Le dimanche 26 février 1854, par la pluie et le brouillard, le Dumfries jeta l'ancre au large de l'Ile Gutzlaff, attendant le pilote qui devait le conduire à Shanghaï. Le bateau avait suivi son itinéraire dans la Mer de Chine au milieu de la tempête. Il avait été détourné de sa route par le vent d'ouest et avait été pris dans un cyclone et dans une tempête de neige. Maintenant il touchait au terme de son long voyage. L'eau jaunâtre et trouble qui l'environnait montrait qu'il était déjà dans l'estuaire d'un grand fleuve.
Emmitouflé dans ses plus épais vêtements, Hudson Taylor arpentait le pont, se réchauffant et prenant patience de son mieux. Étrange dimanche, le dernier en mer. Depuis plusieurs jours, il avait emballé ses effets et était prêt à quitter le bateau. Confiné dans sa cabine par le froid et la tempête, il avait consacré plus de temps à la méditation et à la prière.
Quels sentiments particuliers, écrivait-il, s'élèvent en moi à la pensée d'aborder bientôt dans un pays inconnu, au milieu d'étrangers, dans un pays qui sera maintenant ma patrie et ma sphère d'activité. « Voici, je suis toujours avec vous ». — « Je ne te laisserai, et ne t'abandonnerai jamais. » Douces promesses ! Je n'ai rien à craindre avec Jésus à mon côté.
De grands changements se sont probablement produits en Chine. Et quelles nouvelles vais-je recevoir d'Angleterre ? Où irai-je et comment vais-je vivre d'abord ? Ces questions et mille autres occupent mon esprit... Mais la question la plus importante de toutes est celle-ci : « Est-ce que je vis maintenant aussi près de Dieu que possible ? » Hélas ! non. Mon cœur indocile, si facilement occupé des choses extérieures, a besoin sans cesse d'être ramené au bercail dont il s'écarte. Oh ! puissé-je me réjouir plus abondamment dans le Seigneur Jésus, et que ma conduite soit toujours conforme à l'Evangile du Christ.
L'après-midi, des barques chinoises s'approchèrent du navire, facilement reconnaissables à leurs voiles bizarres et à leurs coques bariolées. Elles portaient douze ou quatorze indigènes, vêtus de bleu, avec des yeux noirs et criant dans une langue inconnue — les premiers Chinois vus par Hudson Taylor. Son cœur s'élançait vers eux. Derrière leur apparence étrange, il voyait le trésor qu'il était venu chercher de si loin : les âmes pour lesquelles Christ était mort.
J'aurais voulu être capable, écrivait-il, de leur annoncer la Bonne Nouvelle.
Peu après, le pilote anglais monta à bord et reçut un accueil chaleureux. Il ne fallait pas espérer aborder à Woosung le soir même, et encore moins à Shanghaï, à vingt-cinq kilomètres en amont sur la rivière exposée à la marée. Mais, en attendant que le brouillard se levât, il eut quantité de choses à raconter sur les événements survenus depuis que le bateau avait quitté l'Angleterre.
C'est ainsi que les passagers du Dumfries apprirent la tension survenue entre l'Angleterre et la Turquie, qui devait amener quelques semaines plus tard la guerre de Crimée. Les flottes alliées — Angleterre et France — étaient déjà sur les lieux du conflit et rien, craignait-on, ne pourrait empêcher la guerre. Mais s'il était décevant d'apprendre les menaces de guerre en Europe, ce fut un choc plus grand encore d'entendre les nouvelles de la Chine, et spécialement du port où ils allaient débarquer. Non seulement la révolte des Taï-ping dévastait province après province dans sa course vers Péking, mais, tout près, Shanghaï, tant la ville indigène que les concessions étrangères, connaissait les horreurs de la guerre. Une troupe d'insurgés, connue sous le nom des Turbans rouges, avait réussi à prendre possession de la ville, autour de laquelle était campée une armée impériale de quarante à cinquante mille hommes qui constituait, pour la communauté européenne, un danger pire que les rebelles.
Le pilote leur dit encore qu'ils devaient s'attendre à trouver le coût de la vie exorbitant, car le dollar, qui valait ordinairement quatre shillings, était monté à six ou sept shillings et monterait plus haut encore. Perspective décourageante pour un homme qui n'avait qu'un modeste revenu en, monnaie anglaise.
