Théologie Systématique – IV. Sotériologie et Eschatologie

1. Du rapport entre la préexistence du Fils de Dieu et l’existence terrestre de Christ

Le champ de nos considérations actuelles est limité à l’existence terrestre de Christ ; car d’une part, l’état du Logos préexistant dans le sein de la Trinité a déjà été traité, et il ne nous reste plus qu’à établir l’identité entre le Christ historique et la seconde personne divine ; de l’autre, le retour à l’existence céleste de Christ a été une restitution de l’état préexistant (Jean 17.5), et par conséquent le rapport de la déité de Christ à son humanité exaltée et glorifiée ne présente plus les mêmes caractères que dans son état terrestre. Cette confusion des différentes époques de l’existence de Christ a plus d’une fois nui en effet à une saine tractation du sujet en ce que l’on transportait, comme le faisait l’ancienne dogmatique dans les déterminations précitées, à l’état terrestre de Christ, à la nature humaine débutante et limitée, des attributs et des fonctions qu’il devait recouvrer seulement dans son état de gloire.

Nous avons écrit dans notre précédent volume : « Nous distinguons dans la personnalité humaine le moi nu, absolument simple et identique à lui-même, distinct de toute qualité et de toute faculté originelle ou acquise, et la nature composée de ces qualités et facultés multiples et diverses qui environnent le moi dès le début de son existencea. »

a – Nous répondons à l’objection que nous a faite M. Ménégoz, Annales, 1888. n° 11, page 168. par la proposition : Le moi existe essentiellement par ce qu’il est et non par ce qu’il a.

Appliquant ces principes au sujet qui nous occupe, et distinguant dans la personne de Christ le moi et la nature, nous demandons quels sont les éléments de l’essence divine de Christ dans ce double rapport : c’est-à-dire que nous traiterons dans un premier paragraphe de l’élément d’identité entre l’état terrestre de Christ et l’état préexistant de la seconde personne divine, et dans un second, des éléments de contraste entre ces deux états. La thèse que nous allons nous efforcer d’établir sur l’ensemble du témoignage scripturaire, et en opposition à la tradition ecclésiastique, c’est que le Christ terrestre est la seconde personne de la Trinité, volontairement dénuée de la nature divine et revêtu de la nature humaine.

1.1 De l’élément d’identité entre l’état terrestre de Christ et l’état préexistant de la seconde personne divine

L’étude impartiale des témoignages de Jésus et des apôtres suffit selon nous à établir que, entre le personnage que nous avons appris à connaître dans notre Partie fondamentale ou Théologie spéciale sous le nom de Fils de Dieu ou de seconde personne divine, et le Christ historique, il y a identité du moi : c’est-à-dire que l’élément du moi qui, chez toute autre personnalité humaine, selon nos déterminations précédentes, est le produit immédiat d’une création divine, est issu chez Jésus-Christ d’un état préexistant, éternel et divin : que le personnage historique que nous appelons Jésus-Christ est, quant à l’essentialité pure du moi, un et identique avec le Fils éternel de Dieu, la seconde personne trinitaire.

La preuve de cette identité résulte soit de quelques uns des noms attribués à Jésus par lui-même ou par ses apôtres, soit des affirmations concernant sa préexistence éternelle faites par lui-même ou par ses apôtres, soit des activités propres à Dieu seul qui lui sont attribuées dans cette existence antérieure, soit enfin des droits qu’il revendique sur les autres hommes.

L’ancienne dogmatique déjà tirait sa démonstration de la déité du Christ :

  1. Des noms divins : ὀνομαστικῶς ; — et l’on citait : Jean 1.1 ; 20.28, 31 ; Hébreux 1.8 ; Romains 9.5 ; Tite 2.13 ; 1 Jean 5.20 ; Luc 1.16 ; 1 Timothée 3.16 ;
  2. des attributs divins : ἰδιωματικῶς — et l’on citait sous ce chef la toute-puissance : Jean 6.35 ; 10.28-30 ; Matthieu 28.18 ; 11.27 ; Éphésiens 1.22 ; Philippiens 3.21 ; 1 Corinthiens 15.27 : la toute-présence : Matthieu 28.20 ; Éphésiens 1.23b ; l’éternité, dans le sens de l’existence avant le temps : Jean 1.1-3 ; 17.5, 24 ; Colossiens 1.17.
  3. des œuvres divines : ἐνεργητικῶς ; — la création, le gouvernement du monde, la résurrection, le jugementc, la communication de la vie divine : Jean 3.36 ; 4.14 ;
  4. des honneurs divins réclamés par lui et pour lui : λατρευτικῶς ; — Jean 5.23 ; 1 Corinthiens 1.2 ; Philippiens 2.10.

b – Les citations relatives à la toute-puissance et à la toute-présence de Christ, pouvant se rapporter à l’humanité glorifiée, n’étaient pas probantes.

c – Il est à remarquer que l’exemple du jugement qui est toujours attribué à Christ comme Fils de l’homme Jean 5.27 ; Actes 17.31, allait à contre-fin de l’intention.

Nous mentionnerons les témoignages de Jésus lui-même sur sa déité : dans les synoptiques, dans le quatrième Evangile ; puis les témoignages des apôtres.

Aux témoignages de Jésus sur sa déité dans les synoptiques, nous croyons pouvoir ajouter Matthieu 21.16, où il applique à sa personne le propos du psalmiste adressé à Jéhovah (Psaumes 8.3 ; 23.31, où il énumère à la première personne des œuvres qui ne peuvent être attribuées qu’à Jéhovah.

A. Les témoignages de Jésus sur sa déité, dans les synoptiques et dans l’évangile de Jean

a) Dans les synoptiques.

On s’est habitué à attribuer aux témoignages de Jésus sur sa déité rapportés dans les synoptiques une portée moindre que celle que peuvent avoir les textes du ive Evangile concernant cet objet, et on en conclut l’impossibilité de rejoindre la christologie des uns à celle de l’autre.

Il faut reconnaître que la doctrine de la préexistence personnelle et éternelle de Christ ne se trouve point explicitement dans l’enseignement synoptique ; mais nous croyons pouvoir affirmer qu’elle y est partout implicitement supposée.

Nous passerons successivement en revue les paroles de Jésus dans les synoptiques où il se compare et s’égale au Jéhovah de l’Ancienne alliance, et celles où il se désigne lui-même dans un sens transcendant, absolu et unique, comme le Fils de Dieud :

d – Nous ne rapportons ici que les exemples que nous pouvons appeler éminents du témoignage de Jésus sur lui-même. Nous nous réservons de présenter dans l’Apologétique tome II un tableau gradué de ces témoignages, depuis ceux qui n’expriment encore qu’une supériorité unique dans l’ordre, moral jusqu’à ceux qui l’égalent à la divinité. Nous combattons dans l’apologétique les adversaires du surnaturel : nous n’en avons ici qu’aux négateurs de la déité essentielle.

Dans Matthieu 5.11, il félicite ceux qui, à l’exemple des anciens prophètes de Jéhovah, endureront des injures « à cause de lui », ἐνεκεν ἐμοῦ.

Dans Marc 2.28, il se déclare le Maître du sabbat institué par Jéhovah.

Jéhovah s’était appelé l’époux d’Israël ; Jésus s’attribue cette qualité : Luc 5.34-35 ; cf. Matthieu 25.10.

Jéhovah avait dit : Venez à moi ! (Ésaïe 55.3) Jésus dit : Venez à moi ! (Matthieu 11. 28)

Esaïe avait dit : La parole de notre Dieu demeure éternellement (Ésaïe 40.8) ; Jésus déclare que ses paroles, plus durables même que les cieux et la terre, ne passeront point (Matthieu 24.35).

Dans l’application principale qu’il fait : Matthieu 11.10, à son précurseur du texte : Malachie 3.1, il traduit le moi mis par le prophète dans la bouche de Jéhovah par le pronom de la seconde personne : ἐμπροσθέν σου rapporté à lui-même, s’identifiant ainsi tout ensemble avec Jéhovah et avec l’Ange de l’alliance qui, dans le texte original, ne forment qu’un seul et même personnage.

