La troisième raison qui nous détermine à admettre que Jésus est mort le 14 Nisan et non le 15, est le témoignage que dépose en faveur de cette opinion l’Église du second siècle, témoignage qui nous paraît avoir une grande valeur, qu’il provienne du reste soit d’une tradition indépendante de nos Évangiles, soit d’une interprétation de nos Évangiles semblable à celle que nous avons suivie, soit, ce qui est le plus probable, de l’une et de l’autre de ces sources.
Nous ne parlons pas du premier siècle, car on ne cite aucun passage des Pères apostoliques qui puisse être allégué dans un sens ou dans l’autre. Il en est tout autrement du second siècle, où s’élevèrent ce qu’on appelle les controverses pascales, qui ont été longtemps mal comprises et qui semblent maintenant éclairées d’un jour tout nouveau, grâce surtout aux travaux de Neander, Weitzel et Steitz. On ne saurait en effet comprendre ces controverses si l’on ne distingue profondément d’une part celle dont parle Eusèbe, Hist. eccl., V, chap. 23 et 24, et de l’autre celle qu’il mentionne, IV, chap. 26.
La première eut lieu entre les Églises de l’Asie Mineure et l’Église de Rome, au sujet de la célébration de la mort et de la résurrection du Seigneur. Elle commença avec la visite de Polycarpe à Rome, vers 160 et devint très vive vers 190, lorsque Victor, évêque de Rome, voulut excommunier les Églises de l’Asie Mineure.
Ces Églises tenaient à célébrer le souvenir de la mort de Jésus le 14 Nisan, jour de l’immolation de l’agneau pascal; elles pensaient qu’il fallait terminer le jeûne ce jour-là, quelle que fût sa place dans la semaine, et elles se fondaient pour défendre cet usage sur la tradition la plus antique et la plus respectable. « Nous donc, nous célébrons le vrai jour, n’y ajoutant, ni n’en retranchant, » écrivait Polycrate, évêque d’Ephèse, dans la remarquable épître qu’il adressait à Victor. — Et après avoir parlé des apôtres Philippe et Jean, ainsi que des évêques Polycarpe, Thraséas, Sagaris, Papirius, Méliton, comme ensevelis en Asie et y attendant la résurrection du Seigneur, il continuait en disant : « Tous ceux-là ont célébré le jour au quatorzième jour de la lune de la Pâque selon l’Évangile, ne s’en écartant d’aucune manière, mais suivant la règle de la foi. Et moi aussi, le plus petit d’eux tous, Polycrate, suivant la tradition de mes parents, à plusieurs desquels j’ai succédé. Car sept d’entre eux ont été évêques avant moi, huitième. Et toujours mes parents ont célébré le jour, lorsque le peuple éloignait le levain. Moi donc, mes frères, ayant soixante ans dans le Seigneur et ayant eu des rapports avec les frères du monde entier et ayant lu toute sainte Écriture, je ne suis point effrayé par ceux qui nous menacent, car ceux qui sont plus grands que moi ont dit qu’il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. » (Eusèbe, Hist. eccl., 5.24)
L’Église de Rome, de son côté, appuyée par toutes les autres Églises de la chrétienté, se fondait également sur une tradition apostolique, sur la célébration hebdomadaire du dimanche en souvenir de la résurrection de Christ ; elle prétendait que puisque la résurrection de Christ devait toujours être célébrée un dimanche, la célébration de sa mort devait toujours avoir lieu un vendredi, quel que fût d’ailleurs son rapport avec le 14 Nisan. Elle prétendait encore qu’il ne fallait pas terminer le jeûne avant le dimanche.
Irénée, dans la belle lettre conciliatrice qu’il écrivit à Victor au nom des Églises de la Gaule, caractérise brièvement les deux opinions en disant que les uns observaient et que les autres n’observaient pas, le régime sous-entendu étant évidemment : le jour, ou, comme s’exprime encore Polycrate dans son épître, le quatorzième jour de la lune de la Pâque selon l’Évangile, c’est-à-dire encore le 14 Nisan.
Les deux partis étaient du reste d’accord que Jésus était bien mort un 14 Nisan, et cela ressortit avec éclat lors de la seconde controverse qui s’éleva au milieu même de la première, mais qui était d’une tout autre nature : il ne s’agissait plus en effet d’une simple divergence rituelle, et le conflit n’était plus entre d’importantes fractions de la chrétienté.
