Espoir de retour des premiers réfugiés. — Dernières réclamations à la paix d’Utrecht. — Aisance croissante des familles réfugiées. — Diminution de la bénéficence royale. — Institutions de charité. — L’hôpital français. — Secours accordés aux Vaudois et aux galériens de Marseille. — Transformation de la colonie de Londres au dix-huitième siècle. — Transformation des autres colonies en Angleterre, en Écosse et en Irlande. — Changement de noms. — État actuel de la colonie de Spitalfields.
Les premiers émigrés ne renoncèrent pas d’abord à tout espoir de retour. Beaucoup d’entre eux s’obstinèrent longtemps à croire que les portes de la patrie se rouvriraient un jour pour eux ou pour leurs enfants, et ces espérances exprimées quelquefois avec trop d’ardeur et de confiance leur nuisaient dans l’esprit de la nation qui les avait adoptés. A la paix de Ryswick, ils demandèrent à être compris dans le traité, et ils crurent un instant qu’ils pourraient parvenir à leur but par la faveur du roi et du parlement. Pendant la tenue du congrès, Pierre Jurieu, ministre de l’Église wallonne de Rotterdam, fit valoir leurs raisons auprès de Guillaume III, qui dirigeait alors la politique de l’Angleterre et de la Hollande. Ce prince recommanda, en effet, leurs intérêts aux plénipotentiaires des Provinces-Unies. En même temps, les réfugiés de Londres imprimèrent une requête fort soumise qu’ils se proposaient de présenter à Louis XIV. Ils y reconnaissaient qu’après Dieu leur premier devoir était de lui rendre une obéissance sans bornes ; ils le suppliaient de songer que peut-être, aux dernières heures de sa vie, l’épouvantable misère où d’infidèles conseils lui avaient fait plonger un si grand nombre de ses sujets viendrait se présenter trop tard à son esprit troublé. Tout fut inutile. Les ministres de France au congrès refusèrent d’écouter les réclamations qui leur furent adressées en faveur des réfugiés, alléguant que, ne se mêlant pas de la condition des catholiques en Angleterre, Guillaume ne devait pas porter plainte au sujet du traitement que la France faisait subir aux réformés. D’ailleurs les torys qui dominaient dans le parlement, et dont la paix était l’ouvrage, s’intéressaient trop peu au sort des émigrés pour risquer, comme ils disaient, d’accrocher la négociation à un objet d’une importance si secondaire. Il faut dire aussi qu’il s’était formé, parmi les réfugiés établis en Angleterre, un parti nombreux qui ne désirait plus le retour. Lorsqu’en 1709, lors des conférences de La Haye, le marquis Du Quesne, député par ses compagnons d’exil en Suisse auprès des puissances protestantes, se présenta à l’Église française de Londres pour demander son concours afin que tous les réfugiés unissent leurs efforts pour obtenir leur retour, le consistoire refusa de lui prêter son appui, se fondant sur ce que la plupart de ceux qui avaient choisi l’Angleterre pour asile, étaient naturalisés Anglais. A la paix d’Utrecht, les ministres de la reine Anne réclamèrent une dernière fois, mais uniquement par bienséance et pour se conformer à la politique traditionnelle de l’Angleterre. Ils réussirent du moins à faire rendre la liberté à un grand nombre de protestants retenus captifs sur les galères de Marseille et de Toulon.
Mais, si le gouvernement anglais ne désirait pas sérieusement le retour des réfugiés en France, il continuait, il faut le dire, à soutenir généreusement ceux qui étaient tombés dans la détresse. Jusqu’en 1727, il leur distribua tous les ans, de l’aveu du parlement, une somme de 16 000 livres sterling, provenant de la bénéficence royale. Heureusement le nombre de ceux qui avaient besoin de secours diminuait sans cesse. Accoutumés au travail et à la tempérance, la plupart parvinrent peu à peu à l’aisance et même à la richesse. En 1720, le comité français ne répartissait plus cette aumône publique qu’entre cinq mille personnes. Aussi, sous l’administration de Walpole, la somme distribuée tous les ans put-elle être diminuée de moitié. Une ordonnance royale, rendue par George II en 1727, la réduisit en effet à 8591 livres sterling ; mais elle ne toucha pas aux 1718 livres allouées aux pasteurs. Les réfugiés non seulement ne réclamèrent pas contre cette mesure spoliatrice devenue inévitable, mais ils virent diminuer encore d’année en année la somme que leur avait laissée Walpole et qui ne leur était plus nécessaire désormais. En 1812, le parlement la réduisit à 1200 livres, que l’on distribue encore aujourd’hui entre leurs descendants nécessiteux.