Nous en appelons en second lieu aux textes des synoptiques où il se donne expressément à lui-même le titre de Fils de Dieu ou de Fils par excellence, et à ceux où il accepte ce titre de la part d’autrui.

Dans Matthieu 16.17 ; 18.10, il appelle Dieu son Père dans un sens unique (comp. Jean 20.17) ; et dans Matthieu 23.8-9, il se met en parallèle avec Dieu le Père en s’opposant lui-même avec Dieu à tous les hommes.

Dans la parabole des vignerons, Matthieu 21.17-18, il s’oppose sous le nom de Fils et d’héritier à tous les serviteurs de Dieu de l’Ancienne alliance.

Dans Marc 13.32, il proclame à la fois sa subordination à l’égard du Père, car il ignore, et sa supériorité sur les créatures les plus élevées, car il se place au-dessus des hommes et des anges, immédiatement au-dessous du Père.

Avant de quitter le monde pour prendre possession de la toute-puissance an ciel et sur la terre, il place le nom du Fils entre celui du Père et celui de l’Esprit, Matthieu 28.18-19.

Mais de tous les témoignages de Jésus sur sa déité contenus dans les trois premiers évangiles, le plus transcendant se trouve dans Matthieu 11.27, que l’on a eu raison d’appeler un bolide johannique sur le sol des synoptiques ; significatif non seulement par le nom de Fils que Jésus se donne, et par le rapport qu’il suppose établi entre le Père et lui en tant que sujet d’une science unique, mais plus encore, en tant qu’objet unique de cette science divinee.

e – Nous ne saurions en revanche nous appuyer sur la parole de Jésus. Matthieu 17.25 où il se nomme sans doute Fils de Dieu, mais ici dans un sens extensif qui comprend les disciples avec le maître.

Les témoignages rendus par autrui à sa déité, d’après les synoptiques, et acceptés par lui, sont ceux qui sont sortis de la bouche de Dieu lui-même. Matthieu 3.17 ; 17.5 ; du Précurseur, qui l’identifie à son tour avec Jéhovah, Malachie 3.3 ; cf. Ésaïe 40.3 ; de ses apôtres (Matthieu 16.16) et de ses adversaires, depuis le Tentateur dans le désert (Matthieu 4.3, 6 jusqu’au souverain sacrificateur sur son tribunal Matthieu 26.63, et aux passants qui en le narguant sur la croix (Matthieu 27.40), attestent la vérité des récits qui lui ont prêté ces témoignages rendus sur lui-même.

Il a été prétendu que le titre de Fils de Dieu ne signifiait rien de plus que celui de Messie, dans le langage populaire, et il est curieux de voir Beyschlag appuyer cette synonymie des deux titres : Messie et Fils de Dieu, sur le texte même dont M. Godet se sert, à bon droit, selon nous, pour établir le contraire : Jean 1.49. Ce qui prouve au surplus que le titre de Fils de Dieu avait dans la pensée de Jésus et dans l’usage qu’il en faisait une portée unique et transcendante, c’est que dans un des cas précités, l’apôtre Pierre oppose cette qualité à celle des plus grands prophètes d’Israël (Matthieu 16.14 et qu’il est félicité d’avoir reçu celle révélation directement du Père (v. 17) ; dans l’autre cas, le souverain sacrificateur affecte l’indignation et crie au blasphème à l’ouïe de l’affirmation de Christ (Matthieu 26.65), attitude qui eût passé pour ridicule dans toute autre supposition que la nôtre.

Lipsius lui aussi statue l’équivalence des titres : Fils de l’homme et Fils de Dieu, avec celui de Messie, l’un issu, selon lui, de Daniel 7.13, l’autre de Psaumes 2.7, et il cite à l’appui Marc 1.1 ; 9.7 et parallèles ; mais ces passages mentionnant le titre seul de Fils de Dieu ne sauraient établir la relation de ce titre avec un autre. L’auteur est bien forcé d’attacher aux trois textes : Matthieu 11.27 ; 21.37 et sq. et Marc 13.32 le sens d’une filiation métaphysique par rapport à Dieu. Mais il ajoute, nous ignorons de quel droit : « Au fond cependant, le premier passage seul compte, et il semble qu’il faille admettre ici un remaniement postérieur. »

Ce que nous pouvons accorder à l’opinion précité, c’est que dans la pensée de Jésus, d’accord en cela avec la prophétie de l’A. T. (Michée 5.2 ; Ésaïe 9.5 ; Psaumes 110.1), les titres de Messie et de Fils de David avaient sans doute une dignité égale à celle de Fils de Dieu, et ne différaient les uns des autres qu’en ce que celui-ci se rapportait à la personne et les autres à la fonction. La question posée aux Pharisiens sur la double relation du Messie à David (Matthieu 22.45), bien qu’elle soit restée sans réponse de part et d’autre, autorise les suppositions les plus hardies. Mais notre interprétation diverge en tout cas d’avec les opinions précitées en ce que celles-ci rabaissent la portée du titre de Fils de Dieu au niveau de la notion populaire du Messie, tandis que nous croyons devoir élever celle de Messie à la hauteur de celle de Fils de Dieu.

b) Dans le quatrième Evangile.

Les principaux témoignages de Jésus dans le quatrième Evangile établissant son identité avec le Fils de Dieu préexistant, sont :

Jean 3.16, où il se désigne comme le Fils unique, μονογενὴς, donné par Dieu au monde ;

Jean 8.58, où il se déclare préexistant à Abraham, et par le présent, εἰμι, soustrait dans cette existence antérieure, comme Jéhovah lui-même, aux vicissitudes du temps ;

Jean 6.38, 46, 51 ; 8.42 ; 16.28, où il se donne pour le témoin immédiat de Dieu, descendu du ciel dans le monde, devant quitter le monde pour retourner au Père ;

Jean 17.5, où il redemande dans son état céleste qui va lui être rendu la gloire qu’il avait possédée dans son existence antérieure au monde. Au verset 24, où il demande que ses disciples partagent sa gloire future et éternelle, il ne laisse pas de se désigner comme l’objet spécial de l’amour du Père dans l’éternité ante : ἠγαπησάς με (et non ἡμᾶς).

B. Les témoignages des apôtres sur la déité de Christ

Les principaux de ces témoignages sont empruntés à l’Epître aux Hébreux, aux écrits de Pierre, de Paul et de Jean. D’après Hébreux 1.2-3, le même personnage qui a fait dans le temps la purification de nos péchés est aussi celui auquel l’auteur attribue le caractère de la ressemblance parfaite et immédiate avec Dieu (ὄς ὤν ἀπαύγασμα τῆς δόξης καὶ χαρακτὴρ τῆς ὑποστάσεως αὺτοῦ), et l’activité créatrice et sustentatrice dans le monde, v. 3 (comp. Hébreux 10.5-10).

Dans la première Epître de Pierre, la préexistence du Christ nous paraît supposée : 1 Pierre 1.11, où est mentionné le rôle de l’Esprit de Christ chez les anciens prophètes ; et sa dignité divine, par la place qui lui est assignée, v. 2, à côté du Père et du Saint-Esprit.

La préexistence de Christ et son identité avec le Fils éternel de Dieu est affirmée par saint Paul en termes non équivoques, dès les Epîtres aux Romains et aux Corinthiens, qui font partie du groupe du troisième voyage, et plus fréquemment, quoique non plus explicitement, dans les subséquentes. Saint Paul l’appelle Dieu : Actes 20.28 ; Romains 9.5 : ὁ ὥν ἐπὶ πάντων θεὸς, 1 Timothée 3.16 ; le grand Dieu : Tite 2.13 (où l’absence d’article devant σωτῆρος force l’identification avec τοῦ μεγάλου θεοῦ) ; le Fils de Dieu, Romains 8.3, τὸν ἑαυτοῦ υἱὸν, 32, τοῦ ἰδίου υἱοῦ, Colossiens 1.13, υίος τῆς ἀγάπης ἀυτοῦ ; image de Dieu, εἰκὼν, 1 Corinthiens 4.4, préexistante à toute créature, Colossiens 1.15 dans la forme d’existence divine, Philippiens 2.15. Cette préexistence est également impliquée dans les mentions de l’envoi du Fils de Dieu sur la terre : Romains 8.3 (πέμψας), Galates 4.4 (ἐξαπέστειλεν), et dans les endroits où Christ est identifié au Jéhovah de l’Ancienne alliance : Μηδὲ ἐκπειραζομεν τὸν χριστὸν, 1 Corinthiens 10.9 (comp. Nombres 21.5-6 ; Deutéronome 6.16).

