Le jeune berger. – Expériences des chrétiens dans la vallée d’Humiliation. – Souvenir d’un combat. – La vallée de l’Ombre-de-la Mort, – Apollyon mis en fuite par Grand-Cœur.
Or, tandis qu’ils poursuivaient leur route et qu’ils causaient entre eux, ils virent à quelque distance, un jeune garçon qui paissait les brebis de son père. Cet enfant, quoique assez mal vêtu, était beau et frais de visage. C’est là qu’étant assis, seul, il s’était mis à chanter. – Écoutez, s’écria M. Grand-Cœur, ce que dit le jeune berger. Ils prêtèrent donc l’oreille à ces paroles :
Si contre l’orgueil mon cœur lutte.
Si je vis dans l’abaissement,
Dieu me guidera constamment,
Et je ne ferai point de chute.
Pourquoi désirer la richesse,
Moi, je me contente de peu ;
Pour respirer j’ai le ciel bleu :
Je demande à Dieu la sagesse.
Quand on court en pèlerinage
Il ne faut pas trop se charger ;
On ne craint pas tant le danger
Lorsque léger est le bagage.
Acceptant tout, peine et misère,
Avec le cœur toujours joyeux,
Vivre au Seigneur qui règne aux cieux
C’est être heureux déjà sur terre.
L’entendez-vous, reprit alors le guide ? J’ose vous dire que cet enfant mène une vie plus heureuse, et porte dans son sein plus de ce baume que l’on appelle paix-du-cœur, que celui qui est couvert de soie et de velours ; mais, continuons notre entretien.
C’est dans cette vallée que notre Seigneur avait sa maison de campagne. Il s’y plaisait beaucoup. Il aimait aussi faire des promenades dans ces prairies, à cause de l’air agréable que l’on y respire. D’ailleurs, il est bon de le dire, ici l’homme demeure étranger au bruit et aux agitations de la vie. Partout ailleurs l’on ne rencontre que tumulte et confusion. Pour l’homme qui aime la solitude, cette vallée d’Humiliation est l’unique endroit où il puisse se trouver à l’aise ; il ne peut être distrait dans ses réflexions comme dans tout autre lieu. Personne ne marche dans cette vallée, si ce n’est ceux qui aiment la vie de pèlerin. Et quoique Chrétien y ait eu la malheureuse rencontre d’Apollyon, et un assaut terrible à soutenir contre lui, il faut que je vous dise cependant que dans des temps plus anciens, quelques-uns ont eu la visite des anges en ce même endroit ; ils y ont trouvé des perles précieuses ainsi que la parole de vie. (Osée. 12.4-5 : Il a eu le dessus sur l’ange et il a vaincu ; il a pleuré et lui a demandé grâce. Il le trouvera à Béthel, et là il parlera avec nous.)
Vous ai-je dit que notre Seigneur avait ici sa maison de campagne, et qu’il aimait à venir s’y promener ? J’ajouterai qu’il a laissé une rente annuelle au profit de ceux qui viennent habiter dans ces parages. Cette rente leur est payée fidèlement à certaines époques de l’année. Elle leur a été allouée comme moyen de subsistance, et aussi en vue de les encourager pendant le voyage, de telle manière qu’ils puissent marcher en avant, remplis d’ardeur.
Ils continuaient ainsi leur chemin quand Samuel, prenant la parole, dit : M. Grand-Cœur, je vois bien que c’est par ici que fut livrée la grande bataille entre mon père et Apollyon ; mais où est la place même où eut lieu la rencontre, car je m’aperçois que cette vallée est très spacieuse ?
