Histoire des Dogmes II — De saint Athanase à saint Augustin

5.
Lutte doctrinale contre l’apollinarisme. — La christologie grecque du ive siècle.

Apollinaire ne fut pas condamné seulement par l’autorité ecclésiastique, il fut combattu par des adversaires dans des ouvrages que nous avons déjà eu l’occasion de mentionner, le Contra Apollinarium du pseudo-Athanase, l’Antirrheticus de saint Grégoire de Nysse, plusieurs lettres de saint Grégoire de Nazianze, les Hérésies de saint Épiphane, pour ne nommer que les plus considérables. On contesta les principes sur lesquels il s’appuyait, ceux-ci par exemple que deux êtres complets n’en pouvaient former un troisième, que l’on ne saurait concevoir l’existence, dans le même individu, de deux principes libres, que la présence d’une liberté humaine en Jésus-Christ entraînerait forcément en lui le péché. On critiqua la valeur des preuves scripturaires qu’il mettait en avant ; surtout on montra que, dans son système, l’incarnation, la rédemption, la mort même et la résurrection de Jésus-Christ devenaient inexplicables. La théorie, imaginée dans un intérêt sotériologique, ruinait précisément par la base la sotériologie chrétienne. Nous aurons l’occasion de revenir sur les diverses parties de cette argumentation dans le cours de l’exposé qu’il faut maintenant entreprendre de la christologie grecque au ive sièclea.

a – J’ai déjà prévenu que cet exposé laissera volontairement de côté les théories de Diodore de Tarse, qui seront rattachées au mouvement nestorien.

De même qu’il n’est pas indifférent, dans l’étude du dogme trinitaire, de partir d’abord de l’unité de substance divine pour expliquer ensuite la trinité des personnes, ou de partir de la trinité des personnes divines pour en montrer ensuite l’unité substantielle, de même il n’est pas indifférent, dans l’étude du dogme christologique, de partir de l’unique personne du Verbe ou de partir des deux natures divine et humaine en Jésus-Christ. Le second procédé était manifestement celui de l’école d’Antioche, et il aboutit, si l’on n’y prend garde, au nestorianisme ; le premier était celui de l’école d’Alexandrie, et il tend naturellement au monophysisme. Mais on peut écarter, par des correctifs, ces conséquences extrêmes. Nous en avons un exemple dans saint Athanaseb.

b – Voir G. Voisin, La doctrine christologique de saint Athanase, dans la Revue d’histoire ecclésiastique, t. 1 (1900), p. 226 et suiv.

Tout occupé du Verbe divin et de sa consubstantialité avec le Père, il n’est pas surprenant que le patriarche d’Alexandrie le place en tête de son enseignement christologique.

Le Verbe a eu pitié de nous et, pour nous sauver, il est descendu du ciel et s’est fait semblable à nous. C’est pour cela qu’il est appelé l’homme céleste, et encore le premier-né de toute créature et entre ses frères. Mais, en prenant une chair semblable à la nôtre, le Verbe n’a rien perdu de ses attributs ni de leur exercice : « La chair n’a pas apporté d’ignominie au Verbe, à Dieu ne plaise ! elle a été plutôt glorifiée par lui. Le Fils existant dans la forme de Dieu, en prenant la forme de serviteur, n’a pas été diminué dans sa divinité. (Ad Adelphium, 4.) » Il n’était pas tellement renfermé dans le corps qu’il ne fût ailleurs : il ne mouvait pas si exclusivement ce corps que le monde fût privé de son action. La chair ne limitait ni son omniprésence ni sa toute-puissance (Or. de incarn., 17 ; Contra arian., 1, 4.).

La κένωσις n’a donc été qu’extérieure. Considérons maintenant l’humanité prise par le Verbe. Les Pères grecs du ive siècle ont bien dû, puisque le docétisme réapparaissait ou plutôt était encore, çà et là, soutenu, continuer d’affirmer la réalité de la chair du Sauveur : ils ont dû surtout, contre certaines divagations apollinaristes, affirmer que cette chair tirait son origine ex Maria, qu’elle était consubstantielle à la nôtre. Consubstantialité nécessaire, remarque saint Basile, sinon « nous qui étions morts en Adam nous n’aurions pas été vivifiés dans le Christ, et ce qui était tombé n’aurait pas été relevé, et ce qui était brisé n’aurait pas été restauré, et ce que le mensonge du serpent avait éloigné de Dieu ne lui aurait pas été réuni ». (Epist. cclxi, 2)