Nous citons les textes enfin où lui sont attribuées les activités divines : la création, 1 Corinthiens 8.6 ; Colossiens 1.16 : τὰ πάντα δὶ αὐτοὺ, et la sustentation du monde, v. 17, τὰ πάντα ἐν αὐτῷ συνέστηκε ; ou le rôle de médiateur éternel dans l’œuvre de la rédemption : ἐν αὐτῷ, Éphésiens 1.4 et sqf.

f – M. Ménégoz a raison de dire qu’il est impossible de découvrir dans les Epîtres de Paul une trace appréciable d’un développement, de la notion du Fils de Dieu (Péché et rédemption d’après saint Paul, page 150).

Les principaux textes de saint Jean établissant l’identité entre le Christ terrestre et le Fils ou la Parole éternelle existant auprès de Dieu, le Jéhovah de l’Ancienne alliance, créateur de toutes choses et le Maître d’Israël, sont : Jean 1.1-5 ; 12.41 ; 20.31 ; 1 Jean 1.1-3 ; 5.20 ; comp. Apocalypse 19.13.

Nous mettons hors de cause comme non probants les passages suivants, qui à eux seuls n’établiraient rigoureusement que la déité acquise : Romains 1.3 ; 1 Corinthiens 15.47 ; Jean 5.25 : et tous ceux en général qui se rapportent à la phase de la glorification de Christ. Dans 1 Pierre 1.20, l’opposition des deux participes : προεγνωσμένου et φανερωθέντος ne va rigoureusement pas au delà de la prescience divine dont Christ manifesté en chair a été l’objet.

En revanche, nous ne saurions suivre Beyschlag dans ses exténuations des textes les plus explicites du IVe Evangile. C’est ainsi que ceux qui mentionnent l’envoi et la descente du Fils dans le monde doivent s’entendre, selon lui, de cette élection éternelle qui s’est réalisée dans sa naissance terrestreg, de son origine sainte. Les déclarations les plus explicites de Jésus touchant sa préexistence personnelle connue Jean 6.62 ; 8.58 ; 17.5, 24, se volatilisent de la même façon sous la plume de l’auteur, qui les rapporte à cette préexistence idéale de l’Homme-Dieu.

gChristologie, page 69.

L’expression : être en forme de Dieu (Philippiens 2.6) doit s’entendre également, selon Beyschlag, d’une prédisposition divine : die göttliche Anlage einer in Etwickelungbegriffenen Person.

Le passage Jean 17.5 a inspiré à Böhl à son tour une nouvelle tentative de concilier le docétisme traditionnel avec l’enseignement scripturaire : « Lorsque Christ, écrit-il, prononce la requête : Jean 17.5, il ne demande pas pour sa nature humaine la plénitude de la gloire qu’il avait possédée dans l’éternité (car celle-là, il ne l’avait jamais abandonnée). mais cette gloire est celle qui dans le conseil éternel était destinée aussi aux siens, et qui s’est réalisée dans les grands actes de la résurrection, de l’ascension, de la session à la droite du Pèreh. »

hDogm. page 357.

Nous aurons à examiner plus tard la valeur pratique du dogme de la préexistence personnelle de Christ, que l’on affecte de renvoyer aux superfétations de la métaphysique. Pour le moment, soucieux seulement de consulter l’Ecriture et d’en reproduire l’enseignement, indépendamment même du degré d’intérêt qu’il peut avoir pour notre vie et de son accord avec notre expérience, nous concluons que la déité de Christ réside dans l’identité du moi divin préexistant avec la personne historique. Mais s’il y a identité du moi, y a-t-il identité de nature ? C’est ce que nous avons à examiner dans notre deuxième paragraphe.

1.2 Des éléments de contraste entre l’état terrestre de Christ et l’état préexistant, ou : Doctrine de la kénose

Note ThéoTEX : L’objet de cette note, publiée aussi comme préface dans l’édition ThéoTEX de La Kénose de Jésus-Christ par Numa Recolin, est de répondre aux critiques qui ont été faites à Godet et à Gretillat après leur mort et encore aujourd’hui, au sujet de la kénose.
He left His Father’s throne above
So free, so infinite His grace,
Emptied Himself of all but love,
And bled for Adam’s helpless race:
’Tis mercy all, immense and free,
For O my God, it found out me!

Charles Wesley (1738)

« S’étant vidé de tout, excepté l’amour… », ce beau vers d’un cantique de Charles Wesley enrichit trois cents ans plus tard notre réflexion chrétienne d’une double pensée, que son auteur n’a probablement jamais soupçonnée.

Premièrement, il montre que la kénose de Jésus-Christ n’a pas attendu le 19e siècle pour habiter la conscience de l’Eglise : la kénose c’est ce mot biblique, tirée de l’épître aux Philippiens, qui exprime le fait que le Fils éternel de Dieu a un jour, au cours de l’histoire du salut, quitté son état divin, pour revêtir l’état humain et venir nous sauver. Il est vrai que ce mot a été surtout employé lors de la controverse sur la pré-existence de Jésus-Christ, alors fortement contestée par la théologie libérale du 19e ; cependant ces deux questions distinctes, celle de l’existence éternelle du Fils et celle de son dépouillement volontaire, furent à tort amalgamées.

Deuxièmement, le cantique de Wesley attire notre attention sur une vérité de première importance, à savoir que la doctrine de la kénose de Jésus-Christ ne tire pas sa valeur d’une quelconque spéculation intellectuelle, mais des effets spirituels et émotifs qu’elle exerce sur l’âme du croyant. En effet, un hymne chrétien n’ambitionne aucunement la rigueur d’un théorème théologique, mais il vise à élever l’esprit des auditeurs. Or c’est précisément là la position de l’apôtre Paul lorsqu’il écrit aux Philippiens : il n’explicite pas comment le Fils de Dieu a pu se vider, se dépouiller, tout en restant Dieu, mais il le propose comme exemple d’abnégation à imiter. De quel prix serait cet exemple, si en s’incarnant le Fils ne s’était pas réellement dépouillé de ses attributs divins? Il serait nul ! Il inciterait au contraire les Philippiens à se considérer supérieurs par nature, à leurs frères. Comprenons ici tout le ridicule qui voudrait faire de la kénose une question intellectuelle compliquée. L’essence de la personnalité divine ne pouvant jamais être accessible à notre intellect, elle ne peut être comprise ; dès lors il est inepte de la qualifier de compliquée. Voici par exemple ce qu’écrivait M. Gétaz, ancien protestant converti au catholicisme, et adversaire de la kénose : « Les kénotistes attendaient beaucoup de leur doctrine ; elle leur semblait faire place aux revendications nouvelles au sujet de l’humanité du Christ en permettant de conserver sa divinité essentielle. Il n’en a rien été. Leur théorie est aujourd’hui universellement abandonnée… » Ce critique croit bon d’adopter, en parlant de la kénose, le ton d’un physicien qui commenterait les mérites ou les démérites de tel modèle mathématique de l’atome. Peut-on imaginer rien de plus sottement prétentieux ? Comme si la théologie était à l’évidence une science expérimentale, susceptible de progresser selon que la réalité des faits viendrait à infirmer ou à confirmer ses théories ! Comme si la question de concilier la pleine humanité de Jésus-Christ avec sa pleine divinité avait jamais été un problème nouveau, surgi dernièrement dans l’histoire de la pensée chrétienne, et que de brillants cerveaux travailleraient à résoudre depuis ! Les vérités spirituelles révélées dans l’Ecriture ne sont pas principalement de nature métaphysique (mot presque vide de sens), mais relationnelle. En quoi la doctrine de la kénose modifie-t-elle mon rapport à Jésus-Christ ? En ceci, que le tableau du Fils se faisant pauvre pour moi, de riche qu’il était, revêtant une chair faible comme la mienne, se rendant vulnérable et mortel, au point d’être cloué sur la croix par la main de ses ennemis, ne peut manquer de bouleverser mon âme. « J’ai fait cela pour toi ; que feras-tu pour moi ? » semblait dire au comte de Zinzendorf une peinture du Christ mis en croix. Que puis-je faire en effet pour le Dieu Très-Haut qui habite une lumière inaccessible que nul homme ne peut voir ; je peux seulement l’adorer avec toute la crainte respectueuse que la créature doit à son Créateur. Mais si par un prodige inconcevable il s’abaisse vers moi, jusqu’à daigner devenir mon frère, alors l’occasion de l’aimer d’un amour sacrificiel m’est offerte, à mon tour je veux donner ma vie pour Lui. Et si Christ n’est plus sur terre dans la chair, son Eglise l’est encore ; je peux dire avec Paul : « j’achève de souffrir en ma chair le reste des afflictions de Christ pour son corps, qui est l’Eglise ». On le voit, la conscience de la kénose affecte profondément notre perception de la personne du Sauveur.

