Cependant, le concile dont on parlait depuis longtemps avait été convoqué. Le pape aurait voulu qu’il se tînt en Italie ou en Sicile. L’empereur n’y consentant pas, Vigile refusa à son tour de prendre part à un concile exclusivement composé d’évêques grecs. Justinien proposa alors de donner dans l’assemblée une représentation égale à chaque parti, c’est-à-dire, comme il l’entendait, à chaque patriarcat. Le pape persista dans son refus : on passa outre, et le 5 mai 553, le concile s’ouvrit sans lui à Constantinople.
Il fut présidé par Eutychius et compta d’abord cent cinquante et un, puis, à la fin, cent soixante-quatre évêques. Six évêques africains assistèrent à la première session, huit à la dernière. Les trois premières sessions offrent peu d’intérêt. Invitera se rendre à l’assemblée, Vigile avait répondu, le 6 mai, qu’il demandait un délai, et qu’il ferait, dans vingt jours, connaître son sentiment. Dans la quatrième session, le 12 ou le 13 mai, on commença l’examen des écrits de Théodore de Mopsueste, dont on lut soixante et onze extraits : on lut aussi son symbole. Cette besogne se poursuivit le 17 mai, jour de la cinquième session, et l’on se demanda si Théodore, bien que mort dans la communion de l’Église, pouvait être condamné. La séance continua par la lecture des extraits des ouvrages de Théodoret qui paraissaient contraires à la foi et injurieux pour saint Cyrille. La sixième session (19 mai) fut consacrée à Ibas. On lut d’abord sa lettre à Maris, et le concile fut d’avis généralement de la condamner. Puis Théodore Askidas et avec lui trois autres évêques entrèrent dans un examen plus minutieux de la question. Cette lettre, objectait-on, avait été approuvée par divers membres du concile de Chalcédoine. Le fait était vrai : et c’est cette approbation que les évêques susdits s’efforcèrent d’expliquer. Mais, au lieu de s’attaquer aux votes bien plus importants des légats de Léon et de Maxime d’Antioche, ils se bornèrent à interpréter uniquement celui d’Eunomius. Finalement, le concile s’écria que la lettre était hérétique, blasphématoire ; et sur ce, la sixième session fut close.
C’est à ce moment que Vigile rentra en scène. Le 14 mai 553, il avait fait remettre à Justinien un mémoire contenant son jugement sur les trois chapitres. C’est le Constitutum Vigilii papae de tribus capitulis, une des meilleures compositions littéraires que nous ait léguées le vie siècle. Adressé à l’empereur, il peut se diviser en trois parties.
La première reproduisait les deux professions de foi présentées par Théodore Askidas et Mennas, puis par Eutychius, et résumait les événements jusqu’à la réunion du concile.
La deuxième était un examen des trois chapitres. Pour Théodore, le pape ne faisait nulle difficulté de reconnaître son hétérodoxie. Reprenant les soixante et onze extraits dont l’empereur lui avait communiqué le texte, il eh retenait cinquante-neuf, auxquels il en ajoutait un nouveau, le treizième, et les faisait suivre d’un anathème. Mais, d’autre part, Théodore n’avait été condamné ni à Ephèse ni à Chalcédoine, et il n’est pas d’usage, dans l’Église, de condamner des morts. En conséquence, Vigile n’osait condamner sa personne, ni permettre que d’autres la condamnassent, bien qu’il fût entendu que les fragments dogmatiques cités restaient absolument proscrits dans leur sens obvie (secundum subiectos intellegentiae sensus).
Venant ensuite à Théodoret, le pape se refusait à le condamner. Théodoret avait été reçu par le concile de Chalcédoine : il avait anathématisé Nestorius. Les injures contre saint Cyrille, ou il avait nié en être l’auteur, ou saint Cyrille lui-même n’avait pas voulu qu’on les rappelât. On ne devait pas être plus exigeant que saint Cyrille et que le concile. Vigile défendait donc de condamner aucun écrit sous le nom et avec le nom de Théodoret (sub taxatione nominis eius), mais il condamnait d’ailleurs toute proposition, qu’elle fût de Théodoret ou d’un autre, non conforme à la foi, et, pour confirmer ce qu’il avançait, il ajoutait cinq anathématismes contre des propositions nestoriennes.
