Toutes les ordonnances rendues dans les derniers temps sur les matières de religion n’étaient que provisoires. Elles annonçaient la prochaine réunion d’un concile qui devait clore définitivement les controverses, et ce fut bientôt en France un cri général.
L’idée n’était pas nouvelle. Dès le lendemain de la Réforme, l’Allemagne avait demandé la convocation d’un concile œcuménique et vraiment libre. Les papes s’y étaient longtemps refusés ; ils se souvenaient des grandes assemblées de Constance et de Bâle, et craignaient de se trouver face à face avec ces Etats généraux de l’Église. Vaincus enfin par les instances des princes et des peuples, ils avaient choisi pour le lieu de la réunion une ville d’Italie, peuplé le concile de leurs créatures, et suspendu ou rouvert les sessions, tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre, selon les calculs de leur politique. Les protestants ne pouvaient reconnaître ce vain simulacre de concile universel, et n’y parurent point. Les catholiques éclairés de France en furent eux-mêmes révoltés, et l’on en vint au projet de réunir un concile national.
La plupart des cardinaux et des évêques français n’en voulaient pas. « A quoi bon disputer avec des gens si opiniâtres, » disait le vieux cardinal de Tournon ; « s’ils tiennent à exposer leurs moyens de défense, qu’ils aillent au concile de Trente ; on leur donnera des saufs-conduits, et ils se justifieront s’ils le peuvent. » Cependant le cardinal de Lorraine, connaissant mieux l’esprit de la cour, et comptant beaucoup sur son éloquence pour terrasser les huguenots, comme le lui reprochent les écrivains de son parti, fut d’un avis différent. Il proposa d’autoriser, non un concile, mais un colloque, ou une simple conférence théologique, et il obtint, à l’aide de ce moyen-terme, le consentement des chefs du clergé.
Toute cette affaire, du reste, était pleine de réticences, d’arrière-pensées, de malentendus, et cela seul fait bien comprendre le caractère et l’issue du colloque de Poissy.
Les pasteurs réformés, se rappelant ce qui s’était passé à Zurich, à Genève, et en d’autres lieux de la Suisse et de l’Allemagne, voulaient traiter avec les prêtres d’égal à égal en prenant la Bible pour suprême arbitre de la controverse, et en accordant au chef de l’Etat le droit de prononcer en dernier ressort entre les deux partis.
Les cardinaux et les évêques l’entendaient tout autrement. Point d’égalité. Ils se tenaient pour les seuls vrais représentants de l’Église, et regardaient les docteurs de la Réforme comme des égarés qu’ils daignaient écouter par pure condescendance. Ils n’acceptaient pas la Bible pour unique arbitre du débat. Ils se réservaient enfin d’être juges dans leur propre cause, et de décider à eux seuls ce qu’il fallait admettre ou condamner.
Le clergé catholique, en un sens, était plus dans le vrai, puisqu’il n’appartient pas au pouvoir civil de résoudre des questions religieuses ; mais, dans un autre sens, il était complètement dans le faux ; car en consentant à discuter sur ces matières devant les dépositaires de l’autorité politique, il avait l’air d’accorder ce que réellement il n’accordait pas. Le colloque de Poissy ne pouvait être, à ce compte, qu’une simple passe d’armes théologique, ou plutôt, comme il y parut dans la suite, une pure moquerie. Les prêtres étaient bien sûrs, quoi qu’il arrivât, de gagner leur procès, puisqu’ils se réservaient le droit absolu de le trancher.
Les pasteurs, convoqués au nombre de douze, arrivèrent accompagnés de vingt-deux députés laïques. Le plus éminent d’entre eux était Théodore de Bèze ; il venait tenir la place de Calvin pour lequel les magistrats de Genève avaient inutilement réclamé des otages de haut rang.
Théodore de Bèze était né en 1519 à Vézelay, petite ville de Bourgogne, d’une famille noble. On le confia aux soins du célèbre professeur Melchior Wolmar, qui lui fit lire les Écritures, et, par son exemple autant que par ses leçons, répandit dans son âme les premières semences de la piété. Trente ans après, Bèze lui en témoignait sa reconnaissance, et l’appelait du nom de père en lui envoyant sa profession de foi.
Ces pieux enseignements semblèrent d’abord étouffés sous les passions de la jeunesse. Entouré à Paris de tout ce qui pouvait l’égarer, aimable, riche, plein d’esprit, il vécut en homme du monde, publia un volume de poésies légères sous le nom de Juvenilia, et contracta un mariage secret. Il ne voulut pas le rendre public, parce qu’un de ses oncles, qui était dans les ordres, s’était démis en sa faveur des revenus de quelques bénéfices ecclésiastiques.
Une grave maladie vint réveiller sa conscience. « A peine avais-je la force de me relever, écrit-il à Wolmar, que rompant toutes mes chaînes et faisant mes petits paquets, je quittai tout à la fois ma patrie, mes parents, mes amis, pour suivre Christ. Je m’exilai volontairement et me retirai à Genève avec ma femme. » Il y fit bénir son mariage devant l’Église, et désavoua toutes les fautes de sa jeunesse. Cela se passait au mois de novembre 1548 ; il avait alors vingt-neuf ans et quatre mois.
Le jésuite Garasse, le jésuite Maimbourg, et, ce qui nous étonne davantage, le cardinal de Richelieu, se sont emparés des poésies d’un étudiant de vingt ans pour attaquer l’austère mémoire du réformateur. Ne savaient-ils donc pas comprendre les droits sacrés du repentir ?