Grand-Cœur : – Ton père se trouva aux prises avec Apollyon là-bas, dans un passage étroit qui est devant nous ; l’on y aborde précisément après avoir passé la terre de l’Oubli. En vérité, c’est le lieu le plus dangereux de tout le voisinage ; car s’il arrive aux pèlerins d’y éprouver quelque échec, c’est justement parce qu’ils méconnaissent les grâces de Dieu envers eux, et oublient combien ils en sont indignes. D’autres encore, ont été singulièrement éprouvés sur ce même point. Mais quand nous en serons là nous en dirons davantage ; car, il me paraît certain qu’il est resté jusqu’à ce jour quelque signe de cette bataille, ou quelque monument qui atteste l’existence d’un pareil combat.
Miséricorde prenant à son tour la parole : Je crois me trouver aussi bien dans cette vallée, que partout où nous avons passé depuis le commencement de notre voyage. M’est avis que cette place convient parfaitement à mon esprit. Je me plais dans ces lieux paisibles où l’on n’entend aucun bruit de voitures, ni le grondement des roues. Il me semble qu’ici chacun peut, sans gêne, se livrer à la réflexion de manière à pouvoir se dire, ce qu’il est, d’où il vient, ce qu’il a fait, et ce à quoi le Roi le destine. On peut aussi méditer, s’abandonner aux émotions de son cœur, et s’attendrir l’esprit jusqu’à ce que les yeux deviennent comme « les viviers qui sont en Hesbon. » (Cant. 7.4 : Ton cou est comme une tour d’ivoire ; tes yeux, comme des étangs à Hesbon, près de la porte de Bath-Rabbim ; ton nez, comme la tour du Liban qui regarde du côté de Damas.) Ceux qui marchent en droite ligne dans cette « vallée de Bacca, » la réduisent en fontaine. Dieu fait aussi tomber sur eux la pluie du ciel, et « comble les réservoirs » (Psa. 84.6 : Heureux l’homme dont la force est en toi ! Ils trouvent dans leur cœur des chemins tout tracés.) « Le Roi les attirera et leur parlera selon leur cœur après qu’il les aura promenés par le désert. C’est à partir de cette vallée qu’il leur donnera leurs vignes, » et ceux qui auront passé par là, chanteront comme Chrétien après avoir vaincu Apollyon. (Osée. 2.14-15 : C’est pourquoi, je m’en vais l’attirer et je la mènerai dans le désert et je lui parlerai selon son cœur.)
Cela est vrai, ajouta le guide ; j’ai passé bien des fois par cette vallée, et je ne me suis jamais mieux trouvé que là. J’ai fait la conduite à plusieurs autres pèlerins qui ont déclaré la même chose. « A qui regarderai-je ? » dit le Roi ; « à celui qui est humble, qui a l’esprit brisé, et qui tremble à ma parole. » (Esaïe. 66.2 : Toutes ces choses, ma main les a faites, et ainsi tout cela a existé, dit l’Eternel. Voici sur qui je jetterai les yeux : sur celui qui est humble, qui a l’esprit contrit et qui tremble à ma parole.)
Ils arrivèrent enfin à l’endroit où le combat susmentionné avait été livré. Voici la place, reprit le guide, comme pour fixer l’attention des pèlerins ; c’est sur ce terrain même que Chrétien se tenait ferme au moment où il fut assailli par le terrible Apollyon. Holà ! dit-il en se tournant vers Christiana il y a ici des pierres qui portent la trace du sang versé par votre mari ; rien n’a encore pu l’effacer. Si vous y faites attention, vous trouverez aussi de distance en distance quelques morceaux des dards qui furent brisés entre les mains d’Apollyon. Combien ils durent presser la terre sous leurs pieds pour opposer une si vive résistance l’un à l’autre ! Comme aussi, par la violence des coups qu’ils se portaient, ils allèrent jusqu’à fendre les pierres ! En vérité, Chrétien s’est conduit ici avec bravoure, tellement qu’un hercule, eût-il été à sa place, n’aurait pas déployé plus de force, ni un plus grand courage. Aussi, Apollyon fût vaincu, et se vit obligé de chercher un refuge dans le pays voisin, appelé la vallée de l’Ombre-de-la-Mort où nous allons arriver tout à l’heure. Tenez, il y a encore là-bas un monument sur lequel est gravé le souvenir de cette fameuse bataille, et de la victoire que Chrétien a remportée et qui doit honorer sa mémoire dans tous les âges. Comme ils n’avaient qu’à se détourner un peu sur le bord du chemin pour le voir, ils s’en approchèrent, et voici l’épitaphe qu’ils lurent mot pour mot :
C’est ici qu’Apollyon tombât
Blessé dans un sanglant combat.
