, figures des choses à venir. La loi y fut aussi donnée sur la montagne au milieu des foudres, des tempêtes et de voix éclatantes qui attestaient la présence de la divinité. Ceci arriva aussitôt que le peuple fut sorti d’Egypte et entré dans le désert, cinquante jours après la pâque et l’immolation de l’agneau, qui était si véritablement la figure de Jésus-Christ immolé sur la croix et passant de ce monde à son père (car Pâque en hébreu signifie passage[4]), que lorsque le Nouveau Testament fut établi par le sacrifice de Jésus-Christ, qui est notre Pâque, cinquante jours après, le Saint-Esprit, appelé dans l’Evangile le doigt de Dieu[5], descendit du ciel afin de nous faire souvenir de l’ancienne figure, parce que la loi, au rapport de l’Ecriture, fut aussi écrite sur les tables par le doigt de Dieu.
Après la mort de Moïse, Jésus, fils de Navé, prit la conduite du peuple et le fit entrer dans la terre promise qu’il partagea. Ces deux grands et admirables conducteurs achevèrent heureusement de grandes guerres, où Dieu montra que les victoires signalées qu’il fit remporter aux Hébreux sur leurs ennemis étaient plutôt pour châtier les crimes de ceux-ci que pour récompenser le mérite des autres. A ces deux chefs succédèrent les Juges, le peuple étant déjà établi dans la terre promise, afin que la première promesse faite à Abraham touchant un seul peuple et la terre de Chanaan commençât à s’accomplir, en attendant que l’avènement de Jésus-Christ accomplît celle de toutes les nations et de toute la terre. C’est en effet la foi de l’Evangile qui en devait faire l’accomplissement, et non les pratiques légales ; et cette vérité est figurée d’avance, en ce que ce ne fut pas Moïse qui avait reçu pour te peuple la loi sur la montagne, mais Jésus, à qui Dieu même donna ce nom, qui fit entrer les Hébreux dans la terre promise. Sous les Juges, il y eut une vicissitude de prospérités et de malheurs, selon que la miséricorde de Dieu ou les péchés du peuple en décidaient.
De là on passa au gouvernement des Rois, dont le premier fut Saül, qui, ayant été réprouvé avec toute sa race et tué dans une bataille, eut pour successeur David. C’est de ce roi que Jésus-Christ est surtout appelé fils par l’Ecriture. C’est par lui que commença en quelque sorte la jeunesse du peuple de Dieu, dont l’adolescence avait été depuis Abraham jusqu’à lui. L’évangéliste saint Matthieu n’a pas marqué sans intention mystérieuse, dans la généalogie de Jésus-Christ, quatorze générations depuis Abraham jusqu’à David[6]. En effet, c’est depuis l’adolescence que l’homme commence à être capable d’engendrer ; d’où vient que saint Matthieu commence cette généalogie à Abraham, qui fut père de plusieurs nations, quand son nom fut changé. Avant Abraham donc, c’était en quelque sorte l’âge qui suivit l’enfance du peuple de Dieu, depuis Noé jusqu’à ce patriarche ; et ce fut pour cette raison qu’il commença en ce temps-là à parler la première langue, c’est-à-dire l’hébraïque. La vérité est que c’est au sortir de l’enfance (qui tire son nom[7] de l’impossibilité où sont les nouveau-nés de parler) que l’homme commence à user de la parole, et de même que ce premier âge est enseveli dans l’oubli, le premier âge du genre humain fut aboli par les eaux du déluge. Ainsi dans le progrès de la Cité de Dieu, comme le livre précédent contient le premier âge du monde, celui-ci contient le second et le troisième. En ce troisième âge fut imposé le joug de la loi, qui est figurée par la génisse, la chèvre et le bélier de trois ans[8] ; on y vit paraître une multitude effroyable de crimes, qui jetèrent les fondements du royaume de la terre, où néanmoins vécurent toujours des hommes spirituels figurés par la tourterelle et par la colombe.
[1] Exod. II, 5.
[2] Exod. II, 15.
[3] Ibid. 8, 9, 10 et 11.
[4] Ibid. XII, 11.
[5] Luc, XI, 20.
[6] Matt. I, 17.
[7] Infantia, de fari, parler, et de la particule négative in.
[8] Gen. XV, 9.