Après plus de trente années d’une vie toujours active, souvent militante, M. Roussel s’était retiré à Cannes, où de 1857 à 1863 il exerça un ministère paisible, tout à fait indépendant, absolument gratuit. Il prêchait deux fois chaque dimanche dans la jolie chapelle du Riou, construite par l’amiral Packenham, expliquait la Parole de Dieu la semaine dans des méditations familières, réunissait avec sa femme et sa fille aînée quelques-unes des dames de la colonie étrangère, en vue de soutenir l’École évangélique de filles, qu’il avait fondée, et s’occupait de la publication de quelques ouvrages de genres très divers, tels que : De mon balcon à Cannes, le Jeudi de l’école du dimanche, l’Evangile (selon saint Marc) expliqué aux petits (2 volumes), les Psaumes médités, les Dictons du peuple et les réponses de Jésus-Christ (recueil de seize traités), Controverse amicale (huit traités) ; enfin une Bibliothèque illustrée pour enfants : les Oiseaux, les Animaux, les Champs, la Bible, la Vie de Jésus-Christ, les Paraboles de Jésus-Christ (2 séries de poésies sur cartes coloriées), etc.
Ce fut au milieu de cette paisible activité, dans cette douce indépendance dont il avait toujours fait si grand cas, en pleine jouissance de son beau soleil du midi qu’il aimait tant, qu’un appel, bien inattendu, mais aussi pressant et chaleureux qu’inattendu, adressé par l’unanimité des membres de l’Eglise évangélique de Lyon, vint le surprendre et l’entraîner presque malgré lui dans une nouvelle sphère d’activité.
Cette Église, fondée par M. Adolphe Monod en 1831, avait des titres tout spéciaux à la sympathie de M. Napoléon Roussel. Il y possédait déjà dans les familles Milsom, Poy, Berry et d’autres, dans le pasteur Cazalet (qu’il avait consacré autrefois), dans le vénérable doyen M. Cordés, des amis infiniment précieux qu’il se réjouissait de retrouver.
Il avait lui-même laissé dans le troupeau des souvenirs bénis, dont nous trouvons le témoignage dans un rapport de cette Église, du 25 juillet 1861 : « Les conférences que M. Roussel a bien voulu nous donner cet hiver sur quelques entretiens de Jésus ont éclairé plusieurs personnes qui, pour la première fois, entendaient la prédication de l’Evangile. Parmi les auditeurs se trouvait une pauvre femme que l’une de nos sœurs avait amenée à grand’peine à la prédication et qui, depuis longtemps, cherchait péniblement à gagner le ciel, tout en regardant quelquefois au Sauveur. Elle s’administrait soixante coups par semaine avec une chaînette de fer garnie de pointes, et portait depuis dix-neuf ans une ceinture votive. Le moment approchait où elle allait voir tomber ses chaînes pour entrer dans la liberté glorieuse des enfants de Dieu. Quand elle entendit le prédicateur s’écrier que le pardon qu’on cherche auprès d’un homme et entre quatre planches n’est pas le vrai pardon, ces paroles répondirent si bien à son expérience personnelle, qu’elle en fut profondément remuée dans sa conscience. Il lui fut impossible de dormir de toute la nuit. Le lendemain, elle eut un sérieux entretien avec M. Roussel, qui lui remit un Nouveau Testament. Cette lecture acheva l’œuvre commencée. Nous avons la confiance qu’elle est aujourd’hui inébranlablement attachée à la foi qui sauve. »
Les amis chrétiens que M. Roussel possédait à Lyon, les souvenirs de son propre développement spirituel dans cette ville sous l’influence d’Adolphe Monod, les souvenirs mêmes de son enfance, qu’il y avait passée presque toute entière, réveillaient donc un écho puissant dans son cœur. Et malgré les sacrifices réels qu’il eut à accomplir pour quitter Cannes, la Méditerranée, le pays du soleil, sa villa, sa retraite, et en quelque mesure même son indépendance, puisqu’il entrerait au service d’une Église régulièrement constituée, il accepta, se rappelant surtout que dans cette grande ville il devait y avoir un grand nombre d’âmes à sauver, une population ouvrière plus dépourvue et plus affamée de la Parole de Dieu que celle qu’il laisserait derrière lui à Cannes.