Passant enfin à Ibas, le Constitutum relevait d’abord, dans le concile de Chalcédoine, les votes des légats Paschasinus et Lucentius qui déclaraient que « la lettre d’Ibas ayant été lue [devant eux], ils avaient reconnu qu’il était orthodoxe » ; celui d’Anatolius de Constantinople, disant que la lecture des précédents documents (entre lesquels la lettre à Maris) démontrait qu’Ibas était innocent ; et celui de Maxime d’Antioche, affirmant que cette lettre prouvait que la foi, la dictatio (ἡ ὑπαγορία) de l’évêque d’Edesse était orthodoxe. Ces appréciations, continuait Vigile, non seulement n’ont pas été contredites, mais ont été confirmées par les autres membres du concile. Cela ne veut pas dire que le concile a approuvé les injures d’Ibas contre Cyrille ; mais Ibas a révoqué suffisamment ces injures en acceptant la communion du patriarche d’Alexandrie. Puis insistant sur le péril qu’il y aurait à revenir sur le jugement du concile de Chalcédoine, le pape concluait que ce jugement, qui prononçait qu’Ibas était orthodoxe, et qui était basé, en partie du moins, sur une exacte intelligence de la lettre d’Ibas à Maris (ex verbis epistulae viri venerabilis Ibae rectissimo ac piissimo intellectu perspectis) devait rester entier et intangible en ce qui concernait la lettre susdite.
En conséquence et comme conclusion générale, Vigile interdisait à tout clerc d’entreprendre d’ajouter, de diminuer ou de changer quoi que ce soit aux décisions du concile de Chalcédoine, et défendait absolument à toute personne dans les ordres et dignités ecclésiastiques d’écrire, émettre, composer et enseigner quelque chose de contraire au présent Constitutum, et d’agiter de nouveau, après la présente définition, la question des trois chapitres.
Tel est, brièvement résumé, ce long document qui était signé par Vigile, seize évêques et six clercs. Cet acte d’énergie ne pouvait que déplaire à l’empereur. On s’en aperçut dès la septième session du concile, qui se tint le 26 mai 553. Le questeur du palais commença par faire lire un certain nombre de pièces destinées, pensait-il, à confondre l’audace du pape ; puis il communiqua une lettre de Justinien contenant l’ordre de rayer des diptyques le nom de Vigile, parce que, en soutenant les trois chapitres, il participait à l’impiété de Nestorius et s’était lui-même exclu de l’Église. Cette lettre ajoutait toutefois que l’empereur entendait rester en communion avec le siège apostolique, car la perversité de Vigile ni d’aucun autre ne pouvait nuire à la paix de l’Église. Le concile accepta cet ordre et déclara, lui aussi, vouloir garder l’unité avec le siège de Rome : « Servemus itaque unitatem ad apostolicam sacrosanctae ecclesiae sedem antiquioris Romae. » Ainsi la distinction entre sedes et sedens était déjà trouvée et appliquée ; mais le concile, qui jusqu’ici s’était tenu malgré le pape, se tenait maintenant contre lui. Il était pleinement schismatique.
Il ne lui restait plus qu’à consacrer son œuvre en condamnant expressément les trois chapitres, et indirectement le pape qui les avait soutenus. La chose eut lieu le 2 juin, dans la huitième et dernière session. On y adopta un long écrit comprenant deux parties : d’abord un exposé de ce qui s’était fait au concile, exposé qui s’achevait par un anathème porté contre les trois chapitres et tous ceux qui les avaient défendus ou les défendraient ; puis, quatorze anathématismes qui reproduisaient en grande partie ceux de Justinien dans son Ὁμολογία πίστεως. En voici l’objet :
- Le premier définit la doctrine de la Trinité.
- Le second prononce que les deux naissances, éternelle et temporelle, doivent être attribuées au Verbe.
- Le troisième affirme l’identité du Verbe et de Jésus-Christ, même personne, à la fois Dieu et homme, faisant des miracles et souffrant.
- Par le quatrième sont condamnées l’union σχετική de Nestorius et ses différentes expressions, et l’union κατὰ σύγχυσιν d’Apollinaire et d’Eutychès. On y adopte l’union καϑ᾽ ὑπόστασιν ou κατὰ σύνϑεσιν, laquelle maintient la distinction des natures, mais exclut leur, séparation.