Cette seconde controverse s’éleva vers 170, au sein même de l’Asie Mineure, à Laodicée, et elle y occasionna la publication de deux écrits : l’un de Méliton, évêque de Sardes, et l’autre d’Apollinaire, évêque d’Hiérapolis. De Laodicée, elle ne tarda pas à avoir son contre-coup à Rome et à Alexandrie, comme le prouvent les écrits de Clément d’Alexandrie et d’Hippolyte, dont il nous est resté quelques fragments (Eus., H. E., 4.26).
Un passage d’Apollinaire, conservé dans la Chronique pascale, nous apprend en ces termes quelle était l’opinion qui fut alors combattue par ces illustres docteurs. En voici la traduction : « Mais il y en a cependant qui par ignorance cherchent querelle sur ces choses, tout en méritant d’être pardonnés ; car l’ignorance n’appelle pas la condamnation, mais l’instruction. Ils disent que le Seigneur a mangé l’agneau avec ses disciples le 14, mais qu’il a souffert lui-même au grand jour des azymes ; et ils prétendent que tel est aussi l’enseignement de Matthieu. Ce qui montre que leur sentiment est contraire à la loi et que selon eux les Évangiles semblent en désaccord. »
D’après un autre passage tiré d’un ouvrage souvent attribué à Tertullien, passage où il est parlé d’un nommé Blastus qui paraît avoir enseigné à Rome l’opinion combattue par Apollinaire, et que mentionne aussi Eusèbe (Eus., H. E., 5.15,20), ce Blastus judaïsait et prétendait entre autres qu’on devait célébrer la pâque le 14 Nisan, d’après la loi de Moïse (Adversus omnes hæreses, ch. 8.)
Les opinions de ces nouveaux opposants étaient donc empreintes d’un caractère judaïsant prononcé. Aussi, comme on a donné parfois le nom de quartodécimains à tous ceux qui ne partageaient pas la manière de voir de l’Église de Rome sur cette question, soit qu’ils soutinssent simplement le point de vue des Églises de l’Asie Mineure, soit qu’ils professassent l’opinion combattue par Apollinaire, il importe extrêmement de diviser les quartodécimains en orthodoxes et judaïsants. Les uns et les autres parlaient à la vérité beaucoup du 14 Nisan, mais ils le faisaient dans des sens très différents, même contradictoires : pour les uns, c’était le jour que Jésus était mort, et pour les autres, le jour où Jésus avait mangé la pâque avec ses disciples, la veille de son supplice.
On sait que tous les évêques de l’Asie Mineure présents au premier concile de Nicée (en 325), souscrivirent au décret de l’assemblée qui décida que dorénavant, dans toute la chrétienté, la Pâque serait célébrée conformément à l’usage de l’Église de Rome. Maintes Églises de l’Orient n’en continuèrent pas moins de suivre leur ancienne coutume, comme le prouvent les décisions des conciles d’Antioche (341), de Laodicée (364) et de Constantinople (381).
Nous extrayons encore de l’article de Steitz les détails suivants : Tandis que les quartodécimains judaïsants semblent avoir disparu dans le cours du iiie siècle, les autres apparaissent encore dans le ve. Les renseignements qui nous ont été conservés sur ces derniers confirment la manière dont nous avons compris le point de vue des Églises de l’Asie Mineure.
Au commencement du ive siècle, nous trouvons Pierre, évêque d’Alexandrie, mort en 314, en lutte avec le quartodécimain Tricestius. Celui-ci se défend expressément contre le reproche de judaïsme et explique ainsi le but poursuivi par son parti dans la célébration de la fête de Pâques : « Nous ne voulons qu’une chose : célébrer le souvenir de la passion du Seigneur à l’époque qui nous est transmise par les témoins oculaires. » (Chronicon pascale.)