En octobre 1863, il alla s’installer à Lyon, heureux d’avoir surtout à évangéliser directement les petits et les pauvres de la Croix-Rousse et de la Guillottière. Le rapport semestriel de l’Eglise s’exprime ainsi : « Un frère connu et apprécié depuis longtemps dans les Églises de langue française, en particulier dans celle de Lyon, M. le pasteur Napoléon Roussel, a bien voulu répondre à l’invitation pressante que nous avons été heureux de lui adresser à l’unanimité. N’était-il pas, en effet, désigné à l’avance pour une œuvre comme celle-ci ? Plus que jamais nous avons besoin de courageux athlètes, de champions éprouvés, qui, aux ardeurs du zèle et à la soif du prosélytisme, sachent unir, sous le regard de Dieu, toute la prudence et l’humble maturité d’une longue expérience chrétienne. »
Ce fut pendant son ministère dans cette Église, et sous l’impression de ce qu’il voyait et entendait chaque jour autour de lui comme expression des souffrances et de l’incrédulité des masses, qu’il composa encore divers traités : Au peuple, Aux libres penseurs, le Surnaturel, l’Autre monde, les Deux Jésus, les Miracles de Jésus-Christ, et deux livres illustrés pour enfants : A l’école des fourmis et les Abeilles.
Il écrivait à l’un des siens :
« C’est décidément une maladie que la manie d’écrire. Il y a quelques jours, tout en ployant un dernier manuscrit sur les Abeilles pour l’envoyer à Grassart, et en me disant : Voici bien le dernier, une idée me passe par la tête, je prends la plume et j’écris un titre : l’Autre monde ; le plan me vient, je commence, continue et finis un nouveau manuscrit de l’étendue de Aux libres penseurs, lequel manuscrit est déjà chez l’imprimeur !
Chère enfant, que le bon Dieu te préserve de cette maladie, car elle devient facilement chronique, et sinon mortelle, du moins ne vous quitte qu’à la mort. »
Toutefois son activité touchait à son terme. Il n’était pas âgé, mais trente ans de sa vie de luttes incessantes et d’épreuves souvent renouvelées pouvaient, comme aux militaires les années de campagne, être comptées double. La fatigue se faisait sérieusement sentir : la marche était plus lente, le travail moins facile, moins fécond. Une maladie étrange, mystérieuse, que beaucoup plus tard seulement on constata être une lente dessiccation de la moelle épinière, commençait, à son insu, à manifester ses premiers symptômes et à donner à sa pensée une certaine rigidité. Alors aussi, sous l’influence des avant-coureurs de cette infirmité physique, il traversa une espèce de crise qui n’est pas sans une certaine analogie avec celle traversée par Jean-Baptiste dans la prison de Machéronte, et d’où le Précurseur sortit vainqueur en s’adressant directement à Jésus par cette question, surprenante dans sa bouche : Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ?
M. Roussel, malgré les vives sollicitations de ses collègues, des anciens et de toute l’Eglise, sentit que le moment de se retirer était venu pour lui. Son départ suscita des regrets unanimes. Le rapport de l’Eglise, de 1868, en rend compte : « Nous avons perdu notre cher pasteur, M. Napoléon Roussel. Malgré une solennelle démarche tentée auprès de lui, à la demande même de l’Eglise, pour le retenir parmi nous, il a persisté dans sa résolution de départ et nous a quittés le 1er juillet. Sa douce bonté, sa piété sympathique et sa parole éloquente nous laissent un souvenir précieux. »
En effet, le pionnier qui avait tant défriché, sapé, arraché, démoli, labouré et semé, le lutteur toujours à la brèche, jadis infatigable et que les adversaires se représentaient volontiers avec un air rébarbatif, des moustaches retroussées et le sabre au poing, était l’homme le plus doux, le plus débonnaire, nous osons le dire, le plus bienveillant qu’il fût possible de rencontrer. Son humilité était plus vraie encore dans sa vie que dans ses sermons ; sa simplicité, sa bonté envers tous, envers de petits enfants, envers les servantes de la maison, lui gagnaient partout les cœurs et lui valaient des dévouements à toute épreuve. Et il en fut ainsi, et toujours plus, jusqu’à sa fin. Personne, soit au temps de son activité la plus dévorante, soit dans les contrariétés les plus pénibles, soit dans les plus grandes épreuves, soit dans sa dernière, longue et douloureuse maladie, n’a jamais pu surprendre chez lui un mouvement de révolte, non, pas même un accès de mauvaise humeur contre les siens ou contre les dispensations de Dieu. Il était toujours d’une sérénité qu’il serait difficile, croyons-nous, de surpasser.