Il est donc légitime de demander si cette doctrine est majoritairement reçue dans le sentiment évangélique ou si elle n’est qu’une subtilité connue et discutée des seuls théologiens. En cela, le cantique de Wesley ne fait que confirmer de manière tacite, et sans prononcer le mot de kénose, que l’Eglise a toujours compris le dépouillement du Fils au moment de l’incarnation, comme un réel sacrifice de sa condition divine et non comme une simple occultation de ses attributs. On peut d’ailleurs relever, dans l’histoire de l’Eglise, que dès qu’une dynamique chrétienne se caractérise par le christocentrisme, la vraie humanité de Jésus est mise en lumière en même temps que sa vraie divinité. Déjà au 19e siècle, on pouvait lire dans la revue Le Chrétien Évangélique, que la doctrine de la kénose, qui venait alors d’être explicitement formulée à l’occasion du débat sur la divinité de Jésus-Christ, était acceptée par une majorité de pasteurs évangéliques. Ce débat étant aujourd’hui clos, bien moins de chrétiens évangéliques s’intéressent à la question kénotique. Néanmoins, elle suscite toujours quelques belligérants ; discuter des arguments et des objections ne peut être l’objet d’une simple note, mais il est intéressant de signaler ici leur origine et leurs motivations.

Les détracteurs de la kénose sont en général issus du milieu réformé. Elle les heurte parce qu’elle contrarie leur conception philosophique d’un Dieu immuable et impassible : si le Fils de Dieu abandonne en s’incarnant ses attributs divins, il s’opère donc un changement au sein de la Trinité ; changement qu’ils ne peuvent admettre. Cependant la vraie conception biblique de l’essence divine n’emprunte rien à la philosophie grecque ; elle se résume dans les affirmations scripturaires : Dieu est esprit, Dieu est amour. Dieu est donc libre de changer de forme, de revêtir l’état humain, si son amour l’exige.

Dans le petit monde évangélique français on rencontre également une critique plutôt singulière de la kénose, par opposition à un commentateur particulier : Frédéric Godet. Ce dernier n’a en réalité que très peu écrit sur la kénose, quelques articles dans des revues évangéliques, pour exposer les vues de son ami Gess, principal initiateur du renouveau de cette conception christologique. Godet est largement plus connu pour la qualité de ses commentaires bibliques, toujours considérés comme des références un siècle et demi plus tard. Et cependant les anti-kénotistes français n’ont dédié aucun de leurs efforts à réfuter la kénose selon Gess, mais ils parlent toujours de la kénose selon Godet. Comment expliquer cette partialité ? Sans doute le fait que Godet bouscule sans ménagement la conception calviniste de la prédestination dans son commentaire sur l’Épître aux Romains, ne lui pas été pardonné ; Godet est un penseur indépendant qui ne fait pas acception de personnes ; la liberté à l’égard des traditions irrite toujours certaines bigoteries. Il en est résulté à propos de Godet des jugements à l’emporte-pièce, répétés par parti-pris, et sans réflexion : « Godet plus exégète que théologien… » Comme si le fondement de toute vraie théologie biblique n’était pas l’exégèse ! « Godet promouvant la négation de la divinité de Christ par sa conception de l’humanité de Jésus… » Comme s’il ne se trouvait pas plus de théologiens libéraux dans le camp réformé, que dans celui du protestantisme évangélique, dont Godet est un représentant ! Il n’en fallait pas plus pour répandre des rumeurs ignorantes et injustifiées. Ainsi on peut lire dans un cours baptiste contemporain : « Le dépouillement de Christ consiste donc à renoncer volontairement et librement à ses droits et privilèges divins mais non à sa nature divine, comme le prétend F. Godet avec les partisans de la Kénose » C’est là visiblement la remarque de quelqu’un qui n’a jamais lu le commentaire de Godet sur L’Évangile selon Jean, ou sa conférence sur la divinité de Jésus-Christ. La kénose défendue par Godet ne consiste pas dans le renoncement du Fils à sa personne divine, puisque la personnalité ne peut pas par principe se répudier, mais dans l’abandon volontaire de ses attributs divins : toute-présence, toute-science, toute-puissance.

Dans sa première épître à Timothée, Paul définit le grand mystère de la piété comme étant Dieu manifesté en chair ; voilà en effet le trait distinctif et exclusif du christianisme, par opposition à toute autre religion ou philosophie : l’union de Dieu avec l’homme, et non leur séparation. En créant l’homme à son image Dieu visait plus qu’une simple ressemblance, il avait déjà dans sa pensée l’union future, éternelle et irréversible des deux familles, humaine et divine. Jésus-Christ, dans son incarnation, sa mort sur la croix, sa résurrection et son ascension, a réalisé ce désir divin. Le dogme des deux natures en Christ, divine et humaine, coexistantes mais séparées, semble quant à lui s’arrêter à mi-chemin, et laisser le plan inachevé. La kénose de Jésus-Christ, qui n’est pas une théorie arbitraire, mais une notion appuyée sur la révélation biblique, nous replace devant l’impénétrable et merveilleux mystère de l’amour de Dieu pour nous.

Il résulte de nos déterminations précédentes qu’il y a eu un moment où le Fils de Dieu a passé de l’existence éternelle et supratemporelle dans le mode de l’existence limitée, temporelle, humaine et terrestre. Ce passage a été désigné par saint Paul par le verbe ἑαυτὸν ἐκένωσε (Philippiens 2.7), d’où la théologie a tiré le substantif κένωσις, qui exprime pour nous l’acte par lequel le Fils de Dieu s’est dépouillé entièrement de sa forme divine pour se revêtir de la forme humaine. Nous avons vu que cette κéνοσεi avait été entendue d’une renonciation de la nature humaine non à la possession mais à l’usage de la nature divine. Nous avons à établir qu’il y a eu renonciation du moi divin à la fois à l’usage et à la possession des attributs de cette nature.

i – S’il y a un cas on le néologisme s’impose, c’est bien celui-ci : anéantissement dit trop ; abaissement dit trop peu ; dépouillement est une image, et l’on ne nous demandera pas de franciser evacuatio employé par Hilaire de Poitiers.

Y a-t-il dans ce fait une impossibilité absolue ? Y a-t-il ou n’y a-t-il pas incompatibilité entre les termes en présence ? et sinon, si, selon l’ancien adage : ab esse ad posse valet consequentia, la possibilité du fait résulte de sa réalité, comment devons-nous, sans prétendre comprendre le mystère, le rendre intelligiblej ?

j – Sur la distinction entre incompréhensible et inintelligible. voir tome I.

Rétrogradant a minori ad majus, et nous rapprochant de degré en degré du moment où le contraste ontologique entre l’état humain et l’état divin a été le plus absolu, nous traiterons successivement de l’abaissement du Fils de Dieu :

  1. Dans l’état terrestre ;
  2. Dans l’incarnation.

A. De l’abaissement du Fils de Dieu dans l’état terrestre

Le but de nos déterminations actuelles est d’établir par des témoignages scripturaires que les attributs essentiels à une personne divine que nous avons exposés dans la Théologie spéciale, n’appartiennent plus au Fils dans son état terrestre.