Le lundi il y avait encore un brouillard si dense que l'on ne pouvait approcher de la côte. Bien que l'ancre eût été jetée le mardi matin, ce n'était que pour tenir tête au vent, à quelques kilomètres plus près de Woosung. Le soir, le brouillard se leva et le jeune missionnaire, aux aguets sur le pont, put contempler enfin le rivage de la Chine. Ses prières étaient exaucées.
Ce ne fut que le lendemain, mercredi 1er mars, qu'il put débarquer à Shanghaï, tout à fait seul, car le Dumfries était toujours retenu par des vents contraires.
Je ne peux pas essayer de décrire les sentiments que j'éprouvai en posant le pied sur la côte. Il semblait que mon cœur n'eût pas assez de place et dût éclater, pendant que des larmes de reconnaissance coulaient de mes yeux.
Puis une impression de solitude s'empara de lui ; pas un ami dans cette ville, par une main tendue, personne même qui connût son nom.
À la reconnaissance pour tous les dangers dont j'avais été délivré et à la joie de me trouver enfin sur terre chinoise se mêla bientôt le sentiment très vif de la grande distance qui me séparait de tous ceux que j'aimais et de ma position d'étranger dans un pays étranger.
J'avais toutefois trois lettres d'introduction ; je comptais spécialement sur une personne à laquelle j'avais été recommandé par des amis que j'estimais hautement. J'allai immédiatement aux renseignements et appris que cette personne était morte de la fièvre un mois ou deux auparavant, tandis que nous étions en mer.
Attristé à l'ouïe de cette nouvelle, je m'enquis du missionnaire à qui me recommandait ma seconde lettre. Nouveau désappointement : il était parti pour l'Amérique. Restait la troisième lettre, qui m'avait été remise par quelqu'un que je ne connaissais que fort peu et sur laquelle je comptais moins. Ce fut pourtant par elle que Dieu me donna du secours.
Cette lettre en main, il quitta le Consulat britannique, près du fleuve, pour se rendre aux bâtiments de la Mission de Londres, à quelque distance au delà de la concession étrangère. De chaque côté de la route, des spectacles, des odeurs et des bruits insolites le frappaient, surtout lorsque les édifices européens firent place aux magasins et aux maisons indigènes. Ici l'on n'entendait que le chinois et c'était à peine si l'on rencontrait un étranger. Les rues devenaient de plus en plus étroites et encombrées. Des balcons en surplomb au-dessus de rangées d'enseignes cachaient presque le ciel. Nous ne savons comment il trouva son chemin, long de deux kilomètres environ. Enfin, une chapelle apparut et il franchit la porte toujours ouverte de Ma-ka-k'üen, l'« enclos de la famille Medhurst », qui comprenait également des maisons d'habitation et un hôpital.
Pour Hudson Taylor, qui était sensible et réservé de nature, ce fut presque une épreuve que de se présenter lui-même au destinataire de la lettre de recommandation, le Dr Medhurst, pionnier et fondateur, avec le Dr Lockhart, de la Mission protestante dans cette partie de la Chine. Ce fut presque avec soulagement qu'il apprit que le Dr Medhurst n'habitait plus dans l'enceinte de la Mission. Mais un, jeune missionnaire, M. Edkins, le reçut avec bonté et lui apprit que le Dr et Mme Medhurst avaient pris leurs quartiers au Consulat britannique, vu que les bâtiments de la Mission étaient trop proches du théâtre des hostilités. Le Dr Lockhart toutefois y était resté, et M. Edkins fit entrer Hudson Taylor pendant qu'il allait le chercher.
Dans ce temps-là, c'était un événement qu'un Anglais, et surtout un missionnaire, apparût à Shanghaï sans être annoncé. Bien des personnes arrivaient par les vapeurs réguliers, une fois par mois, et cela causait une excitation générale, mais aucun vaisseau n'était attendu à ce moment-là, et le Dumfries n'était pas même entré dans le port de Shanghaï. Aussi, quand un autre membre de la Mission de Londres entra dans la pièce où Hudson Taylor attendait le retour de M. Edkins, il dut se présenter et raconter de nouveau son histoire. Alexander Wylie eut tôt fait de le mettre à l'aise et resta avec lui jusqu'au moment où M. Edkins revint avec le Dr Lockhart.
Ces nouveaux amis comprirent rapidement la situation. Comme aucun logement ne pouvait être trouvé dans la concession étrangère, le Dr Lockhart fut heureux de mettre à sa disposition une petite chambre qui était vacante.