Mais après toutes ses fatigues, il avait soif de repos, de recueillement, de communion tranquille et de tête à tête avec son Dieu ; il y avait pleinement droit, et Dieu l’accompagna dans sa retraite, à Menton, où il passa avec toute sa famille quatre paisibles et heureuses années. Il y consacrait la plus grande partie de son temps à des lectures extrêmement variées, à des compositions faciles d’un genre instructif et récréatif, écrivait : Les archipetits, – A mes grands enfants, – A mes petits enfants, et faisait avec son gendre de fréquentes mais lentes promenades dans les ravissants vallons de Gorbio, de Cabrolles, sur les collines du Castellar, de la Madone, dans les splendides forêts de pins et d’oliviers du cap Martin, trouvant partout son Dieu dans la nature, et toujours occupé de le bénir et de le glorifier. Peu expansif avec les étrangers, il l’était d’autant plus avec ses intimes, surtout avec les quelques membres de sa famille qui avaient le privilège de l’entourer de plus près.
Quelques années après, il se résolut, en vue de ses plus jeunes enfants, à quitter encore une fois, la dernière, cette belle France et ce beau midi, : l’un et l’autre si chers à son cœur. Il alla à Genève, d’où il écrivait à sa fille à Menton, le 6 janvier 1874 : « J’ai reçu un cadeau qui m’a remué le cœur, ravivé de chers souvenirs, arraché un soupir : ce sont des fleurs du midi ! Hier, je tombe, en lisant Gœthe, sur cette parole : Le connais-tu ce pays où les citronniers fleurissent ? L’émotion a jailli avec les larmes ! C’est folie, soit, mais c’est ainsi. »
Oui, c’était bien ainsi. Le cœur aimant et le cœur chrétien étaient toujours vivants, bien vivants, et le furent toujours plus jusqu’à la fin. A Genève, il fit, les premiers mois, le tour de toutes les églises, voulut entendre tous les prédicateurs, se rendre compte, par lui-même, de toutes les tendances et de toutes les nuances théologiques, mais il en revint bientôt à ne plus fréquenter que le culte de l’Eglise évangélique et devint un des auditeurs les plus assidus de l’Oratoire. C’est là qu’il trouvait toujours ce qui seul pouvait le satisfaire, une prédication toujours évangélique, fidèle, vivante, simple et vraie. Si certaines difficultés théologiques avaient entamé chez lui l’épiderme, elles avaient laissé intacte, et plus qu’intacte, elles lui avaient même rendu d’autant plus précieuse la foi vivante au Dieu vivant, au Dieu qui nous sauve, nous pécheurs, gratuitement, par grâce ; et son humilité, sa simplicité d’enfant, sa confiance en Jésus, qu’il ne se lassait pas d’admirer, d’aimer, de bénir et d’adorer, étaient touchantes, et profondément édifiantes.
Mais la maladie faisait des progrès, lents, constants. Bientôt il ne put plus marcher ; bientôt après il n’écrivait qu’avec peine ; bientôt enfin il ne parlait qu’avec grande difficulté. Ses facultés restaient pourtant lucides. Peu de mois avant sa mort, il écrivait à sa fille absente :
« L’approche du 23 novembre me rappelle Paris, l’entresol rue Louis-le-Grand, No 17, et notre bonne et chère Emma disant : Une enfant nous est née. Cette enfant n’avait pas même le souffle. Le docteur dut lui insuffler de l’air par un tuyau de plume. Aujourd’hui elle a trente-sept ans, elle est florissante de santé, pleine de bons sentiments et utilement occupée. Que Dieu en soit béni !