La parole de Jésus-Christ rapportée Jean 17.5, qui nous a servi dans les pages précédentes à établir la préexistence éternelle de Christ comme personne divine, nous atteste en même temps l’absence dans l’état terrestre de la gloire divine qu’il possédait antérieurement, et dont il demande qu’elle lui soit rendue. Or, nous avons défini la gloire divine : la réunion des attributs divins. A cette gloire de la possession de toutes choses a succédé celle non moins illustre de l’abnégation suprême : à la gloire d’être aimé par le Père, il a voulu ajouter celle d’aimer des pécheurs, dont la terre a été le théâtre et nous les témoins (Jean 1.14).

L’éternité et la spiritualité divines. Telles que nous les avons définies, elles n’ont point appartenu au Fils de Dieu dès son entrée dans l’état terrestre, c’est-à-dire dans l’espace et dans le temps. Les derniers mots du texte : Jean 17.5 : πρὸ τοῦ τὸν κόσμον εἰναι, nous paraissent impliquer même que cet approchement du Fils de Dieu vers l’espace et le temps a commencé dès l’acte de la création, comme si le premier contact de l’être divin avec le non-soi renfermait l’éventualité de tous les autres.

L’identité divine. Le Fils de Dieu dans son état terrestre n’était plus comme dans, son état divin l’arbitre des changements qui s’opéraient en lui, mais il a traversé à son insu ou subi contre son gré les vicissitudes extérieures (Luc 2.52) ou intérieures (Luc 12.50 ; Jean 11.35, 38 ; 12.27k ; Matthieu 26.36 et sq.) de l’existence humaine.

k – Ces deux textes de Jean entre autres suffisent à réfuter l’opinion selon laquelle le Christ du IVe Evangile serait un être impassible.

La toute-présence. Le Fils de Dieu sur la terre se transporte à la façon de tous les hommes d’un lieu dans un autre (Jean 11.15), et ce n’est que dans une phase nouvelle de son existence que, conformément à ses propres déclarations, il n’a plus à compter avec l’espace (récits des apparitions du Ressuscité, Jean 20.19 et sq. ; Matthieu 28.20).

La toute-science. Le Fils de Dieu sur la terre posséda sans doute une science surnaturelle et unique de Dieu, puisée dans les souvenirs de son état préexistant, et à laquelle, à raison de cette qualité unique de Fils éternel de Dieu, nul autre que lui n’eut pu prétendre (Matthieu 11.27 ; Jean 6.46l ; 8.55 ; 10.15 ; 18.25) ; mais cette science surnaturelle qu’il a possédée et que tout autre témoin immédiat de Dieu eût pu posséder comme lui, n’a pas été l’équivalent de l’attribut essentiel à l’état divin de la toute-science ; car nous pouvons citer des objets que Jésus lui-même a déclaré ne pas connaître, ou sur lesquels il n’a pas dédaigné d’interroger autrui, les uns compris dans les plus grands intérêts du royaume de Dieu, comme la date de la fin du monde (Marc 13.32), les autres relatifs aux menus détails de l’existence terrestre : Luc 18.15 ; Marc 8.27 ; Jean 11.34 ; cf. Jean 9.35.

l – Nous ne saurions nous rattacher à l’opinion de M. Godet. qui ne veut pas que « la vue du Père attribuée à Jésus procède de son état divin avant son incarnation » ; et qui ne voit ici que « le contenu de la conscience humaine qu’il a de Dieu » (Commentaire sur Jean). Il nous semble que le rapport aux mots précédents : « celui qui vient de Dieu » reporte au contraire la connaissance de Jésus à une vision antérieure et supérieure : ἑώρακε.

Toutefois, des ignorances de Jésus-Christ nous n’avons pas le droit de conclure à l’existence chez lui de l’erreur. L’ignorance est donnée avec l’imperfection native de l’être et comme telle rentre dans la normalité de l’existence. Nous montrerons plus tard que la présence de l’erreur nous paraîtrait incompatible avec la sainteté de Jésus-Christ.

La toute-puissance. Le Fils de Dieu comme d’autres envoyés de Dieu a possédé sur la terre une puissance surnaturelle sans doute, mais qui lui était incessamment prêtée, et qu’il a dû à chaque moment du besoin redemander au Père. Chacun de ses miracles, comme pour tout autre serviteur de Dieu, a été l’exaucement de son soupir, Marc 7.34, ou de sa prière, Jean 11.42 ; et la certitude même qu’il exprime avant de ressusciter Lazare d’être exaucé comme toujours, suppose que comme toujours aussi sa prière, proférée ou mentale, avait précédé l’action. Mais si le Fils de l’homme a dû réclamer le concours divin dans les manifestations de sa force, à plus forte raison a-t-il imploré et même avec larmes le secours supérieur dans les heures de défaillance, Matthieu 26.39 (cf. Matthieu 26.53 ; Hébreux 5.7). Et lorsqu’il recouvre la toute-puissance en rentrant dans la gloire, il la reçoit, comme cette gloire elle-même, de la main de son Père, Matthieu 28.18, et comme une récompense de son obéissance (Philippiens 2.9).

Les attributs dits moraux. Le Fils de Dieu dans l’état terrestre n’a possédé aucun des attributs moraux essentiels à la personne divine dans l’état divin ; mais soumis à la loi universelle de ce monde : par la mort à la vie ! (Jean 12.24) il a dû les reconquérir par l’exercice de sa volonté, croître en sagesse et en grâce comme en stature (Luc 2.52), passer de l’innocence à la sainteté (Jean 17.19), vaincre la tentation (Philippiens 2.18), apprendre l’obéissance (Hébreux 5.8 ; Philippiens 2.8) et c’est à travers la passion et la mort seulement qu’il a été accompli en lui-même, τελειωθεὶς (Hébreux 2.10 ; 5.9).

Mais tous ces renoncements particuliers qui apparaissent au cours de l’existence terrestre de Christ, et nous sont certifiés par les témoignages, par les actes et confirmés par la parole de ses premiers témoins, étaient renfermés dans le renoncement initial à l’état divin tout entier échangé contre l’état humain tout entier, et où le Fils éternel du l’ère, enfermé dans un embryon humain, a abandonné pour un temps jusqu’à la conscience de soi-même.

B. De l’abaissement du Fils de Dieu dans son incarnation

Le terme d’incarnation appartient à la langue ecclésiastique ; mais l’équivalent s’en trouve dans les expressions du N. T. : devenu chair (Jean 1.14) ; manifesté en chair (1 Timothée 3.16) ; envoyé en chair (Romains 8.3) ; fait participant de la chair et du sang (Hébreux 2.14) ; venu dans le monde (Jean 16.28) ; appauvri (2 Corinthiens 8.9) ; anéanti (Philippiens 2.7)

Deux points de vue se présentent dans l’Ecriture au sujet de l’initiative de l’incarnation. Selon une série de passages, elle serait le fait du Père, et de la part du Fils, un pur acte de soumission : ce sont tous les textes cités plus haut où Christ se donne pour l’envoyé du Père (comp. Galates 4.4) ; ce sont aussi : Philippiens 2.6, entendu comme nous l’avons interprété dans notre volume précédent ; Hébreux 10.7 (comp. Psaumes 40.8, et sq.), qui présentent sa venue dans le monde comme un acte d’obéissance à la volonté du Père. Dans d’autres passages, en revanche, l’incarnation du Fils comme sa mort elle-même apparaissent comme les effets de sa libre détermination : Jean 10.18 ; 16.28 (comp. Jean 3.13) ; 2 Corinthiens 8.9 ; Hébreux 2.13.

Cette dualité se résout dans l’amour du Fils pour le Père, qui a rendu son obéissance libre, et pour le monde, qui lui a fait paraître son sacrifice nécessaire.

Les deux principaux passages qui traitent de l’incarnation sont : Jean 1.14 et Philippiens 2.7, qui sous la différence des termes, expriment tous les deux une modification d’état survenue dans la personne du Fils de Dieu au moment de son passage à l’existence terrestre, l’un énonçant de préférence ce que le Fils de Dieu est devenu, l’autre ce qu’il a dû perdre pour devenir homme.

Dans le premier de ces passades, cette modification est exprimée par le prédicat : σὰρξ ἐγένετο.