Mais cette raison ne vaut pas seulement pour la chair de Jésus-Christ, elle vaut pour son humanité tout entière : l’humanité que le Verbe devait sauver, et par conséquent qu’il devait prendre, c’était la nôtre : c’était une humanité composée, comme la nôtre, d’un corps et d’une âme intelligente créée. L’existence de cette âme en Jésus-Christ était niée par Apollinaire : c’est à en établir la réalité que se sont portés les efforts de ses adversaires. Le principe sotériologique mis en avant pour cette démonstration se résume en cette sentence lapidaire de saint Grégoire de Nazianze : Τὸ γὰρ ἀπρόσληπτον ἀϑεράπευτον; ὃ δὲ ἥνωται τῷ ϑεῷ τοῦτο καὶ σώζεται (Epist. ci, col. 181). Cela seul est guéri qui est pris par le Verbe ; cela seul est sauvé qui est uni à Dieu. Pourquoi ? Non seulement parce que l’œuvre du relèvement et de la purification commence dans l’incarnation même, par le contact que notre corps et notre âme y prennent avec la sainteté et l’immortalité incréées, mais parce que, suivant la remarque du Contra Apollinarium (I, 17), Jésus ne devait pas donner en rançon un autre pour un autre (ἕτερον ἀνϑ᾽ ἑτέρου), mais bien « corps pour corps, âme pour âme, et complète subsistance pour tout l’homme ». Puis donc que le Verbe était venu sauver l’âme aussi bien que le corps, il était nécessaire qu’il prît une âme intelligente, sans quoi notre salut eût été incomplet.

C’est la preuve fondamentale. Mais on en tire d’autres de l’Écriture (Matthieu 26.41 ; Luc 22.42 ; Jean 11.33 ; 12.27) ; on en fait valoir encore d’autres prises de la satisfaction et des mérites de Jésus-Christ, car sans âme et sans liberté, comment Jésus-Christ aurait-il pu mériter et satisfaire ? — ou même déduites de considérations métaphysiques. Origène avait déjà enseigné que le Verbe s’était uni au corps par l’intermédiaire de l’âme, dont la nature se rapproche davantage de la sienne. Les deux Grégoire reprennent cette idée, et en concluent qu’une âme humaine a été nécessaire au Christ pour que l’incarnation pût s’accomplir : « L’esprit s’unit à l’esprit comme au plus proche [par nature] et au plus voisin, et par lui à la chair, [l’esprit] étant ainsi intermédiaire entre la divinité et la matière. »

[Greg. Naz., Epist. ci, col. 188 ; cf. Or. I, 33, 42 ; Greg. Nyss., Antirrhet., 41. Sur l’existence, en Jésus-Christ, d’une âme raisonnable, voir encore Eustathe d’Antioche (P. G., XVIII, 685, 689, 694) ; Didyme, De trinitate, III, 4, 21, col. 829, 904. — Une difficulté a été soulevée à propos de saint Athanase que l’on a accusé d’avoir, avant le concile d’Alexandrie de 362, méconnu en Jésus-Christ la présence d’une âme humaine. Et il est vrai que l’on ne trouve point, dans les œuvres du saint docteur antérieures à cette date, de témoignage explicite sur ce point ; mais si l’on remarque que, d’une part, il admet la réalité en Jésus-Christ de toutes les émotions, de tous les sentiments de crainte, de tristesse marqués dans l’évangile, la réalité de sa croissance en grâce et en sagesse, la réalité de son ignorance en tant qu’homme vis-à-vis du jour du jugement, la réalité de sa sanctification par le Saint-Esprit, et que, d’autre part, il repousse absolument le système des ariens qui présentaient le Verbe comme le sujet de ces passions, de cette croissance, de cette ignorance, de cette sanctification, il faut bien conclure que saint Athanase reconnaissait en Jésus-Christ une âme raisonnable, sujet de ces diverses affections. V. Contra arianos, III, 38-40 ; 43 ; 51-58, et cf. Ad Epictetum, 7.]

Jésus-Christ est donc homme parfait (ἄνϑρωπος τέλειος) : conséquemment il est sujet, sauf le péché, à toutes nos infirmités, à toutes nos faiblesses, à tous nos besoins. Il a pris τὸ ὁμοιοπαϑές ; il a gardé, suivant l’expression de Didyme, toutes les suites de l’incarnation : πᾶσαν τῆς ἐνανϑρωπήσεως ἀκολουϑίαν φυλάττων. Saint Athanase, Didyme, saint Cyrille de Jérusalem sont ici d’accord avec saint Chrysostome et les Cappadociens. Nous ne trouvons pas encore, à cette époque, la tendance à idéaliser l’humanité de Jésus-Christ qui se fera jour plus tard. Mais si Jésus-Christ partage les faiblesses humaines qui sont le fait du corps et de la partie affective de l’âme, partage-t-il aussi nos faiblesses intellectuelles, et, s’il n’est pas sujet à l’erreur proprement dite, n’est-il pas sujet à l’ignorance en tant qu’hommec ? Cette question n’avait pas été jusqu’ici traitée par les Pères. Les ariens furent les premiers à la poser et à la résoudre. Ils admirent en Jésus-Christ une ignorance réelle, et en conclurent que le Verbe n’était pas Dieu puisque, dans leur système, il tenait en Jésus-Christ la place de l’âme. Leurs appuis scripturaires étaient surtout Marc 13.32 ; Matthieu 24.36 ; Luc 2.52, et les divers passages où Jésus-Christ questionne, s’étonne ou paraît surpris.