Quant à son père, doué de soixante-onze ans, il continue à faiblir sans souffrance, en attendant un meilleur avenir dans une patrie meilleure… et il laisse à une main plus sûre le soin de continuer ces lignes. »
Dans ses adieux à un fils éloigné, il faisait écrire : « Je suis entouré de bons soins, mais Celui qui est le plus près est aussi le plus sage et le plus puissant. Que le bon Dieu vous donne ses plus précieuses bénédictions, surtout les spirituelles. »
Ses dernières préoccupations pour la terre étaient d’assurer la constante harmonie et le bonheur de tous les siens, et de consoler leurs cœurs au sujet de son prochain départ. « S’il me fallait compter, disait-il, sur une seule bonne œuvre qui me fût propre, pour être sauvé, je me croirais absolument perdu ; non, pas par les œuvres, mais par miséricorde, par grâce, par la seule et pure grâce de Dieu, mon Sauveur. » – « J’ai plus qu’une espérance, j’ai l’assurance de la vie éternelle. »
Ne pouvant plus lire lui-même, il se faisait répéter ses passages de prédilection, Psaume 42 : Comme un cerf brame après des eaux courantes, ainsi mon âme soupire après toi, ô Dieu ! Mon âme a soif de Dieu, du Dieu fort et vivant. Quand entrerai-je et me présenterai-je devant la face de Dieu ?… Attends-toi à Dieu, car je le célébrerai encore. Il est la délivrance à laquelle je regarde. Il est mon Dieu !
Et le Psaume 84 : Mon âme désire ardemment, et elle soupire après les parvis de l’Eternel ; mon cœur et ma chair sont transportés de joie après le Dieu fort et vivant. Et d’autres.
Il nous disait un jour : « Je vous recommande d’être larges. C’est à l’esprit de l’Evangile qu’il faut s’attacher, non à la lettre. »
Et encore : « Toute la doctrine de l’Evangile se résume dans la grâce ; toute la morale dans cette parole : Ta volonté soit faite.
Tu seras aujourd’hui avec moi dans le paradis, que cette parole de Jésus fait de bien !
Père, je remets mon esprit entre tes mains. »
Après un long temps de faiblesse extrême et de souffrances admirablement supportées, Napoléon Roussel s’endormit dans la paix du Seigneur, le 8 juin 1878.
« C’était un de ces hommes qu’on ne peut se représenter que vivant, écrivait à sa famille M. le professeur Jean Monod, et c’est bien dans la vie que vous le cherchez maintenant et que vous le trouvez. » (Luc 20.38.)
« Les deux passages bibliques de votre faire-part, écrit M. le pasteur Abelous, qui l’avait beaucoup connu, me semblent lui convenir admirablement et nous rappellent bien sa foi dans la grâce souveraine de Dieu, et cette faim et cette soif de justice qui tourmentaient son âme et que notre Père céleste satisfait dans le ciel, où brillent comme des étoiles les fidèles messagers de sa Parole.
M. Napoléon Roussel était une lumière dans l’Eglise, qu’il a servie par son long et beau ministère, béni pour une foule de personnes. Ses livres l’ont rendu populaire dans tout le monde évangélique ; ils resteront pour continuer son œuvre missionnaire et étendre le règne du Sauveur. »
Les deux passages auxquels M. le pasteur Abelous fait allusion sont :
Psaumes 92.11 : La lumière est semée pour le juste, et la joie pour ceux dont le cœur est droit.
Ephésiens 2.8-9 : Vous êtes sauvés par grâce, par la foi ; cela ne vient pas de vous, c’est un don de Dieu ; ce n’est point par les œuvres, afin que personne ne se glorifie.
Et nous qui l’avons vu de près, de tout près, jusqu’à la fin, nous pouvons aussi avec assurance, et sans oublier la profonde humilité de celui dont nous aimons et vénérons la précieuse mémoire, répéter à son sujet les paroles de l’Apocalypse 14.13 : Heureux sont dès maintenant les morts qui meurent dans le Seigneur ! Oui, il en est ainsi, dit l’Esprit, parce qu’ils se reposent de leurs travaux et leurs œuvres les suivent.