Devenu pauvre parce qu’il avait tout subordonné à ses convictions, Théodore de Bèze, l’homme élégant des salons de Paris, résolut de se faire imprimeur, en s’associant avec Jean Crespin, l’auteur de l’Histoire des Martyrs. Mais s’il était assez humble pour accepter cette position, il avait trop de mérite pour y rester. Il fut nommé professeur de langue grecque à Lausanne, et plus tard professeur de théologie, recteur de l’académie et pasteur à Genève.
C’est là que se formèrent d’intimes relations entre lui et Calvin. Tous deux vivaient de la même foi et de la même espérance ; tous deux apportaient le même zèle à propager en France les doctrines de la Réforme. Calvin avait un génie plus mâle et plus vaste, une logique plus sévère, un coup d’œil plus pénétrant, une science plus profonde, une volonté plus forte : il fut le guide et le maître de Théodore de Bèze. Mais celui-ci avait une parole plus facile et plus abondante, des manières plus aimables, quelque chose de mieux adapté aux rapports de la vie sociale. L’un était plus propre à remuer et à gouverner les hommes, l’autre à traiter avec eux. On a dit quelquefois que Bèze avait été le Mélanchthon du nouveau Luther. Il y a du vrai dans ce rapprochement. Cependant le réformateur de l’Allemagne paraît avoir eu plus besoin de Mélanchthon que celui de Genève de Théodore de Bèze. Mélanchthon fut le conseiller, l’appui de Luther, et le compléta ; Bèze ne fut que le plus illustre des disciples de Calvin.
On aime à voir avec quelle modestie il allait se plaçant derrière lui, l’écoutant avec déférence, et ne cherchant d’autre gloire, si même il en cherchait aucune, que celle de reproduire l’image de son maître. « Il s’attacha si fort à Calvin, dit son biographe Antoine de la Faye, qu’il ne le quittait presque jamais. La conversation de ce grand homme lui fut si avantageuse qu’il y fit des progrès incroyables, et en la doctrine et en la connaissance de la discipline ecclésiastique[a]. »
[a] Vie de Théod. de Bèze, p. 207, 208.
Il a composé beaucoup d’écrits, dont la plupart ont un caractère polémique et transitoire. Ses ouvrages les plus considérables sont des commentaires sur le Nouveau Testament, des recueils de sermons, la traduction en vers français d’une partie des psaumes, et l’histoire des Églises réformées de France jusqu’à l’an 1562.
Bèze alla prêcher à Nérac et dans le Béarn, en 1560, sur l’appel du roi de Navarre. A peine était-il de retour à Genève qu’il fut appelé au colloque de Poissy, comme étant, après Calvin, le plus capable de soutenir la cause de la Réforme dans cette assemblée. « Il avait, dit encore son biographe, une taille médiocre, le visage bien fait, un maintien fort agréable… Dieu lui avait donné un esprit au-dessus du commun, un jugement exquis, une mémoire merveilleuse, une éloquence singulière, et une affabilité si engageante qu’il gagnait le cœur de tous ceux qui le voyaient. »
Dès son arrivée à Poissy, il prêcha publiquement à la cour, devant une assemblée attentive et recueillie. C’était le 24 août 1561. Onze ans après, jour pour jour, Charles IX et Catherine de Médicis faisaient sonner le tocsin de la Saint-Barthélemy. O inconstance des choses humaines ! ô profonds mystères de l’avenir !
Le même soir, s’étant rencontré dans les appartements du roi de Navarre avec le cardinal de Lorraine, il y eut entre eux une conversation sur les articles de doctrine, et notamment sur la communion. Le cardinal parut ne pas tenir beaucoup au dogme de la transsubstantiation, pourvu que la présence réelle fût maintenue en quelque manière, et après avoir écouté Bèze jusqu’au bout, il lui dit : « Je suis bien aise de vous avoir vu et entendu, et je vous adjure, au nom de Dieu, que vous confériez avec moi, afin que j’entende vos raisons, et vous les miennes, et vous trouverez que je ne suis pas si noir qu’on m’a fait. »
Là-dessus Mme de Crussol, qui était libre en paroles, s’écria : « Vous êtes bon homme aujourd’hui, mais comment serez-vous demain ? Apportez de l’encre et du papier pour faire signer au cardinal ce qu’il a dit et avoué, car il dira bientôt tout le contraire. » Elle avait deviné juste. Le bruit courut, dès le lendemain, que du premier coup le cardinal avait fermé la bouche au professeur de Genève. Le connétable en exprima sa joie au dîner de la reine. « J’y étais, répondit froidement Catherine de Médicis, et je puis vous assurer que vous êtes mal informé. »
Les pasteurs présentèrent des requêtes où ils demandaient que les évêques ne fussent pas leurs juges, puisqu’ils étaient leurs parties adverses ; que le colloque fût présidé par le roi et les grands personnages de l’Etat ; que tous les différends fussent décidés par la seule Parole de Dieu, et que des secrétaires, choisis des deux côtés en nombre égal, rédigeassent des procès-verbaux qui ne feraient foi qu’après avoir été approuvés et signés. C’était mettre le doigt sur le nœud de la question : mais les évêques auraient rompu vingt colloques plutôt que de consentir à de tels arrangements. La reine mère le savait bien ; elle fit une réponse vague où elle invitait les pasteurs à se contenter de sa simple parole que les prélats ne seraient pas juges de la discussion, et elle ne voulut rien promettre par écrit.
La veille du colloque, douze docteurs de Sorbonne arrivèrent à Saint-Germain, l’air contristé, et supplièrent Catherine de ne pas laisser parler les hérétiques, ou du moins de ne leur accorder cette faveur qu’à huis clos. « Cela n’apportera point d’édification, disaient-ils. et le roi est en si bas âge qu’il pourrait être infecté de cette doctrine. — Je me suis engagée pour de bonnes raisons, répondit la reine ; « on ne peut plus s’en dédire ; mais tenez-vous en pas ; tout ira bien ! »