c – Sur cette question, voir C. Gore, Dissertations on subjects connected with the incarnation, London, 1895.

Les Pères grecs du ive siècle, à leur tour, firent à cette question deux réponses différentes. Les uns, comme saint Athanase et saint Grégoire de Nysse, admettent en Jésus-Christ homme une ignorance réelle, mais rejettent d’ailleurs la conclusion des ariens. Les autres, sans exclure absolument cette explication, interprètent plus volontiers les faits allégués par une ignorance économique, Jésus-Christ déclarant ignorer ce qu’il ne jugeait pas opportun de nous révéler, ou ne manifestant que progressivement et suivant les circonstances les lumières qui étaient en lui.

Athanase s’occupe du texte de Marc 13.32, dans le Contra arianos, iii, 43-46. Le texte est le suivant : « Pour ce qui est de ce jour et de cette heure, nul ne les connaît, ni les anges du ciel, ni le Fils, mais le Père seul ». Athanase rapporte d’abord l’objection des ariens, puis il continue : « Pour nous qui aimons le Christ et qui le portons en nous, reconnaissons que ce n’est pas le Verbe ignorant en tant que Verbe qui a dit : « Je ne sais », car il savait, mais en tant que découvrant son humanité, parce que c’est le propre de l’homme d’ignorer, et que ce Verbe avait revêtu une chair ignorante, dans laquelle il disait, en tant qu’homme : « Je ne sais ». Et plus brièvement : ὡς μὲν λόγος γινώσκει, ὡς δὲ ἄνϑρωπος ἀγνοεῖ (43, et cf. Ad Serapionem, ii, 9). Il est vrai que, au numéro 47, Athanase paraît revenir sur son opinion. Il compare le Je ne sais de Notre-Seigneur avec celui de saint Paul (2 Corinthiens 12.2) qui savait cependant comment il avait été ravi au ciel. Mais l’auteur veut simplement confirmer sa solution par un a fortiori, en faisant remarquer que l’on pourrait, à la rigueur, ne pas prendre à la lettre l’ignorance du Fils : car, au numéro 48, il revient à sa première affirmation, et ajoute que Jésus-Christ n’a pas menti en disant, en tant qu’homme : Je ne sais : Οὔτε ἐψεύσατο τοῦτο εἰρηκὼς (ἀνϑρωπίνως γὰρ εἶπεν, ὡς ᾽’ ανϑρωπος, Οὐκ οἶδα).

Saint Athanase résout de même l’objection tirée. par les ariens des questions que pose Jésus-Christ. Le fait de questionner, répond-il, n’implique pas qu’on ignore ce que l’on demande ; et si l’on veut que Jésus-Christ ait réellement ignoré l’objet de ses questions, c’est à l’humanité, et non au Verbe, qu’il faut rapporter cette ignorance. Et quant au progrès en sagesse dont il est question dans Luc 2.52, le saint docteur ne fait aucune difficulté d’admettre que, en effet, ce progrès s’est accompli en Jésus en tant qu’homme : « La Sagesse, en tant que Sagesse, n’a pas progressé en soi-même, mais l’élément humain (τὸ ἀνϑρώπινον) a progressé en sagesse. »

Cette dernière interprétation est celle de saint Grégoire de Nysse. Jésus-Christ, comme Dieu, était la Sagesse même, mais, comme homme, il a reçu la sagesse par participation (ἐκ μετοχῆς), et de même que le corps se développe graduellement jusqu’à croissance complète par la nourriture, aussi l’esprit acquiert par l’exercice (δι᾽ ἀσκήσεως) le sommet de la sagesse. Dans l’Antirrheticus, 24, Grégoire affirme simplement que c’est à l’humanité qu’il faut attribuer l’ignorance indiquée dans Marc 13.32.