Le mol chair, qui désigne quelquefois dans l’Ecriture la substance matérielle de l’homme ou de l’animal (1 Corinthiens 15.39 ; 1 Jean 2.16), et dans ce cas s’oppose à la substance inétendue, peut comprendre aussi la nature humaine tout entière dans ses deux parties somatique et psychique, en s’opposant à la substance pneumatique, à la vie supérieure et céleste, soit que cette opposition résulte de la lutte engagée entre la chair et l’esprit, entre le principe naturel et le principe supérieur (comp. Galates 5.16-17), soit que la nature, réceptive dès le début de son développement pour le principe spirituel, ne soit point encore sortie de la neutralité initiale à son égard. La chair désigne dans ce sens la nature humaine normale mais imparfaite, en tant que sensible, susceptible de souffrance et de jouissance, de lutte et de progrès, d’affections passives et actives (Hébreux 2.17), et, c’est dans ce sens et non dans celui de nature matérielle, que nous retrouvons ce mot dans la bouche même de Jésus-Christ, Jean 17.2m (comp. Romains 3.20). La chair n’est donc pas pécheresse de nature, et si elle porte une ressemblance avec « la chair de péché » (Romains 8.3), cette ressemblance ne constitue point une identité.

m – Comp. Gess : Christi Person und Werk, 2te Abtheil, page 563.

Le prédicat attribué par l’auteur au Logos n’est donc ni le corps ni l’esprit, qui ne désignent l’un et l’autre qu’une des substances de la nature humaine : l’une la substance inférieure, l’autre la substance supérieure, tandis que le mot chair renfermait actuellement l’une et virtuellement l’autre.

« La chair, écrit.M. Godet, désigne dans notre passage la nature humaine complète…, la réalité et l’intégrité du mode d’être humain dans lequel est entré Jésus. En vertu de cette incarnation, il a pu souffrir, jouir, être tenté, lutter, apprendre, progresser, aimer, prier, exactement comme nousn. »

nCommentaire sur saint Jean. M. Ménégoz (Péché et Rédemption, p. 199. Paul entend par la chair « la matière organisée et animée l’esprit, l’âme et le corps, l’homme tout entier ». Nous retranchons de cette définition l’esprit qui appartient bien à l’homme, mais à l’homme supérieur, et n’existe qu’en puissance chez l’homme primitif.

M. Godet ajoute : « L’expression ἄνθρωπος ἐγένετο, est devenu homme, eût exprimé à peu près la même idée ; seulement elle eût caractérisé Jésus comme une personnalité particulière, comme un représentant déterminé du type humain, et l’on eût pu se représenter que cet homme s’était réservé au sein de la race une position exceptionnelle. » Cette raison ne nous semble pas suffisante. Cette position exceptionnelle au sein de la race appartenait bien au « Fils de l’homme ». Nous dirons plutôt que l’auteur a entendu désigner par le mot chair la phase initiale et encore neutre, quoique normale, de l’humanité de Christ, qui, glorifiée un jour, devait rejoindre la divinité elle-même.

« Devenir homme, écrit Böhl, n’a rien d’humiliant : mais devenir chair, c’est-à-dire s’unir à une nature placée sous la condamnation divine, était pour le Logos l’humiliation suprêmeo. » Non, répondons-nous, l’humiliation suprême l’attendait sur la croix où cette chair serait brisée.

oDogmatik, page 348.

« Le mot, continue M. Godet, qui comble l’intervalle entre le sujet la Parole et l’attribut chair, est le verbe ἐγένετο. Le terme devenir, lorsqu’il a pour attribut un substantif, implique une transformation profonde dans le mode d’être du sujet (comp. Jean 2.9). S’il s’agit « d’une personne, ce mot devenir, sans compromettre son identité, indique qu’elle a changé d’état ; par exemple dans cette locution : le roi devenu berger. Baur et Reuss affirment que, dans la pensée de l’évangéliste, le Logos, tout en devenant chair, est demeuré en possession non seulement de sa conscience, mais encore de ses attributs de Logos. Il s’est bien, selon eux, revêtu d’un corps, mais comme d’une enveloppe temporaire. « Cette incarnation n’a été pour lui que quelque chose d’accessoire. » Cependant Reuss ne peut s’empêcher de dire : « Il n’y a que le mot devint qui affirme positivement qu’en venant il changea la forme de son existence. » Nous n’affirmons rien de plus, mais rien de moinsp. »

pIbidem.

Frank remarque de même avec raison que le terme ecclésiastique : assumtio carnis. qui désigne l’incarnation, n’atteint pas la plénitude du sens de notre texte : « Le Logos n’a pas seulement adopté une chair, il n’est pas seulement entré dans l’existence sarchique humaine, il ne s’est pas seulement approprié la nature humaine, mais il est devenu chair ; il a converti son mode d’être de Logos dans le mode d’être de la chairq »

qSystem der Christl. page 106.

Ainsi le mystère de l’incarnation, d’après saint Jean, n’a consisté ni dans l’association d’une personne divine à une double nature divine et humaine, soit juxtaposées, soit se communiquant l’une à l’autre, ni dans l’association de deux personnes divine et humaine, mais dans le fait qu’une personne divine s’est séparée du mode de l’existence divine pour s’approprier le mode de l’existence humaine.

La contradiction apparente que présente la comparaison de Jean 1.14 avec 1 Corinthiens 15.45, où saint Paul oppose Christ devenu sous le nom de dernier Adam πνεῦμα ζωοποιοῦν au premier créé ψυχὴν ζῶσαν, se résout facilement en ce que Christ nous est décrit ici dans sa glorification finale et non dans sa préexistence, ce que prouve le contexte du chapitre entier, entre autres les mots du v. 49 : φορέσομεν καὶ τὴν εἰκόνα τοῦ ἐπουρανίου. L’expression σὰρξ ἐγένετο (Jean 1.14) équivaut au prédicat : εἰς ψυχὴν ζῶσαν ἐγένετο (1 Corinthiens 15.45), l’un rapporté à la Parole, l’autre au premier Adam, parce que le Fils de Dieu dans son incarnation est entré dans l’état du premier Adam lors de sa création.

Le second passage classique sur l’incarnation est : Philippiens 2.6-7, dont nous avons déjà interprété le v. 6, qui se rapporte à l’état préexistant de Christ. Nous l’avions paraphrasé comme suit : « Etant déjà en forme de Dieu, il n’a pas regardé comme un bien à ravir de s’élever plus haut encore en revendiquant l’égalité avec Dieu, par le refus d’obtempérer au décret qui le désignait comme le médiateur du salut de l’humanité, mais il s’est anéantir… »

r – M. Godet m’avertit que l’interprétation ci-dessus de Philippiens 2.6 m’est absolument propre, ce qui me rend fort perplexe, mais me laisse impénitent. Selon l’interprétation qu’on m’oppose. Christ aurait renoncé dès son existence céleste (jusqu’ici nous sommes d’accord) d’être l’égal de Dieu dans son existence humaine. Mais l’égalité du Fils avec le Père (ἰσότης), déjà exclue par le rapport de subordination hypostatique, ne devait-elle pas l’être à plus forte raison par le fait de l’incarnation ?

Notre interprétation générale du passage suppose :

  1. Que les deux expressions : être en forme de Dieu, et : être égal à Dieu ne sont point équivalentes, la seconde désignant une qualité que, dans son état préexistant même, le Fils n’a ni possédée, ni voulu posséder ;
  2. Que l’état désigné par les mots : étant en forme de Dieu, et l’acte désigné par : ἑαυτὸν ἐκένωσε, doivent être conçus non pas comme simultanés et appartenant au cours de l’état terrestres, mais comme successifs, se rapportant l’un à l’état préexistant, l’autre, connue l’indiquent les deux aoristes ἡγήσατο et ἐκένωσε, à l’acte de l’incarnationt.

s – « En possession de toutes les perfections divines, et ayant droit d’en faire usage, il n’a pas considéré cet avantage comme un butin à conserver » (Gerlach. das Neue Testament..

t – Nous sommes d’accord avec MM. Gess et Godet sur le n° 2 et en désaccord avec eux sur le n° 1, (voir Christi Person und Werk, page 317.