Une fois ces arrangements pris, M. Edkins présenta le jeune missionnaire à M. et Mme Muirhead, et à un jeune couple nouvellement arrivé, M. et Mme Burdon, de la Church Missionary Society, qui l'invita pour le repas du soir et lui témoigna beaucoup de sympathie1.
Tout cela était une réponse à beaucoup de prières et la solution de bien des préoccupations. Pour le moment, il avait un logement, ce qui lui donnait un peu de temps pour prendre des dispositions permanentes.
Le lendemain il se leva avec courage ; le Dumfries allait arriver, et il devrait s'occuper du débarquement de ses bagages, de l'achat de livres, puis de l'engagement d'un maître pour commencer sans retard l'étude de la langue.
Au Consulat, où il se rendit d'abord, il fut déçu de ne trouver qu'une seule lettre ; mais c'était une lettre de sa mère et de ses sœurs. Puis l'accostage du Dumfries fut annoncé et Hudson Taylor fit transporter ses bagages chez le Dr Lockhart, marchant en tête de ses coolies au travers des rues encombrées. Au culte quotidien à l'hôpital, il entendit pour la première fois la prédication faite en chinois par le Dr Medhurst. Celui-ci, dans l'entretien qui suivit, conseilla à son jeune ami de commencer par l'étude du dialecte des mandarins, le plus usité en Chine, et se chargea de lui procurer un maître. Le soir, à la réunion de prières hebdomadaire, Hudson Taylor fut présenté aux autres membres de la communauté missionnaire et il termina ainsi, dans la communion avec Dieu, une journée pleine d'intérêt et d'encouragements.
Mais avant la fin de la semaine, il commença à voir un autre côté de la vie de Shanghaï. Son journal parle de coups de canon la nuit. Le mur de la ville, à moins d'un kilomètre, était couvert de sentinelles. De ses fenêtres, il voyait des batailles et des scènes de misère dont il n'avait eu aucune idée auparavant. Les tortures infligées aux prisonniers par la soldatesque des deux armées et les horreurs de tous genres l'épouvantaient.
Tout cela était extrêmement douloureux pour une nature sensible comme la sienne et il ressentait ces choses d'autant plus fortement qu'elles étaient inattendues. Il s'était préparé aux épreuves et aux travaux pénibles qui sont ordinairement la part du missionnaire, mais tout était différent de ce qu'il s'était figuré. Il n'avait pas de difficultés extérieures, si ce n'était qu'il souffrait beaucoup du froid, mais sa détresse d'âme et de cœur augmentait chaque jour. Par-dessus tout cela, il y avait le voile épais du paganisme, qui l'oppressait lourdement. Beaucoup de temples avaient été détruits et les idoles abîmées, et pourtant le peuple continuait de les adorer, soupirant avec cris et prières après un secours qui jamais ne venait. Les dieux, évidemment, étaient incapables de sauver, et Hudson Taylor aspirait d'autant plus à pouvoir parler de Celui qui, seul, le peut. Mais il lui était impossible de se faire comprendre, et ce silence forcé lui était très pénible, car il avait l'habitude de parler librement des choses de Dieu. Depuis sa conversion, cinq ans auparavant, il s'était donné complètement au ministère de l'Évangile, et maintenant, pour la première fois, ses lèvres devaient rester fermées. Il lui semblait qu'il ne serait jamais capable de dire, dans cette langue étonnante, tout ce qui était sur son cœur. Cela ne pouvait être sans influence sur sa vie spirituelle. Les canaux par lesquels il s'épanchait auprès des autres se fermèrent et il se passa quelque temps avant qu'il réalisât pleinement qu'ils devaient être gardés ouverts et libres vis-à-vis de Dieu. Son désir ardent de se rendre maître de la langue lui fit consacrer chaque moment à l'étude, au détriment même de la prière et de la lecture journalière de la Parole de Dieu. Naturellement le grand Adversaire profita de tout cela, comme on peut le constater par les premières lettres qu'il écrivit à ses parents pour décharger son cœur.
Ma situation est vraiment difficile, leur disait-il. Le Dr Lockhart m'a reçu chez lui pour le moment, car on ne peut trouver de logis... Il est impossible de vivre dans la cité où le combat ne cesse presque jamais. De ma fenêtre, j'aperçois les murailles... et la nuit on voit les coups de feu. Ils se battent pendant que je vous écris, et le grondement du canon fait trembler la maison.