Chrétien lutta… longtemps l’indécise victoire
Entre deux semblait balancer ;
Quand redoublant d’efforts, priant, luttant encore,
Chrétien la fit pour lui se prononcer.
Ayant passé outre, ils arrivèrent sur les confins de l’Ombre-de-la-Mort, vallée qui était d’une plus grande étendue que la première, et fréquentée par un bon nombre de malins esprits, comme on peut s’en assurer par le témoignage que plusieurs personnes en ont rendu ; malgré cela, femmes et enfants, ils purent tous la traverser, d’autant mieux qu’ils marchaient en plein jour sous la conduite de M. Grand-Cœur.
Quand ils eurent pénétré plus avant dans cette vallée, ils crurent entendre un gémissement comme celui d’un homme qui se meurt. C’étaient des sons lugubres et prolongés. Ils entendirent aussi des paroles lamentables qu’on eût dit être proférées par des êtres plongés dans des tourments affreux. Ces choses firent trembler les enfants ; les femmes mêmes furent déconcertées et en devinrent toutes pâles. Mais leur guide les rassura, et les exhorta à prendre courage.
S’étant avancés un peu plus loin, ils éprouvèrent une espèce de commotion comme si la terre eût commencé à trembler sous eux, et qu’un abîme eût été creusé sous leurs pas. Ils entendirent aussi un certain sifflement semblable à celui du serpent ; toutefois rien ne leur était encore apparu. Ici, les jeunes garçons se mirent à crier : Quand serons-nous arrivés au bout de ce triste chemin ? Ce que le guide ayant entendu, il leur recommanda d’avoir bon courage, et de bien faire attention à leurs pieds, « de peur, » dit-il, « que vous ne tombiez dans quelque piège. » (Prov. 4.26 : Aplanis le sentier de ton pied ; Et que toutes tes voies soient assurées !)
Jacques se plaignit d’être malade, mais cette maladie était plutôt l’effet de la peur. Sa mère lui donna un peu de ce cordial qu’elle avait reçu chez l’Interprète, ainsi que trois pilules que lui avait préparées M. Habile. Dès lors l’enfant commença à se sentir mieux. En sorte qu’ils purent continuer leur marche jusqu’à moitié chemin de la vallée. Quand ils en furent à ce point, Christiana se prit à dire, à la suite d’une observation qu’elle venait de faire : J’aperçois là-bas devant nous un certain objet ; mais il est tel par sa forme que je crois n’avoir jamais vu son pareil.
Ceci éveilla la curiosité de Joseph qui demanda aussitôt ce que cela pouvait être ?
— C’est quelque chose de bien laid ; oui, mon enfant, c’est très laid, lui répondit la mère.
— Mais, maman, à quoi cela ressemble-t-il ?
— Je ne puis te dire précisément à quoi cela ressemble ; mais je le vois maintenant très près de nous. – Holà ! Il nous touche presque, ajouta-t-elle.
— Eh bien, dit M. Grand-Cœur, que les plus timides se tiennent près de moi.
En ce moment l’ennemi s’avance comme pour fondre sur eux ; mais le conducteur lui riposta si bien qu’il eut hâte de prendre la fuite à la vue de tous les autres. Ils se souvinrent alors de ce qui est écrit : « Résistez au démon, et il s’enfuira de vous. » (Jacques. 4.7 : Soumettez-vous donc à Dieu ; mais résistez au diable, et il s’enfuira de vous.)