Dans la personne même du Christ incarné sont ici distingués les deux éléments de toute personnalité que nous avons désignés comme le moi et la nature : le moi, ἑαυτὸν (v. 7 et 8), la substance identique à travers toutes les variations et persistante dans toutes les réductions d’état n’atteignant pas l’essence même de l’être ; et la nature, μορφὴ (v. 6 et 7), l’ensemble des qualités et des états adhérents au moi, quoique non constitutifs du moi lui-même. Or nous disons que le Fils de Dieu a abdiqué, d’après l’apôtre, la forme divine qu’il possédait avant l’incarnation pour l’échanger contre la forme, l’état, σκῆμα, et la ressemblance, ὁμοίωμα de l’humanité (v. 7), ne conservant de l’état divin en passant dans l’état humain que la pure identité du moi : ἑαυτόν ἑκένωσεu.

u – Remarquons avec Gess que le pronom précède le verbe ἐκένωσε et suit le verbe ἐταπείνωσε.

La κένωσις, dit Thomasius, est donc un acte de libre renonciation à soi-même qui renferme deux moments, le sacrifice de la forme divine et glorieuse qui appartenait à Christ comme Dieu, et l’acceptation de la forme humaine, limitée et conditionnée.

L’apôtre nous a donné dans un autre texte : 2 Corinthiens 8.9, le commentaire authentique des termes de celui-ci, πλούσιος ὤν répondant à : ἐν μορφῇ θεοῦ ὑπάρχων, et ἐπτώχευσε à : ἑαυτὸν ἐκένωσεν .

« Il est aussi sérieusement question ici, écrit Reiff, d’un appauvrissement de Christ que dans la suite d’un enrichissement des Corinthiens. Si les Corinthiens autrefois pauvres sont enrichis en Christ, c’est qu’à l’inverse Christ est devenu pauvre de riche qu’il était auparavant. Les deux aoristes prouvent qu’il y a eu un acte dans les deux cas : d’un côté, la pauvreté a fait place à la richesse : de l’autre, la richesse à la pauvretév. »

vGlaubenslehre, tome II, pages 84 et 85.

En vérité nous demandons comment il eût fallu s’exprimer autrement pour dire que le Fils de Dieu s’est dépouillé effectivement de la nature divine pour revêtir effectivement la nature humaine au moment de son incarnation.

Certes le mystère de piété est grand : Dieu manifesté en chair ! la Parole éternelle éclipsée du sein de la Trinité ! Celui qui avait créé le monde et le gouvernait, Celui que les cieux et même les cieux des cieux ne pouvaient contenir, enfermé dans les langes d’un petit enfant ! Celui qui avait dit : Que la lumière soit ! devenu inconscient du monde et de lui-même ! Le Maître de toutes choses devenu l’élève de Joseph et de Marie ! En présence de ce contraste dont les deux termes sont l’infiniment grand et l’infiniment petit, Dieu visitant l’homme (Psaumes 8.5-6). Dieu devenu homme, ma raison chancelle, mon imagination s’arrête stupéfaite ; comme ceux de l’ancien psalmiste, comme ceux des anges du ciel eux-mêmes, mes regards se perdent dans ces profondeurs ; et ce n’est que par l’effort énergique de ma pensée se cramponnant au témoignage scripturaire et au témoignage même de Jésus-Christ, que ma foi au Dieu-Homme survit au doute prêt à étreindre mon âme.

Il est certain que l’apparition dans l’histoire de l’humanité d’un homme divinisé sous ce même nom de Jésus-Christ, miraculeuse et merveilleuse déjà, eût causé une moindre surprise dans l’univers et n’eût dépassé le niveau ni des intelligences célestes ni même des nôtres. La folie de Dieu eût été absente de la crèche comme de la croix.

Et pourtant, si le mystère de Dieu manifesté en chair défie toutes les facultés de mon être, il n’est pas la négation de ma pensée elle-même : incompréhensible, il n’est pas, avons-nous dit, inintelligible ; insondable, il n’est pas inconcevable en soi : que dis-je ? l’envoi même du Fils unique de Dieu sur la terre n’est pas plus paradoxal que le cas de ma prière exaucée, que mon nom connu dans le ciel ! et suspendu moi-même à égale distance de l’immensité et de l’atome, qui suis-je pour déclarer l’une trop vaste pour ma foi, l’autre trop petit pour la puissance et la miséricorde divine ?

C. Examen des objections faites à la doctrine de la kénose

Parmi les nombreux adversaires de la kénose, nous nommerons de préférence Dorner, MM. Astié et Lobstein, en rattachant à chacun de ces noms une des objections principales faites à cette doctrine. Disons tout de suite que leurs raisons ne sont point empruntées à l’exégèse biblique, mais tirées de prémisses philosophiques ou psychologiques qu’il nous sera permis d’appeler des préjugés.

La première de ces objections se tire d’une certaine conception de l’immutabilité divine, représentée surtout par Dorner. et qui lui a inspiré à l’adresse de la doctrine de la kénose, les épithètes redoutables de Theopaschitismus et de Selbsldepotenzirung des Logosw.

wEntwick. 2ter Theil, pages 1267 et sq. Voir la critique de la théorie de la kénose à ce même point de vue dans la dogmatique de Rothe, section XXIII. « Reste à savoir, s’écrie en terminant l’auteur, si un pareil anéantissement du Logos est concevable, conciliable avec la notion de Dieu ; et nous ne pouvons répondre que négativement. » (Tome II. p. 158).

Ce préjugé philosophique est si puissant qu’il a induit Thomasius, un des champions attitrés de la kénose, et Beck lui-même à restreindre le dépouillement du Dieu-Homme à la déité économique :

« De cette descente temporelle du Logos ou du Fils, écrit Beck, ne résulte aucune lacune dans la Trinité transcendante, aussi peu que de la descente de Dieu ou de l’Esprit. La procession hors de soi des essences divines n’est point une séparation ou division locale ; l’identité transcendante n’en est point supprimée, et le Fils et l’Esprit possèdent et conservent leur propriété divine immédiatement dans le Père, même dans l’acte de leur sortie, précisément parce que cette dernière n’est pas une sécession hors de l’être du Père, mais un transfert et une manifestation de leur être dans le monde. »

Thomasius de son côté blâme Gess d’avoir attribué au Logos une sui-conscience humaine, une âme humaine à la suite de son dépouillement, qui supposerait l’abandon de la possession de la vie divine, de la vie absolue, et par conséquent de l’unité essentielle du Fils avec le Père, que l’auteur incriminé lui-même aurait établie sur les témoignages de Jésus-Christ ; et il nous conteste le droit de rapporter le passage Jean 5.26 à la relation hypostatique du Fils, ce que le contexte du v. 25 commande cependant ; car on déduit expressément ici le pouvoir de ressusciter de la qualité de Fils de Dieu, comme au v. 27, non moins expressément, le pouvoir de juger de celle de Fils de l’homme.

On peut dire que Thomasius reprend ici d’une main ce qu’il avait donné de l’autre, tout en tirant de l’opinion de son adversaire une conclusion excessive en disant qu’elle implique la négation de l’unité d’essence du Fils avec le Père.

Nous avons montré précédemment en quoi l’identité divine, définie selon l’Ecriture, était compatible avec des transformations volontaires opérées dans l’essence divine.

Une seconde objection que nous pourrions désigner comme psychologique, a été formulée contre la doctrine de la kénose par M. Astié dans une étude parue dans la Revue de théologie et de philosophie ; puis, dans la même Revue, par un auteur qui reproduit cette opinion sous le couvert d’un anonyme assez transparent.