Longtemps éprouvés par le malheur, les réfugiés ne se montrèrent jamais insensibles aux souffrances de leurs frères établis en Angleterre et même de ceux qu’ils avaient laissés en France. La plupart des institutions charitables, dont les bienfaits se sont perpétués jusqu’à nous, remontent aux premières années qui suivirent la révocation. La plus importante est l’hôpital français, dans lequel soixante vieillards des deux sexes reçoivent encore de nos jours leur entretien. Il doit son origine à Gastigny, gentilhomme français, ancien grand veneur du prince d’Orange, qui légua en 1708 mille livres sterling pour cette fondation pieuse. La modicité de ce fonds ne répondant pas aux frais de l’entreprise, les distributeurs de la bénéficence royale qui en avaient la gestion commencèrent par accumuler pendant huit ans les intérêts pour les ajouter au capital. Puis ils eurent recours à une collecte, dans laquelle les principales familles réfugiées qui s’étaient enrichies par le commerce signalèrent leur bienfaisance accoutumée. Le baron Philibert d’Herwart contribua à lui seul pour quatre mille livres sterling. Enfin en 1718, le roi George Ier accorda des lettres patentes par lesquelles les chefs de cet établissement furent érigés en corporation, sous le titre de gouverneurs et directeurs de l’hôpital, pour les pauvres Français protestants et leurs descendants, résidant dans la Grande-Bretagnec. A l’hôpital français il faut ajouter les nombreuses écoles françaises, et surtout celle de Westminster en Windmill Street, qui comptait autrefois jusqu’à cent élèves appartenant à des familles réfugiées. Les églises reçurent à leur tour de riches dons, qui servent encore aujourd’hui au soulagement des pauvres. Les Français expatriés créèrent enfin des associations pour des secours mutuels, qui constituèrent entre ceux qui en faisaient partie une véritable solidarité, et réalisèrent ainsi parmi eux le plus pur idéal de la fraternité chrétienne.
c – Statuts et règlements de la Corporation des gouverneurs et directeurs de l’hôpital français. Londres, 1810.
La charité des réfugiés ne resta pas enfermée dans les limites étroites de l’Angleterre. Pendant les quinze dernières années du dix-septième siècle, le consistoire de l’Église de Londres ordonna fréquemment des collectes en faveur des familles réformées qui s’enfuyaient, de France, ou s’embarquaient dans les ports d’Angleterre pour la Caroline ou la Pensylvanie. C’est à ce même consistoire que s’adressaient sans cesse les colonies françaises de Charlestown, de Boston, de New-York, pour solliciter des secours. Les Vaudois participaient à ces libéralités pieuses. Un seul réfugié, Didier Foucault, laissa par son testament douze cent cinquante livres sterling aux églises des vallées du Piémont. Les protestants qui gémissaient dans les bagnes et dans les cachots de France avaient une large part aux charités des exilés de Londres. En 1699, le Consistoire alloua une somme de deux cent cinquante écus pour être distribuée aux confesseurs qui se trouvaient sur les galères de Marseille et de Toulon. Deux mois après il leur fit parvenir une nouvelle somme de quatre cents écus. On conserve encore dans les archives de l’Église française de Londres les lettres touchantes que ces infortunés adressaient à leurs bienfaiteurs et qui parvenaient quelquefois jusqu’à eux à travers mille périls. La lettre suivante que nous publions pour la première fois mérita d’échapper à l’oubli : « Nous soussignés faisant tant, pour nous, que pour tous nos frères souffrant pour la profession de la vérité de Notre Seigneur Jésus-Christ sur les galères de France ou dans les cachots, déclarons avoir reçu des très honorables messieurs les diacres, par le canal de monsieur de Campradon, suivant son avis du premier mai dernier, huit cents écus faisant deux mille quatre cents livres, dont nous remercions de tout notre cœur ces messieurs qui se souviennent des pauvres captifs. Dieu veuille reconnaître abondamment cette bonne œuvre, en cette vie, en les comblant de tous les dons et grâces qu’il connaît leur être nécessaires, tant pour le corps que pour l’âme, et après cette vie leur donner celle qui est permanente et éternelle dans les cieux, et la contemplation de sa face en la compagnie des saints bienheureux. Nous promettons de distribuer la susdite somme suivant leur désir et nous en conserverons à jamais une sincère reconnaissance, les priant de nous continuer toujours leur précieuse bienveillance et surtout leurs saintes prières. Nous ne les oublions pas dans les nôtres et sommes avec un profond respect leurs plus humbles et leurs plus obéissants serviteurs. » A Marseille, ce 11 novembre 1705.