Voici donc une première catégorie d’auteurs qui ne font nulle difficulté d’attribuer à Jésus-Christ homme une ignorance réelled, un progrès en sagesse réel. Les autres sont moins catégoriques ou même d’une autre opinion. Saint Basile, sans désavouer l’interprétation de saint Athanase sur Marc 13.32, préfère cependant la suivante : le Père seul connaît, comme premier principe de la Trinité, le jour et l’heure du jugement ; le Fils et le Saint-Esprit ne les connaissent que par communication du Père : ils ne les connaîtraient pas si le Père ne les leur révélait en les produisant. Saint Grégoire de Nazianze rapporte les deux explications, sans se prononcer sur celle qu’il adopte, mais il est possible qu’il entende, par l’humanité ignorante de Jésus-Christ dont il parle, l’humanité abstraite, prise en soi, non telle qu’elle se trouvait de fait dans le Sauveur : Amphiloque et Didyme reproduisent également l’interprétation préférée de saint Basile : mais, après avoir comparé le texte de Matthieu 24.36, avec Marc 13.32, Didyme se prononce pour une ignorance économique : ὑμῖν οὖν, φησὶν, ἀγνοῶ, τῇ ἀληϑείᾳ οὐκ ἀγνοῶ. C’est aussi l’opinion de saint Jean Chrysostome, et c’est à peu près celle de saint Epiphane. Bien que celui-ci ne repousse pas absolument l’idée que l’ignorance puisse être reportée sur l’humanité, il préfère expliquer le passage de saint Marc d’une ignorance économique ou même expérimentale.

d – Remarquons que la distinction entre la science infuse et la science expérimentale n’est pas encore faite. Cependant voyez plus bas, à propos de saint Epiphanie.

La divergence que nous constatons entre les Pères à propos de la science humaine de Jésus-Christ n’existe plus dès qu’il s’agit de sa sainteté parfaite. Saint Athanase en a spécialement traité dans son premier discours contre les ariens. Jésus-Christ est non seulement impeccable (51), mais il a été spécialement sanctifié, oint par le Saint-Esprit, comme le prouvent les textes Luc 3.21-22 ; Jean 17.19 ; Ésaïe 61.1 ; Psaumes 44.8. Cette sanctification, le Sauveur, en tant que Dieu, se l’est donnée à lui-même en tant qu’homme, mais il se l’est donnée afin que nous fussions nous-mêmes sanctifiés : la gratia capitis n’est pas séparée en Jésus de la gratia unionis : αὐτὸς ἑαυτὸν ἁγιάζει, ἵνα ἡμεῖς ἐν τῇ ἀληϑείᾳ ἁγιασϑῶμεν (46, 47).

Ainsi l’humanité prise par le Verbe est complète dans ses éléments physiques : si elle a été sanctifiée par son union avec lui, elle a conservé du moins sa passibilité et ses faiblesses. Mais est-elle, dans cette union, restée elle-même, nature distincte de la nature du Verbe ? N’a-t-elle rien perdu de son être ; n’a-t-elle pas été transformée dans cet acte qui l’a jointe au Verbe ? Et comment devons-nous concevoir le lien qui les fait un, elle et lui ? C’est le problème qu’Apollinaire avait résolu par le monophysisme, et auquel les Pères du ive siècle devaient, à leur tour, donner une réponse.

Cette réponse, ils ne la donnent pas explicite, précise, dans les termes qui seront consacrés par les conciles du ve siècle : manifestement il leur manque des définitions nettes et une langue arrêtée. Mais on peut dire qu’ils en donnent les prémisses et, si l’on peut parler ainsi, toute la matière. Leurs idées sont en avant sur leurs formules et, s’ils ne s’expriment pas toujours correctement, ils pensent au moins toujours juste.

Une idée d’abord qu’ils repoussent unanimement, et cela d’accord avec Apollinaire, c’est qu’il y ait eu, dans l’incarnation, conversion de l’un des deux éléments en l’autre, ou fusion de l’humanité et de la divinité pour constituer une troisième nature. Les deux adverbes ἀτρέπτως, ἀσυγχύτως se trouvent déjà dans Didyme l’aveugle. Saint Epiphane dit de même que le Verbe, en s’incarnant, n’a pas changé de nature (μὴ τραπεὶς τὴν φύσιν) ; saint Chrysostome qu’il ne s’est pas transformé en la chair, et que l’incarnation n’a comporté ni confusion ni disparition des substances (οὐ συγχύσεως γενομένης οὐδὲ ἀφανισμοῦ τῶν οὐσιῶν). Athanase et Didyme étaient poussés à maintenir cette distinction réelle entre la divinité et l’humanité après l’union par les nécessités de la controverse arienne, les Cappadociens et Epiphane par celles de la controverse apollinariste. Aussi maintiennent-ils que, après l’union, le Sauveur est Dieu et homme, qu’il y a en lui deux formes (μορφαί, δύο πράγματα), deux natures (φύσεις μὲν γὰρ δύο, ϑεὸς καὶ ἄνϑρωπος), autre chose et autre chose (ἄλλο καὶ ἄλλο) : « Distinguez-moi les natures (τὰς φύσεις), écrira Amphiloque, celle de Dieu et celle de l’homme ; car Jésus-Christ n’est pas, par une chute, de Dieu devenu homme, ni, par un progrès, d’homme devenu Dieu. » Et encore : « Jésus-Christ a gardé en lui (après la résurrection) la propriété, sans confusion, des deux natures hétérogènes (τῶν δύο φύσεων τῶν ἑτερουσίων ἀσύγχυτον τὴν ἰδιότητα). » Il a pris, dit Epiphane, « avec la divinité l’humanité » (σὺν τῇ ϑεότητι λαβὼν τὴν ἀνϑρωπότητα). En conséquence, Didyme comptera en Jésus-Christ deux volontés, la divine et l’humaine.