« Comment, demande-t-on, un être divin, concret et conscient peut-il cesser d’être conscient et devenir homme ? comment peut-on concevoir qu’un être concret et conscient devienne un autre individu concret et conscient ? Evidemment ce devenir ne peut consister que dans l’adjonction d’attributs nouveaux venant s’ajouter aux anciens qui seraient toujours maintenus. Car il ne peut être question d’un devenir absolu, en vertu duquel on cesserait d’être ce qu’on était auparavant pour devenir autre chose ; toute identité ayant disparu, le second personnage n’aurait rien de commun avec le premier ?……

Comment la substance peut-elle être conçue séparée de ses attributs fondamentaux ? En quoi peut consister une personnalité simple et nue qui a dépouillé toute la richesse de son existence antérieure ? »

Une conception positiviste de la personnalité est au fond de cette objection. En réalité, on prétend décomposer la substance du moi dans ses attributs et dans ses états. Or je puis me supposer revêtu de tout autres qualités que celles que je possède sans que l’identité de mon moi fût troublée. L’expérience me fournit deux cas qui m’attestent que la conscience même du moi ne constitue pas l’essence du moi ; l’un, celui où le moi existant déjà, puisqu’il s’affirmera à coup sûr, cette conscience n’est point encore éveillée ; l’autre, celui où elle s’éclipse soit dans le sommeil quotidien, soit par suite d’une perturbation accidentelle ; et lorsque, après sept années de lycanthropie, le roi Nebucadnézar reprit conscience de lui-même, nul n’osera prétendre que l’identité de son moi lui-même ait jamais été supprimée.

Nous pourrions appeler la troisième objection, celle faite à la doctrine de la kénose par M. Lobstein, l’objection utilitaire. Elle consiste à dire que cette doctrine, comme en général toute affirmation de la préexistence éternelle et personnelle du Fils de Dieu, étant indifférente à la pratique et étrangère à l’expérience chrétienne, est aussi sans valeur religieuse ; et c’est pour cette raison que l’auteur a ajouté au titre de son ouvrage : De la notion de la préexistence du Fils de Dieu, en sous-titre : Fragment de christologie expérimentale.

« Si l’on se bornait, écrit-il, à conserver la formule de la préexistence comme un essai d’explication entièrement indépendant du fond religieux du dogme de la divinité de Jésus-Christ, elle ne présenterait pas d’inconvénients ; on ne lui attribuerait que le caractère dérivé et secondaire d’une thèse d’emprunt, sans la faire rentrer dans l’organisme de la doctrine chrétienne ; elle n’aurait pas la valeur et l’autorité d’un article de foi et appartiendrait à la catégorie des simples opinions théologiques, sur lesquelles la discussion reste ouverte. Mais telle n’est pas la tradition qui règne dans la dogmatique officielle ; tel n’est pas non plus l’avis des théologiens qui ont tenté de reconstruire le dogme christologique sur la base de la trop fameuse théorie de la κένωσις. L’erreur commune à l’ancienne orthodoxie et à l’hétérodoxie moderne consiste à mêler aux réalités positives de la révélation évangélique et de l’expérience intime, les spéculations les plus abstraites sur l’être et la substance, le sujet et ses attributs, l’essence et ses modalités. Il en résulte que tout en cherchant sincèrement à rester d’accord avec l’enseignement biblique, on se met en contradiction flagrante avec cet enseignement, puisque l’on y introduit des éléments empruntés soit à la théologie dite naturelle, soit à une métaphysique qui a son berceau ailleurs que dans l’Eglise chrétienne, et qui est entièrement dominée par une conception païenne du mondex. »

xNotion de la préexistence du Fils de Dieu, pages 138 et 139.

Or, ce dogme de la κένωσις a paru si peu métaphysique à l’apôtre saint Paul qu’il en fait dans le texte même où il l’expose le motif d’un menu précepte de morale chrétienne, et qu’il ne dédaigne pas de remonter à l’éternité ante pour en tirer la leçon que le chrétien doit regarder les autres comme plus excellents que soi-même.

A supposer même qu’un dogme fut jugé indifférent à mon expérience, je ne serais point pour cela dispensé de m’en enquérir, tant qu’il n’est pas prouvé que mon expérience individuelle et actuelle est la mesure de la vérité utile à connaître, car cette vérité encore inconnue était destinée peut-être à engendrer l’expérience, qui à son tour lui eût apporté une évidence et une efficacité croissantes.

Mais l’objection de M. Lobstein, nous ne l’ignorons pas, porte plus loin que la doctrine de la kénose, qui n’est qu’une des conceptions, la seule admissible, selon nous, mais non la seule admise, de la préexistence personnelle du Fils de Dieu, et c’est celle-ci qui est attaquée dans celle-là.

Or, pas plus aujourd’hui qu’au siècle apostolique, la doctrine de la préexistence personnelle du Fils de Dieu, sous quelque forme qu’elle se présente, ne relève de la spéculation pure et de la métaphysique transcendante ; et, appliquant à cet objet la méthode même qu’on nous oppose et qui n’est pas la nôtre, nous ne craignons pas d’avancer que cette donnée dite métaphysique a été un des postulats essentiels de la conscience et de l’expérience chrétiennes à toutes les époques vivantes de l’Église et jusqu’à cette heure ; que le plus simple chrétien, même pour sa pratique quotidienne, est intéressé à savoir s’il invoque en Jésus le Fils unique donné par le l’ère au inonde, ou le simple produit de son temps et de l’humanité.

« Nous prétendons, écrit M. Ebrhard en réponse à M. Lobstein lui-même, que si l’âge apostolique n’a pas fait l’expérience de la préexistence de Christ, cette expérience a été faite plus tard……

Si la divinité de Christ telle que l’entend l’auteur est une expérience, sa divinité au sens traditionnel, qui ne fait qu’un avec sa préexistence, en est une au même titre. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à consulter les documents qui rendent le mieux compte de ce qui est au fond de l’âme religieuse des communautés issues de la Réforme. Je veux parler des cantiques, des livres d’édification, des recueils de sermons qui sont restés l’aliment des âmes. M. Lobstein pense-t-il que Paul Gerhard aurait chanté, comme il l’a fait, la passion du Sauveur, s’il ne l’avait cru l’égal de Dieu lui-même ? Qu’il nous aurait donné ce saisissant choral, traduction géniale du Salve caput cruentatum de l’Eglise du moyen âge, si son âme n’avait été remplie de la pensée que cette tête sanglante et conspuée est celle du « Prince des honneurs » descendu du ciely ? »

y – Histoire et Logique. Revue de théologie et de philosophie. 1884, n° 2 pages 137 et 138.

Mais l’amoindrissement de la poésie religieuse serait peu de chose encore au prix de l’appauvrissement de la vie de l’Eglise qui résulterait du retranchement du dogme de la préexistence personnelle du Fils de Dieu du trésor de sa foi. C’est ce que M. Godet nous paraît avoir victorieusement établi dans son l’apport sur l’Immutabilité du témoignage apostolique, présenté à l’assemblée de l’Alliance évangélique universelle, réunie à Bâle en 1879 :

« Retranchez de l’Evangile le don que Dieu nous fait en Jésus de son propre Fils dans le sens plein et apostolique de ce mot, vous en avez supprimé l’amour partait, infini, du Père envers nous. Il n’y a plus lieu de s’écrier : Dieu a tant aimé le monde ! Le vrai don, le don parfait, c’est celui de soi-même. Otez à Jésus sa nature essentiellement divine, le don que Dieu nous fait en Jésus n’est plus le don de lui-même. Le raisonnement que fait l’apôtre : Romains 5.7-8, est désormais sans valeur……

Le dépouillement volontaire de celui qui, possédant l’éclat divin, s’est fait homme par charité, voilà l’aiguillon que l’apôtre enfonce dans notre cœur naturellement égoïste et vaniteux, pour y détruire le règne du moi.

« Le moi », a dit quelqu’un, « ne peut être détrôné que par une révolution. » Cette révolution, la plus difficile de toutes celles qui s’accomplissent dans l’histoire du monde, un seul possède la vertu de l’opérer, celui que saint Paul place devant les yeux des Philippiens……

D’un côté donc, un homme qui devient Dieu : voilà le Christ qui répond à l’esprit du siècle. De l’autre, le Dieu qui librement se fait homme : voilà le Christ du vivant monothéisme. C’est le prodige de l’amourz. »

zSiebente Hauptversammlung der Ev. Allianz pages 300 et sq.

Nous résumons nos considérations précédentes en disant que si une atteinte portée à la doctrine de la déité essentielle de Christ peut rester inoffensive pour la piété individuelle et se rencontrer même avec une piété vivante, elle se traduira inévitablement à la longue par une déperdition de force et de vie pour l’Eglise.

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