Il fait si froid que je peux à peine penser ou tenir mon porte-plume... Vous verrez par ma lettre à M. Pearse, combien je suis embarrassé. Il faudra quatre mois avant que je puisse avoir une réponse et la bonté des missionnaires qui m'ont reçu me fait désirer de ne point être à charge. Jésus me guidera... J'aime les Chinois plus que jamais, Oh ! être utile parmi eux !
Le 3 mars, il avait écrit à M. Pearse :
J'ai été très étonné de n'avoir pas de lettre de vous, mais j'espère en recevoir par le prochain courrier. Shanghaï est dans un état de trouble extraordinaire ; les rebelles et les impérialistes se battent continuellement. Ce matin j'ai été réveillé avant le jour par un coup de canon tiré tout près de nous.
On ne peut trouver ici ni maison, ni logement... Les missionnaires qui vivaient dans la cité ont dû partir et habitent maintenant avec les autres dans le quartier européen. Sans la bonté du Dr Lockhart, J'aurais été dans un grand embarras. Je ne sais vraiment pas que faire. Si je dois rester ici, le Dr Lockhart dit que la seule chose à faire est d'acheter un terrain et de construire une maison. Le terrain coûterait de cent à cent cinquante dollars, et la maison trois ou quatre cents. Si la paix était rétablie, le Dr Lockhart pense que je pourrais louer une maison dans la cité pour deux à trois cents dollars par an. Ainsi en tout cas, la dépense pour vivre ici sera grande. Je ne sais si la vie serait moins chère à Hong-Kong ou dans un autre port ?
Excusez, je vous prie, cette lettre hâtive, sans suite et pleine de fautes. Il fait si froid que, je sens à peine la plume ou le papier.
Que le Seigneur vous bénisse et vous fasse prospérer. Continuez à prier beaucoup pour moi, et puissions-nous tous, sûrs de l'amour de Jésus lorsque tout le reste fait défaut, chercher à Lui ressembler davantage... Nous nous rencontrerons bientôt... là où il n'y a plus ni chagrin ni épreuve. Puissions-nous être disposés à porter la croix jusque-là, et ne jamais reculer devant Sa volonté.
Le froid a été si vif, et tout le reste si éprouvant, écrivait-il à ses parents une semaine plus tard, que c'est à peine si je savais ce que je faisais ou disais. Puis je sentais pleinement ce que c'est que d'être si loin de la maison, au centre de la guerre, et de ne pouvoir pas comprendre la langue ni me faire comprendre. Cette extrême misère, et l'impossibilité où j'étais de les aider ou même de leur montrer Jésus m'affligeaient profondément. Satan m'assaillait comme une vague ; mais il y avait Quelqu'un qui dressait l'étendard contre lui. Jésus est ici, et quoique inconnu de la majorité et négligé par beaucoup de ceux qui pourraient Le connaître, Il est avec moi et Sa présence est précieuse.
1 Il est très intéressant de penser qu'Hudson Taylor fut accueilli par ce groupe de missionnaires distingués. Dans la longue liste des missionnaires de la Mission de Londres, peu de noms sont plus estimés que Medhurst, Lockhart, Wylie, Muirhead, Edkins, et Griffith John qui les rejoignit quelques mois plus tard.
Le Dr Lockhart fut le premier médecin missionnaire en Chine. Il débarqua à Canton en 1843 avec le Dr Medhurst. Au moment de l'arrivée d'Hudson Taylor, le Dr Medhurst avait 58 ans, le Dr Lockhart 43, M. Wylie 39, M. Edkins 31 et M. Muirhead 32 ans.
Les travaux missionnaires et littéraires de ces hommes sont très remarquables. Le Dr Medhurst parlait huit ou dix langues et publia de nombreux ouvrages en chinois, en malais et en anglais. Le Dr Lockhart écrivit ou traduisit des livres de valeur sur la médecine ou les missions médicales. A. Wylie parlait plusieurs langues, et fit d'importantes publications en anglais et en chinois. Le Dr Muirhead devait travailler 53 ans en Chine et laissa maints ouvrages de théologie. Le Dr Edkins, qui survécut à tous, avait un don extraordinaire pour les langues et fut un des principaux sinologues de son temps.
M. Burdon devait travailler aussi près d'un demi-siècle en Chine où il accomplit une œuvre magnifique.
C'était donc un groupe d'hommes de valeur, renforcé encore par la venue d'Hudson Taylor.