Le monophysisme est donc écarté d’avance, mais le nestorianisme l’est aussi, car, si l’on excepte l’école d’Antioche, où l’unité intime de Jésus-Christ est conçue d’une façon plus lâche, le sens profond de cette unité personnelle existe manifestement chez les alexandrins et les cappadociens, et la lecture des écrits d’Apollinaire n’a pas été. pour le diminuer. « Autre (ἕτερος) n’était pas le Fils de Dieu qui était avant Abraham, écrit Athanase, et autre (ἕτερος) celui qui était après Abraham ; autre celui qui a ressuscité Lazare, autre celui qui questionnait sur Lazare, mais c’était le même (ὁ αὐτὸς ἦν) qui, en tant qu’homme, demandait : Où gît Lazare, et qui, en tant que Dieu, le ressuscitait, le même qui, corporellement et en tant qu’homme, crachait, et qui, divinement et en tant que Fils de Dieu, ouvrait les yeux de l’aveugle-né ; qui souffrait dans la chair, comme l’a dit Pierre, et qui, comme Dieu, ouvrait les tombeaux et ressuscitait les morts. » Didyme pense de même : « Nous ne croyons pas qu’autre (ἄλλον) est le Fils qui est du Père et autre (καὶ ἄλλον) celui qui est devenu chair et a été crucifié. » De même Cyrille de Jérusalem ; de même saint Epiphane (εἷς οὐ δύο) et Amphiloque. Quant à saint Grégoire de Nazianze, après avoir, dans ses discours ii, 23 et xxxvii, 2, affirmé l’unité physique (ἕν) de Jésus-Christ, il a touché, dans un passage célèbre, à la formule définitive, et a marqué d’une façon précise la différence qui sépare, au point de vue qui nous occupe, le mystère de l’incarnation de celui de la trinité : « Il y a en lui (Jésus-Christ) deux natures ; il est Dieu et homme, puisqu’il est âme et corps : mais il n’y a pas deux fils ni deux dieux… Et s’il faut parler en peu de mots : autre et autre sont les [éléments] dont est le Sauveur — car l’invisible n’est pas ce qu’est le visible, ni l’éternel ce qu’est le temporel —, mais [le Sauveur], lui, n’est pas un autre et un autre, loin de là ! Car les deux [éléments] sont un par l’union, Dieu devenant homme ou l’homme devenant Dieu, ou quelle que soit l’expression que l’on adopte. Je dis autre et autre, contrairement à ce qui existe dans la Trinité. Car là il y a un autre et un autre, pour que nous ne confondions pas les hypostases, mais non pas autre et autre ; car les trois sont un et identiques par la divinité. » Φύσεις μὲν γὰρ δύο Θεὸς καὶ ἄνϑρωπος, ἐπεὶ καὶ ψυχὴ καὶ σῶμα; υἱοὶ δὲ οὐ δύο, οὐδὲ Θεοἱ. Οὐδὲ γὰρ ἐνταῦϑα δύο ἄνϑρωποι, εἰ καὶ οὕτως ὁ Παῦλος τὸ ἐντὸς τοῦ ἀνϑρώπου, καὶ τὸ ἐκτὸς προσηγόρευσε. Καὶ εἰ δεῖ συντόμως εἰπεῖν, ἄλλο μὲν καὶ ἄλλο τὰ ἐξ ὧν ὁ Σωτὴρ (εἴπερ μὴ ταυτὸν τὸ ἀόρατον τῷ ὁρατῷ, καὶ τὸ ἄχρονον τῷ ὑπὸ χρόνον), οὐκ ἄλλος δὲ καὶ ἄλλος; μὴ γένοιτο. Τὰ γὰρ ἀμφότερα ἐν τῇ συγκράσει, Θεοῦ μὲν ἐνανϑρωπήσαντος, ἀνϑρώπου δὲ ϑεωϑέντος, ἢ ὅπως ἄν τις ὀνομάσειε. Λέγω δὲ ἄλλο καὶ ἄλλο, ἔμπαλιν ἢ ἐπὶ τῆς Τριάδος ἔχει. Ἐκεῖ μὲν γὰρ ἄλλος καὶ ἄλλος, ἵνα μὴ τὰς ὑποστάσεις συγχέωμεν– οὐκ ἄλλο δὲ καὶ ἄλλο, ἐν γὰρ τὰ τρία καὶ ταυτὸν τῇ ϑεότητι.