Epiphane (Hær. 50, 1) distingue trois groupes de quartodécimains. Ceux qui formaient le second avaient substitué au 14 Nisan le jour du mois romain qui, d’après les Actes de Pilate, avait correspondu au 14 Nisan dans l’année où le Seigneur était mort, c’est-à-dire le 25 mars. Le troisième groupe célébrait la pleine lune qui précédait immédiatement le 25 mars. Les uns et les autres cherchaient par là à obvier aux inconvénients qu’entraînait l’observation du calendrier juif. Mais ce qui montre que la plupart des quartodécimains restaient fidèles simplement au 14 Nisan comme jour anniversaire de la mort de Jésus, c’est ce que rapporte à leur égard Théodoret au ve siècle (Hær. fabul. compend., III, 4) : « Ils disent que l’Évangéliste Jean, lorsqu’il prêchait en Asie, avait appris à célébrer la fête de Pâques le 14 Nisan ; et comme ils ne comprennent pas la tradition apostolique, ils ne se préoccupent pas de l’anniversaire hebdomadaire du jour de la résurrection, mais célèbrent le souvenir de la passion (τὴν μνήμην τοῦ πάϑους) le mardi ou le jeudi, ou le samedi ou tel autre jour de la semaine sur lequel tombe le 14. »
Voici maintenant trois citations qui, indépendamment de toute manière particulière d’envisager les controverses pascales dont nous venons de parler, établissent clairement quelle était l’opinion au moins dominante des Églises du second siècle sur la date du jour de la mort de Christ (comp. Routh, Reliquiæ sacræ).
La première est encore d’Apollinaire, appelé dans la Chronique pascale « le très saint évêque de Hiéropolis voisin des temps apostoliques » : « C’est le 14 qu’eut lieu la vraie Pâque du Seigneur, le grand sacrifice offert par le Fils de Dieu, qui a été lié à la place de l’agneau et qui a lié l’homme fort, qui a été jugé et qui est le juge des vivants et des morts, qui a été livré entre les mains des pécheurs afin d’être crucifié… qui a été enseveli dans le jour de la Pâque. »
La seconde est de Clément d’Alexandrie : « Jésus avait enseigné à ses disciples ce mystère le 13, jour auquel ils lui dirent : Où veux-tu que nous te préparions la pâque (Matth.26.17) ? … Mais il est mort le jour suivant, notre Seigneur ayant été sacrifié par les Juifs comme étant lui-même la Pâque… En conséquence c’est donc le 14 qu’il a aussi souffert, et c’est pourquoi lorsque les sacrificateurs et les scribes l’amenèrent à Pilate ils n’entrèrent pas dans le prétoire, afin de pouvoir manger le soir la pâque. Toutes les Écritures concordent avec cette détermination précise des jours et les Évangiles s’y harmonisent. La résurrection elle-même y rend témoignage : et en effet, il est ressuscité le troisième jour, le premier des semaines de la moisson et celui dans lequel on devait, selon la loi, offrir la gerbe au sacrificateur. »
La troisième citation est d’Hippolyte, « qui avait été évêque du Port, près de Rome. » Après avoir fait parler ainsi son adversaire, « Christ a célébré la pâque au jour (fixé) et il est mort, aussi me faut-il agir comme a agi le Seigneur, » Hippolyte répond en disant : « Il se trompe celui qui ne reconnaît pas que lorsque Christ est mort, il n’avait pas mangé la pâque selon la loi ; car Christ était la Pâque qui fut proclamée d’avance et qui fut accomplie au jour fixé. »
Wieseler reconnaît lui-même que ces passages ne peuvent pas avoir d’autre sens que celui dans lequel nous les prenons, et il allègue encore à l’appui de leur témoignage celui des Tables d’Hippolyte.
Steitz dit que tous les Pères du second et du troisième siècle enseignent que Jésus est mort le 14 Nisan. Outre Apollinaire, Clément d’Alexandrie et Hippolyte, il cite Irénée (IV, 104), Tertullien (Adv. Jud. 8), Origène (Hom. X, 2, in Levit. ) et Epiphane (Hæres. L, 2) — Un seul passage lui paraît avoir un sens contestable, il est de Justin Martyr et en voici la traduction : « Car Christ, qui a été sacrifié, était la véritable Pâque… Il est écrit que vous l’avez saisi dans un jour de Pâque et que vous l’avez crucifié pareillement dans la Pâque. » — Nous sommes disposé cependant à l’interpréter comme Steitz, c’est-à-dire à voir dans les deux indications chronologiques la désignation d’un seul et même jour, le 14, qui commençant avec le coucher du soleil, a renfermé à la fois l’arrestation du Seigneur et sa crucifixion (Real-Encyklop., XI).