- Le cinquième est dirigé contre ceux qui entendaient l’unité d’hypostase ou de personne en Jésus-Christ comme une simple unité morale de deux personnes ou hypostases, et attribuaient ce sentiment au concile de Chalcédoine. La Trinité, pas plus que le Verbe qui est un de la Trinité, n’a admis ainsi l’addition d’une nouvelle personne ou hypostase.
- Le sixième anathématisme définit que Marie est vraiment, et non pas en figure seulement, ϑεοτόκος, et que le concile de Chalcédoine l’a ainsi entendu. On y prohibe les appellations ἀνϑρωποτόκος et Χριστοτόκος.
- Le septième condamne ceux qui, en distinguant et comptant deux natures en Jésus-Christ, ne font pas cette distinction ϑεωρίᾳ μόνῃ, et leur supposent à chacune une subsistance propre et à part.
- Dans le huitième, on explique que les formules ἐκ δύο φύσεως et μία φύσις τοῦ ϑεοῦ Λόγου σεσαρκωμένη ne doivent pas s’entendre d’une identité de φύσις ; ou d’οὐσία de la divinité et de l’humanité qui se serait produite par confusion des deux, mais bien d’une unité personnelle. Les deux natures ont gardé dans l’union leur être spécifique : l’Église condamne à la fois et ceux qui les séparent et ceux qui les confondent.
- Le neuvième proscrit et la double adoration du Christ au sens nestorien, et l’unique adoration au sens eutychien, cette dernière supposant que la divinité n’est avec la chair qu’une φύσις ou une οὐσία. On doit adorer d’une seule adoration le Verbe uni à sa chair.
- Le dixième anathématisme définit que Jésus-Christ crucifié dans sa chair est Dieu et un de la Trinité.
- Par le onzième est anathématisé quiconque n’anathématise pas Arius, Eunomius, Macedonius, Apollinaire, Nestorius, Eutychès, Origène et leurs écrits, et généralement tous les hérétiques condamnés par l’Église et par les quatre premiers conciles, et quiconque partage leurs sentiments.
- Le douzième anathématisme est dirigé contre Théodore de Mopsueste et contre tous ceux qui admettent ou défendent sa doctrine et ses ouvrages.
- Le treizième vise Théodoret. Il condamne tous ceux qui défendaient ou ne condamnaient pas ce qu’il avait écrit d’impie contre la vraie foi, contre le premier concile d’Ephèse, contre saint Cyrille et ses douze anathématismes, et généralement en faveur de Théodore de Mopsueste et de Nestorius et de ceux qui partageaient leur sentiment.
- Le quatorzième s’occupe d’Ibas. Il anathématisé tous ceux qui défendaient ou ne condamnaient pas sa lettre impie à Marisa ; tous ceux qui ont écrit ou qui écriraient pour la justifier, en se prévalant de l’autorité du concile de Chalcédoine.
a – On remarquera que le concile suppose toujours qu’il n’est pas certain que la lettre soit d’Ibas lui-même : Τῆ ἐπιστολῆς τῆς λεγομένης παρὰ Ἴβα γεγράφϑαι. Les partisans d’Ibas niaient en effet son authenticité.
Tout le document se terminait par la peine de déposition portée contre les évêques et les clercs, et celle d’anathème portée contre les moines ou laïcs qui oseraient répandre, enseigner ou écrire quelque chose de contraire aux dispositions qu’il contenait. Cent soixante-quatre évêques, y compris Eutychius, le signèrent. Ce fut le dernier acte du concile.
L’empereur se hâta de faire ratifier la sentence par les évêques absents de l’assemblée, en la soumettant à leur signature. En Orient, il rencontra peu de résistance ; mais il voulait obtenir aussi l’assentiment des occidentaux et surtout du pape avec qui le concile s’était mis en conflit direct. Ceci était plus laborieux. Les latins montrèrent moins que de l’empressement à souscrire, et il fallut employer à leur égard, et d’ailleurs sans succès, les moyens violents, les menaces et l’exil. On a supposé que Vigile aussi avait été exilé. Rien n’est certain. Ce qui est certain, c’est que le pape finit par céder et par accepter les décisions du concile. On a de ce fait, indépendamment du témoignage des historiens, deux monuments.