Enfin saint Grégoire de Nysse affirme, lui aussi, qu’en Jésus-Christ il n’y a pas ἀλλος et ἕτερος mais ἓν πρόσωπον.

La conséquence première de cette unité personnelle du Christ dans la dualité des éléments qui le composent, c’est la communication des idiomes. Origène en avait ébauché la théorie : les Pères grecs du ive siècle reprennent cette théorie ou la consacrent par l’usage qu’ils en font. Athanase répond, dans sa lettre à Adelphius (3), au reproche d’idolâtrie fait par certaines gens contre ceux qui adoraient la chair de Jésus-Christ : « Nous n’adorons pas la créature, écrit-il, … nous adorons le Verbe de Dieu, Seigneur de la création, fait chair. La chair, sans doute, est une créature, si on la considère à part (καϑ᾽ ἑαυτήν), mais elle est devenue le corps de Dieu. Et nous n’adorons pas ce corps à part et en le séparant du Verbe (καϑ᾽ ἑαυτὸ διαροῦντες ἀπὸ τοῦ λόγου), ni, voulant adorer le Verbe, nous ne le séparons pas de sa chair ; mais sachant, comme nous l’avons dit déjà, que le Verbe s’est fait chair, nous le reconnaissons comme Dieu et existant dans la chair. » Saint Grégoire de Nysse est encore plus explicite. Répondant à ceux qui accusent les catholiques d’admettre deux Christs et deux Seigneurs, il expose comment les propriétés, actions ou passions exclusivement attribuables à l’un des éléments du Christ, si on prend ceux-ci in abstracto, peuvent et doivent s’attribuer à l’autre élément ou au tout, dès qu’on prend ces éléments dans l’union, in concreto. « La chair considérée à part soi (καϑ’ ἑαυτήν) est ce que la raison et les sens en saisissent, mais, mélangée au divin, elle ne reste plus dans ses bornes et dans ses propriétés : elle est élevée à ce qui la domine et lui est supérieur. Néanmoins, il reste que l’on peut considérer distinctement les propriétés de la chair et celles de la divinité, tant qu’on les considère l’une et l’autre en soi (ἐφ’ ἑαυτῶν), comme lorsqu’on dit : Le Verbe était avant les siècles ; la chair a été faite à la fin des temps… Ce sont là des choses claires, quand bien même on n’expliquerait pas en paroles que les plaies sont du serviteur en qui est le Seigneur, et que les honneurs sont du Seigneur autour duquel est le serviteur ; de sorte que par la connexion et le lien naturel (διὰ τὴν συνάφειάν τε καὶ συμφυΐαν), les deux choses (les plaies et les honneurs) deviennent communes à chaque élément, le Seigneur recevant en lui les meurtrissures du serviteur, et le serviteur étant glorifié de l’honneur rendu au Seigneur. Et c’est pourquoi on parle de la croix du Seigneur de gloire, et toute langue confesse que le Seigneur Jésus-Christ est dans la gloire de Dieu le Père. »

Une seconde conséquence de l’unité personnelle de Jésus-Christ est la maternité divine de Marie. Alexandre d’Alexandrie et Apollinaire avaient usé du mot ϑεοτόκος ; Didyme et saint Epiphane n’hésitent pas non plus à l’employer ; mais les textes classiques se trouvent dans saint Grégoire de Nazianze : « Si quelqu’un n’accepte pas sainte Marie pour mère de Dieu, il est séparé de la divinité. » Marie est la Virgo deipara (ϑεοτόκον παρϑένον)