Cette lettre écrite sur une petite feuille de papier à moitié rongée par la poussière porte les signatures suivantes : Delarougerie, Delafosse, Giovanni, de Lissart. Les descendants des réfugiés continuèrent jusqu’à la fin du règne de Louis XV à secourir ainsi les protestants de France que l’intolérance religieuse entassait dans les bagnes et dans les cachots. Mais eux-mêmes étaient devenus, à la fin du dix-huitième siècle, entièrement étrangers à la patrie abandonnée par leurs ancêtres, et n’en conservaient plus qu’un vague souvenir. Absorbés peu à peu par la nation qui les avait accueillis, ils avaient cessé d’être Français. La transformation fut lente mais continue et inévitable. On peut en suivre les progrès en voyant disparaître successivement les Églises fondées dans le commencement du refuge. Sous les règnes de Jacques II et de Guillaume III, on en comptait trente et une à Londres. En 1731, elles étaient déjà réduite à vingt, mais qui se remplissaient encore d’une foule nombreuse de fidèles. Neuf furent fermées dans l’intervalle de 1731 à 1782. Des onze qui restaient à cette époque plusieurs tiraient à leur fin et ne subsistaient que par des secours étrangersd. Aujourd’hui leur nombre est réduit à deux, et bientôt, sans doute, la seule église de Saint-Martin-le-Grand, héritière de celle de Threadneedle Street, instituée par Edouard VI, réunira pour la célébration du culte calviniste les derniers débris du refuge. Les Églises fondées dans les autres villes de l’Angleterre adoptèrent presque toutes la liturgie anglicane dans le cours du dix-huitième siècle, et la langue française y disparut avec le rite réformé. Il en fut de même à Édimbourg, à Dublin, et dans les autres colonies formées par les réfugiés en Écosse et en Irlande. Quoique Dublin n’ait plus aujourd’hui de service français, elle conserve cependant encore deux consistoires qui possèdent des fonds provenant des libéralités de leurs fondateurs, et, au moyen des intérêts de ce capital, ils subviennent aux besoins des pauvres protestants d’origine française. Il n’y a pas longtemps qu’ils servaient encore une pension à la fille du dernier pasteur français. La colonie de Portarlington resta le plus longtemps fidèle aux usages et à la langue de ses ancêtres. Ce ne fut qu’en 1817 que l’anglais y fut substitué, dans la célébration du culte, au vieux français de Louis XIV qui s’y était conservé jusqu’alors avec une singulière pureté.
d – Voir le Sermon du Jubilé, prononcé dans l’Église française de l’artillerie, en Spitalfields, le 13 janvier 1782, par Jacob Bourdillon pasteur de cette Église depuis le 25 décembre 1731.
Une circonstance fortuite hâta, au commencement du dix-neuvième siècle, la fusion définitive des descendants des réfugiés avec les Anglais. Les guerres acharnées de la république, le système continental et la lutte prolongée qu’il entraîna jusqu’à la fin de l’empire, ayant ranimé la vieille haine entre la France et l’Angleterre, les rejetons des exilés, dont les intérêts étaient confondus entièrement avec ceux des Anglais, ne voulurent plus avouer leur origine. La plupart changèrent leurs noms en les traduisant en anglais. Les Lemaitre s’appelèrent Masters ; les Leroy, King ; les Tonnelier, Cooper ; les Lejeune, Young ; les Leblanc, White ; les Lenoir, Black ; les Loiseau, Bird. Dès lors la colonie française de Londres n’exista plus. C’est à peine si, dans le quartier de Spitalfields, quelques milliers d’ouvriers, pauvres pour la plupart, trahissent encore leur origine, moins par le langage que par leur costume qui se rapproche de celui des ouvriers du temps de Louis XIV. L’architecture des maisons qu’ils habitent est imitée de celle des ouvriers de Lille, d’Amiens et des autres villes manufacturières de la Picardie. L’usage de travailler dans des caves ou dans des mansardes vitrées est également emprunté à leur ancienne patrie. Les personnes âgées de cette colonie ouvrière se souviennent que dans leur jeunesse les enfants du quartier s’amusaient à des jeux originaires de France et inconnus des enfants des familles indigènes. Encore aujourd’hui les Anglais reconnaissent les descendants des réfugiés à la vivacité de leur caractère et à certaines locutions qui leur sont familières. Quoiqu’ils les considèrent comme leurs concitoyens, ils leurs reprochent volontiers d’être légers et frivoles et de ne pas observer assez rigoureusement le dimanche. Les ouvriers de Spitalfields ne paraissent plus guère se souvenir eux-mêmes de leur origine étrangère. Toutefois, dans leur vieillesse, ils invoquent fréquemment le droit de finir leurs jours à l’hôpital français qu’ils appellent leur Providence.
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