C’est d’abord une lettre de Vigile à Eutychius « pro confirmatione quintae synodi oecumenicae », datée du 8 décembre 553. Après avoir rejeté sur les artifices du démon sa résistance antérieure, le pape y condamne les trois chapitres dans le sens du concile, et casse tout ce que lui ou d’autres ont fait pour les défendre.
Le second document est un second Constitutum de Vigile, daté du 23 février 554. Il était adressé peut-être aux évêques latins, et les longues discussions dans lesquelles il entre ont évidemment pour but de résoudre les objections des partisans des trois chapitres. La conclusion en est d’ailleurs la même que celle de la lettre à Eutychius.
[C’est la lettre d’Ibas surtout qui en fait l’objet. Vigile s’efforce de démontrer : 1° qu’elle n’est pas réellement l’œuvre d’Ibas ; 2° qu’elle n’a été jugée orthodoxe par aucun des prélats du concile de Chalcédoine. L’affirmation de ce dernier point est même appuyée d’un anathème contre les contradicteurs.]
Ainsi, le Ve concile général avait condamné les trois chapitres, et le pape acceptait définitivement cette condamnation. C’était la victoire de la politique impériale, et d’autant plus solide que le successeur de Vigile, Pélage (556-561), d’abord hostile, lui aussi, à cette politique, s’y conforma à son tour. L’Occident cependant se refusa longtemps à entrer dans la même voie, et de nombreux schismes locaux se produisirent en protestation contre les décisions du concile et du pape. En Dalmatie, dans l’Afrique du Nord, dans le nord de l’Italie, dans la Vénétie, l’Istrie, la Ligurie et l’Illyrie, en Toscane, beaucoup d’évêques dissidents repoussèrent la communion de Pélage. Ce fut l’œuvre de ses successeurs, et en particulier de saint Grégoire le Grand, de ramener peu à peu à l’Église romaine les diocèses qui s’en étaient séparés ; mais les derniers vestiges du schisme ne disparurent que sous Sergius Ier (687-701), après cent cinquante ans. En France et en Espagne, une certaine hostilité se produisit, sans qu’on en vînt à la rupture. Quant aux monophysites, pour qui Justinien avait fait toutes ces avances et occasionné tant de troubles, il est presque inutile de dire que leur retour à l’Église n’en devint pas plus empressé.
En somme, cette question des trois chapitres fut une malheureuse affaire dont tous les acteurs, l’empereur, le concile, le pape sortirent un peu diminués. Ce n’est pas qu’en soi les décisions finales prises par eux ne soient justes et défendables. Dans la forme et la mesure où on l’a fait, on pouvait légitimement condamner et Théodore de Mopsueste et Théodoret et Ibas : il y avait dans les écrits mêmes des deux derniers des choses répréhensibles, surtout si l’on se mettait au point de vue de la terminologie du vie siècle. Mais cette condamnation, si elle avait l’avantage de couper court aux récriminations des monophysites, avait l’inconvénient de réveiller des querelles déjà lointaines et d’affaiblir, quoi qu’on fît, l’autorité du concile de Chalcédoine. Dans l’espèce de fusion que l’on tenta entre la théologie cyrillienne triomphante à Éphèse et celle des antiochiens reçue à Chalcédoine, ce fut cette dernière qui paya les frais du rapprochement.
[Au point de vue théologique, deux questions se posent à propos de la querelle des trois chapitres : 1° Le Ve concile général ne s’est-il pas mis en contradiction avec le concile de Chalcédoine, surtout en ce qui concerne Ibas et sa lettre ? 2° Comment concilier le dogme de l’infaillibilité pontificale avec les jugements contradictoires de Vigile dans ses deux Constitutum et le Iudicatum ? Nous n’avons pas ici à résoudre ces questions. Elles se résolvent cependant sans trop de difficulté, si l’on fait une application exacte des principes théologiques qui y sont impliqués.
La défaveur vis-à-vis de la christologie chalcédonienne est visible par exemple dans l’explication que l’on donne des formules ἐκ δύο φύσεων, et μία φύσις τοῦ ϑεοῦ Λόγου σεσαρκωμένη. On les interprète sans doute dans un sens chalcédonien, mais on tient à garder les formules. Combien le diacre Ferrand était plus avisé, en souhaitant que la formule μία φύσις κτλ. fût simplement abandonnée comme inutile ou dangereuse.]