Distinction réelle de la divinité et de l’humanité en Jésus-Christ, unité intime de sa personne qui permet de lui attribuer les propriétés, passions et affections de l’un et l’autre élément ; maternité divine de Marie, voilà des faits, ou, si l’on préfère, des vérités traditionnelles dont les Pères grecs du ive siècle ont la conscience claire. Il en faut ajouter une autre, que saint Athanase a mise surtout en lumière, c’est que, en Jésus-Christ, le principe hégémonique ou de l’unique personnalité est dans le Verbe. La doctrine est celle-ci : le Verbe d’abord ἄσαρκος a pris la chair ; mais ce Verbe, en s’incarnant, n’a pas changé, n’a rien acquis dans son être intime : il est resté le même (ὁ αὐτός) qu’il était auparavant. « Il n’a, dit Athanase, rien reçu de nous qui pût le perfectionner, car le Verbe de Dieu est sans défaut, il est complet : c’est nous qui avons été par lui perfectionnés. » L’hypostase qu’il était est donc demeurée telle qu’elle existait, et c’est dans l’humanité qu’il faut chercher les modalités nouvelles qui autorisent à parler d’un seul fils, d’un seul Jésus-Christ, d’une seule personne concrète.

Pénétrer dans ces modalités et les expliquer, c’eût été pénétrer au cœur même du mystère et l’expliquer autant qu’il se peut ; c’eût été révéler la nature intime du lien qui unissait, en Jésus-Christ, Dieu et l’homme. La juste mesure des termes et la précision rigoureuse de la doctrine manquaient trop à nos auteurs, nous le verrons bientôt, pour qu’ils pussent mener complètement à bien ce travail, qui ne devait plus être l’œuvre de simples témoins de la tradition, mais de théologiens exercés, et raisonnant sur la tradition. On trouve néanmoins chez eux des idées heureuses et qui deviendront classiques. Saint Athanase, par exemple, conçoit l’union des éléments en Jésus-Christ sous la forme d’une appropriation de la nature humaine par le Verbe : le Verbe ne s’est pas changé au corps, mais il a fait sien le corps et ce qui était du corps : ἰδιοποιεῖτο τὰ τοῦ σώματος ἴδια, ὡς ἑαυτοῦ, ὁ λόγος ὁ ἀσωματος. Le corps n’était pas le Verbe mais il était le corps du Verbe. Il n’était donc pas sui iuris, et c’est pourquoi on attribue au Verbe les progrès et les développements de ce corps, parce que c’était son corps (διὰ τὴν πρὸς τὸ σῶμα ἰδιότητα). La chair était divinement portée par le Verbe : ἡ σὰρξ ϑεοφορεῖται ἐν τῷ λογῷ. Saint Grégoire de Nazianze, à son tour, remarque que, dans l’union, l’élément humain a été d’une certaine façon divinisé par l’élément divin : τὸ μὲν ἐϑέωσε, τὸ δὲ ἐϑεώϑη. Ce sont là des conceptions justes ; mais généralement, je le répète, dès que, sortant du domaine des idées et des faits traditionnels, nous cherchons, dans nos auteurs, des formules précises et une attitude absolument arrêtée sur le sujet qui nous occupe, nous constatons combien leurs spéculations sont encore incomplètes et combien leur langue est inexpérimentée.

On l’a pu voir déjà par quelques-uns des textes cités. Les expressions qui servent à marquer l’union du Verbe et de l’humanité sont quelquefois indifférentes, mais elles offrent souvent une couleur tantôt nestorienne, tantôt monophysite. Ainsi Athanase dira de l’humanité qu’elle est οἶκος, ναός ὄργανον, ἔνδυμα, στολή, περιβολή de la divinité ; saint Cyrille de Jérusalem qu’elle en est le vêtement et le voile λέντιον, καταπέτασμα. On peut relever — et on l’a fait — dans saint Grégoire de Nazianze, deux séries parallèles d’expressions qui indiqueraient des tendances absolument opposées. S’il dit, en parlant de Jésus-Christ, quelquefois εἷς, qui est correct, il dira aussi fréquemment ἕν, qui ne l’est plus. Jésus-Christ est ἓν ἐξ ἀμφοῖν, ἓν ἐκ τῶν δύο. L’union est μίξις, κρᾶσις, σύγκρασις, termes qui seront plus tard jugés sévèrement, comme impliquant l’eutychianisme. Mais, d’autre part, on a noté, dans ses discours théologiques, bien des tournures qui, prises à la rigueur, supposeraient entre les deux éléments du Christ une union simplement morale. Le cas est absolument le même pour saint Grégoire de Nysse. Lui aussi paraît, en certains passages, distinguer deux personnes en Jésus-Christ : l’homme, dans le Sauveur, est un tabernacle où le Verbe habite ; la divinité est dans celui qui souffre. Cependant la tendance monophysite est plus marquée et parfois inquiétante. Il faut se rappeler que saint Grégoire de Nysse est un disciple fervent d’Origène, et que celui-ci paraît avoir admis une certaine transformation de l’humanité en la divinité après la glorification du Sauveur. Le terme dont saint Grégoire se sert le plus souvent, pour marquer l’union des deux éléments en Jésus-Christ, est celui d’ἀνάκρασις qui s’emploie pour désigner le mélange des liquides et la diminution de leurs propriétés l’un par l’autre (temperatio). Ainsi, il écrira : « Nous disons que le corps par lequel il (le Christ) a enduré la souffrance, mêlé à la nature divine (τῇ ϑείᾳ φύσει κατακραϑέν), est devenu, par ce mélange, ce qu’était la nature qui a pris ce corps. Tant s’en faut que nous ayons une mince idée du Dieu Fils unique que, s’il a pris, pour l’amour et le salut de l’homme, quelque chose de la nature inférieure, nous croyions que cela a été transformé (μεταπεποιῆσϑαι) en ce qui est divin et immortel. » Cette idée sera encore accentuée un peu plus loin : « Dans les mélanges matériels (σωματικῶν ἀνακράσεων), quand l’un des éléments excède l’autre de beaucoup, il arrive que le plus faible est entièrement transforme (πάντως μεταποιεῖσϑαι) dans le plus considérable. C’est ce que nous apprenons sagement de la parole mystique de la voix de Pierre, à savoir que l’humilité de celui qui a été crucifié par sa faiblesse — or la faiblesse démontre la chair, comme nous l’avons entendu à propos du Seigneur — cette humilité, dis-je, par le mélange avec l’infini et l’immensité du bien, n’est pas demeurée dans ses bornes particulières et ses propriétés (ἐν τοῖς ἰδίοις μέτροις καὶ ἰδιώμασιν), mais a été élevée par la droite de Dieu et, au lieu de servante, est devenue Christ-roi, au lieu d’inférieure, Très-Haut, au lieu d’homme, Dieu. » Ces derniers mots semblent indiquer qu’il s’agit ici de l’humanité glorifiée. La chose est plus probable encore pour un passage de l’Anterrheticus où l’auteur, comparant l’humanité à une goutte de vinaigre qui tomberait dans la mer et serait absorbée dans ses eaux, la représente « transformée en la mer d’incorruptibilité » et « changée, avec tout ce qui avait paru alors selon la chair, en la nature divine et immortelle », n’offrant plus « ni pesanteur, ni forme, ni couleur, ni résistance, ni mollesse, ni circonscription de la quantité, ni rien de ce que l’on a pu voir alors, le mélange avec le divin ayant élevé aux propriétés divines l’humilité de la nature charnelle ».

Quant à saint Jean Chrysostome, il est naturel que nous trouvions chez lui un écho des doctrines antiochéniennes qu’il avait dû connaître à l’école de Diodore. Heureusement, son génie tout pratique l’a retenu à temps sur la pente de ces dangereuses spéculations. Dans sa onzième homélie sur saint Jean, où il s’occupe de la relation des deux natures en Jésus-Christ, il explique par l’habitavit in nobis le Verbum caro factum est qui précède. L’humanité est la tente (σκηνή) de la divinité : il n’y a donc ni confusion ni disparition des substances ; mais cependant τῇ ἑνώσει καὶ τῇ συναφείᾳ ἕν ἐστιν ὁ ϑεὸς λόγος καὶ ἡ σάρξ. Comment s’est faite cette unité ? Inutile de le chercher : le Christ seul le sait : τὸ δὲ ὅπως, μὴ ζήτει; ἐγένετο γὰρ ὡς οἶδεν αὐτός. C’est tout ce que Chrysostome peut nous dire sur cet ineffable et insondable mystère.

Ces observations montrent bien que, si les Pères grecs de la fin du ive siècle avaient puisé dans le sens catholique et l’enseignement traditionnel assez de lumière pour repousser et condamner l’apollinarisme, ils n’avaient pas encore assez mûri leurs idées ni affiné leur langage pour donner au problème christologique une solution absolument satisfaisante et définitive. Des obscurités existaient encore dans lesquelles tâtonnaient les plus grands génies. Ces obscurités devaient se dissiper en partie au ve et au vie siècle, mais au prix de quelles luttes et de quels déchirements !

ouvrages cités de saint jean chrysostome

Afin qu’il puisse retrouver plus aisément les textes de saint Chrysostome dont il va être question dans le chapitre suivant, on a dressé ici pour le lecteur une liste des ouvrages d’où ils sont tirés, avec l’indication des volumes de la Patrologie grecque de Migne qui contiennent ces ouvrages. Les commentaires de l’Écriture ont été d’abord mentionnés dans l’ordre des Livres Saints, puis les divers traités, homélies et discours dans l’ordre alphabétique.

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